Ethenielle avait vu des montagnes plus basses que ces Monts Noirs mal nommés, gros tas de rochers à demi enterrés sillonnés d’un réseau de passages. Certains de ces passages auraient donné à réfléchir à des chèvres. On pouvait marcher trois jours dans des forêts desséchées et des prairies à l’herbe jaunie sans relever le moindre signe d’habitation humaine, puis, soudain, se trouver à une demi-journée de sept ou huit villages minuscules, tous ignorant le monde environnant. Les Monts Noirs étaient une région sauvage pour les fermiers, à l’écart des routes commerciales, et maintenant encore plus dure qu’en temps normal. Un léopard décharné, qui se serait normalement éclipsé à la vue des hommes, la regardait du haut d’une pente abrupte, à moins de quarante pas, quand elle passa avec son escorte en armure. Vers l’ouest, des vautours tournoyaient paresseusement dans le ciel comme un mauvais présage. Aucun nuage ne ternissait le ciel rouge sang, et pourtant il y avait des nuages d’une autre sorte. Quand le vent chaud soufflait, il soulevait des murs de poussière.
Avec cinquante de ses meilleurs hommes derrière elle, Ethenielle avançait avec insouciance, sans se presser. Contrairement à Surasa, son ancêtre quasi légendaire, elle n’entretenait pas l’illusion que le temps allait se conformer à ses souhaits, simplement parce qu’elle siégeait sur le Trône des Nuages ; quant à la hâte… Leurs lettres, soigneusement codées et gardées secrètes, avaient fixé un ordre de marche, déterminé par le besoin de chacun de voyager sans attirer l’attention. Chose difficile. Que certains pensaient impossible.
Fronçant les sourcils, elle pensa à la chance qui lui avait permis de venir si loin sans tuer personne, évitant ces hameaux minuscules même quand cela rajoutait des jours au voyage. Les quelques stedding ogiers ne posaient pas de problème – généralement, les Ogiers ne s’intéressaient guère à ce qui se passait chez les humains, et encore moins ces derniers temps, semblait-il – mais les villages… Ils étaient trop petits pour qu’y séjournent des yeux-et-oreilles de la Tour Blanche, ou de cet individu qui se prétendait le Dragon Réincarné – peut-être l’était-il ; elle ne savait pas ce qui était le pire – trop petits, et pourtant des colporteurs y passaient parfois. Ceux-ci charriaient autant de rumeurs que de marchandises, et ils parlaient à des gens qui eux-mêmes parlaient à d’autres, les rumeurs coulant comme une rivière aux mille ramifications à travers les Monts Noirs pour déboucher dans le monde extérieur. Avec quelques mots, un seul berger passé inaperçu pouvait allumer un fanal visible à cinq cents lieues. Le genre de fanal qui enflammait prairies et forêts. Cités peut-être. Nations.
— Ai-je fait le bon choix, Serailla ?
Mécontente d’elle-même, Ethenielle grimaça. Elle n’était plus une adolescente, mais ses quelques cheveux gris n’attestaient pas d’un âge l’autorisant à dire n’importe quoi. La décision était prise. Mais elle y pensait sans cesse. La vérité de la Lumière, c’est qu’elle n’était pas aussi insouciante qu’elle l’aurait voulu.
La Première Conseillère d’Ethenielle fit avancer sa jument isabelle à hauteur du hongre noir de la Reine. Avec son visage rond et placide et ses yeux noirs réfléchis, Serailla aurait pu être une paysanne fourrée dans la robe d’équitation d’une noble, mais l’esprit se cachant derrière cette apparence ordinaire était aussi aiguisé que celui de n’importe quelle Aes Sedai.
— Les autres choix ne comportaient pas moins de risques, seulement des risques différents, dit-elle d’une voix douce.
Corpulente, et pourtant gracieuse en selle comme elle l’était à la danse, Serailla était toujours douce.
— Quelle que soit la vérité, Majesté, la Tour Blanche paraît paralysée aussi bien que brisée. Vous auriez pu regarder la Dévastation tandis que le monde s’effondrait derrière vous. Vous l’auriez pu, si vous étiez une autre.
Le simple besoin d’agir. Est-ce cela qui l’avait amenée ici ?
Enfin, si la Tour Blanche ne voulait pas ou ne pouvait pas se charger de ce qu’il y avait à faire, quelqu’un d’autre devait s’en occuper. À quoi servait de garder la Dévastation si le monde s’effondrait derrière elle ?
Ethenielle regarda le svelte cavalier chevauchant à son autre côté, ses tempes striées de blanc lui donnant l’air dédaigneux, le fourreau richement orné de l’Épée de Kirukan reposant au creux de son bras. En tout cas, on l’appelait l’Épée de Kirukan, et le guerrier légendaire de la Reine Aramaelle aurait pu la porter. La lame était ancienne et, disaient certains, avait été forgée par le Pouvoir. La poignée à deux mains était tournée vers elle, comme l’exigeait la tradition, mais elle n’avait nulle intention de manier une épée comme certaines Saldaeanes exaltées. Une Reine était censée réfléchir, diriger et commander, ce qui lui était impossible si elle essayait de faire ce que n’importe quel soldat de son armée ferait mieux qu’elle.
— Et vous, Porteur d’Épée ? Avez-vous des scrupules à ce stade avancé ?
Le Seigneur Baldhere se retourna sur sa selle damasquinée d’or pour regarder les bannières portées par les cavaliers avançant derrière eux, roulées dans leurs étuis de cuir ouvragé et de velours brodé.
— Je n’aime pas dissimuler qui je suis, Majesté, dit-il d’un ton maniéré, pivotant vers l’avant. Le monde nous connaîtra bientôt, et saura ce que nous avons fait. Nous finirons tous morts, ou dans les légendes, ou les deux, alors autant qu’on sache quels noms nous donner.
Baldhere avait le verbe caustique et affectait de s’intéresser davantage à la musique et à ses vêtements qu’à toute autre chose – sa veste bleue bien coupée était la troisième qu’il portait ce jour-là – mais, comme celle de Serailla, cette apparence était trompeuse. Le Porteur d’Épée du Trône des Nuages assumait des responsabilités bien plus lourdes que cette épée dans son riche fourreau. Depuis la mort du roi son époux, quelque vingt ans plus tôt, Baldhere commandait pour elle ses armées sur le champ de bataille, et la plupart de ses soldats l’auraient suivi jusqu’au Shayol Ghul même. On ne le classait pas parmi les grands capitaines, mais il savait quand se battre et quand s’en abstenir, et quand il se battait, il savait comment gagner.
— Le lieu de rendez-vous doit être juste devant nous, dit soudain Serailla, à l’instant où Ethenielle vit l’éclaireur que Baldhere avait envoyé en reconnaissance, un individu sournois du nom de Lomas, arborant une tête de renard à la crête de son casque, qui arrêta sa monture au sommet du col s’ouvrant devant eux. Lance inclinée, il fit le geste signifiant « point de rencontre en vue ».
Baldhere fit pivoter son hongre aux lourdes épaules et vociféra l’ordre de s’arrêter à son escorte – il pouvait hurler quand il voulait – puis il éperonna son bai pour les rattraper, elle et Serailla. Ce devait être une réunion entre alliés de longue date, mais quand il dépassa Lomas, il lui ordonna sèchement de « surveiller et relayer ». Au cas où il y aurait des problèmes, Lomas ferait avancer l’escorte pour secourir leur reine.
Ethenielle eut un léger soupir en voyant Serailla approuver cet ordre de la tête. Alliés de longue date, certes, mais l’époque engendrait la suspicion comme le fumier les mouches. Ce qu’ils envisageaient remuait le fumier et faisait s’envoler les mouches. Dans le Sud, trop de souverains étaient morts ou avaient disparu au cours de l’année précédente pour que le fait de porter une couronne lui apporte quelque réconfort. Trop de pays avaient été écrasés autant que l’aurait fait une armée de Trollocs. Qui qu’il fût, cet al’Thor avait à répondre de nombreuses catastrophes. Très nombreuses.
Derrière Lomas, le col s’ouvrait sur un bassin peu profond, presque trop petit pour être qualifié de vallée, avec des arbres trop espacés pour parler de bosquets. Lauréoles, sapins bleus et pins avaient encore un peu de verdure, de même que quelques chênes, mais les autres étaient gainés de brun quand ils n’étaient pas totalement dénudés. Vers le sud se trouvait ce qui faisait de cet endroit le lieu idéal pour une rencontre. Une flèche svelte comme une colonne de dentelle dorée étincelante, fichée de travers et partiellement enterrée au flanc de la colline, dépassait les arbres de soixante-dix pieds. Tous les enfants des Monts Noirs la connaissaient, mais il n’y avait pas un village à quatre jours de marche, et personne n’en approchait volontairement à moins de dix milles. On racontait que la toucher provoquait la mort, qu’elle suscitait des visions de folie, et que les morts y marchaient.
Ethenielle ne se considérait pas comme influençable, mais elle frissonna légèrement. Nianh disait que la flèche datait de l’Ère des Légendes et qu’elle était inoffensive. Avec de la chance, l’Aes Sedai n’avait aucune raison de rappeler cette conversation remontant à des années. Dommage qu’on ne puisse pas faire marcher les morts ici. D’après la légende, Kirukan avait décapité un faux dragon de ses propres mains, et mis au monde deux fils d’un autre homme qui pouvait canaliser. Ou peut-être du même homme. Elle avait su comment ils devaient faire pour atteindre leur but, et survivre.
