7 Une chèvrerie

Le ciel était sans nuages au-dessus du Ghealdan, et les collines boisées étaient inondées de soleil. Même avant midi, le pays étouffait sous la chaleur. Les pins, les lauréoles et d’autres arbres que Perrin classa dans la catégorie des résineux jaunissaient à cause de la sécheresse. Pas un souffle d’air. La sueur inondait son visage, coulait dans sa barbe courte. Ses cheveux bouclés étaient tout poisseux. Il crut entendre un coup de tonnerre quelque part à l’ouest, bien qu’il ait cessé de croire qu’il recommencerait à pleuvoir un jour.

Du haut d’une crête clairsemée, il observait la ville fortifiée de Bethal à l’aide d’une lunette cerclée de cuivre. C’était une ville assez étendue, dont les maisons étaient coiffées d’ardoise, avec une demi-douzaine d’édifices en pierre qui pouvaient être les palais de petits nobles ou les résidences de riches marchands. Il ne put détailler l’unique bannière rouge en vue qui pendait mollement au sommet de la plus haute tour du palais le plus important. Il savait cependant à qui elle appartenait. Alliandre Maritha Kigarin, Reine de Ghealdan, loin de sa capitale de Jehannah.

Les portes de la ville étaient ouvertes, gardées chacune par plusieurs gardes, et les routes semblaient désertes, à l’exception d’un cavalier solitaire qui, en provenance du nord, galopait vers Bethal. Les soldats étaient nerveux, certains levant leur pique ou leur arc à la vue du cavalier, comme s’il brandissait une épée ensanglantée. D’autres guetteurs fourmillaient sur les hautes tours ou arpentaient les chemins de ronde, flèches encochées, et arbalètes prêtes à tirer. La tension était à son comble.

Une tempête avait balayé cette région du Ghealdan et sévissait encore. Les bandes du Prophète créaient le chaos, les bandits profitaient de la situation, et les Blancs Manteaux, franchissant la frontière de l’Amadicia, pouvaient facilement frapper jusque-là. Plus loin vers le sud, quelques colonnes de fumée largement espacées annonçaient des incendies de fermes dus aux Blancs Manteaux ou au Prophète. Les bandits s’occupaient rarement de mises à feu. Quant aux autres, ils ne leur laissaient jamais grand-chose à piller. Ajoutant à la confusion, la rumeur courait, dans tous les villages qu’il avait traversés ces derniers jours, que l’Amador était tombé aux mains du Prophète, des Tarbonais ou des Aes Sedai, selon les différentes versions. Certains prétendaient même que Pedron Niall était mort en se battant pour défendre la cité. Tout compte fait, il y avait suffisamment de raisons pour qu’une reine s’inquiète de sa sécurité. Malgré ses efforts, sa présence dans le Sud n’était pas passée inaperçue.

Il se gratta la barbe, tout en réfléchissant. Dommage que les loups des collines avoisinantes ne puissent rien lui dire, mais ils s’intéressaient rarement aux humains, sauf pour les éviter. Et depuis les Sources de Dumai, il ne les interrogeait qu’en cas d’absolue nécessité. Il valait peut-être mieux, après tout, qu’il entre seul dans la cité, avec quelques hommes des Deux Rivières.

Il pensait souvent que Faile pouvait lire dans son esprit, généralement aux moments les plus importuns, et elle le prouva encore cette fois-ci, talonnant Hirondelle, sa jument noire comme la nuit, près de son étalon isabelle. Son étroite jupe d’équitation était presque aussi sombre que sa monture, pourtant elle semblait supporter la chaleur mieux que lui. Elle sentait le savon et la sueur propre, son odeur personnelle. Elle affichait sa détermination. Ses yeux en amande étaient fixes, et son nez busqué l’apparentait au faucon dont elle portait le nom.

— Je n’aimerais guère voir des trous dans cette belle tunique bleue, mon mari, dit-elle à voix basse, juste pour lui. Et ces gardes m’ont tout l’air prêts à tirer sur un groupe d’étrangers sans même connaître leur identité. De plus, comment arriverez-vous jusqu’à Alliandre sans révéler votre identité ? N’oubliez pas que cette mission doit rester discrète.

Elle ne précisa pas que c’était elle qui aurait à se présenter aux portes pour que les gardes la prennent pour une réfugiée, et qu’elle pourrait parvenir jusqu’à la reine en se servant du nom de sa mère sans trop éveiller l’attention. Mais ça n’était pas nécessaire. Il avait déjà tout entendu et bien d’autres choses encore, tous les soirs depuis leur arrivée dans le Ghealdan, il était là grâce à la lettre prudente qu’Alliandre avait envoyée à Rand, lui offrant… Soutien ? Allégeance ? Sa discrétion avait été capitale.

Perrin doutait que même Aram, quelques pas derrière eux sur son grand gris, ait pu saisir un mot de ce que disait Faile. Pourtant, avant même qu’elle ait fini de parler, Berelain arrêta sa jument blanche, les joues luisantes de sueur. Elle sentait la détermination, à travers un nuage de parfum à la rose. Pour lui, c’était un nuage. Par miracle, sa robe d’équitation verte ne découvrait pas plus de chair qu’il n’en fallait.

