1 Respecter le marché

La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent des légendes. Les légendes s’estompent en mythes, et même les mythes sont oubliés depuis longtemps quand revient l’Ère qui leur a donné naissance. En une Ère, appelée par certains la Troisième Ère, Ère encore à venir, Ère révolue depuis longtemps, le vent se leva sur la grande île montagneuse de Tremalking. Le vent n’était pas le commencement. Il n’y a ni commencement ni fin dans la rotation de la Roue du Temps. Mais c’était un commencement. D’ouest en est, le vent traversait Tremalking, où les Amayars à la peau blanche cultivaient leurs champs, fabriquaient de la porcelaine et du verre magnifiques, et suivaient la paix de la Voie de l’Eau. Les Amayars ignoraient le monde au-delà des îles dispersées de leur archipel, car la Voie de l’Eau enseignait que ce monde n’est qu’illusion, reflet de la croyance. Pourtant, certains, observant la poussière et les chaleurs estivales apportées par le vent alors qu’auraient dû tomber les froides pluies de l’hiver, se rappelaient les contes qu’ils avaient entendus des Atha’an Miere. Des contes du monde au-delà du leur, et de ce que la prophétie annonçait. Certains regardaient vers une colline, d’où sortait une main tenant une sphère de cristal plus grande que bien des maisons. Les Amayars avaient leurs propres prophéties, dont certaines mentionnaient la main et la sphère. Et la fin des illusions.

Puis le vent continuait à souffler jusqu’à la Mer des Tempêtes, sous un soleil incandescent dans un ciel sans nuages, fouettant les crêtes de la grande houle verte, combattant les vents d’ouest et du sud, rasant les eaux qui s’enflaient sous ses tourbillons. Il ne s’agissait pas des tempêtes du cœur de l’hiver, même si l’hiver aurait dû tirer à sa fin, encore moins des violentes tempêtes de la fin de l’été, mais des vents et des courants que pouvaient utiliser les peuples navigateurs pour caboter autour du continent, depuis la Fin du Monde jusqu’à Mayenne. Vers l’est, le vent soufflait toujours, au-dessus de la grande houle où se dressaient et chantaient les baleines et où les poissons volants planaient sur leurs nageoires déployées de deux empans ou plus d’envergure ; toujours vers l’est, tantôt virant au nord, à l’est et au nord, au-dessus de petites flottes de pêche draguant leurs filets dans les eaux côtières. Certains de ces pêcheurs, bouche bée, bras ballants, fixaient un immense déploiement de grands et petits vaisseaux, naviguant vigoureusement vent debout, brisant les vagues de leur étrave, sous le pavillon au faucon doré tenant la foudre dans ses serres, multitude de bannières flottant au vent comme des présages de tempête. Vers l’est, le nord et au-delà, le vent soufflait, atteignant finalement le grand port aux mille bateaux d’Ebou Dar, où des centaines de vaisseaux du Peuple de la Mer accostaient, comme dans bien d’autres ports, attendant les ordres du Coramoor, l’Élu.

À travers le port, le vent rugissait, secouant les bateaux, petits et grands, traversait la cité au rayonnement blanc sous le soleil déchaîné, dont les flèches, les murs et les dômes teintés de couleur, les rues et les canaux grouillaient de l’industrie légendaire du Sud. Autour des dômes étincelants et des sveltes tours du Palais Tarasin, le vent tourbillonnait, apportant l’odeur du sel, déployant le drapeau de l’Altara, orné de deux léopards sur champ d’azur et de gueules, et les bannières de la maison régnante de Mitsobar, l’Épée et l’Ancre sur champ d’argent et de sinople. Pas encore la tempête, mais un présage de tempête.

Précédant ses compagnes dans les couloirs du palais, revêtus de magnifiques faïences aux multiples nuances de bleu, Aviendha ressentit des picotements entre les omoplates : l’impression d’être observée, qu’elle avait éprouvée pour la dernière fois quand elle était encore mariée à la lance. Imagination, se dit-elle. Imagination et conscience d’être entourée d’ennemis que je ne peux pas affronter ! Naguère, ces picotements l’avertissaient que quelqu’un avait l’intention de la tuer. Elle ne craignait pas la mort – tout le monde mourait, aujourd’hui ou plus tard – mais elle ne voulait pas mourir comme un lapin étranglé par un collet. Elle avait un toh à acquitter.

Des serviteurs filaient en rasant les murs, avec force révérences et courbettes, baissant les yeux comme s’ils comprenaient la honte qu’était leur vie. Pourtant, ce n’était assurément pas eux qui lui donnaient envie de remuer les épaules pour se débarrasser de cette impression. Elle avait essayé de s’habituer à voir des domestiques, mais ses yeux les évitèrent, le dos hérissé par la chair de poule. C’était forcément l’imagination, et les nerfs qui lui jouaient un tour.

Contrairement aux domestiques, les riches tapisseries de soie accrochaient son regard, comme les torchères dorées et les lustres suspendus dans le couloir. Des porcelaines fines comme du papier, dans des tons de jaune et de rouge, de vert et de bleu, étaient exposées dans des niches murales et de hauts meubles ajourés, à côté d’ornements d’or et d’argent, d’ivoire et de cristal, une multitude de coupes et de vases, de coffrets et de statuettes. Seuls les plus beaux retenaient son attention. Quoi qu’en disent ceux des Terres Humides, la beauté avait plus de valeur que l’or et elle abondait ici. Aviendha n’aurait pas été contre le fait de prélever sa part.

Mécontente d’elle, elle fronça les sourcils. Ce n’était pas une pensée honorable sous un toit où on lui avait offert sans compter l’ombre et l’eau, sans cérémonie, certes, mais aussi sans arrière-pensée. Mais mieux valait penser à ça qu’à un petit garçon perdu quelque part dans cette cité corrompue. Toutes les cités étaient corrompues – de cela, elle était certaine maintenant, après en avoir partiellement visité quatre – mais Ebou Dar était bien la dernière où elle aurait laissé un enfant circuler librement. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était pourquoi elle pensait à Olver si elle ne s’efforçait pas de l’écarter de son esprit. Il ne faisait pas partie du toh qu’elle avait envers Elayne et Rand al’Thor. Une lance shaido avait emporté son père, la faim et les privations sa mère, mais même si elle les avait éliminés de sa propre lance, Olver était toujours un Tueur d’Arbres, un Cairhienin. Pourquoi se soucier d’un enfant de ce sang ? Pourquoi ? Elle tenta de se concentrer sur le tissage qu’elle allait faire, mais bien qu’elle s’y fût exercée sous l’œil d’Elayne au point de pouvoir le réaliser en dormant, la figure d’Olver et de sa grande bouche venait toujours s’interposer. Birgitte s’inquiétait pour lui bien plus qu’elle, mais la poitrine de Birgitte abritait un cœur singulièrement tendre pour les petits garçons, surtout les plus laids.

Soupirant, Aviendha cessa d’ignorer la conversation des compagnes qui la suivaient, même si l’irritation y crépitait comme des éclairs de chaleur. Cela valait mieux que de se tracasser pour un fils de Tueurs-d’Arbres. Des parjures. Un sang méprisé dont le monde ferait mieux de se passer. Ce n’était ni son affaire ni sa responsabilité. Mat Cauthon le retrouverait de toute façon. Il pouvait tout trouver, semblait-il. Elle se calma plus ou moins en écoutant la conversation. Les picotements cessèrent.