Comme prévu, les deux premiers qu’Ethenielle venait voir attendaient, chacun avec deux assistants. Le long visage de Paitar Nachiman avait plus de rides que l’homme incroyablement beau qu’elle avait admiré quand elle était petite fille, sans parler des cheveux clairsemés, dont la plupart grisonnants. Heureusement, il avait renoncé à la mode des tresses qui sévissait en Arafel et il portait maintenant les cheveux coupés court. Il se tenait très droit sur sa selle, sa tunique brodée de soie verte n’avait pas besoin d’épaulettes, et elle savait qu’il pouvait toujours manier avec vigueur et adresse l’épée qu’il portait à la ceinture. Easar Togita, visage carré et crâne rasé à l’exception d’un chignon, en tunique très simple couleur de vieux bronze, avait une tête de moins que le Roi d’Arafel, et il était plus mince. Pourtant, à côté de lui, Paitar paraissait presque avachi. Easar de Shienar ne fronçait pas les sourcils – tout au plus une tristesse imperceptible semblait-elle permanente dans son regard – mais il aurait pu être fait du même métal que la longue épée qu’il portait dans le dos. Elle faisait confiance aux deux hommes – et espérait que leurs liens familiaux justifiaient cette confiance. Les mariages avaient toujours cimenté les Marches autant que leur guerre contre la Dévastation. Sa fille était mariée au troisième fils d’Easar, et son fils à la petite-fille préférée de Paitar, de même qu’un frère et deux sœurs mariés dans leurs Maisons.
Leurs compagnons étaient aussi différents que leurs maîtres. Comme toujours, Ishigari Terasian semblait sortir d’une beuverie, en état de stupeur, l’homme le plus gros qu’elle eût jamais vu sur une selle, sa belle tunique rouge toute fripée, les yeux chassieux, les joues mal rasées. Par contraste, Kyril Shianri était grand et mince, presque aussi élégant que Baldhere, malgré la poussière et la sueur sur son visage, avec des clochettes aux revers de ses bottes et de ses gants, et aussi dans ses tresses. Il arborait son air revêche habituel, et toisait toujours froidement tout le monde, à l’exception de Paitar. Shianri était un imbécile à bien des égards – les rois d’Arafel se donnaient rarement la peine de feindre écouter leurs conseillers, s’en remettant plutôt à leurs reines – mais il avait plus de qualités que ce qu’on voyait au premier regard. Agelmar Jagad aurait pu être une version agrandie d’Easar, homme de pierre et d’acier habillé simplement, mieux armé que Baldhere, attendant de déchaîner la mort subite. Alesune Chulin, quant à elle, était aussi svelte que Serailla était boulotte, aussi jolie que Serailla ordinaire, aussi explosive que Serailla calme. Alesune semblait être née pour ses belles soies bleues. Toutefois, il était bon de se rappeler que juger Serailla sur son apparence était également une erreur.
— Que la Paix et la Lumière vous favorisent, Ethenielle de Kandor, dit Easar d’un ton bourru comme elle s’arrêtait devant eux.
— Que la Lumière vous étreigne, Ethenielle de Kandor, entonna Paitar au même instant.
Paitar avait une voix dotée du pouvoir d’accélérer le cœur des femmes. Et une épouse sachant qu’il lui appartenait corps et âme. Ethenielle doutait que Menuki eût jamais eu une réaction de jalousie dans sa vie, ni aucune raison d’être jalouse.
Ses salutations furent tout aussi brèves, et elle termina sans ambages par :
— J’espère que jusqu’ici personne ne vous a repérés.
Easar grogna, et, appuyé sur son troussequin, la lorgna sombrement. C’était un homme dur, mais, onze ans après son veuvage, il pleurait encore sa femme. Il avait écrit des poèmes pour elle. L’apparence est souvent trompeuse chez un homme.
— Si nous avons été vus, Ethenielle, autant repartir tout de suite.
— Vous parlez déjà de rebrousser chemin ?
Malgré son geste et son ton dédaigneux, Shianri parvint à éviter le duel grâce à ses bonnes manières. Malgré tout, Agelmar le scruta froidement, se décalant légèrement sur sa selle en homme qui se remémore où sont ses armes. Bien qu’anciens alliés au cours de maintes batailles le long de la Dévastation, le doute planait désormais.
Alesune fit piaffer sa monture, une jument grise aussi grande qu’un destrier. Les fines mèches blanches striant ses longs cheveux noirs prirent soudain l’apparence d’une crête posée sur un casque, et ses yeux faisaient oublier que les femmes du Shienar ne s’entraînaient jamais au maniement des armes et ne se battaient jamais en duel. Son titre était simplement shatayan de la maison royale, mais quiconque croyait que l’influence d’une shatayan se limitait à donner des ordres aux cuisinières, aux servantes et aux fournisseurs commettait une grave erreur.
— La témérité n’est pas le courage, Seigneur Shianri. Nous laissons la Dévastation sans protection, et si nous échouons, peut-être même si nous réussissons, certains d’entre nous risqueraient de se retrouver avec leur tête au bout d’une pique. Peut-être nous tous. La Tour Blanche pourrait très bien y veiller à défaut de cet al’Thor.
— La Dévastation semble presque endormie, marmonna Terasian, frictionnant son menton charnu, ce qui fit crisser sa moustache. Je ne l’ai jamais vue si tranquille.
— L’Ombre ne dort jamais, intervint calmement Jagad. Terasian hocha la tête, comme si cela aussi était à considérer.
Agelmar était l’un des meilleurs généraux qu’on pût trouver, et sa place de Terasian à la droite de Paitar ne venait pas seulement de ce qu’il était un bon compagnon de beuverie.
— Ce que j’ai laissé derrière moi suffit à garder la Dévastation à moins d’une reprise des Guerres Trolloques, dit Ethenielle d’une voix ferme. J’espère que vous en avez tous fait autant. Mais peu importe. Quelqu’un croit-il vraiment que nous pouvons repartir maintenant ?
Question ironique qui n’appelait pas de réponse, mais qui en reçut une quand même.
— Repartir ? s’écria derrière eux une voix aiguë de jeune femme.
Tenobia de Saldaea fendit le groupe au galop, arrêtant sa monture si brusquement qu’elle se cabra de façon flamboyante. De minces rangées de perles descendaient tout le long de son étroite jupe d’équitation, tandis que d’épaisses volutes de broderies rouges et blanches soulignaient la finesse de sa taille et le galbe de sa poitrine. Grande pour une femme, elle parvenait à être jolie malgré un nez pour le moins proéminent. Ses grands yeux en amande d’un bleu profond et son assurance renforçaient son charme. Comme prévu, la Reine de Saldaea n’était accompagnée que de Kalyan Ramsin, l’un de ses nombreux oncles, grisonnant et abondamment balafré, avec un visage d’aigle et de grosses moustaches tombantes. Tenobia Kazadi tolérait les conseils des soldats, mais de personne d’autre.
— Je ne repartirai pas, dit-elle avec véhémence, quoi que vous fassiez, vous autres. J’ai envoyé mon cher oncle Davram avec mission de me rapporter la tête du faux Dragon Mazrim Taim, et voilà que lui et Taim suivent tous les deux cet al’Thor, s’il faut en croire ce que j’entends. J’ai près de cinquante mille hommes derrière moi, et quoi que vous décidiez, je ne repartirai pas avant que mon oncle et al’Thor sachent exactement qui gouverne la Saldaea.
Ethenielle échangea des regards avec Serailla et Baldhere, tandis que Paitar et Easar lui affirmaient qu’ils avaient aussi l’intention de rester. Serailla remua imperceptiblement la tête, haussa les épaules. Baldhere leva ouvertement les yeux au ciel. Ethenielle n’avait pas exactement espéré que Tenobia déciderait de se tenir à l’écart, mais elle causerait certainement des problèmes.
Les Saldaeans étaient une étrange engeance – Ethenielle s’était souvent demandé comment faisait sa sœur Einone pour être heureuse, mariée à un autre oncle de Tenobia –, mais Tenobia portait leur étrangeté à l’extrême. On attendait de tous les Saldaeans qu’ils soient extravagants, et Tenobia prenait plaisir à choquer les Domanis, et faisait paraître ternes les Altarans. Les colères des Saldaeans étaient légendaires ; celles de Tenobia étaient comme un feu rageant dans la tempête, et on ne savait jamais d’où viendrait l’étincelle. Ethenielle ne voulait même pas penser à la difficulté qu’il y aurait à lui faire entendre raison quand elle ne le voulait pas ; seul Davram Bashere en avait été capable. Et puis, il y avait la question du mariage.
Tenobia était encore jeune, quoiqu’ayant dépassé l’âge du mariage depuis des années – le mariage était un devoir pour tous les membres d’une maison royale ; il fallait conclure des alliances et engendrer un héritier –, pourtant Ethenielle n’avait jamais pensé à elle pour aucun de ses fils. Concernant le choix d’un mari, les exigences de Tenobia égalaient toutes les autres. Il devait être capable d’affronter et de massacrer une douzaine de Myrddraals en même temps. Tout en jouant de la harpe et en composant de la poésie. Il devait avoir la faculté de tenir la dragée haute à un savant, tout en descendant à cheval une falaise abrupte. Naturellement, il s’inclinerait devant elle – elle était la reine, après tout –, sauf que, parfois, elle attendrait de lui qu’il ignore ce qu’elle disait et qu’il la jette sur son épaule. C’était exactement ce qu’elle désirait !
Et que la Lumière le protège s’il choisissait de la jeter sur son épaule quand elle souhaitait sa déférence, ou le contraire ! Elle ne l’avait jamais exprimé ainsi, mais toute femme de bon sens l’ayant entendue parler comprenait rapidement que Tenobia mourrait vierge. Ce qui signifiait que son oncle Davram lui succéderait, si elle le laissait vivre après ça, ou alors l’héritier de Davram.