Les deux compagnes de Berelain restèrent en arrière, tandis qu’Annoura, sa conseillère Aes Sedai, le scrutait de sous son casque en tresses fines ornées de perles lui tombant jusqu’aux épaules. Elle ne transpirait pas. Il aurait voulu être assez près pour percevoir l’odeur de la Sœur Grise au nez en bec d’aigle ; contrairement à l’autre Aes Sedai, elle n’avait fait aucune promesse à personne. Pour ce que valaient les promesses. Le Seigneur Gallenne, commandant des Gardes Ailés de Berelain, paraissait absorbé dans l’examen de Bethal, grâce à une lunette collée à son unique œil, et tripotait ses rênes d’une façon que Perrin avait appris à interpréter comme une posture calculatrice. Comment, par exemple, s’emparer de Bethal par la force. Gallenne envisageait toujours le pire en premier.

— Je persiste à penser que je devrais être celle qui approchera Alliandre, dit Berelain.

Cela aussi, Perrin l’avait entendu tous les jours.

— Après tout, c’est la raison pour laquelle je suis là.

C’était l’une des raisons.

— Annoura obtiendra une audience immédiatement, et pourra m’introduire, sans que personne en sache rien, sauf Alliandre.

Nouveau miracle. Il n’y avait pas la moindre nuance de séduction dans sa voix. Elle semblait s’intéresser davantage à lisser ses gants de cuir rouge qu’à lui.

Laquelle ? L’ennui, c’est qu’il n’avait pas envie de choisir l’une ou l’autre.

Seonid, la deuxième Aes Sedai arrivée sur la crête, se tenait un peu à l’écart près de son hongre alezan non loin d’un grand arbre atteint par la sécheresse. Elle ne regardait pas Bethal, mais plutôt le ciel. Les deux Sagettes aux yeux clairs qui l’accompagnaient formaient avec elle un contraste saisissant. Leurs visages étaient brûlés par le soleil alors qu’elle avait le teint pâle, leurs cheveux étaient blonds et les siens, noirs, elles étaient grandes et elle, petite, sans parler de leurs jupes sombres et de leurs corsages blancs contrastant avec sa robe en fin drap bleu. Edarra et Nevarin étaient couvertes de colliers et de bracelets en or, en argent et en ivoire, alors que Seonid ne portait que son anneau du Grand Serpent. Elles étaient jeunes, et Seonid avait un visage sans âge. Mais le sang-froid des Sagettes égalait celui de Seonid, et elles aussi contemplaient le ciel.

— Voyez-vous quelque chose ? demanda Perrin, retardant la décision.

— Nous voyons le ciel, Perrin Aybara, dit Edarra avec calme, ses bijoux cliquetant doucement quand elle rajusta son châle sur ses épaules.

La chaleur semblait affecter ni les Aiels ni les Aes Sedai.

— Si nous voyons autre chose, nous vous le dirons.

Il l’espérait. Il le pensait. Du moins, si elles croyaient qu’il s’agissait de quelque chose que Grady et Neald pouvaient voir aussi. Les deux Asha’man ne garderaient pas le silence. Il regrettait qu’ils ne soient pas là, au lieu d’être restés au camp.

Une semaine auparavant, une dentelle de Pouvoir Unique s’étirant très haut dans le ciel avait provoqué pas mal d’agitation chez les Aes Sedai et les Sagettes. Chez Grady et Neald aussi. Une agitation aussi proche de la panique que pouvaient en éprouver des Aes Sedai. Asha’man, Sagettes et Aes Sedai avaient tous affirmé qu’ils pouvaient encore sentir faiblement le Pouvoir Unique dans l’air, longtemps après la disparition de cette baguette de dentelle, mais aucun n’était en mesure de dire ce qu’elle signifiait. Neald disait qu’elle lui faisait penser au vent, sans pouvoir expliquer pourquoi. Aucun n’avait exprimé une autre opinion. Pourtant, si les moitiés mâle et femelle du Pouvoir étaient visibles, c’était sans doute parce que les Réprouvés étaient à l’œuvre, et ce à très grande échelle. Depuis lors, Perrin n’avait pas fermé l’œil, se demandant ce qu’ils mijotaient.

Malgré lui, il leva les yeux vers le ciel. Bien sûr, il ne vit rien, à part un couple de pigeons. Brusquement, un faucon piqua en chute libre, et un pigeon disparut dans une gerbe de plumes. L’autre fila à tire-d’aile vers Bethal.

— Avez-vous pris une décision, Perrin Aybara ? demanda Nevarin, légèrement acide.

La Sagette aux yeux verts paraissait encore plus jeune qu’Edarra, peut-être pas plus âgée que lui, et elle n’était pas tout à fait aussi sereine que la femme aux yeux bleus. Son châle glissa sur ses bras quand elle planta ses mains sur ses hanches, et il s’attendit presque à ce qu’elle le menace de l’index. Ou même du poing. Elle lui rappela Nynaeve, bien qu’elle ne lui ressemblât en rien. À côté de Nevarin, Nynaeve aurait paru boulotte.

— À quoi bon nos conseils si vous ne nous écoutez pas ? demanda-t-elle. À quoi bon ?

Faile et Berelain, très droites sur leur selle, exsudaient l’odeur mêlée de l’incertitude et de l’hésitation. Et de l’irritation d’être hésitantes ; comportement qu’elles détestaient toutes les deux. Seonid était trop loin pour qu’il perçût son odeur, mais ses lèvres pincées trahissaient assez son humeur. L’ordre d’Edarra de ne pas parler à moins qu’on lui adresse la parole la mettait en rage. Quand même, elle désirait certainement qu’il prît conseil auprès des Sagettes. Elle le fixait avec insistance, comme si l’insistance de son regard pouvait le pousser dans la direction où elles voulaient qu’il aille. En vérité, c’est elle qu’il désirait choisir, mais il hésitait. Jusqu’où tiendrait son serment d’allégeance à Rand ? Plus loin qu’il ne l’aurait pensé, d’après ce qu’il avait vu jusque-là, mais jusqu’où pouvait-il faire confiance à une Aes Sedai ? L’arrivée des deux Liges de Seonid lui donna quelques minutes de répit.