— Ça ne me plaît pas du tout ! maugréait Nynaeve, continuant une discussion commencée dans leur chambre. Absolument pas. Lan, vous m’entendez ?

Elle avait déjà exprimé son désaccord au moins vingt fois, mais Nynaeve ne rendait jamais les armes simplement parce qu’elle avait perdu. Petite, ses yeux noirs flamboyant, elle avançait rageusement, faisant voler à coups de talon sa jupe fendue bleue, se levant la main pour saisir son épaisse tresse qui lui tombait jusqu’à la taille, puis l’abaissant énergiquement avant de la relever. Face à Lan, elle tenait tête à son irritation et à sa colère. Ou essayait. Elle ressentait un orgueil démesuré de l’avoir épousé. La veste brodée très ajustée qu’elle portait sur sa robe d’équitation en soie à crevés jaunes, était ouverte, découvrant bien trop de poitrine, à la mode des Terres Humides, pour que tous puissent voir le lourd anneau d’or qui pendait à son cou au bout d’une fine chaîne.

— Vous n’avez pas le droit de promettre de prendre soin de moi comme ça, Lan Mandragoran, poursuivit-elle fermement. Je ne suis pas une figurine de porcelaine !

Il marchait à son côté, homme de haute taille, qui la dépassait de la tête et des épaules et même plus, sa cape diaprée de Lige oscillant dans son dos. Son visage semblait taillé dans la pierre, et son regard évaluait la menace que représentait chaque domestique qui passait, examinait chaque carrefour, scrutait l’intérieur de chaque niche, cherchant à repérer des assaillants dissimulés. Il rayonnait de vigilance, tel un lion sur le point de charger. Aviendha avait grandi parmi des hommes dangereux, mais aucun autant qu’Aan’allein. Si la mort s’était faite homme, elle lui aurait ressemblé.

— Vous êtes Aes Sedai et je suis votre Lige, dit-il gravement sur le même ton. Prendre soin de vous est mon devoir.

Sa voix s’adoucit, contrastant avec son visage anguleux et son regard sombre et impassible.

— De plus, c’est mon vœu le plus cher. Vous pouvez demander ou exiger n’importe quoi, excepté de vous laisser mourir sans tenter de vous sauver. Le jour où vous mourrez, je mourrai aussi.

Cela, il ne l’avait jamais dit, du moins pas à portée de voix d’Aviendha, cette déclaration frappa Nynaeve comme un coup de poing à l’estomac. Ses yeux s’exorbitèrent, ses lèvres remuèrent sans émettre un son, mais elle se ressaisit très vite, comme toujours. Affectant de rajuster son chapeau bleu à plumes, une coiffure ridicule qui donnait l’impression qu’un étrange oiseau nichait sur sa tête, elle lui lança un coup d’œil de dessous son large bord.

Aviendha s’était doutée que Nynaeve utilisait le silence et des regards significatifs pour dissimuler son ignorance. Elle soupçonnait Nynaeve de n’en savoir guère plus qu’elle sur les hommes et sur la façon de se comporter avec un homme en particulier. Les affronter avec des lances et des dagues était bien plus facile que les aimer. Beaucoup plus. Alors, que dire quand on était mariée avec eux ? Aviendha éprouvait le besoin désespéré de le savoir, mais elle ignorait comment. Mariée depuis un seul jour avec Aan’allein, Nynaeve avait beaucoup changé, et pas seulement en essayant de contrôler ses colères. Elle semblait osciller constamment entre la stupéfaction et l’état de choc, quoi qu’elle fît pour le dissimuler. Elle se mettait à rêvasser aux moments les plus incongrus, rougissait à la question la plus innocente, et – chose qu’elle niait farouchement bien qu’Aviendha en eût été témoin – elle pouffait pour un oui, pour un non. Inutile d’essayer d’apprendre quelque chose de Nynaeve.

— Je suppose que, vous aussi, vous allez encore me parler des Liges et des Aes Sedai, dit Elayne à Birgitte avec froideur. Eh bien, vous et moi, nous ne sommes pas mariées. Je trouve normal que vous gardiez mon dos, mais je ne veux pas que vous fassiez des promesses derrière mon dos.

La tenue d’Elayne était aussi déplacée que celle de Nynaeve : une robe d’équitation ebou-darie en soie verte brodée d’or, fermée jusqu’au cou, mais dont la découpe ovale révélait la naissance de ses seins. Les natifs des Terres Humides bafouillaient d’embarras à la seule idée de se trouver dans une tente-étuve ou même dévêtus devant une ou un gai’shain, mais ils se promenaient à moitié nus là où n’importe quel étranger pouvait les voir. Aviendha ne se souciait pas vraiment de Nynaeve, mais Elayne était sa presque-sœur. Et deviendrait davantage, espérait-elle.

Les talons hauts des bottes de Birgitte lui donnaient presque une main de plus que Nynaeve, mais elle était toujours plus petite qu’Aviendha ou Elayne. En tunique bleu foncé et larges chausses vertes, elle évoluait avec la même vigilance et la même méfiance que Lan, tout en paraissant plus détendue que lui, léopard couché sur un rocher, et pas aussi indolent qu’il le semblait. Aucune flèche n’était encochée dans son arc, mais elle pouvait en sortir une en un clin d’œil du carquois attaché à sa ceinture, et lâcher la troisième avant même que quiconque n’ait encoché sa deuxième.

Elle gratifia Elayne d’un sourire ironique et eut un hochement de tête qui fit osciller sa longue tresse épaisse, aussi blonde que celle de Nynaeve était brune.

— J’ai fait mes promesses en face, pas derrière votre dos, dit-elle, ironique. Quand vous en aurez appris un peu plus, je n’aurai plus à vous parler des Aes Sedai et des Liges.

Elayne renifla et leva un menton hautain, se concentrant sur son chapeau à longues plumes vertes, pire que celui de Nynaeve.

— Peut-être beaucoup plus, ajouta Birgitte. Faites un autre nœud à ce ruban.

Si Elayne n’avait pas été sa presque-sœur, Aviendha aurait bien ri de la rougeur qui empourpra ses joues. Faire tomber un équilibriste qui tend son fil trop haut, ou bien regarder quelqu’un l’y aider, est toujours amusant, car même une chute sans danger est souvent jouissive. Cela étant, elle avertit Birgitte d’un regard ferme qu’elle ne devait pas aller plus loin sans risquer des représailles. Elle aimait bien Birgitte, malgré tous ses secrets, mais la différence entre une amie et une presque-sœur était une nuance que ceux des Terres Humides semblaient incapables de comprendre. Birgitte se contenta de sourire, les regardant alternativement, elle et Elayne, et marmonnant entre ses dents. Aviendha saisit le mot « chatons ». Le ton était même affectueux. Tout le monde devait avoir entendu !

— Qu’est-ce qui vous prend, Aviendha ? demanda Nynaeve, lui enfonçant un doigt raide dans l’épaule. Avez-vous l’intention de rester à rougir ici toute la journée ? Nous sommes pressées.

Alors, qu’Aviendha réalisa qu’elle avait les joues brûlantes, et qu’elle devait être aussi rouge qu’Elayne. Elle était immobile telle une souche, alors qu’elles devaient se hâter. Désarçonnée par un mot, comme une gamine nouvellement mariée à la lance, et désorientée par les plaisanteries des Vierges. Elle avait près de vingt ans, et elle se comportait comme une gosse jouant avec son premier arc. C’est la raison pour laquelle elle franchit le virage suivant au pas de charge et faillit rentrer dans Teslyn Baradon tête la première.