Un mot fit dresser l’oreille d’Ethenielle, et elle se redressa brusquement sur sa selle.
— Aes Sedai ? dit-elle sèchement. Qu’y a-t-il au sujet des Aes Sedai ?
À part celle de Paitar, toutes leurs conseillères de la Tour Blanche les avaient quittés en apprenant les troubles qu’il y avait à Tar Valon, sa propre Nianh et l’Aisling d’Easar ayant disparu sans laisser de trace. Si les Aes Sedai avaient eu vent de leur projet… Enfin, les Aes Sedai avaient toujours des projets à elles. Toujours. Elle n’aimerait pas découvrir qu’elle plongeait les mains non pas dans un, mais deux nids de guêpes.
Paitar haussa les épaules, l’air un rien embarrassé. Ce qui, pour lui, n’était pas insignifiant. Comme Serailla, il ne laissait jamais rien le bouleverser.
— Vous ne pouviez pas penser que je laisserais Coladara derrière moi, Ethenielle, dit-il d’un ton conciliant, même si j’avais pu lui cacher les préparatifs.
Elle ne l’avait pas pensé ; la sœur préférée de Paitar était Aes Sedai et Kiruna lui avait inspiré une profonde tendresse pour la Tour. Ethenielle ne l’avait pas pensé, mais elle l’avait espéré.
— Coladara a reçu des visiteurs, poursuivit-il. Sept. Les emmener avec nous m’a semblé prudent étant donné les circonstances. Heureusement, il n’a pas fallu grand-chose pour les convaincre. En fait, rien.
— Que la Lumière illumine et préserve nos âmes, dit Ethenielle dans un souffle, repris par Serailla et Baldhere. Huit sœurs, Paitar ?
Maintenant, la Tour Blanche connaissait tous leurs projets, sans aucun doute.
— Et j’en ai cinq de plus, intervint Tenobia, du ton dont elle aurait annoncé qu’elle avait une nouvelle paire de sandales. Elles m’ont trouvée juste comme je quittai la Saldaea. Par hasard, j’en suis sûre. Elles ont eu l’air aussi surprises que moi. Après avoir appris ce que j’allais faire – je ne sais pas comment elles l’ont su, mais elles le savaient – après l’avoir appris, donc, j’étais certaine qu’elles se dépêcheraient d’aller trouver Memara.
Tenobia fronça les sourcils, dans un bref accès de fureur. Elaida avait fait un très mauvais calcul en envoyant une sœur tenter d’intimider Tenobia.
— Finalement, termina-t-elle, Illeisien et les autres étaient plus résolues au secret que moi.
— Même ainsi, dit Ethenielle. Treize sœurs. Il suffit que l’une d’elles trouve un moyen d’envoyer un message. Quelques lignes. En intimidant un soldat ou une servante. L’un de vous croit-il qu’on peut les en empêcher ?
— Les dés sont jetés, dit simplement Paitar.
Les Arafelliens étaient presque aussi étranges que les Saldaeans.
— Plus au sud, ajouta Easar, ce sera peut-être un avantage que d’avoir treize Aes Sedai avec nous.
Suivit un silence, pendant lequel tous ruminèrent les implications de ces paroles. Personne ne voulait les formuler. Ce n’était pas du tout la même chose que d’affronter la Dévastation.
Tenobia eut un éclat de rire soudain, choquant. Son hongre tenta de piaffer, mais elle lui serra la bride.
— J’ai l’intention de me diriger vers le sud aussi vite que possible, mais je vous invite tous à dîner dans mon camp ce soir. Vous pourrez parler à Illeisien et à ses compagnes, et voir si votre jugement recoupe le mien. Demain soir, nous pourrions peut-être nous retrouver tous au camp de Paitar et questionner les amies de sa Coladara.
La proposition était si sensée, si manifestement nécessaire, qu’elle fut immédiatement adoptée. Puis Tenobia ajouta après réflexion :
— Mon oncle Kalyan serait honoré si vous lui permettiez de siéger près de vous ce soir, Ethenielle. Il vous admire beaucoup.
Ethenielle jeta un coup d’œil vers Kalyan Ramsin – il avait arrêté son cheval derrière celui de Tenobia, sans un mot, presque immobile. D’un coup d’œil furtif, l’aigle grisonnant souleva ses lourdes paupières. Elle vit quelque chose qu’elle n’avait plus vu depuis la mort de son Brys, un homme regardant non pas une reine, mais une femme. Le choc faillit lui couper le souffle. Tenobia les regarda alternativement, un petit sourire satisfait aux lèvres.
Ethenielle s’embrasa d’indignation. Ce sourire rendait clair comme de l’eau de roche ce que le regard de Kalyan n’avait que suggéré. Cette gamine avait l’intention de la marier, elle, à cet homme ? Cette enfant se permettait de… Soudain, la consternation remplaça la fureur. Elle-même était plus jeune que Tenobia quand elle avait arrangé le mariage de sa sœur veuve, Nazelle. Raison d’État. Pourtant Nazelle en était venue à aimer le Seigneur Ismic bien qu’ayant protesté au départ. De nouveau, elle regarda Kalyan, plus longuement. Son visage parcheminé n’exprimait plus que le respect, pourtant, elle revit son regard. Le consort qu’elle choisirait devrait être un homme dur. Dans les mariages qu’elle avait arrangés, elle avait toujours exigé une chance d’amour pour ses enfants, sinon pour sa fratrie, et elle n’en voulait pas moins pour elle-même.
— Au lieu de perdre notre temps à bavarder, dit-elle, plus oppressée qu’elle ne l’aurait voulu, faisons ce pour quoi nous sommes là.
Que la Lumière brûle son âme, elle était une adulte, pas une gamine qui rencontre pour la première fois un soupirant.
— Eh bien ? demanda-t-elle, cette fois avec toute la fermeté qu’il fallait.
Tous leurs accords avaient été conclus par l’intermédiaire de ces lettres discrètes, et leurs plans devraient être modifiés à mesure qu’ils avanceraient vers le sud et que les situations évolueraient. Cette réunion n’avait eu qu’un seul but : l’antique cérémonie des Marches qui n’avait eu lieu que sept fois depuis la Destruction. Cette cérémonie les engagerait plus que des mots ne l’auraient fait, si forts soient-ils. Les souverains rapprochèrent leurs chevaux, tandis que les autres reculaient.
Ethenielle eut une respiration sifflante quand sa dague de ceinture entailla sa paume gauche. Tenobia éclata de rire en coupant la sienne. Paitar et Easar semblaient s’extraire des échardes. Quatre mains se tendirent, se rencontrèrent, se serrèrent, leur sang se mélangeant, dégouttant sur le sol, absorbé par la terre.
— Nous sommes un jusqu’à la mort, dit Easar.
— Nous sommes un jusqu’à la mort, répétèrent-ils tous ensemble.
Par le sang et la terre, ils étaient engagés. Maintenant, ils devaient trouver Rand al’Thor. Et faire ce qui devait être fait. Quel qu’en fût le prix.
Quand Verin fut sûre que Turanna pouvait s’asseoir sans aide sur le coussin, elle se leva, et laissa la Sœur Blanche avachie boire son eau à petites gorgées. Essayer, en tout cas. Les dents de Turanna cognaient contre la coupe en argent, ce qui n’était pas surprenant. L’entrée de la tente était si basse que Verin dut se baisser pour passer la tête à l’extérieur. La méfiance lui vrilla le dos quand elle se pencha. Elle ne craignait pas la femme qui frissonnait derrière elle dans une grossière robe de drap noir. Verin l’entourait étroitement d’un écran ; elle doutait que Turanna eût assez de force dans les jambes en cet instant pour bondir sur elle par-derrière, même si une idée aussi incroyable lui venait. Ce n’était pas la tournure d’esprit des Blanches. D’ailleurs, dans l’état de Turanna, il était douteux qu’elle puisse canaliser un cheveu pendant plusieurs heures, même si aucun écran ne l’en avait empêchée.
Le camp des Aiels couvrait les collines qui cachaient Cairhien, les tentes basses couleur de terre remplissant tout l’espace entre les rares arbres encore en place si près de la ville. De légers nuages de poussière flottaient dans l’air, mais ni la poussière, ni la chaleur, ni l’éclat d’un soleil rageur ne troublaient le moins du monde les Aiels. Activité et agitation régnaient partout, comme dans n’importe quelle cité. Dans son champ visuel, elle vit des hommes qui préparaient le gibier et rapiéçaient les tentes, aiguisaient des couteaux et confectionnaient les bottes souples qu’ils portaient tous. Les femmes faisaient la cuisine et des gâteaux sur des feux de camp, tissaient sur de petits métiers, surveillaient les enfants du camp. Partout détalaient des gai’shains en robes blanches, portant des fardeaux, battant des tapis, ou soignant des mules et des chevaux de bât. Pas de colporteurs ni de marchands. Aucune charrette ou calèche, naturellement. Une cité ? Cela ressemblait plutôt à mille villages juxtaposés. Le nombre des hommes était très supérieur à celui des femmes, et, à l’exception des forgerons qui frappaient sur leurs enclumes, tous les hommes qui n’étaient pas en blanc portaient des armes. La plupart des femmes aussi.