Ils chevauchèrent côté à côte, bien qu’ils soient arrivés séparément, guidant leurs chevaux sous le couvert des arbres longeant la crête pour ne pas être vus depuis la ville. Furen était un Tairen, presque aussi noir que de la bonne terre, avec quelques fils gris dans ses cheveux noirs et bouclés, tandis que Teryl, originaire du Murandy, était de vingt ans son cadet, avec des cheveux roux foncé, une moustache bouclée et des yeux plus bleus que ceux d’Edarra. Ils semblaient cependant sortis du même moule : grands, minces et robustes. Ils démontèrent en douceur, leurs capes aux couleurs changeantes, et firent leur rapport à Seonid, ignorant délibérément les Sagettes et Perrin.

— C’est pire que dans le Nord, dit Furen, écœuré.

Quelques gouttes de sueur perlaient à son front, mais ni l’un ni l’autre ne semblaient souffrir de la chaleur.

— Les nobles sont claquemurés dans leurs manoirs ou dans la ville, et les soldats de la Reine restent à l’intérieur des fortifications. Ils ont abandonné la campagne aux hommes du Prophète, aux bandits, quoiqu’ils semblent assez rares par ici. Les disciples du Prophète sont partout. Je crois qu’Alliandre sera contente de vous voir.

— Racaille, grogna Teryl, claquant ses rênes sur ses paumes. Je n’en ai jamais vu plus de quinze ou vingt ensemble. Ils sont surtout armés de fourches et de piques, en haillons comme des mendiants. Tout juste bons à faire peur aux paysans, mais on aurait pu croire que les nobles les extermineraient et les pendraient à tour de bras. La Reine vous baisera les mains quand elle verra arriver une sœur.

Seonid ouvrit la bouche, puis leva les yeux sur Edarra, qui hocha la tête. Ayant ainsi obtenu la permission de parler, la Sœur Verte pinça les lèvres un peu plus. Mais elle adopta son ton le plus doux.

— Il n’y a plus de raison de retarder votre décision, Seigneur Aybara, dit-elle en mettant l’accent sur le titre. Votre femme peut prétendre descendre d’une grande Maison, et Berelain est une souveraine. Pourtant, les Maisons Saldaeanes comptent peu ici et Mayene est la plus petite des nations. Une Aes Sedai comme émissaire mettra derrière vous tout le poids de la Tour Blanche aux yeux d’Alliandre.

Se rappelant peut-être qu’Annoura conviendrait aussi bien qu’elle en l’occurrence, elle ajouta précipitamment :

— De plus, je suis déjà venue au Ghealdan, et mon nom y est connu. Non seulement Alliandre me recevra immédiatement, mais elle écoutera mes paroles.

— Nevarin et moi, nous l’accompagnerons, dit Edarra, et Nevarin ajouta :

— Nous nous assurerons qu’elle ne dira rien qu’elle doive taire.

Seonid grinça bruyamment des dents, pour les oreilles de Perrin, et s’occupa de lisser ses jupes divisées, baissant soigneusement les yeux. Annoura émit un grognement et détourna la tête. Elle restait d’elle-même à l’écart des Sagettes, car elle n’aimait pas voir les autres sœurs avec elles. Perrin avait envie de gronder. Envoyer la Sœur Verte lui ôterait une épine du pied, mais les Sagettes accordaient encore moins de confiance que lui aux Aes Sedai, et surveillaient Seonid et Masuri d’encore plus près. Récemment, des histoires se propageaient sur les Aiels dans les villages. Aucun villageois n’avait vu un Aiel, mais la rumeur selon laquelle ils suivaient le Dragon Réincarné courait, et la moitié des habitants du Ghealdan étaient certains que des Aiels se trouvaient à un ou deux jours de marche. Chaque histoire était plus étrange et plus horrible que la précédente. Alliandre aurait peut-être trop peur de le laisser approcher une fois qu’elle aurait vu des Aiels commander une Aes Sedai. Et Seonid obéissait, même si elle grinçait des dents ! En tout cas, il ne ferait pas prendre de risque à Faile sans autre assurance de bienvenue qu’une vague lettre reçue des mois auparavant. Cette épine le démangeait terriblement, pourtant il n’avait pas le choix.

— Un petit groupe franchira plus facilement ces portes qu’un grand, dit-il enfin, fourrant sa lunette dans ses fontes.

Et ferait moins jaser également.

— Il n’y aura donc que vous et Annoura, Berelain. Et peut-être le Seigneur Gallenne. Ils le prendront sans doute pour le Lige d’Annoura.

Berelain en gloussa de plaisir, se penchant pour lui serrer le bras à deux mains. Elle ne s’en tint pas là, naturellement. Ses doigts se firent caressants, et elle le gratifia d’un sourire chaleureux plein de promesses, puis se redressa avant qu’il ait pu bouger, l’air innocent comme un nouveau-né. Impassible, Faile remonta ses gants gris d’équitation. Elle n’avait pas remarqué le sourire de Berelain. Elle cachait bien sa déception.

— Je suis désolé, Faile, dit-il, mais…

L’indignation pointa dans son odeur telles des épines.

— Je suis certaine que vous avez à parler affaires avec la Première avant son départ, mon mari, dit-elle calmement.