Glissant gauchement sur le carrelage rouge et vert, Aviendha faillit tomber à la renverse, se rattrapant in extremis à Nynaeve et Elayne. Cette fois, elle parvint à ne pas s’empourprer, et pourtant, il y aurait eu de quoi. Elle faisait honte à sa presque-sœur autant qu’à elle-même. Mais Elayne gardait son calme en toutes circonstances. Heureusement, Teslyn Baradon réagit un peu mieux. Celle-ci recula, son visage anguleux affichant la stupéfaction, retenant et expirant son souffle, puis haussant ses étroites épaules avec irritation. Les joues creuses et le nez pincé dissimulaient l’éternelle jeunesse de la Sœur Rouge, et sa robe rouge brodée de bleu semblait presque noire, l’amincissant un peu plus. Pourtant, elle reprit bientôt le sang-froid propre à une Maîtresse-du-Toit clanique, ses yeux brun foncé aussi froids que les ombres. Elles dépassèrent dédaigneusement Aviendha, ignorant Lan comme un outil dont elles n’avaient pas besoin, foudroyant brièvement Birgitte. La plupart des Aes Sedai désapprouvaient Birgitte d’être devenue Lige, mais sans justifier cette désapprobation autrement que par des grommellements acides sur la tradition. Mais la femme fixa alternativement Nynaeve et Elayne. Maintenant, Aviendha aurait pu traquer le vent d’hier plus facilement que lire quoi que ce soit sur son visage.

— J’ai déjà prévenu Merilille, dit-elle avec un fort accent d’Illian, mais je peux aussi bien vous tranquilliser, vous aussi. Quelque… trouble… que vous provoquiez, nous n’interviendrons pas, Joline et moi. J’y ai veillé. Elaida n’en saura jamais rien, si vous êtes prudentes. Cessez de bâiller comme des carpes, jeunesses, ajouta-t-elle avec une grimace mécontente. Je ne suis ni sourde ni aveugle. Je sais qu’il y a des Fourvoyeuses-de-Vent du Peuple de la Mer dans le palais, et des entrevues secrètes avec la Reine Tylin. Sans parler du reste.

Ses lèvres minces se pincèrent, et, bien que son ton demeurât serein, ses yeux noirs flamboyèrent de colère.

— Vous le paierez chèrement, vous et tous ceux qui vous permettent de jouer aux Aes Sedai, mais je fermerai les yeux pour le moment. L’expiation peut attendre.

Le dos très raide, la tête haute, les yeux flamboyants, Nynaeve serra très fort sa tresse. En d’autres circonstances, Aviendha aurait éprouvé de la sympathie pour la réplique cinglante qu’elle préparait. La langue de Nynaeve était plus hérissée de piquants que celle d’un segade, et encore plus acérée. Aviendha considéra avec froideur cette femme qui pensait pouvoir la regarder comme si elle n’existait pas. Une Sagette ne s’abaissait pas à boxer quiconque, mais elle n’était encore qu’une apprentie ; peut-être que ça ne lui coûterait pas grand-chose d’infliger quelques bleus à cette Teslyn Baradon. Elle ouvrit la bouche pour donner à la Sœur Rouge une chance de se défendre. Mais à l’instant même où Nynaeve ouvrit la sienne, ce fut Elayne qui parla la première.

— Nos projets ne vous regardent pas, Teslyn, dit-elle avec froideur.

Elle aussi se tenait très droite ; un rayon de soleil tombé d’une haute fenêtre sembla enflammer ses boucles blond roux. À cet instant précis, à côté d’Elayne, une Maîtresse-du-Toit aurait ressemblé à une chevrière qui aurait trop mangé d’oosquai. C’était un talent qu’elle maîtrisait parfaitement. Elle prononçait chaque mot avec une clarté glacée empreinte de dignité.

— Vous n’avez aucun droit d’interférer dans quoi que ce soit que nous et n’importe quelle sœur fassions. Absolument aucun. Alors, cessez de fourrer votre nez dans nos tuniques, espèce de jambon d’été, et estimez-vous heureuse que nous choisissions de fermer les yeux sur votre soutien à l’usurpatrice qui occupe le Trône d’Amyrlin.

Perplexe, Aviendha coula un regard en coin à sa presque-sœur. Cesser de fourrer son nez dans leurs tuniques ? Elle et Elayne, au moins, n’en portaient pas. Jambon d’été ? Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Les natifs des Terres Humides disaient souvent des choses bizarres, mais les autres avaient l’air aussi perplexes qu’elle. Seul Lan, regardant Elayne de travers, semblait comprendre, et il paraissait… stupéfait. Peut-être même amusé. Difficile à dire ; Aan’allein contrôlait parfaitement l’expression de son visage.

Teslyn Baradon, renifla dédaigneusement, ce qui plissa un peu plus son visage. Aviendha s’efforçait d’appeler les gens par une seule partie de leur nom comme ils le faisaient eux-mêmes – quand elle se servait du nom entier, ils la trouvaient affectée – mais elle n’imaginait pas qu’une telle familiarité soit possible avec Teslyn Baradon.

— Je vous laisse à vos affaires, folles gamines, gronda la femme. Attention de ne pas coincer votre nez dans une lézarde plus qu’il ne l’est déjà.

Comme elle se retournait pour partir, rassemblant majestueusement ses jupes, Nynaeve la saisit par le bras. En général, on pouvait lire à livre ouvert sur le visage de ceux des Terres Humides, et Nynaeve ne faisait pas exception, partagée entre des émotions conflictuelles, comme la colère et la froide détermination.

— Vous et Joline êtes sans doute en danger. Je l’ai dit à Tylin, mais elle est peut-être effrayée par l’idée de vous le dire. Ou pas disposée, en tout cas. C’est une chose dont personne n’a vraiment envie de parler.

Elle prit une profonde inspiration, comme si elle pensait à ses propres peurs en ce domaine, et ce n’était pas sans raison. Il n’y avait pas de honte à avoir peur, seulement à y céder, ou à la montrer. Aviendha sentit son estomac se nouer quand Nynaeve poursuivit :

— Moghedien est venue ici, à Ebou Dar. Elle y est peut-être encore. Et il est possible qu’un autre Réprouvé y soit aussi. Avec un gholam, sorte d’Engeance de l’Ombre que le Pouvoir n’affecte pas. Il ressemble à un homme, mais c’est un androïde fabriqué pour tuer les Aes Sedai. L’acier semble ne pas le blesser non plus, et il peut passer par un trou de souris. L’Ajah Noire est ici également. Une violente tempête est en préparation. Sauf que ce n’est pas une tempête, une chose touchant au climat. Je le sens ; c’est un talent que j’ai, peut-être un Don. Il y a un danger en route pour Ebou Dar, et des troubles pires que le vent, la pluie ou la foudre.

— Les Réprouvés, une tempête qui n’en est pas une, et une Engeance de l’Ombre dont je n’ai jamais entendu parler, dit Teslyn Baradon avec ironie. Sans parler de l’Ajah Noire ! Par la lumière ! L’Ajah Noire ! Et le Ténébreux en personne, peut-être ? dit-elle avec un sourire pincé.

Dédaigneusement, elle ôta la main de Nynaeve de sa manche.