Leur nombre égalait certainement celui d’une grande cité, plus que suffisant pour envelopper totalement quelques Aes Sedai prisonnières ; pourtant, Verin vit une femme en noir peinant à moins de cinquante pas, tramant derrière elle un gros tas de pierres dans une peau de bœuf. Le capuchon cachait son visage, mais dans le camp, personne ne portait ces robes noires sauf les sœurs prisonnières. Une Sagette marchait à côté de la peau, rayonnant du Pouvoir qui créait un écran autour de la captive, tandis que deux Vierges l’encadraient, l’encourageant de leurs badines quand elle ralentissait. Verin se demanda si elle était censée voir ça. Le matin même, elle avait croisé une Coiren Saeldain aux yeux hagards, escortée d’une Sagette et de deux grands Aiels, titubant sur la pente, un grand panier plein de sable sur la tête. La veille, c’était Sarene Nemdahl. Ils l’obligeaient à transvaser avec ses mains de l’eau d’un seau en cuir dans un autre, la cravachaient pour qu’elle aille plus vite et chaque fois que, dans sa hâte, elle faisait tomber une goutte d’eau. Sarene, sans espérer de réponse, s’était arrêtée un instant pour demander des explications à Verin. Mais elle n’en avait pas trouvé avant que les Vierges ne contraignent Sarene à reprendre sa tâche inutile.
Elle réprima un soupir. D’une part, elle n’aimait pas vraiment voir des sœurs traitées de cette façon, quelle qu’en fût la raison ou la nécessité, et d’autre part, il était évident que bon nombre de Sagettes voulaient… Quoi ? Qu’elles sachent qu’être Aes Sedai ne comptait pas ici ? Ridicule. Il y avait des jours qu’on le leur avait fait clairement comprendre. Peut-être qu’on pouvait les mettre en robes blanches, elles aussi ? Pour le moment, elle pensait être à l’abri de ce traitement, mais les Sagettes cachaient beaucoup de secrets qu’elle n’avait pas encore compris, dont le fonctionnement de leur hiérarchie. Pourtant sa propre vie en dépendait. Les femmes qui donnaient des ordres à un moment donné les recevaient d’autres qu’elles avaient elles-mêmes commandées précédemment, puis le mouvement s’inversait sans raison apparente. Mais personne ne donnait des ordres à Sorilea, et en cela résidait peut-être la sécurité. En un sens.
Elle ne put réprimer un élan de satisfaction. Tôt le matin, au Palais du Soleil, Sorilea avait exigé de savoir ce qui faisait le plus honte à ceux des Terres Humides. Kiruna et les autres sœurs n’avaient pas compris ; elles ne faisaient manifestement aucun effort pour voir ce qui se passait ici, craignant sans doute ce qu’elles pourraient apprendre, et qui pourrait peser sur leurs serments. Elles se justifiaient toujours en évoquant le destin qui les avait menées sur ce chemin. Verin avait des raisons de suivre le sien, et un but. Elle possédait aussi une liste dans sa poche, prête à être remise à Sorilea quand elles seraient seules. Inutile que les autres soient au courant. Il y avait des captives qu’elle n’avait jamais rencontrées, mais elle pensait que pour la plupart de ces femmes, cette liste résumait les faiblesses que Sorilea recherchait. La vie allait devenir beaucoup plus difficile pour les femmes en noir. Et, avec de la chance, ses efforts seraient largement récompensés.
Deux grandes brutes d’Aiels, chacun avec un long manche de hache en travers des épaules, étaient assis bien droits juste devant la tente, apparemment absorbés dans une partie de ficelle magique. Ils s’interrompirent immédiatement pour regarder autour d’eux quand elle passa la tête hors des rabats. Malgré sa taille, Coram se leva comme un serpent qui s’étire, et Mendan s’apprêta à ranger la ficelle. Si elle s’était tenue redressée, sa tête aurait à peine atteint la poitrine de l’un ou l’autre. Bien sûr, elle aurait pu les renverser et les fesser. Si elle avait osé. Elle en avait envie parfois. C’étaient les guides qu’on lui avait assignés, sa protection contre les malentendus du camp. Et ils rapportaient sans aucun doute tout ce qu’elle disait ou faisait. En un sens, elle aurait préféré avoir Tomas avec elle. Cacher un secret à son Lige est beaucoup plus difficile que cacher un secret à des étrangers.
— Prévenez Colinda que j’en ai terminé avec Turanna Norill, je vous prie, dit-elle à Coram. Et demandez-lui de m’envoyer Katerine Alruddin.
Elle voulait s’occuper en premier des sœurs qui n’avaient pas de Liges.
Il hocha la tête et s’éloigna au petit trot, sans dire un mot. Ces Aiels ne se souciaient guère de civilités.
Mendan se raccroupit, la regardant de ses yeux d’un bleu saisissant. L’un des deux restait toujours avec elle, quoi qu’elle pût dire. Mendan avait un bandeau rouge noué sur les tempes, marqué de l’ancien symbole des Aes Sedai. Comme tous les hommes qui le portaient, ainsi que les Vierges, il semblait attendre qu’elle fasse une erreur. Enfin, ce n’étaient pas les premiers, ni les plus dangereux. Soixante et onze ans avaient passé depuis qu’elle avait commis un sérieux faux pas.
Elle gratifia Mendan d’un sourire volontairement évasif, et allait rentrer dans la tente quand quelque chose accrocha soudain son regard et la retint comme un étau. Si l’Aiel avait voulu lui trancher la gorge en cet instant, elle ne l’aurait sans doute pas remarqué.
Non loin de l’endroit où elle se tenait courbée entre les rabats de la tente, neuf ou dix femmes agenouillées en ligne roulaient des meules sur des pierres plates, comme celles des fermes isolées. D’autres femmes apportaient des paniers de grain et remportaient la grossière farine. L’une d’elles, sensiblement plus petite que les autres, la seule n’ayant pas les cheveux lui tombant jusqu’à la taille voire plus bas, ne portait aucun collier ou bracelet. Elle leva les yeux, et son visage, déjà rougi par le soleil, s’empourpra davantage quand elle rencontra le regard de Verin. Durant un instant seulement, avant de retourner précipitamment à sa tâche.
Verin rentra vivement dans la tente, l’estomac noué. Irgain était de l’Ajah Verte. Ou plutôt, l’avait été, avant que Rand al’Thor ne la désactive. Être entourée d’un écran émoussait et brouillait le lien avec son Lige, mais être désactivée le tranchait aussi sûrement que la mort. L’un des deux Liges d’Irgain était apparemment mort du choc, et l’autre était mort en tentant de tuer des milliers d’Aiels sans faire aucun effort pour s’échapper. Irgain aurait sans doute voulu être morte elle aussi. Désactivée. Verin pressa ses deux mains sur son estomac. Elle ne vomirait pas. Elle avait vu pire qu’une femme désactivée. Bien pire.
— Il n’y a pas d’espoir, non ? murmura Turanna d’une voix rauque.
Elle pleurait silencieusement, fixant dans sa coupe en argent quelque chose de lointain et d’horrible.
— Pas d’espoir.
Les pensées se bousculaient dans la tête de Verin, aucune ne concernant Turanna. La désactivation d’Irgain lui donnait l’impression d’avoir le ventre plein de graisse rance ; la Lumière en était témoin. Mais qu’est-ce qu’elle faisait à moudre du grain ? Et nue comme les Aielles ! L’avait-on mise au travail à cet endroit juste pour que Verin la voie ? Question stupide. Même avec un ta’veren aussi puissant qu’al’Thor à quelques miles, il y avait des limites au nombre de coïncidences qu’elle pouvait accepter. S’était-elle trompée dans ses calculs ? Au pire, ce ne pouvait être qu’une petite erreur. Sauf que, parfois, les petites erreurs étaient aussi fatales que les grosses. Combien de temps tiendrait-elle si Sorilea décidait de la briser ? Un temps lamentablement court, soupçonnait-elle. À certains égards, Sorilea était aussi dure que tout ce qu’elle avait connu jusque-là. Et rien de ce qu’elle pouvait dire n’y changerait rien. Un souci à mettre de côté pour plus tard. Inutile d’anticiper.
S’agenouillant, elle fit un effort pour réconforter Turanna, mais sans plus. Les paroles de réconfort lui paraissaient aussi creuses qu’à Turanna, à en juger son regard désolé. Rien ne pouvait changer la situation de Turanna, sauf Turanna elle-même, et c’était à elle d’en décider. La Sœur Blanche continua à pleurer, les épaules secouées de sanglots silencieux, le visage inondé de larmes. L’entrée de deux Sagettes et d’une paire de jeunes Aiels trop grands pour se tenir droits dans la tente, fut un soulagement. Pour Verin en tout cas. Elle se leva et fit la révérence, mais dans la plus parfaite indifférence.
Daviena avait les yeux verts et des cheveux blond roux, Losaine, les yeux gris et des cheveux noirs où le soleil mettait des reflets cuivrés, toutes les deux la dépassant de la tête et des épaules et arborant l’air de femmes chargées d’une tâche qu’elles auraient préféré laisser à d’autres. Aucune ne pouvait canaliser suffisamment fort pour être certaine de contrôler Turanna toute seule, mais elles se liaient comme si elles avaient formé des cercles toute leur vie, et la lumière de la saidar autour de l’une se fondait dans l’aura de l’autre, bien qu’elles fussent séparées. Verin se força à sourire pour éviter de froncer les sourcils. Où avaient-elles appris à se lier ainsi ? Elle aurait parié tout ce qu’elle possédait qu’elles ne le savaient pas seulement quelques jours plus tôt.