Ses yeux en amande semblaient exprimer la sérénité, tandis que son odeur était empreinte d’acidité.

— Il vaut mieux que vous la voyiez maintenant.

Faisant pivoter Hirondelle, Faile conduisit sa jument près de Seonid, fulminante, et des Sagettes aux visages de pierre, mais elle ne démonta pas et ne leur parla pas. À la place, elle fronça les sourcils en regardant Bethal, tel un faucon observant depuis son aire.

Perrin prit conscience qu’il se touchait le nez et baissa sa main. Il ne saignait pas, bien sûr, mais il en avait l’impression.

Berelain n’avait pas besoin d’instructions de dernière minute – la Première de Mayene et sa conseillère Grise étaient impatientes de se mettre en route, certaines de savoir ce qu’elles devaient dire et faire –, mais Perrin recommanda quand même la prudence, et précisa avec force que Berelain, et uniquement Berelain, devait parler à Alliandre. Annoura lui décocha un de ses regards froids d’Aes Sedai et hocha la tête. Ce qui était peut-être une acceptation ; il ne pouvait pas espérer d’elle une autre réaction à moins de la torturer. Berelain retroussa les lèvres d’amusement, tout en acquiesçant à tout ce qu’il disait. Il la soupçonna de dire n’importe quoi pour obtenir ce qu’elle voulait, et ces sourires déplacés le tracassaient. Gallenne avait rangé sa lunette, mais il jouait toujours avec ses rênes, sans doute calculant comment il pourrait trouver une voie d’évasion aux deux femmes. Perrin eut envie de rugir.

Il les regarda descendre sur la route avec inquiétude. Le message que portait Berelain était simple. Rand comprenait la prudence d’Alliandre, mais si elle désirait sa protection, elle devait accepter d’annoncer ouvertement qu’elle le soutenait. Cette protection viendrait sous forme de renforts et d’Asha’man, afin qu’elle soit évidente pour tous, et aussi pour Rand au besoin, une fois qu’elle aurait accepté de faire sa déclaration. Berelain n’avait aucune raison de modifier un iota du message, malgré ses sourires – il pensait qu’ils étaient une autre façon de séduire – mais Annoura… Les Aes Sedai agissaient à leur manière, et la plupart du temps la Lumière seule savait pourquoi. Il aurait voulu connaître un moyen d’arriver jusqu’à Alliandre sans utiliser une sœur, sans susciter des commérages ou faire prendre des risques à Faile.

Les trois cavaliers arrivèrent aux portes, Annoura à leur tête. Les gardes relevèrent vivement leurs piques et abaissèrent arcs et arbalètes, dès qu’elle s’identifia comme Aes Sedai. Peu de gens avaient le courage de contester ce statut. Elles s’arrêtèrent à peine avant d’entrer dans la ville. En fait, les soldats semblaient pressés de les introduire à l’intérieur des murailles, hors de vue de quiconque pouvait les observer depuis les collines. Certains scrutaient les lointaines hauteurs, et Perrin n’avait pas besoin de sentir leur odeur pour détecter leur inquiétude à l’idée de ceux qui s’y cachaient peut-être, ou qui, chose improbable, avaient peut-être reconnu une sœur.

Se tournant vers le nord et leur camp, Perrin et sa suite longèrent la crête jusqu’au moment où ils furent hors de vue des tours de Bethal, puis descendirent sur le chemin en terre battue. Des fermes dispersées bordaient la route. Il y avait là des maisons aux toits de chaume et de longues granges étroites, des prairies fanées, des champs moissonnés et des chèvreries entourées de hauts murs, mais peu de bétail en vue, et encore moins d’humains. Ces rares paysans observaient les cavaliers avec méfiance, telle la volaille face aux renards, s’arrêtant de travailler jusqu’à ce que les chevaux soient passés. De son côté, Aram les gardait à l’œil, palpant par moments son arme qui dépassait de son épaule, souhaitant peut-être rencontrer autre chose que des fermiers. Malgré sa tunique à rayures vertes, il restait en lui bien peu du Rétameur.

Edarra et Nevarin marchaient tout près de Steppeur, malgré leurs jupes volumineuses. Seonid suivait leurs pas, montée sur son hongre, suivie elle-même de Furen et de Teryl. La pâle Sœur Verte affectait de vouloir chevaucher prudemment deux toises derrière les Sagettes, mais les hommes fronçaient ouvertement les sourcils. Les Liges se souciaient souvent de la dignité des sœurs plus que les sœurs elles-mêmes, pourtant aussi affectées que des reines.

Faile maintenait Hirondelle loin des Aiels, chevauchant en silence, et il observait apparemment les alentours ravagés par la sécheresse. Mince et gracieuse, elle donnait toujours à Perrin l’impression qu’il était maladroit, voire pire. Elle était du vif-argent, et c’est ce qu’il aimait en elle, mais… Une légère brise commençait à se lever, suffisamment pour mélanger l’odeur de Faile aux autres. Il savait qu’il aurait dû penser à Alliandre et à ce que serait sa réponse, et plus encore, au Prophète et à la façon de le chercher quand Alliandre lui aurait donné sa réponse, quelle qu’elle fût, mais il n’y parvenait pas.