— Quand vous serez de retour à la Tour Blanche où est votre place, en blanc comme vous devriez l’être, vous apprendrez à ne pas perdre votre temps à des inventions saugrenues. Ni à les raconter aux sœurs.

Son regard passa sur elles, sans s’arrêter sur Aviendha une fois de plus, puis elle renifla bruyamment et s’éloigna si vite que les domestiques durent s’écarter pour lui faire place.

— Cette femme a le toupet de…, s’indigna Nynaeve, la suivant d’un regard furibond. Après que je me suis obligée à… !

Elle faillit s’étrangler de rage.

— Enfin, j’aurai essayé.

Et à son ton, elle le regrettait maintenant.

— Oui, et c’est plus qu’elle ne méritait, acquiesça Elayne avec un sec hochement de tête. Nier que nous sommes Aes Sedai ! Je ne le tolérerai pas plus longtemps ! C’est hors de question !

Jusque-là, sa voix semblait seulement froide ; désormais, elle était froide et menaçante.

— Peut-on faire confiance à une telle femme ? maugréa Aviendha. Nous devrions peut-être nous assurer qu’elle ne peut pas interférer.

Elle contempla son poing ; ça, Teslyn le comprendrait. Elle méritait d’être attaquée par l’Engeance de l’Ombre, par Moghedien ou un autre Réprouvé. Les imbéciles récoltaient ce qu’ils méritaient.

Nynaeve parut réfléchir à sa suggestion, mais elle dit cependant :

— Si je ne la connaissais pas, je dirais qu’elle était prête à se retourner contre Elaida.

Elle fit claquer sa langue, exaspérée.

— On peut se donner le vertige en essayant de comprendre les courants de la politique des Aes Sedai.

Elayne ne dit pas que Nynaeve aurait dû le savoir depuis le temps, mais son ton le disait pour elle.

— Même une Rouge peut se retourner contre Elaida, pour une raison que nous ne pouvons même pas commencer à imaginer. Ou elle pourrait essayer de nous faire baisser notre garde, pour nous faire tomber traîtreusement entre les mains d’Elaida. Ou encore…

Lan toussota.

— Si un Réprouvé est en route, dit-il, d’une voix lisse comme de la pierre polie, il pourrait être ici d’un moment à l’autre. Ou le gholam. Dans un cas comme dans l’autre, il vaudrait mieux être ailleurs.

— Avec les Aes Sedai, il faut toujours un peu de patience, murmura Birgitte, comme si elle faisait une citation. Mais les Pourvoyeuses-de-Vent semblent n’en avoir aucune, poursuivit-elle, alors vous feriez aussi bien d’oublier Teslyn et de vous souvenir de Renaile.

Elayne et Nynaeve portèrent sur les Liges des regards suffisamment glacés pour intimider dix Chiens de Pierre. Cela leur déplaisait de fuir devant les Réprouvés ou ce gholam, même si c’était elles qui avaient décidé qu’ils n’avaient pas le choix. Et l’une et l’autre détestaient qu’on leur rappelle qu’ils devaient courir pour rejoindre les Pourvoyeuses-de-Vent autant que pour échapper aux Réprouvés. Aviendha aurait aimé étudier leur expression – les Sagettes parvenaient à leurs fins grâce à un regard ou quelques mots quand elle devait utiliser sa lance ou ses poings, sauf que celles-ci étaient souvent plus rapides et plus efficaces. Elle aurait voulu observer Elayne et Nynaeve, mais leurs regards glacés n’eurent aucun effet visible sur les Liges. Birgitte sourit et regarda Lan, qui haussa les épaules avec une indulgence évidente.

Elayne et Nynaeve cédèrent. Rajustant inutilement leurs jupes sans se presser, chacune prit Aviendha par un bras et toutes se remirent en route, sans même un regard pour vérifier que leurs Liges suivaient. Non que ce fût nécessaire pour Elayne, grâce au lien du Lige. Ni pour Nynaeve, quoique pas pour la même raison : le lien Aan’allein appartenait peut-être à une autre, mais le cœur de Lan était pendu à son cou avec son anneau. Elles avancèrent avec une désinvolture ostentatoire, refusant de montrer à Birgitte et à Lan qu’ils les avaient fait se hâter, mais à vrai dire, elles pressèrent quand même le pas.

Pour donner le change, elles bavardaient délibérément à bâtons rompus, choisissant les sujets les plus frivoles. Elayne regrettait de ne pas avoir eu l’occasion de vraiment participer à la Fête des Oiseaux, deux jours plus tôt, sans rougir des costumes indécents que portaient les fêtards. Nynaeve ne rougit pas non plus, mais elle orienta la conversation sur la Fête des Braises qui avait lieu le soir même. Certains domestiques prétendaient qu’il y aurait des feux d’artifice, certainement dus à un réfugié qui était Illuminateur. Plusieurs spectacles itinérants étaient arrivés dans la cité, avec leurs étranges animaux et acrobates, qui intéressaient Elayne et Nynaeve, sachant qu’elles avaient passé quelque temps dans une troupe. Elles parlaient des couturières, des différentes variétés de dentelle qu’on trouvait à Ebou Dar, des qualités de tissus de lin et de soie qu’on pouvait acheter. Aviendha se surprit à répondre avec plaisir aux commentaires sur la robe de soie grise qui lui seyait si bien et sur les autres vêtements en laine fine et en soie donnés par Tylin Quintara, sans compter les bas, les chemises et les bijoux assortis. Elayne et Nynaeve avaient, elles aussi, reçu des cadeaux extravagants qui, tous rassemblés, remplissaient bon nombre de ballots et de coffres, descendus par les domestiques aux écuries avec leurs fontes.

— Pourquoi froncez-vous les sourcils, Aviendha ? demanda Elayne en souriant, lui tapotant le bras. Ne vous inquiétez pas. Vous connaissez le tissage ; vous réussirez.

Nynaeve rapprocha sa tête de la sienne et murmura :

— Je vous ferai une infusion à la première occasion. J’en connais plusieurs qui vous calmeront l’estomac. Ou tous les maux féminins.

Elle aussi tapota le bras d’Aviendha.

Elles ne comprenaient pas. Aucune parole réconfortante, aucune infusion ne guérirait ce qui la tourmentait. Cela lui plaisait de parler de dentelles et de broderies ! Elle ne savait pas si elle devait gronder d’écœurement ou gémir de désespoir. Elle s’amollissait. Jusque-là, elle n’avait jamais regardé une robe de femme, sauf pour se demander où l’on pouvait y cacher une arme, sans jamais s’intéresser à la couleur ou à la coupe, ou se demander si elle lui irait bien. Il était grand temps de s’éloigner de cette cité, et des palais de ceux des Terres Humides. Si ça continuait, elle allait bientôt minauder. Elle n’avait jamais vu Elayne ou Nynaeve se livrer à des coquetteries, mais tout le monde savait que les femmes des Terres Humides minaudaient, et, à l’évidence, elle devenait aussi mièvre qu’une de ces mollassonnes. Marcher bras dessus, bras dessous, en papotant sur les dentelles ! Comment atteindrait-elle sa dague en cas de besoin ? Une dague serait peut-être inutile contre les attaquants les plus probables, mais elle avait placé sa foi en l’acier bien avant de savoir qu’elle pouvait canaliser. Si quiconque essayait de s’en prendre à Elayne ou Nynaeve – surtout à Elayne, mais elle avait promis à Mat Cauthon de les protéger toutes les deux, comme Birgitte et Aan’allein l’avaient fait –, elle lui planterait sa lame dans le cœur ! Dentelle ! Tout en marchant, elle pleura intérieurement sur sa mollesse nouvelle.