Alors, tout alla très vite et en douceur. Les deux hommes remirent Turanna sur pied en la tirant par les bras, et elle lâcha sa coupe. Vide, heureusement pour elle. Elle ne se débattit pas, ce qui était aussi bien, étant donné que l’un ou l’autre aurait pu la transporter sous son bras comme un sac de grain, mais sa bouche béait, émettant une lamentation continue. Les Aiels n’y prêtèrent aucune attention. Daviena, au centre du cercle, se chargea de l’écran, et Verin relâcha totalement la Source. Aucune d’elles ne lui faisait suffisamment confiance pour la laisser tenir la saidar sans une raison connue, quels que fussent les serments qu’elle avait prêtés. Personne ne sembla le remarquer, mais dans le cas contraire, elles s’en seraient immédiatement aperçues. Les hommes tirèrent Turanna, ses pieds nus traînant sur les tapis superposés formant le sol de la tente, et les Sagettes les suivirent. Et ce fut tout. Ce qui pouvait être fait avec Turanna l’avait été.
Poussant un long soupir, Verin s’avachit contre un coussin multicolore à pompons. Près d’elle reposait un plateau doré en cordes tressées. Emplissant l’une des deux tasses dépareillées à un pichet en étain, elle but longuement. Son travail donnait soif, et fatiguait. Il restait encore des heures de jour, mais elle avait l’impression d’avoir porté un gros coffre sur vingt miles. Dans la montagne. Elle reposa la tasse sur le plateau et tira de sa ceinture un carnet relié en cuir. On la faisait toujours attendre pour lui apporter ce qu’elle demandait. Relire ses notes – et en prendre d’autres – ne lui ferait pas de mal.
Il lui semblait inutile de prendre des notes sur les captives, mais l’apparition soudaine de Cadsuane Melaidhrin, trois jours plus tôt, était une source d’inquiétude. Qu’est-ce que cherchait Cadsuane ? On pouvait laisser de côté ses compagnes, mais Cadsuane elle-même était une légende, et même les parties crédibles de la légende en faisaient quelqu’un de très dangereux. Dangereux et imprévisible. Elle prit une plume dans la petite écritoire en bois dont elle ne se séparait jamais et la trempa dans l’encrier. Et une autre Sagette entra dans la tente.
Verin se leva si précipitamment que son carnet tomba à terre. Aeron ne pouvait pas canaliser du tout, mais Verin lui fit une révérence beaucoup plus profonde qu’à Daviena et Losaine. Au plus bas de son salut, elle arrangea ses jupes pour couvrir le carnet, mais Aeron s’en saisit vivement. Verin se redressa, regardant calmement la grande Aielle en feuilleter les pages.
Des yeux bleus comme le ciel rencontrèrent les siens. Bleus comme un ciel d’hiver.
— Beaucoup de jolis dessins et des tas de choses sur les plantes et les fleurs, dit Aeron avec froideur. Je ne vois rien concernant les questions qu’on vous a demandé de poser.
Elle jeta le carnet à Verin plutôt qu’elle ne le lui rendit.
— Merci, Sagette, dit docilement Verin, remettant prudemment le carnet derrière sa ceinture.
Pour faire bonne mesure, elle ajouta même une autre révérence, aussi profonde que la précédente.
— J’ai l’habitude de noter tout ce que je vois.
Un jour, elle devrait noter le code dont elle se servait dans ses carnets – les carnets de toute une vie emplissaient des tiroirs et des coffres dans son appartement au-dessus de la bibliothèque de la Tour Blanche – un jour, mais pas tout de suite, espérait-elle.
— Quant aux… euh… prisonnières, jusqu’à présent, elles disent toutes la même chose. Que le Car’a’carn doit être logé à la Tour Blanche jusqu’à la Dernière bataille. Que ses mauvais traitements ont commencé après sa tentative d’évasion. Mais vous le savez déjà, bien sûr. N’ayez crainte, je suis certaine d’en apprendre plus.
Tout était vrai, bien que ce ne fût pas toute la vérité. Elle avait vu mourir trop de sœurs pour risquer d’en envoyer d’autres à la mort sans une très bonne raison. Le problème, c’était de décider cette prise de risque. La façon dont le jeune al’Thor avait été capturé, par une ambassade censée traiter avec lui, mettait les Aiels dans une rage meurtrière, et pourtant, ce qu’elle appelait « mauvais traitement » ne les émouvait guère, pour autant qu’elle en pouvait juger.
Des bracelets d’or et d’ivoire cliquetèrent doucement quand Aeron ajusta son châle. Elle baissa les yeux sur Verin, comme s’efforçant de lire dans ses pensées. Aeron était assez haut placée dans la hiérarchie des Sagettes, et bien que Verin ait vu parfois un sourire plisser ses joues hâlées, ce sourire ne s’adressait jamais à une Aes Sedai. Nous n’avions jamais soupçonné que vous seriez celles qui échoueraient, avait-elle dit un jour à Verin, quelque peu énigmatique. Mais le reste de son discours n’avait rien eu d’ambigu. Les Aes Sedai n’ont pas d’honneur. Donnez-moi un cheveu de suspicion, et je vous ligoterai de mes propres mains, au point que vous ne tiendrez plus debout. Donnez-moi deux cheveux, et je vous ligoterai à un poteau, exposée aux vautours et aux fourmis. Verin leva les yeux sur elle, battant des paupières, s’efforçant de prendre un air ouvert. Et docile. Ne jamais oublier de paraître docile. Docile et conciliante. Elle ne ressentait pas la peur. En son temps, elle avait affronté les regards plus durs, de femmes – et d’hommes – qui, contrairement à Aeron, n’avaient pas le moindre scrupule à mettre fin à sa vie. Mais elle avait fait beaucoup d’efforts pour qu’on l’envoie poser ces questions. Elle ne voulait pas qu’ils soient inutiles. Si seulement ces Aiels n’étaient pas aussi impassibles.
Brusquement, elle réalisa qu’elles n’étaient plus seules dans la tente. Deux Vierges aux cheveux de lin entrèrent, encadrant une femme en noir légèrement plus petite qu’elles. Elles l’aidaient à se tenir debout. D’un côté se tenait la grande Tialin, l’air sévère dans la lumière de la saidar qui entourait d’un écran la prisonnière dont les cheveux trempés de sueur tombaient en boucles sur ses épaules, avec des mèches folles collées à son visage si poussiéreux que Verin ne la reconnut pas tout de suite. Pommettes saillantes, mais pas trop, nez à peine busqué, yeux légèrement en amande… Beldeine. Beldeine Nyram. Elle l’avait eue brièvement comme élève quand elle était novice.
— Puis-je me permettre de demander, dit-elle prudemment, pourquoi vous m’amenez celle-ci ? J’en avais demandé une autre.
Beldeine n’avait pas de Lige, bien qu’étant de l’Ajah Verte – elle avait été élevée au châle à peine trois ans plus tôt, et les Vertes étaient particulièrement difficiles pour le choix de leur premier Lige – mais si elles commençaient à lui amener qui elles voulaient, la prochaine en aurait peut-être deux ou trois. Elle pensait pouvoir s’occuper de deux de plus ce jour-là, mais pas si elles n’avaient ne fût-ce qu’un seul Lige. Et elle doutait qu’elles lui donnent une seconde chance avec aucune d’elles.
— Katerine Alruddin s’est évadée la nuit dernière, cracha Tialin.
Elle en resta bouche bée.
— Vous l’avez laissée s’évader ? s’écria-t-elle sans réfléchir.
La fatigue n’était pas une excuse, mais ces mots lui échappèrent avant qu’elle ait pu les retenir.
— Comment avez-vous pu commettre une telle sottise ? C’est une Rouge ! Et ni lâche ni faible dans le Pouvoir ! Le Car’a’carn pourrait être en danger ! Pourquoi n’ai-je pas été prévenue aussitôt ?
— Sa fuite n’a été découverte que ce matin, grommela une Vierge, ses yeux comme du saphir poli. Une Sagette et deux Cor Dareis ont été empoisonnés, et le gai’shain qui leur apportait à boire a été retrouvé la gorge tranchée.
Aeron haussa froidement un sourcil.
— Vous a-t-elle parlé, Carahuin ?
Les deux Vierges s’efforcèrent soudain de maintenir Beldeine sur ses pieds. Aeron regarda à peine Tialin, mais l’autre baissa les yeux. Verin fut l’objet suivant de son attention.
— Votre inquiétude au sujet de Rand al’Thor vous… honore, dit-elle à contrecœur. Il sera gardé. Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus. Ou tant.
Brusquement, elle durcit le ton.
— Mais les apprenties ne parlent pas sur ce ton aux Sagettes, Verin Mathwin Aes Sedai, répliqua-t-elle avec dérision.
Réprimant un soupir. Verin s’embarqua dans une nouvelle révérence, regrettant à part elle de ne plus être aussi mince qu’à son arrivée à la Tour Blanche.
Elle n’était pas faite pour toutes ces courbettes et révérences.
— Pardonnez-moi, Sagette, dit-elle humblement.
Évadée ! La situation était claire maintenant, pour elle, sinon pour les Aiels.
— L’appréhension a dû me troubler les idées.
Dommage qu’elle n’ait pas un moyen de s’assurer que Katerine succomberait à un accident fatal.
— Je ferai de mon mieux pour ne pas l’oublier à l’avenir.
Aeron n’eut pas même un battement de cils pour manifester qu’elle acceptait ces excuses.
— Dois-je reprendre l’écran, Sagette ?
Aeron acquiesça de la tête sans regarder Tialin, et Verin embrassa vivement la Source, reprenant l’écran que Tialin lâcha. Elle ne cessait jamais de s’étonner que des femmes incapables de canaliser puissent donner si librement des ordres à celles qui le pouvaient. Tialin n’était guère plus faible que Verin dans le Pouvoir, et pourtant, elle regardait Aeron avec le même respect que les Vierges. Quand elles sortirent de la tente sur un geste d’Aeron, laissant Beldeine chanceler sur place, Tialin était juste derrière.