Il pensait que Faile serait furieuse qu’il ait choisi Berelain, bien que Rand l’ait censément envoyée dans ce but. Faile savait qu’il ne voulait pas la mettre en danger, ce qu’elle haïssait encore plus qu’elle ne détestait Berelain. Pourtant, son odeur avait été douce comme un matin d’été, jusqu’au moment où il avait tenté de s’excuser ! Bon, les excuses alimentaient généralement sa colère si elle était déjà furieuse – sauf quand elles faisaient fondre sa mauvaise humeur – mais elle n’avait pas été furieuse ! Sans Berelain, tout était doux entre eux, comme du satin. La plupart du temps. Mais ses protestations, affirmant qu’il ne faisait rien pour encourager cette femme, ne lui valaient qu’un sec « Bien sûr que non ! », d’un ton lui disant clairement qu’il était un imbécile d’aborder la question. Mais elle se mettait toujours en colère – contre lui ! – chaque fois que Berelain lui souriait ou inventait un prétexte pour le toucher, bien qu’il la repoussât rudement, et la Lumière était témoin qu’il la repoussait. À moins de la ligoter, il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de plus pour la décourager. De prudentes tentatives pour faire dire à Faile ce qu’elle lui reprochait se voyaient rembarrées d’un léger « Pourquoi crois-tu avoir fait quoi que ce soit ? » ou d’un moins léger « Qu’est-ce que tu penses avoir fait ? » ou carrément d’un « Je n’ai pas envie de parler de ça ». Il faisait quelque chose de travers, mais il n’arrivait pas à trouver quoi ! Pourtant, il le devait. Rien n’était plus important que Faile. Rien.

— Seigneur Perrin ?

La voix excitée d’Aram interrompit ses ruminations.

— Ne m’appelle pas comme ça, maugréa-t-il, suivant des yeux la direction qu’Aram lui indiquait du doigt vers une autre ferme abandonnée non loin de là, où le feu avait brûlé les toits de la maison et de la grange. Seuls les murs en pierre restaient debout. La ferme était abandonnée, mais pas déserte : des cris de colère résonnaient à l’intérieur.

Une douzaine d’hommes pauvrement vêtus, armés de piques et de fourches, essayaient d’escalader les murs à hauteur de poitrine d’une chèvrerie, tandis qu’une poignée d’autres tentaient de les empêcher d’entrer à l’intérieur de l’enclos. Plusieurs chevaux galopaient librement, effrayés par le bruit, et il y avait trois femmes en selle. Mais elles n’étaient pas de simples spectatrices ; l’une semblait jeter des pierres aux assaillants, quand, sous ses yeux, une deuxième se rua près du mur avec un long gourdin dont elle matraqua l’ennemi, tandis que la troisième fit cabrer sa monture et qu’un grand escogriffe tomba à la renverse pour éviter les coups de sabots. Mais il y avait trop d’attaquants et trop d’espace à défendre.

— Je vous conseille de passer au large, dit Seonid.

Edarra et Nevarin tournèrent vers elle des regards critiques, mais elle s’obstina devant l’urgence de la situation.

— Ce sont sûrement des hommes du Prophète. Les tuer n’est pas la bonne méthode pour commencer les négociations. Des dizaines de milliers, des centaines de milliers de personnes pourraient mourir si vous échouez avec lui. Faut-il prendre ce risque pour sauver une poignée de paysans ?

Perrin n’avait pas l’intention de tuer personne s’il pouvait faire autrement, mais il ne souhaitait pas fermer les yeux pour autant. Cependant, il ne perdit pas de temps en explications.

— Pouvez-vous leur faire peur ? demanda-t-il à Edarra. Juste leur faire peur ?

Il ne se rappelait que trop bien ce que les Sagettes avaient fait aux Sources de Dumai. Et les Asha’man. Il valait peut-être mieux que Grady et Neald ne soient pas là.

— Peut-être, dit Edarra, observant les hommes entourant la chèvrerie.

Elle hocha la tête, haussant légèrement les épaules.

— Peut-être.

Il devrait se contenter de ça.

— Aram, Furen, Teryl, cria-t-il sèchement. À moi !

Talonnant Steppeur, il partit au galop et fut soulagé de voir les autres le suivre de près. Quatre hommes assaillants sont plus impressionnants que deux. Il garda les mains sur ses rênes, loin de sa hache.

Il fut moins satisfait de voir Faile galoper près de lui. Il ouvrit la bouche et elle haussa un sourcil. Ses cheveux noirs étaient magnifiques et flottaient au vent. Qu’elle était belle ! Elle haussa un sourcil, sans plus. Il modifia ce qu’il s’apprêtait à dire.

— Couvre-moi, lui dit-il.

Souriante, elle sortit une dague on ne sait d’où. Avec toutes les lames qu’elle portait cachées sur elle, il se demandait parfois comment il ne se faisait pas embrocher quand il la serrait dans ses bras.

Dès qu’elle regarda devant elle, il fit des signes frénétiques à Aram, s’efforçant de déplacer l’action là où elle ne pourrait pas la voir. Aram hocha la tête, penché en avant, épée dégainée, prêt à écorcher vif le premier disciple du Prophète qui se présenterait. Aram avait compris qu’il devait protéger les arrières de Faile, et toute sa personne, espérait Perrin, s’ils en venaient vraiment à affronter ces ruffians.

Aucun ne les avait repérés pour le moment. Perrin cria, mais ils parurent ne pas entendre par-dessus leurs propres hurlements. Un homme en tunique trop grande pour lui parvint à grimper sur le mur, suivi de deux autres. Si les Sagettes devaient faire quelque chose, c’était…

Un coup de tonnerre presque au-dessus de leurs têtes faillit assourdir Perrin et fit ruer Steppeur avant qu’il ne reprenne son équilibre. Les assaillants le remarquèrent certainement, vacillant et jetant des regards affolés autour d’eux, certains se bouchant les oreilles. L’homme sur le mur chancela et bascula vers l’avant. Mais il se releva aussitôt, désignant l’enclos avec colère pour que ses compagnons repartent à l’attaque. D’autres virent alors Perrin et le montrèrent du doigt, remuant les lèvres, mais aucun ne s’enfuit. Quelques-uns haussèrent leurs armes.