D’immenses portes à doubles battants s’ouvraient sur trois côtés des plus grandes écuries du palais. Des domestiques en livrée blanc et vert encombraient les entrées. Derrière eux, dans des box de pierre blanche, attendaient les chevaux, sellés ou chargés de paniers d’osier. Des oiseaux marins tournoyaient et piaillaient au-dessus des têtes, rappel déplaisant de la proximité de l’eau. Une légère brume de chaleur s’élevait des pavés, mais c’était la tension qui rendait l’air oppressant. Aviendha avait vu couler le sang en des circonstances moins tendues.

Renaile din Calon, en soie rouge et vert, les bras croisés dans une posture arrogante, les attendait, debout devant dix-neuf autres femmes aux pieds nus et aux mains tatouées, la plupart en blouses et chausses de couleurs vives, serrées à la taille par de larges ceintures multicolores. La sueur luisant sur leurs visages sombres n’amoindrissait pas leur dignité. Certaines respiraient les lourdes senteurs des boîtes d’or ajourées suspendues à leurs cous. Cinq gros anneaux d’or perçaient chaque oreille de Renaile din Calon, dont l’un relié à une chaîne couverte de médailles qui, traversant sa joue gauche, rejoignait un anneau de nez. Les trois femmes debout derrière elle arboraient chacune huit anneaux à chaque oreille, et un peu moins de pendentifs en or. C’est ainsi que le Peuple de la Mer marquait le rang hiérarchique, du moins chez les femmes. Toutes obéissaient à Renaile din Calon, Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’an Miere, mais même les deux apprenties du dernier rang, en chausses sombres et blouses en lin et non en soie, ajoutaient leur éclat au scintillement général. Quand Aviendha et les autres apparurent, Renaile din Calon regarda le soleil qui avait déjà dépassé son zénith, puis ramena les yeux sur elles, haussant les sourcils, avec une impatience si criante qu’elle aurait aussi bien pu hurler.

Elayne et Nynaeve s’arrêtèrent net, obligeant Aviendha à les imiter. Elles échangèrent des regards soucieux au-delà de sa tête, et soupirèrent. Aviendha ne voyait pas comment elles pourraient s’en tirer. Elles étaient pieds et poings liés par leur obligation, dont elles avaient elles-mêmes serré les nœuds.

— Je m’occuperai du Cercle du Tricot, marmonna Nynaeve entre ses dents.

— Je m’assurerai que les sœurs sont prêtes, répondit Elayne, avec un peu plus d’assurance.

Lâchant les bras d’Aviendha, elles partirent dans des directions opposées, retroussant leurs jupes pour marcher plus vite, suivies respectivement de Birgitte et Lan. Elles laissèrent Aviendha affronter seule le regard d’aigle de Renaile din Calon, celui d’une femme sûre d’elle-même et déterminée. Heureusement, la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux fit volte-face vers ses compagnes, si vivement que les extrémités de sa ceinture se balancèrent violemment. Les autres Pourvoyeuses-de-Vent se rassemblèrent autour d’elle, attentives à ses paroles. La frapper, même une seule fois, gâcherait sûrement tout. Aviendha s’efforça de ne pas les foudroyer, mais malgré ses efforts pour regarder ailleurs, ses yeux revenaient toujours sur elles. Personne n’avait le droit d’immobiliser sa presque-sœur avec un bâton fourchu. Anneaux de nez ! Si elle tirait un seul coup sur cette chaîne, Renaile din Calon ferait sûrement une autre tête.

Rassemblées à l’autre bout de la cour des écuries, la minuscule Merilille Ceandevin et quatre autres Aes Sedai regardaient aussi les Pourvoyeuses-de-Vent, contrariées malgré leur froide sérénité. Même la svelte Vandene Namelle aux cheveux blancs et sa première-sœur identique Adeleas, qui étaient généralement les plus imperturbables de toutes. De temps en temps, l’une ou l’autre ajustait un mince cache-poussière en lin ou lissait de la main sa jupe de soie divisée. Par moments, des rafales soulevaient la poussière et remuaient les capes diaprées des cinq Liges debout derrière elles, qui les rabattaient d’une main irritée. Seule Sareitha, qui montait la garde devant un ballot en forme de disque, ne bougea pas, mais elle fronça aussi les sourcils. Derrière elles, Pol, la servante de Merilille, fronçait les sourcils. Les Aes Sedai désapprouvaient furieusement le marché qui avait fait sortir les Atha’an Miere de leurs vaisseaux et leur avait donné le droit de toiser les Aes Sedai avec une impatience impérieuse. Mais ce marché leur liait la langue, et elles s’étranglaient de leur propre irritation qu’elles s’efforçaient de dissimuler ; elles auraient pu réussir avec ceux des Terres Humides. Elles détaillaient avec presque autant d’attention le troisième groupe de femmes, étroitement serrées les unes contre les autres de l’autre côté de la cour.

Reanne Corly et les dix autres survivantes du Cercle du Tricot de la Famille remuèrent avec gêne sous leurs regards scrutateurs, tamponnant la sueur de leurs visages avec des mouchoirs brodés, ajustant leurs larges chapeaux de paille multicolores, lissant leurs jupes de laine relevées d’un côté pour révéler des couches de jupons de couleurs aussi vives que les tenues du Peuple de la Mer. C’étaient en partie les regards des Aes Sedai qui les faisaient se dandiner d’un pied sur l’autre, la peur des Réprouvés et du gholam ajoutant à leur malaise, sans parler du reste. Les étroits décolletés plongeants de leurs robes auraient suffi. La plupart de ces femmes arboraient au moins quelques rides, mais elles avaient l’air de gamines surprises à voler des confitures. Toutes, sauf la corpulente Sumeko qui, les poings sur ses larges hanches, défiait les Aes Sedai du regard. Une brillante auréole de saidar entourait l’une d’elles, Kirstian, qui ne cessait de jeter des regards par-dessus son épaule. Avec son visage pâle, âgée d’une dizaine d’années de plus que Nynaeve, elle semblait décalée au milieu des autres. Ses joues pâlissaient un peu plus chaque fois que ses yeux noirs rencontraient ceux d’une Aes Sedai.

Nynaeve se hâta vers les dirigeantes de la Famille, rayonnante de volonté, et Reanne et ses compagnes sourirent, visiblement soulagées. En réalité, un sentiment un rien mitigé par les regards en coin dirigés sur Lan. Elles le considéraient comme le loup auquel il ressemblait. Mais c’était grâce à Nynaeve que Sumeko ne se liquéfiait pas comme chaque fois qu’une Aes Sedai regardait de leur côté. Elle avait juré d’enseigner le courage à ces femmes, bien qu’Aviendha ne comprît pas très bien pourquoi. Nynaeve était elle-même une Aes Sedai ; aucune Sagette n’aurait jamais appris à quiconque à tenir tête à d’autres Sagettes.