Aeron ne les suivit pas, pas tout de suite.
— Vous ne parlerez pas de Katerine Alruddin au Car’a’carn, dit-elle. Il a trop de choses en tête pour être inquiété par des vétilles.
— Je ne lui en dirai rien, acquiesça vivement Verin.
Des vétilles ? Une Rouge de la force de Katerine, ce n’était pas une vétille. Cela méritait peut-être une note et demandait réflexion.
— Veillez à tenir votre langue, Verin Mathwin, ou vous vous en servirez pour hurler.
Cela semblait sans réplique, alors Verin se concentra sur la douceur et la docilité, et fit une nouvelle révérence. Ses genoux criaient grâce.
Une fois Aeron partie, Verin s’octroya un soupir de soulagement. Elle avait craint qu’Aeron ne reste. Obtenir la permission d’être seule avec une prisonnière avait exigé presque autant d’efforts que persuader Sorilea et Amys qu’elles devaient être interrogées par quelqu’un de familier de la Tour Blanche. Si elles apprenaient que leur décision avait été influencée… souci à remettre à plus tard. Elle en remettait beaucoup à plus tard ces temps-ci.
— Il y a assez d’eau pour vous laver au moins les mains et le visage, dit-elle doucement à Beldeine. Et si vous voulez, je vais vous Guérir.
Toutes les sœurs qu’elle avait interrogées étaient marquées par quelques traces de coups.
Les Aiels ne battaient pas les prisonniers, sauf quand ils renversaient de l’eau ou renâclaient à la besogne – les refus les plus altiers ne leur attiraient que des rires méprisants – mais les femmes en noir étaient traitées comme des animaux, un coup de badine pour avancer, tourner, ou s’arrêter, et un coup plus fort si elles n’obéissaient pas assez vite. Et Guérir facilitait aussi le reste.
Crasseuse, en sueur, oscillant comme un roseau sous le vent, Beldeine retroussa les lèvres en un rictus.
— J’aimerais mieux saigner à mort qu’être Guérie par vous ! cracha-t-elle. J’aurais peut-être dû m’attendre à vous voir ramper devant ces irrégulières, ces sauvages, mais je n’aurais jamais cru que vous vous abaisseriez à leur révéler des secrets de la Tour ! Cela équivaut à une trahison, Verin ! À la rébellion !
Elle eut un grognement de mépris.
— Je suppose que ça ne vous a pas fait peur ; rien ne vous arrête ! Quoi d’autre leur avez-vous appris, à part le liage ?
Verin eut un claquement de langue irrité, sans se soucier de la détromper. Elle avait mal au cou à force de lever la tête vers les Aiels – d’ailleurs, Beldeine aussi avait une bonne main de plus qu’elle – elle avait mal aux genoux à force de faire la révérence, et elle avait vu aujourd’hui beaucoup trop de femmes qui l’avaient accablée de leur mépris aveugle ou de leur orgueil imbécile. Qui, mieux qu’une Aes Sedai, aurait dû savoir qu’une sœur devait présenter au monde bien des visages différents ? On ne pouvait pas toujours impressionner les gens ou les matraquer. De plus, il valait beaucoup mieux se comporter comme une novice qu’être punie comme telle, surtout quand ça ne vous valait que souffrance et humiliation. Même Kiruna finirait par le comprendre.
— Asseyez-vous avant de vous effondrer, dit-elle, joignant le geste à la parole. Laissez-moi deviner ce que vous avez fait aujourd’hui. Comme vous êtes couverte de terre, je dirais que vous avez creusé un trou. À mains nues, ou vous a-t-on permis l’usage d’une cuillère ? Quand elles décideront qu’il est assez profond, elles vous diront de le combler, vous savez. Voyons maintenant. Toutes les parties visibles de votre personne sont pleines de terre, mais votre robe est propre, j’en conclus qu’elles vous ont fait creuser toute nue. Êtes-vous sûre de ne pas vouloir être Guérie ? Les coups de soleil peuvent être douloureux.
Elle remplit d’eau une tasse, et lui fit traverser la tente sur un flot d’Air pour s’arrêter devant Beldeine.
— Vous devez avoir la gorge sèche.
Chancelante, la jeune Verte fixa la tasse un moment, puis soudain, ses jambes se dérobèrent et elle s’effondra sur un coussin avec un rire amer.
— Elles… m’abreuvent fréquemment.
Elle rit de nouveau, mais Verin ne comprit pas la plaisanterie.
— Autant d’eau que je veux, pourvu que j’avale tout.
Scrutant Verin avec colère, elle poursuivit d’une voix tendue :
— Cette robe vous sied très bien. Elles ont brûlé la mienne ; je les ai vues. Elles m’ont tout volé, à part ça.
Elle toucha le Grand Serpent doré à son index gauche, éclair d’or brillant au milieu de la crasse.
— Je suppose qu’elles n’ont pas osé. Je sais ce qu’elles essayent de faire, Verin, et ça ne marchera pas. Pas avec moi, ni avec aucune d’entre nous !
Elle était toujours sur ses gardes. Verin posa la tasse près de Beldeine sur le tapis à fleurs, puis prit la sienne et but avant de parler.
— Oh ? Et qu’est-ce qu’elles essayent de faire ?
Cette fois, le rire de Beldeine fut cassant en même temps que dur.
— Nous briser, et vous le savez ! Nous faire prêter serment à al’Thor, comme vous l’avez fait. Ah ! Verin, comment avez-vous pu ? Lui jurer allégeance ! Et pire, à un homme, à lui ! Même si vous aviez des raisons de vous rebeller contre le Siège d’Amyrlin, contre la Tour Blanche… (dans sa bouche, les deux étaient identiques) ! Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?
Un instant, Verin se demanda s’il aurait mieux valu que les femmes, maintenant prisonnières au camp des Aiels, aient été capturées comme elle, tels des copeaux de bois entraînés dans le tourbillon du ta’veren d’al’Thor, les mots s’échappant de sa bouche avant qu’elle ait eu le temps de les formuler intérieurement. Pas des mots qu’elle eût prononcés d’elle-même – ce n’était pas ainsi qu’un ta’veren vous affectait. Non, on s’était longuement et passionnément disputés pour savoir si on se devait de respecter des serments prêtés de cette manière. Les discussions sur la façon de les respecter continuaient de plus belle. Distraitement, elle tripota quelque chose de dur sous sa ceinture, une petite broche, pierre translucide taillée en forme de lys, mais avec beaucoup de pétales. Elle ne l’exposait jamais, mais elle l’avait toujours à portée de main depuis près de cinquante ans.
— Vous êtes da’tsang, Beldeine. Vous devez l’avoir entendu.
Elle aurait pu se passer du sec hochement de tête de Beldeine lui signifiant le mépris inhérent à la loi des Aiels, et qui constituait une sentence. Cela, elle le savait, même si elle ne savait guère autre chose.
— Vos vêtements et tout ce qui était combustible ont été brûlés, parce qu’aucun Aiel ne voudrait posséder quoi que ce soit ayant appartenu à une da’tsang. Le reste a été détruit à coups de hache et de marteau, même les bijoux que vous portiez, et enterré dans un trou creusé pour les latrines.
— Mon… mon cheval ? demanda anxieusement Beldeine.
— Ils n’ont pas tué les chevaux, mais je ne sais pas où est le vôtre.
Monté par quelqu’un de la cité, probablement, ou donné à un Asha’man. Le lui dire aggraverait la situation. Verin crut se rappeler que Beldeine faisait partie de ces jeunes femmes aimant profondément les chevaux.
— Elles vous ont laissé votre anneau pour vous rappeler qui vous étiez et accroître votre honte. Je ne sais pas si elles vous laisseraient jurer allégeance à Maître al’Thor, même si vous les suppliiez à genoux. Cela exigerait de votre part quelque chose d’incroyable, je pense.
— Je ne jurerai pas ! Jamais !
Pourtant, ces mots sonnaient creux, et les épaules de Beldeine s’affaissèrent. Elle était ébranlée, mais pas encore suffisamment.
Verin affecta un large sourire. Un homme lui avait dit un jour que son sourire lui rappelait sa mère chérie. Elle espérait qu’il n’avait pas menti, sur ce point au moins. Un peu plus tard, il avait tenté de lui enfoncer une dague entre les côtes, et son sourire avait été la dernière chose qu’il avait vue.
— Je ne vois aucune raison pour laquelle vous jureriez. Non, je crains seulement que la seule chose que l’avenir vous réserve ne soit une longue suite de labeurs inutiles. Pour eux, c’est une humiliation. Une humiliation profonde. Naturellement, s’ils réalisent que vous envisagez la chose différemment… Oh ! là ! là ! Je parie que ça ne vous a pas plu de creuser toute nue, même avec des Vierges pour gardes. Mais imaginez, disons, que vous vous trouviez ainsi dans une tente pleine d’hommes ?
Beldeine tiqua. Verin continua à pérorer, activité qu’elle avait maintenant élevée à la hauteur d’un art.
— Ils obligent juste à rester debout, sans rien faire, bien sûr. Les da’tsangs ne sont jamais autorisés à faire quelque chose d’utile, sauf en cas de nécessité absolue, et un Aiel étreindrait plutôt une carcasse en décomposition qu’une… Bon, ce n’est pas une idée agréable, n’est-ce pas ? De toute façon, c’est ce qui vous attend. Je sais que vous résisterez aussi longtemps que vous pourrez, quoique je ne sache pas très bien contre quoi on peut résister. Ils ne tenteront pas de vous tirer des informations, ou quoi que ce soit d’autre qu’on demande généralement aux captifs. Mais ils ne vous libéreront pas, jamais, jusqu’à ce qu’ils soient certains que votre honte est si profonde qu’elle a tué en vous tout le reste. Même si cela doit durer le restant de vos jours.