Soudain, une roue de feu horizontale apparut au-dessus de l’enclos, avec un diamètre d’à peu près la taille d’un homme, crachant des bouffées de flammes avec une plainte tantôt aiguë, tantôt grave, sinistre lamentation funèbre.

Les malfrats se dispersèrent dans toutes les directions, comme un vol de cailles. Pendant un moment, l’homme à la tunique trop grande continua à agiter les bras et à leur hurler des ordres, puis, après un dernier regard à la roue de feu, lui aussi détala.

Perrin faillit éclater de rire. Il n’aurait à tuer personne, ni à s’inquiéter que Faile reçoive un coup de fourche dans les côtes.

Apparemment, les occupants de la chèvrerie étaient aussi effrayés que leurs attaquants ; l’une d’entre eux, tout du moins. La femme qui avait fait cabrer son cheval ouvrit la porte de l’enclos et talonna sa monture qui partit maladroitement au galop, montant la route, s’éloignant de Perrin et des autres.

— Attendez ! cria Perrin. On ne vous fera pas de mal !

Qu’elle ait entendu ou non, elle continua à pousser son cheval. Un ballot attaché derrière sa selle rebondissait en tous sens. Les voleurs étaient peut-être en fuite, mais si elle partait seule, quelques-uns d’entre eux pouvaient lui faire du mal. Couché sur l’encolure de Steppeur, Perrin enfonça ses talons dans ses flancs, et la bête fila comme une flèche.

Le cheval de la femme était costaud et galopait lourdement. Manifestement, il n’était pas destiné à être monté. Mais Steppeur n’avait pas été baptisé ainsi uniquement parce qu’il savait piaffer gracieusement. À chaque foulée, il réduisait son avance, jusqu’au moment où Perrin put se pencher et le saisir par la bride. De près, son alezan au museau écrasé ne valait guère mieux qu’une carcasse pour les corbeaux, couvert d’écume et haletant plus que ne le justifiait cette brève course. Lentement, il arrêta les deux chevaux.

— Pardonnez-moi, Maîtresse, dit-il mais je ne vous veux vraiment aucun mal.

Pour la deuxième fois ce jour-là, ses excuses n’eurent pas le résultat escompté.

Deux yeux bleus le foudroyèrent. De longues boucles d’un blond roux encadraient un visage aussi noble que celui d’une reine bien que couvert de sueur et de poussière. Sa robe était confectionnée de modeste drap de laine, tachée par le voyage et aussi poussiéreuse que ses joues, mais l’expression du visage était furieuse tout autant que royale.

— Je n’ai pas besoin…, commença-t-elle d’un ton glacial, s’efforçant de libérer son cheval.

Elle s’interrompit à l’arrivée au galop d’une autre femme, maigre et grisonnante, sur une jument étique dans un pire état que l’alezan. Ils avaient chevauché longtemps. L’aînée était aussi épuisée et couverte de poussière que sa cadette.

Elle regarda Perrin, puis fronça les sourcils à la vue de la femme dont il tenait les rênes.

— Merci, mon Seigneur.

Sa voix, ténue mais forte, hésita quand elle remarqua ses yeux. Mais elle ne s’en trouva déstabilisée qu’un bref instant. Peu de choses devaient la démonter. Elle tenait toujours le gourdin dont elle s’était servie comme d’une arme.

— Arrivée très opportune, Maighdin, quoi que vous en pensiez. Vous auriez pu vous faire tuer ! Et nous aussi ! Cette petite est impétueuse, mon Seigneur, et agit toujours avant de réfléchir. N’oubliez pas, mon enfant, qu’un imbécile abandonne ses amis et échange de l’argent contre du cuivre qui brille davantage. Nous vous remercions, mon Seigneur, et Maighdin vous remerciera aussi quand elle retrouvera toute sa tête.

Maighdin, de dix bonnes années plus âgée que Perrin, ne justifiait l’appellation de « petite » que par comparaison avec son aînée. Malgré ses grimaces méfiantes, assorties à son odeur – frustration nuancée de colère – elle accepta cette remontrance, tirant encore sur sa bride, sans conviction, pour libérer son cheval, puis y renonçant. Les mains posées sur son troussequin, elle fronça les sourcils sur Perrin, l’air accusateur, puis cligna des yeux. Encore les yeux jaunes. Pourtant, malgré cette étrangeté, son odeur ne trahit aucune crainte. Son amie était effrayée, mais Perrin pensa que ce n’était pas à cause de lui.

Un autre des compagnons de Maighdin, à la barbe hirsute et monté lui aussi sur une haridelle – un gris aux genoux cagneux, cette fois – s’approcha pendant que l’aînée parlait, mais resta à l’écart. Il était aussi grand que Perrin, mais plus élancé, en tunique sombre usée par le voyage, avec une épée à la ceinture bouclée par-dessus. Comme les femmes, il avait un balluchon attaché derrière sa selle. La brise légère tourna et apporta son odeur à Perrin. Il n’avait pas peur – il était méfiant. Peut-être ne s’agissait-il pas simplement de sauver des voyageurs d’une bande de malfrats.