C’était valable pour toutes les Aes Sedai, sauf pour Nynaeve, envers qui même Sumeko manifestait une certaine servilité. Le Cercle du Tricot trouvait étrange que des femmes aussi jeunes qu’Elayne et Nynaeve donnent des ordres aux autres Aes Sedai et se fassent obéir. Aviendha elle-même trouvait cela bizarre ; comment la puissance innée dans le Pouvoir pouvait-elle peser plus lourd que le respect et l’honneur acquis au cours des ans ? Pourtant, les Aes Sedai plus âgées obéissaient, et pour les femmes de la Famille, cela suffisait. Ieine, presque aussi grande qu’Aviendha et dont la peau était presque aussi sombre que le Peuple de la Mer, soutenait le regard de Nynaeve avec un sourire obséquieux, tandis que Dimana, aux cheveux roux striés de blanc, baissait la tête et que la blonde Sibella pouffait nerveusement dans sa main. Malgré leurs robes à la mode d’Ebou Dar, seule la svelte Tamarla au teint olivâtre, était Altarane, et pas même originaire de la cité.

Elles s’écartèrent à l’approche de Nynaeve, révélant une femme à genoux, les poignets liés derrière le dos, un sac sur la tête, en haillons poussiéreux. Elle était la raison de leur malaise, autant que les froncements de sourcils de Merilille ou les Réprouvés. Plus, peut-être.

Tamarla arracha le sac, découvrant un fouillis de minces tresses perlées de sueur. Ispan Shefar voulut se lever, parvint à se mettre à croupetons avant de retomber lourdement à la renverse, battant des paupières et pouffant bêtement. La sueur coulant sur son visage et quelques bleus consécutifs à la capture, gâchaient ses traits sans âge. De l’avis d’Aviendha, on l’avait traitée avec trop de douceur étant donné ses crimes.

Les herbes que Nynaeve l’avait forcée à avaler continuaient à embrumer son esprit et à affaiblir ses genoux, mais Kirstian l’entourait d’un écran avec tout le Pouvoir dont elle disposait. Aucune chance que l’Émissaire de l’Ombre ne s’enfuie – même si elle n’avait pas été droguée, Kirstian était aussi puissante dans le Pouvoir que Reanne, plus puissante que la plupart des Aes Sedai qu’elle connaissait – pourtant, même Sumeko tripotait nerveusement sa robe, et détournait les yeux de la femme à genoux.

— Les sœurs devraient se charger d’elles maintenant, dit Reanne d’une voix si tremblante qu’elle aurait pu appartenir à la Sœur Noire. Nynaeve Sedai, nous ne devrions pas gard… euh… être en charge d’une Aes Sedai.

— C’est vrai, intervint vivement Sumeko. Les Aes Sedai devraient la prendre en main maintenant, ajouta-t-elle avec anxiété.

Sibella renchérit, et des murmures d’approbation parcoururent les rangs de la Famille. Elles croyaient dur comme fer qu’elles étaient très inférieures aux Aes Sedai, et elles auraient sans doute préféré garder des Trollocs qu’une sœur.

Les regards désapprobateurs de Merilille et des autres sœurs changèrent devant le visage d’Ispan Shefar. Sareitha Tomares, qui portait le châle frangé de brun depuis seulement quelques années, et n’avait pas encore acquis l’air d’éternelle jeunesse des autres, la foudroya avec un tel dégoût qu’il aurait pu l’écorcher vive à cinquante pas. Adeleas et Vandene, les mains crispées sur leurs jupes, s’efforçaient de contenir la haine qu’elles éprouvaient pour cette femme qui avait été leur sœur et qui les avait trahies. Mais les regards dont elles gratifiaient le Cercle du Tricot ne valaient guère mieux. Elles aussi, elles pensaient du fond du cœur que les femmes de la Famille leur étaient très inférieures. Il n’y avait pas que ça, mais la traîtresse avait fait partie de leur confrérie, et elles seules avaient des droits sur elle. Aviendha était d’accord. Une Vierge qui trahissait ses sœurs de la lance se devait de mourir lentement et dans la honte.

Nynaeve remit violemment le sac sur la tête d’Ispan Shefar.

— Vous vous en êtes parfaitement tirées jusqu’à présent, et vous allez continuer, dit-elle fermement à la Famille. Si elle semble revenir à elle, faites-lui boire de cette mixture. Elle sera aussi saoule qu’une chèvre abreuvée à la bière. Pincez-lui le nez si elle ne veut pas avaler. Même une Aes Sedai avale quand on lui pince le nez et qu’on lui chauffe les oreilles.

La mâchoire de Reanne s’affaissa et ses yeux se dilatèrent, comme ceux de la plupart de ses compagnes. Sumeko acquiesça lentement de la tête, les yeux presque aussi exorbités que ceux des autres. Quand les femmes de la Famille prononçaient les mots « Aes Sedai », on aurait cru qu’elles parlaient du Créateur. La seule idée de pincer le nez d’une Aes Sedai, même Émissaire de l’Ombre, les horrifiait.

Et, à en juger par la mine des Aes Sedai, l’idée leur plaisait encore moins. Fixant Nynaeve, Merilille ouvrit la bouche, quand Elayne arriva près d’elle. La Sœur Grise s’en prit plutôt à elle, esquissant au passage un froncement de sourcils désapprobateur adressé à Birgitte. Elle éleva la voix, preuve évidente de son agitation ; habituellement, Merilille était très discrète.

— Elayne, vous devez parler à Nynaeve. Ces femmes sont désorientées et terrifiées. Cela n’arrangera rien qu’elle les effraye davantage. Si le Siège d’Amyrlin a vraiment l’intention de les laisser venir à la Tour (elle branla du chef en signe de dénégation et peut-être pour autre chose), elles doivent avoir une idée claire de leur place et…

— L’Amyrlin en a l’intention, l’interrompit Elayne.

Pour Nynaeve, la fermeté s’exprimait sous la forme d’un poing brandi ; pour Elayne, sous celle d’une calme certitude.

— Elles auront une nouvelle chance de postuler, et si elles échouent, on ne les renverra pas. Aucune femme capable de canaliser ne sera plus jamais coupée de la Tour. Elles feront toutes partie de la Tour Blanche.

Tripotant distraitement sa dague, Aviendha réfléchit à ces paroles. Egwene, le Siège d’Amyrlin dont parlait Elayne, disait à peu près la même chose. C’était une amie, elle aussi, mais elle ne jurait que par le fait d’être Aes Sedai. Pour sa part, Aviendha n’avait pas envie de faire partie de la Tour Blanche. Et elle doutait fort que Sorilea et aucune autre Sagette y aspirent.

Merilille soupira et croisa les mains, mais malgré son acceptation apparente, elle oublia quand même de baisser la voix.

— Comme vous voudrez, Elayne. Mais en ce qui concerne Ispan, nous ne pouvons pas simplement permettre…

Elayne leva une main impérieuse. La simple certitude fit place à l’autorité.

— Assez, Merilille ! Vous avez la Coupe des Vents à surveiller. C’est suffisant pour quiconque. Et ce sera suffisant pour vous.

Merilille ouvrit la bouche, puis la referma, acquiesçant légèrement de la tête. Sous le regard inflexible d’Elayne, les autres Aes Sedai hochèrent la tête également. Certaines à contrecœur. Sareitha ramassa vivement à ses pieds le ballot en forme de disque enveloppé dans de nombreuses couches de soie blanche. Ses bras faisaient à peine le tour de la Coupe des Vents qu’elle serra sur son cœur, et elle sourit anxieusement à Elayne, comme pour montrer qu’elle la surveillait étroitement.