Beldeine remua les lèvres sans émettre un son, mais elle aurait aussi bien pu formuler ses paroles. Le restant de mes jours. Remuant péniblement sur son coussin, elle grimaça. Coups de soleil, coups de badine, ou simplement courbatures dues à un travail physique inhabituel ?
— L’Amyrlin ne nous abandonnera pas… Nous serons secourues, ou nous… Nous serons secourues !
Attrapant brusquement la tasse en argent posée près d’elle, elle renversa la tête et absorba le contenu d’un trait, puis la tendit à Verin, qui fît flotter vers elle le pichet d’étain et le posa pour que la jeune femme puisse se servir.
— Ou vous vous évaderez ? dit Verin. (Les mains sales de Beldeine tressautèrent, répandant de l’eau hors de la tasse.) Allons donc. Vous avez autant de chances de vous évader que d’être secourue. Vous êtes entourée d’une armée d’Aiels. Et, apparemment, al’Thor peut appeler quelques centaines de ses Asha’man quand il veut, pour vous pourchasser.
Beldeine frissonna à ces paroles, et Verin faillit l’imiter. Cette illusion aurait dû être tuée dès le départ.
— Non, je crains que vous ne deviez tracer votre voie, d’une façon ou d’une autre. Prendre les choses comme elles viennent. Vous êtes seule face à votre destin. Je sais qu’elles ne vous laissent pas parler avec les autres ! Vraiment seule, soupira-t-elle.
De grands yeux dilatés la fixèrent tels ceux d’une vipère.
— Inutile d’empirer la situation. Laissez-moi vous Guérir.
Elle attendit à peine le hochement de tête penaud de Beldeine avant de s’agenouiller près d’elle et de lui prendre la tête dans les mains. La jeune femme était aussi prête qu’il était possible. S’ouvrant encore plus à la saidar, Verin tissa les flots de la Guérison, et la Verte haleta et trembla. La tasse à moitié pleine lui tomba des mains, et ses bras agités de spasmes renversèrent le pichet. Maintenant, elle était vraiment prête. Dans les instants de confusion qui suivent toujours la Guérison, tandis que Beldeine clignait des yeux et cherchait à se ressaisir, Verin s’ouvrit encore davantage à la saidar, grâce à l’angreal en forme de fleur de son escarcelle. Ce n’était pas un angreal très puissant, mais suffisant, et il lui fallait tout le supplément de Pouvoir qu’il pouvait lui communiquer pour ce qu’elle avait à faire. Les flots qu’elle se mit à tisser ne ressemblaient en rien à ceux de la Guérison. L’Esprit y prédominait de loin, mais il y avait aussi le Vent et l’Eau, le Feu et la Terre, ces derniers un peu difficiles pour elle, et même les écheveaux de l’Esprit durent être divisés encore et encore, les fils tissés avec une complexité à égarer le tapissier le plus compétent. Même si une Sagette avait passé la tête dans la tente, avec la plus petite chance elle n’aurait pas possédé le Don rare de réaliser ce que faisait Verin. Il y aurait encore des difficultés, peut-être des difficultés pénibles d’une façon ou d’une autre, mais elle pouvait vivre avec n’importe quoi sauf avec la découverte de la vérité.
— Qu’est-ce que… ? dit Beldeine d’une voix endormie.
Sa tête aurait ballotté si Verin ne l’avait pas solidement tenue. Ses paupières étaient à moitié closes.
— Qu’est-ce que vous… ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien qui puisse vous nuire, dit Verin, rassurante.
Beldeine mourrait dans un an ou dans dix à la suite de cette intervention, mais le tissage lui-même ne lui ferait aucun mal.
— C’est assez doux pour être utilisé sur un nourrisson, je vous le garantis.
Naturellement, cela dépendait de ce qu’on en faisait.
Elle devait mettre les flots en place fil par fil, mais parler semblait l’aider plutôt que la gêner. Et un trop long silence aurait pu éveiller la suspicion, si ses gardiens jumeaux écoutaient. Elle jetait de fréquents coups d’œil vers les rabats de la tente. Elle voulait obtenir certaines réponses qu’elle n’avait nulle intention de partager, et qu’aucune des femmes interrogées ne lui donnerait de son plein gré, telles qu’elle les connaissait. L’un des effets de ce tissage était de délier rapidement la langue et d’ouvrir l’esprit, aussi bien que des herbes.
Baissant encore la voix qui ne fut plus qu’un murmure, elle poursuivit :
— Le jeune al’Thor semble croire qu’il a des sympathisantes à la Tour Blanche, Beldeine. En secret, naturellement ; c’est obligatoire.
Même un homme, l’oreille collée à la toile de la tente aurait pu seulement discerner qu’elles parlaient.
— Dites-moi tout ce que vous savez sur elles.
— Des sympathisantes ? répéta Beldeine, s’efforçant, sans succès de froncer les sourcils.
Elle fit un mouvement faible et désordonné qui ne méritait pas d’être qualifié d’agitation.
— Pour Lui ? Parmi les sœurs ? C’est impossible. À part celles d’entre vous qui… Comment avez-vous pu, Verin ? Pourquoi n’avez-vous pas combattu ces dispositions ?
Verin émit un « tsitt » contrarié. Non à cause de la stupide suggestion qu’elle aurait dû combattre un ta’veren. Le garçon semblait tellement sûr de lui. Pourquoi ?
— Vous n’avez aucun soupçon, Beldeine ? poursuivit-elle à voix basse. Avez-vous entendu des rumeurs avant de quitter Tar Valon ? Des chuchotements ? Quelqu’un suggérant de l’approcher différemment ? Dites-moi tout.
— Personne. Qui aurait pu… ? Personne n’aurait… J’admirais tant Kiruna.
Une nuance de désarroi s’était insinuée dans la voix endormie de Beldeine, et les larmes s’échappant de ses yeux traçaient des sillons dans la poussière de son visage. Seules les mains de Verin l’empêchaient de s’effondrer.
Verin continua à placer les fils de son tissage, ses yeux surveillant à la fois son travail et les rabats de la tente. Elle transpirait légèrement. Sorilea pouvait décider qu’elle avait besoin d’aide pour ses interrogatoires. Elle pouvait amener l’une des sœurs du Palais du Soleil. Si jamais une sœur apprenait ce qu’elle faisait, elle pouvait très bien être désactivée. C’était une possibilité très réelle.
— Ainsi, vous deviez le livrer à Elaida, bien propre et bien sage, dit-elle, élevant légèrement la voix.
Le silence avait duré trop longtemps.
Elle ne voulait pas que ses deux gardes aillent rapporter qu’elle chuchotait avec les prisonnières.
— Je ne pouvais pas… m’élever… contre la décision de Galina. Elle commandait… sur l’ordre de l’Amyrlin.
De nouveau, Beldeine remua faiblement.
Sa voix était toujours endormie, mais avec une nuance d’agitation. Ses paupières papillotèrent.
— Il fallait… le faire obéir ! Il le fallait ! Il n’aurait pas dû… être traité si durement. Comme de… le mettre à la question. C’était une erreur.
Verin émit un grognement. Une erreur ? Une catastrophe, plutôt. Un vrai désastre. Maintenant, il regardait toute Aes Sedai presque comme Aeron. Et si elles avaient réussi à le transporter à Tar Vallon ? Un ta’veren tel que Rand al’Thor à l’intérieur de la Tour Blanche ? Une pensée à faire trembler les pierres. Quel qu’en fût le résultat, le mot désastre aurait été trop faible pour le qualifier. Le prix payé aux Sources de Dumai était assez faible pour éviter ça.
Elle continua à poser des questions, d’un ton assez fort pour que n’importe qui puisse l’entendre à l’extérieur. Celles dont elle avait déjà les réponses. Elle évitait les plus dangereuses. Elle prêtait peu d’attention aux paroles qui sortaient de sa bouche et aux réponses de Beldeine, se concentrant surtout sur son tissage.
Au cours des ans, beaucoup de choses avaient éveillé son intérêt, pas toutes approuvées par la Tour. Presque toutes les Irrégulières qui arrivaient à la Tour Blanche pour leur formation – à la fois les vraies Irrégulières qui avaient commencé à s’entraîner seules, et les filles qui avaient simplement commencé à toucher la Source parce que leur étincelle intérieure s’était animée toute seule ; pour certaines sœurs, il n’y avait pas vraiment de différence – s’étaient trouvé une spécialité, et ces spécialités se rangeaient presque invariablement dans deux catégories : écouter les conversations des autres, ou faire faire aux gens ce qu’elles voulaient.
La première catégorie n’inquiétait guère la Tour. Même une Irrégulière ayant acquis suffisamment de contrôle par elle-même apprenait rapidement que, tant qu’elle portait la robe blanche de novice, elle ne devait pas toucher la saidar sans la supervision d’une sœur ou d’une Acceptée. Ce qui limitait strictement le nombre des oreilles qui traînaient. Mais l’autre catégorie sentait un peu trop la Compulsion interdite. Oh, c’était juste une façon de se faire acheter par Père des robes ou des babioles qu’il refusait de payer, ou de faire approuver par Mère des jeunes gens qu’elle aurait sinon récusés. De petites choses comme ça. Mais la Tour avait très efficacement déraciné cette capacité. Beaucoup de filles et de femmes auxquelles Verin avait parlé au cours des ans étaient devenues incapables de former les fils, et encore moins de les utiliser, et bon nombre ne se rappelaient même plus comment faire. À partir des bouts, bribes et miettes de souvenirs à demi oubliés de tissage créés par les Irrégulières, Verin avait reconstruit une méthode interdite par la Tour depuis sa fondation. Au début, c’était une simple curiosité de sa part. La curiosité, pensa-t-elle avec ironie, m’a mise plus d’une fois dans le pétrin. L’utilité était venue plus tard.