— Vous devriez peut-être tous venir à mon camp, dit Perrin, lâchant enfin la bride. Vous y serez à l’abri des… brigands.

Il craignait que Maighdin fonce au galop vers la forêt la plus proche, mais elle tourna son cheval comme Perrin, vers la chèvrerie. Son odeur était… résignée maintenant.

Elle dit cependant :

— Je vous remercie de cette proposition, mais je…, nous devons continuer notre voyage. Nous allons repartir, Lini, ajouta-t-elle avec fermeté.

L’aînée fronça les sourcils d’un air si sévère que Perrin se demanda si elles étaient mère et fille, bien que cette dernière l’eût appelée par son nom. En tout cas, elles ne se ressemblaient pas. Lini avait le visage étroit, osseux et parcheminé, tandis que Maighdin devait être belle sous la poussière. Pour un homme aimant les cheveux blonds.

Perrin regarda par-dessus son épaule l’homme qui attendait à l’écart. Il avait l’air d’un dur, ayant besoin d’un bon rasage. Il aimait peut-être les cheveux blonds. Ça n’aurait pas été la première fois qu’un homme se mettait dans le pétrin, pour cette raison, entraînant ses compagnons.

Devant eux, Faile avait stoppé Hirondelle et regardait les gens à l’intérieur de la chèvrerie. Peut-être l’un d’eux était-il blessé. Seonid et les Sagettes n’étaient pas en vue. Aram semblait avoir compris ; il restait près de Faile, tout en regardant Perrin avec impatience. Mais, à l’évidence, le danger était passé.

Avant que Perrin ne soit à mi-chemin de la chèvrerie, Teryl apparut, tenant au collet un homme aux petits yeux et au visage hérissé de chaume.

— Je me suis dit qu’il serait bon d’en capturer un, dit-il avec un sourire sinistre. C’est toujours bon d’entendre les deux parties, quelles que soient les apparences, disait mon vieux père.

Perrin fut surpris. Depuis toujours, il pensait que Teryl ne voyait pas plus loin que le bout de son épée.

Même retroussée comme elle l’était par la poigne de Teryl, la tunique du mal rasé était trop grande pour lui. Perrin doutait qu’aucun de ses compagnons ait pu le voir assez nettement de loin, mais de près, il reconnut ce nez proéminent. Cet homme avait été le dernier fuyard, et il ne paraissait toujours pas intimidé. Il les engloba tous dans un même regard méprisant et ricana :

— Vous êtes dans la merde jusqu’au cou, maintenant. On f’sait c’qu’avait dit le Prophète, voilà c’qu’on f’sait. Le Prophète, y dit qu’si un gars emmerde une fille qui veut pas d’lui, y crève. Tous ces mecs la coursaient, ajouta-t-il, montrant Maighdin, et elle s’carapatait comme elle pouvait. L’Prophète, y vous coupera les oreilles pour la peine !

Il cracha par terre pour souligner son propos.

— C’est ridicule, déclara Maighdin d’une voix claire. Ces gens sont mes amis. Cet homme a mal interprété ce qu’il voyait.

Perrin hocha la tête, et si elle pensa qu’il approuvait ses paroles, tant mieux. Mais il n’était pas simple de trouver une cohérence entre ce qu’avait dit cet individu et les paroles de Lini…

Faile et les autres les rejoignirent, suivis par les compagnons de voyage de Maighdin, trois hommes et une autre femme, guidant par la bride des chevaux fourbus. Non qu’ils aient été de fringants étalons avant cela. Perrin ne se souvenait pas avoir jamais vu une plus belle collection de genoux cagneux, jarrets exsangues, jambes boiteuses et dos ensellés. Comme toujours, ses yeux se portèrent d’abord sur Faile – dilatant ses narines pour percevoir son odeur – mais Seonid arrêta son regard. Avachie sur sa selle, cramoisie, renfrognée, elle avait l’air bizarre, les joues gonflées et la bouche entrouverte. Il y avait quelque chose de rouge et bleu… Perrin cligna des paupières, n’en croyant pas ses yeux. À moins qu’il n’ait des visions, elle avait une écharpe coincée dans la bouche ! Apparemment, quand les Sagettes ordonnaient à une apprentie de se taire, même à une apprentie Aes Sedai, ce n’étaient pas des paroles en l’air.

Il n’était pas le seul à ne pas avoir les yeux dans sa poche ; la mâchoire de Maighdin s’affaissa en voyant Seonid, et elle le gratifia d’un long regard accusateur, comme s’il était responsable du bâillon. Ainsi, elle reconnaissait une Aes Sedai à première vue ? Chose rare pour la paysanne qu’elle semblait être. Mais elle ne parlait pas comme une paysanne.

Furen, chevauchant derrière Seonid, avait le visage sombre, mais ce fut Teryl qui compliqua la situation en jetant quelque chose par terre.

— J’ai trouvé ça derrière lui, dit-il. Il a dû le perdre en s’enfuyant.

Perrin ne parvint tout d’abord pas à identifier ce qu’il avait sous les yeux, une longue boucle en peau brute étroitement ficelée avec ce qui paraissait être des lanières de cuir ratatiné. Puis il comprit et sourit avec un rictus.

— Le Prophète nous coupera les oreilles, as-tu dit ?

Le mal rasé cessa de lorgner Seonid, bouche bée, et s’humecta les lèvres.

— C’est… c’est Hari qu’a fait ça ! protesta-t-il. Il est vache, Hari. Il aime se venger, prendre des trophées et il… euh…

Haussant les épaules dans sa tunique, il s’affaissa sur lui-même.