Les femmes du Peuple de la Mer fixaient des yeux avides sur le ballot, légèrement inclinées. Aviendha n’aurait pas été surprise de les voir bondir à travers la cour pour s’emparer de la Coupe. Les Aes Sedai semblaient du même avis. Sareitha resserra ses bras sur son paquet, et Merilille se plaça entre elle et les Atha’an Miere. Les visages lisses des Aes Sedai se durcirent sous l’effort pour rester impassibles. Elles croyaient profondément que la coupe aurait dû leur appartenir. À leurs yeux, toutes les choses qui utilisaient ou manipulaient le Pouvoir Unique appartenaient à la Tour Blanche, quel que fût son possesseur. Mais il y avait le marché.

— Le jour avance, Aes Sedai, annonça à voix haute Renaile din Calon, et le danger menace. Du moins selon vos dires. Si vous croyez échapper à vos engagements par vos atermoiements, réfléchissez à deux fois. Tentez de rompre le marché, et, par le cœur de mon père, je retournerai immédiatement aux vaisseaux. Puis je revendiquerai la Coupe en réparation. Elle nous appartient depuis la Destruction.

— Surveillez votre langue quand vous parlez à des Aes Sedai, aboya Reanne, tout indignée et scandalisée, depuis son chapeau de paille bleu jusqu’aux solides souliers pointant sous ses jupons vert et blanc.

Les lèvres de Renaile din Calon se retroussèrent en un rictus.

— Ces ectoplasmes ont une voix, semble-t-il. Mais c’est étonnant qu’elles s’en servent sans la permission d’une Aes Sedai.

En un instant, la cour s’emplit de la cacophonie des insultes volant entre les deux camps, « mollassonnes », « sauvages », et pis encore, des cris stridents couvrirent les tentatives de Merilille pour faire taire Reanne et ses compagnes et apaiser les femmes du Peuple de la Mer. Plusieurs Pourvoyeuses-de-Vent cessèrent de tripoter la dague passée à leur ceinture et en saisirent fermement la poignée. L’aura de la saidar s’alluma autour d’une navigatrice, puis d’une autre, ce qui stupéfia les femmes de la Famille, sans toutefois endiguer leurs insultes. Ensuite, Sumeko embrassa la Source, puis Tamarla et la svelte Chilares aux yeux de biche. Bientôt, les deux groupes brillèrent, tandis que la colère montait et que les injures volaient.

Aviendha avait envie de gémir. D’un instant à l’autre, le sang commencerait à couler. Elle suivrait Elayne, naturellement, mais sa presque-sœur, en proie à une fureur froide, foudroyait équitablement la Famille et les Pourvoyeuses-de-Vent. Elayne ne tolérait pas la stupidité, la sienne ou celle des autres, et cette querelle, alors que sans doute l’ennemi approchait, en était une de la pire espèce. Aviendha saisit fermement la poignée de sa dague, puis, un instant plus tard, embrassa la saidar ; la joie et la vie l’envahirent jusqu’à lui faire monter les larmes aux yeux. Les Sagettes n’utilisaient le Pouvoir que lorsque les paroles avaient échoué, mais ni les paroles ni l’acier ne suffiraient ici. Elle aurait bien voulu savoir laquelle elle devrait tuer la première.

— Assez !

Le cri perçant de Nynaeve glaça toutes les langues. Des visages stupéfaits pivotèrent vers elle. Branlant du chef, elle tendit un index impérieux vers le Cercle du Tricot.

— Cessez de vous comporter comme des enfants ! dit-elle d’un ton à peine radouci. Ou avez-vous l’intention de vous chamailler jusqu’à ce que les Réprouvés viennent emporter la Coupe et nous avec ? Et vous, poursuivit-elle, brandissant le doigt vers les Pourvoyeuses-de-Vent, cessez de vous contorsionner pour ne pas respecter notre accord ! Vous n’aurez pas la Coupe avant d’avoir tenu tous vos engagements ! N’y comptez pas !

Nynaeve se retourna brusquement vers les Aes Sedai.

— Et vous… !

Devant leur calme stupéfaction, son flot de paroles se tarit progressivement, se terminant en un grognement. Les Aes Sedai n’avaient participé à la bataille que pour essayer de la calmer. Aucune ne brillait de l’aura de la saidar.

Cela ne suffit pas à apaiser complètement Nynaeve, naturellement. Elle tirait furieusement sur son chapeau, à l’évidence encore pleine de rage contenue. Les femmes de la Famille contemplaient les pavés, cramoisies de honte, et même les Pourvoyeuses-de-Vent semblaient un peu décontenancées, maugréant entre elles mais refusant d’affronter le regard rageur de Nynaeve. L’aura de la saidar s’éteignit autour d’une femme, puis d’une autre, jusqu’au moment où Aviendha fut la seule à tenir encore la Source.

Elle sursauta quand Elayne lui toucha le bras. Elle s’amollissait vraiment. Laisser ainsi quelqu’un approcher sans qu’elle s’en aperçoive et sursauter au moindre contact !

— Cette crise semble surmontée, murmura Elayne. Il est peut-être temps de nous mettre en route avant qu’une autre n’éclate.

Seule une légère rougeur attestait de sa colère passée à l’instar de Birgitte : depuis le liage, leurs réactions se reflétaient l’une dans l’autre comme dans un miroir.

— Grand temps, acquiesça Aviendha.

Encore un peu, et elle ne serait plus qu’une femmelette des Terres Humides.

Tous les yeux la suivirent quand elle vint se placer au centre de la cour, en un point qu’elle avait étudié et intégré jusqu’à ce qu’elle le connaisse les yeux fermés. Elle éprouvait une joie à tenir le Pouvoir et à travailler la saidar qu’elle n’aurait pas pu exprimer par des mots. Contenir la saidar et être contenue par elle, c’était vivre au-delà de toute expression. Illusion, disaient les Sagettes, aussi fausse et dangereuse qu’un mirage dans le Termool, et qui pourtant semblait plus réelle que les pavés sous ses pieds. Elle combattit l’envie d’attirer en elle encore plus de saidar ; elle en était déjà presque saturée. Elles s’approchèrent toutes quand elle commença à tisser les flux.

Qu’il y eût des choses que bien des Aes Sedai ne pouvaient pas faire continuait à stupéfier Aviendha après tout ce qu’elle avait vu. Plusieurs femmes du Cercle du Tricot étaient assez puissantes, mais seule Sumeko et, étonnamment, Reanne étudiaient ouvertement ce qu’elle faisait. Sumeko alla jusqu’à remuer les épaules, repoussant la main de Nynaeve qui lui tapotait le bras pour la rassurer – ce qui lui valut un regard de stupéfaction indignée, que Sumeko, les yeux fixés sur Aviendha, ne vit jamais. Toutes les Pourvoyeuses-de-Vent étaient assez puissantes. Elles la regardaient aussi avidement qu’elles avaient regardé la Coupe. Le marché leur donnait tous les droits.