— Vous pouvez pas m’mettre ça sur le dos ! L’Prophète vous pendra si vous m’touchez un ch’veu ! Il a déjà pendu des nobles, des beaux seigneurs et des belles dames. Moi, j’marche dans la Lumière du Seigneur Dragon, béni soit-il !

Perrin fit approcher Steppeur, évitant soigneusement le… la chose… par terre. Il ne voulait rien moins qu’avoir l’odeur de cet individu dans les narines, mais il se pencha vers lui, approchant son visage du sien. Odeur de sueur rance, mêlée de peur, de panique et d’un soupçon de colère. Dommage qu’il ne perçût pas la culpabilité. « Il a dû le perdre », ce n’était pas la même chose que « il a perdu ». Ses yeux trop rapprochés se dilatèrent, et il recula contre l’alezan de Teryl. Les yeux jaunes ont parfois leur utilité.

— Si je pouvais t’attribuer ça, à toi, tu serais pendu à l’arbre le plus proche, gronda-t-il.

L’homme battit des paupières, et son visage s’éclaircit quand il comprit ce que cela voulait dire, mais Perrin ne lui donna pas le temps de recommencer ses fanfaronnades.

— Je suis Perrin Aybara, et c’est votre cher Seigneur Dragon qui m’envoie. Répands la nouvelle. C’est lui qui m’envoie, et si je capture un homme avec… des trophées… il est pendu ! Si je trouve un homme en train d’incendier une ferme, il est pendu ! Si l’un de vous me regarde de travers, il est pendu ! Et tu diras à Masema que c’est moi qui l’ai dit !

Écœuré, Perrin se redressa.

— Lâchez-le, Teryl. Et s’il n’est pas hors de ma vue le temps que je compte jusqu’à deux… !

Teryl ouvrit la main, et l’homme détala vers les arbres les plus proches, sans regarder en arrière. Une partie de l’écœurement que ressentait Perrin était dirigée contre lui-même. Des menaces ! Si l’un d’eux le regardait de travers ? Mais si le mal rasé n’avait pas lui-même coupé des oreilles, il l’avait regardé faire sans intervenir.

Faile souriait, le visage rayonnant de fierté sous la sueur. Son regard calma en partie le dégoût de Perrin. Il marcherait pieds nus dans le feu pour un tel regard.

Tous n’approuvèrent pas, bien entendu. Seonid fermait énergiquement les yeux, ses mains gantées frémissant sur ses rênes, comme si elle se retenait désespérément de retirer cette écharpe de sa bouche, et de lui dire sans fard ce qu’elle pensait. Il le devinait, de toute façon. Edarra et Nevarin avaient resserré leur châle sur leurs épaules et le lorgnaient d’un air sombre. Oh oui, il devinait.

— Je croyais qu’on devait garder le secret, dit Teryl d’un ton détaché, regardant s’enfuir le mal rasé. Je croyais que Masema ne devait pas savoir que vous étiez ici avant que vous ayez un entretien avec lui.

C’était effectivement le plan. Rand l’avait suggéré par précaution, Seonid et Masuri le lui avaient rabâché chaque fois qu’elles en avaient eu l’occasion. Après tout, Prophète du Seigneur Dragon ou non, Masema n’avait peut-être pas envie de se trouver face à face avec un envoyé de Rand, étant donné les sévices qu’il avait autorisés. Couper les oreilles n’était pas le pire, s’il fallait en croire le dixième de ce que racontait la rumeur. Edarra et les autres Sagettes considéraient Masema comme un ennemi possible, à qui il fallait tendre une embuscade avant de se faire piéger.

— Je suis censé arrêter… ça, dit Perrin, montrant avec colère la chose par terre.

Il avait entendu la rumeur et n’avait rien fait. Maintenant, il avait constaté par lui-même.

— Autant commencer maintenant.

Et si Masema décidait que c’était lui, l’ennemi ? Combien le Prophète avait-il de partisans contraints ou volontaires ? Peu importait.

— Il faut arrêter ça, Teryl. Il le faut !

Le Murandien hocha lentement la tête, regardant Perrin comme s’il le voyait pour la première fois.

— Mon Seigneur Perrin ? dit Maighdin.

Il les avait complètement oubliés, elle et ses amis.

Ils s’étaient regroupés un peu à l’écart, la plupart pied à terre. En plus du garçon qui avait suivi Maighdin, il y avait trois hommes cachés derrière leurs chevaux. Lini semblait la plus méfiante de tous, le fixant avec inquiétude ; son cheval était proche de celui de Maighdin, dont elle paraissait prête à saisir la bride. Non pas pour empêcher sa cadette de s’enfuir, mais pour filer elle-même en entraînant Maighdin avec elle. Pour sa part, Maighdin avait l’air parfaitement à son aise, mais elle aussi scrutait le visage de Perrin. Pas étonnant, après son discours sur le Prophète et le Dragon Réincarné. Sans parler de l’Aes Sedai bâillonnée. Il s’attendait à l’entendre dire qu’ils désiraient partir immédiatement, elle déclara en revanche :

— Nous vous remercions de votre aimable invitation. Un ou deux jours de repos à votre camp nous feront du bien.

— Exactement, Maîtresse Maighdin, dit-il lentement.

Il dissimula difficilement sa surprise. Surtout depuis qu’il avait reconnu les deux hommes qui s’efforçaient de maintenir leurs chevaux entre eux et lui. Leur présence ici était-elle due à l’influence de ta’veren ? En tout cas, les événements prenaient un tour étrange.

— Ça vous fera certainement du bien.

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