Aviendha se concentra, et les flux se marièrent, créant une identité entre ce lieu et celui qu’elle, Elayne, et Nynaeve avaient choisi sur la carte. Elle fit un geste, comme pour ouvrir les rabats d’une tente. Cela ne faisait pas partie du tissage qu’Elayne lui avait enseigné, mais c’était presque tout ce qu’elle se rappelait de ce qu’elle avait fait elle-même, longtemps avant qu’Elayne ne crée son premier portail. Les flux fusionnèrent en une fente argentée verticale qui tourna sur elle-même et forma une ouverture dans l’air, plus haute qu’un homme et juste aussi large. Au-delà s’étendait une vaste clairière, entourée d’arbres de vingt ou trente pieds de haut, à des miles de la cité, de l’autre côté du fleuve. De hautes herbes brunes arrivaient jusqu’au portail, oscillant doucement sous la brise. Certaines de ces herbes étaient tranchées net, le plus souvent dans leur longueur. Comparée au bord d’un portail, une lame de rasoir paraissait émoussée.

Le portail l’emplit d’une grande insatisfaction. Elayne pouvait en créer un avec seulement une fraction de sa puissance, alors qu’elle, elle devait y consacrer presque toute la sienne. Elle était certaine de pouvoir en tisser un aussi haut et large que ceux d’Elayne, se servant du tissage qu’elle avait utilisé machinalement quand elle cherchait à échapper à Rand al’Thor, ce qui lui semblait une éternité auparavant, mais malgré toutes ses tentatives, seuls des fragments lui en revenaient. Elle n’était pas envieuse – au contraire, elle était fière des réussites de sa presque-sœur – mais ses propres échecs la remplissaient de honte. Sorilea ou Amys seraient dures avec elle, si elles savaient. Au sujet de la honte. Trop d’orgueil, décréteraient-elles. Amys devrait comprendre ; elle avait été Vierge de la Lance. Il y avait de la honte à échouer dans ce qu’on aurait dû être capable d’accomplir. Si elle n’avait pas été obligée de maintenir le tissage, elle se serait enfuie pour se cacher.

Le départ avait été soigneusement organisé, et toute la cour se mit en branle dès l’ouverture complète du portail. Deux femmes de la Famille remirent sur ses pieds l’Émissaire de l’Ombre, et les Pourvoyeuses-de-Vent se rangèrent rapidement derrière Renaile din Calon. Les domestiques sortirent les chevaux des écuries. Lan, Birgitte et l’un des Liges de Careane, un garçon dégingandé du nom de Cieryl Arjuna, franchirent immédiatement le portail, l’un derrière l’autre. Comme les Far Dareis Mais, les Liges revendiquaient toujours le droit de passer les premiers, pour aller reconnaître le terrain. Les pieds d’Aviendha la démangeaient de les suivre, mais ça n’aurait servi à rien. Contrairement à Elayne, elle ne pouvait pas s’éloigner de son tissage de plus de cinq ou six pas sans qu’il commence à se défaire, même si elle essayait de le nouer. C’était très frustrant.

Cette fois, on ne prévoyait pas de danger de l’autre côté, alors les Aes Sedai suivirent immédiatement, de même qu’Elayne et Nynaeve. De nombreuses fermes étaient éparpillées dans cette région boisée, et un berger égaré ou un couple d’amoureux devraient peut-être être écartés pour qu’ils n’en voient pas trop, mais aucun Émissaire ou Engeance de l’Ombre ne devait connaître cette clairière. Seules, Elayne et Nynaeve la connaissaient, et elles n’avaient jamais parlé de leur choix, par crainte des oreilles indiscrètes. Debout dans l’ouverture, Elayne interrogea Aviendha du regard, mais Aviendha lui fit signe de passer. Les plans étaient faits pour être suivis, à moins qu’il n’y ait une bonne raison de les modifier au dernier moment.

Les Pourvoyeuses-de-Vent commencèrent à traverser la clairière, soudain hésitantes, tandis qu’elle approchait de cette chose dont elle n’avait jamais rêvé, prenant une profonde inspiration avant de franchir le portail. Et d’un coup, les picotements recommencèrent.

Aviendha leva les yeux vers les fenêtres surplombant les écuries. N’importe qui pouvait se cacher derrière les écrans blancs en fer forgé et en bois ajouré. Tylin avait ordonné aux domestiques de se tenir à l’écart de ces fenêtres, mais qui irait arrêter Teslyn ou Joline… Quelque chose la poussa à regarder plus haut vers les flèches et les dômes. D’étroites corniches les entouraient, et sur l’une d’elles, très haut, une silhouette nimbée de soleil se découpait à contre-jour. Un homme.

Son souffle s’arrêta. Les mains posées sur le garde-corps en pierre, rien dans son attitude n’annonçait le danger, et pourtant, elle sut qu’il était responsable de ces picotements. Une Engeance de l’Ombre ne resterait pas là simplement pour regarder, mais cette créature, ce gholam… Ses entrailles se glacèrent. C’était peut-être simplement un domestique du palais. Peut-être, mais elle n’y croyait pas. Il n’y avait pas de honte à avoir peur.

Angoissée, elle jeta un coup d’œil sur les femmes qui continuaient à franchir le portail avec une lenteur exaspérante. La moitié des femmes du Peuple de la Mer étaient passées, et le Cercle du Tricot attendait derrière, fermant la marche, maintenant fermement l’Émissaire de l’Ombre, le malaise d’avoir à franchir le portail le disputant à la contrariété de voir les Pourvoyeuses-de-Vent passer les premières. Si elle formulait ses soupçons, les femmes de la Famille s’enfuiraient sûrement – la seule mention des Engeances de l’Ombre leur desséchait la bouche et leur liquéfiait les entrailles – tandis que Renaile din Calon pourrait revendiquer immédiatement la Coupe des Vents. Pour elle, la Coupe passait avant tout. Mais seule une fieffée imbécile aurait pensé à se gratter quand un lion approchait du troupeau qu’elle avait pour mission de garder. Elle arrêta une Atha’an Miere par sa manche de soie rouge.

— Dites à Elayne…

Un visage lisse comme de la pierre noire se tourna vers elle, les lèvres pulpeuses pincées en une ligne mince, les yeux noirs durs et implacables. Quel message pouvait-elle envoyer qui ne provoquerait pas les troubles qu’elle redoutait émanant des Atha’an Miere ?

— Dites à Elayne et Nynaeve d’être prudentes. Dites-leur que l’ennemi arrive toujours quand on s’y attend le moins. Vous devez absolument le leur dire.

La Pourvoyeuse-de-Vent hocha la tête, dissimulant à peine son impatience, mais, curieusement, elle attendit qu’Aviendha lâche sa manche avant de reprendre sa marche hésitante vers le portail.

La corniche en haut de la tour était maintenant déserte. Aviendha n’en ressentit aucun soulagement. Il pouvait être n’importe où. En train de descendre aux écuries. Qui ou quoi qu’il fût, il était dangereux ; ce n’était pas une tornade issue de son imagination. Les quatre derniers Liges, qui seraient les derniers à passer, s’étaient formés en carré autour du portail et, malgré son mépris pour leurs épées, Aviendha se félicita que d’autres qu’elle-même sachent se servir d’une arme. Non qu’ils aient plus de chances contre un gholam, ou pire, une Engeance de l’Ombre, que les domestiques qui attendaient avec les chevaux, ou elle-même.

Sombrement, elle attira le Pouvoir à elle, jusqu’à ce que la douceur de la saidar se transforme en douleur exquise. Un cheveu de plus, et la douleur deviendrait agonie pendant l’instant nécessaire pour mourir ou perdre ses facultés. Si seulement ces femmes qui traînaient les pieds pouvaient se presser un peu ! Pas de honte à ressentir la peur, mais elle craignait beaucoup que la sienne ne se lise sur son visage.

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