— Je suppose qu’Elaida avait l’intention de l’enfermer dans une cellule ouverte, dit-elle avec désinvolture.
— Les cellules aux parois formées de grilles étaient destinées aux hommes capables de canaliser, et aux initiées de la Tour en état d’arrestation, Irrégulières ayant prétendu être des Aes Sedai, et quiconque devait être à la fois confiné et isolé de la Source.
— Pas un endroit confortable pour le Dragon Réincarné. Aucune intimité. Croyez-vous qu’il soit le Dragon Réincarné, Beldeine ?
Cette fois, elle se tut pour écouter.
— Oui, dit-elle, étirant le mot en un long sifflement. Oui… mais il doit… être mis en sécurité. Le monde… doit être à l’abri… de lui.
Intéressant. Pratiquement tout le monde disait qu’il fallait se protéger de lui ; l’intéressant, c’était ceux qui pensaient qu’il avait besoin de protection, lui aussi. Ceux ayant dit ça l’avaient surprise.
Aux yeux de Verin, son tissage ressemblait à un emmêlement inextricable de fils transparents et luisants entortillés autour de la tête de Beldeine, avec quatre fils d’esprit sortant de ce fouillis. Elle en saisit deux se faisant face, tira dessus et l’enchevêtrement se tassa légèrement vers l’intérieur, et prit un semblant d’ordre. Les yeux de Beldeine se dilatèrent brusquement, perdus dans le lointain.
À voix basse et grave, Verin lui donna ses instructions. Plutôt des suggestions, mais formulées comme des ordres. Beldeine devrait trouver en elle des raisons d’obéir ; dans le cas contraire, elle aurait perdu son temps.
Sur ses dernières paroles, Verin tira sur les deux autres fils d’Esprit, et l’enchevêtrement s’affaissa un peu plus, mais cette fois, il tomba en un ordre parfait, motif plus compliqué que la dentelle la plus complexe, noué par la même action qui l’avait rétréci au départ. Il continua à s’effondrer sur lui-même, autour de la tête de Beldeine. Ces fils doucement luminescents s’enfoncèrent en elle, s’évanouirent. Ses yeux se révulsèrent et elle se mit à gesticuler, les membres agités de spasmes. Verin la maintint aussi doucement que possible, mais la tête de Beldeine ballottait de droite à gauche, et ses talons nus tambourinaient sur les tapis. Bientôt, seul le Sondage le plus profond aurait pu discerner que quelque chose avait été fait, sans même pouvoir identifier le tissage. Verin l’avait testé soigneusement, et ainsi qu’elle le disait elle-même, personne ne la surpassait pour le Sondage.
Bien sûr, il ne s’agissait pas exactement de la Compulsion telle que les anciens textes la décrivaient. Le tissage était d’une lenteur pénible, ainsi assemblé fil à fil, et il y avait ce besoin d’une raison. Il était grandement facilité si l’objet du tissage était émotionnellement vulnérable, mais la confiance était absolument essentielle. Attraper quelqu’un par surprise ne servait à rien si l’on éveillait les soupçons de la personne. Cette caractéristique diminuait considérablement son utilité sur les hommes ; très peu d’hommes faisaient confiance aux Aes Sedai.
Méfiance mise à part, les hommes étaient de très mauvais sujets, malheureusement. Elle ne comprenait pas pourquoi. La plupart des tissages des Irrégulières étaient destinés à leurs pères ou à d’autres hommes. Toute forte personnalité pouvait se mettre à questionner ses propres actions – ou oublier totalement de les exécuter, ce qui provoquait une autre série de problèmes – mais toutes choses étant égales, les hommes y étaient plus portés. Beaucoup plus. Peut-être encore une question de suspicion. Une fois, un homme s’était même rappelé le tissage auquel elle l’avait soumis, voire les instructions qu’elle lui avait données. Quels soucis cela lui avait-il causés ! Elle n’avait pas envie de renouveler cette expérience.
Enfin, les convulsions de Beldeine se calmèrent puis cessèrent. Elle porta une main crasseuse à sa tête.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle d’une voix presque inaudible. Je me suis évanouie ?
L’oubli était un autre point fort du tissage, et pas par hasard. Après tout, Père ne devait pas se rappeler que vous l’aviez obligé à vous acheter cette robe hors de prix.
— Il fait très chaud, dit Verin, l’aidant à se rasseoir. J’ai moi-même été prise de vertige une ou deux fois aujourd’hui.
De lassitude, pas de chaleur. Manier tant de saidar était éprouvant, surtout quand on l’avait déjà fait quatre fois le même jour. L’angreal ne faisait rien pour en atténuer les effets quand on cessait de l’utiliser. Elle aurait eu besoin elle-même que quelqu’un la soutienne.
— Je crois que ça suffit. Si vous vous évanouissez, peut-être vous trouveront-elles quelque chose à faire à l’ombre.
Cette perspective ne sembla pas beaucoup réconforter Beldeine.
Se frictionnant les reins, Verin passa la tête à l’extérieur. Coram et Mendan arrêtèrent leur partie de filet magique ; rien en eux ne permettait d’affirmer qu’ils avaient écouté, mais elle n’en aurait pas mis sa tête à couper. Elle leur dit qu’elle en avait terminé avec Beldeine, et, à la réflexion, ajouta qu’elle avait besoin d’un autre pichet d’eau car Beldeine avait renversé le sien. Les deux hommes s’assombrirent sous leur hâle. Cela serait rapporté à la Sagette qui viendrait chercher Beldeine. Et constituerait une raison de plus pour l’aider à prendre sa décision.
Le soleil était encore loin de disparaître derrière l’horizon, mais son dos douloureux lui dit qu’il était temps d’arrêter pour la journée. Elle pourrait voir une sœur de plus, mais dans ce cas, elle serait moulue le lendemain matin. Ses yeux tombèrent sur Irgain, en compagnie des femmes qui apportaient les paniers aux meules manuelles. Comment sa vie se serait-elle déroulée si elle n’avait pas été aussi curieuse ? se demanda Verin. Pour commencer, elle aurait épousé Eadwin et serait restée à Far Madding, au lieu d’aller à la Tour Blanche. D’autre part, elle serait morte depuis longtemps, de même que les enfants et les petits-enfants qu’elle n’avait pas eus.
Elle se retourna vers Coram en soupirant.
— Quand Mendan reviendra, pourrez-vous aller dire à Colinda que je voudrais voir Irgain Fatamed ?
Ses courbatures du lendemain seraient une légère pénitence pour ce que souffrirait Beldeine à cause du pichet renversé, mais ce n’était pas pour cela qu’elle le faisait, ni par curiosité. Elle avait encore une tâche. D’une façon ou d’une autre, elle devait maintenir en vie le jeune al’Thor, jusqu’à ce que vienne son heure de mourir.
La pièce aurait pu se trouver dans un magnifique palais, sauf qu’elle n’avait ni porte ni fenêtre. Dans la cheminée de marbre doré, le feu ne produisait pas de chaleur et les flammes ne consumaient pas les bûches. L’homme assis à une table aux pieds dorés, posée au milieu d’un tapis de soie tissé de fils scintillants d’or et d’argent, se souciait peu du luxe de cette Ère. Il était nécessaire pour impressionner, rien de plus. Non qu’il eût besoin d’autre chose que de sa présence pour intimider l’orgueil le plus altier. Il se faisait appeler Moridin, et assurément, personne n’avait plus de droit que lui de s’appeler Mort.
De temps en temps, il caressait l’un des deux pièges d’esprit suspendus à son cou par de simples cordons de soie. À son contact, le cristal rouge sang de la cour’souvra pulsait, ses tourbillons tournoyant dans des profondeurs sans limites comme les battements d’un cœur. Mais il réservait toute son attention pour le jeu déployé sur la table, trente-trois pièces rouges et trente-trois vertes disposées sur un échiquier de treize cases sur treize.
La re-création des premiers mouvements d’une partie célèbre. La pièce la plus importante, le Pêcheur, blanc et noir comme l’échiquier, attendait encore à son point de départ sur la case centrale. Jeu complexe que le Sha’rah, déjà antique avant la Guerre du Pouvoir. Sha’rah, tcheran et no’ri, le jeu s’appelant désormais « pierres », tout simplement, chacun avait ses partisans qui prétendaient qu’il englobait toutes les subtilités de la vie, mais Moridin avait toujours eu un faible pour le sha’rah. Seules neuf personnes encore en vie se souvenaient de ce jeu. Il en avait été l’un des maîtres. Beaucoup plus complexe que le tcheran ou le no’ri. Le premier objectif en était la capture du Pêcheur. Seulement alors, la partie commençait vraiment.
Un serviteur s’approcha, mince et gracieux jeune homme tout en blanc, d’une beauté incroyable, qui s’inclina en lui présentant un gobelet de cristal sur un plateau d’argent. Il sourit, mais le sourire n’atteignit pas ses yeux noirs qui semblaient davantage dépourvus de vie que tout simplement morts. La plupart des hommes auraient été mal à l’aise en sentant ce regard sur eux, mais Moridin se contenta de prendre le gobelet, puis lui fit signe de se retirer. Les vignerons de cette époque produisaient d’excellents vins. Pourtant, il ne but pas.
Le Pêcheur retenait son attention, l’appâtait. Plusieurs pièces pouvaient se déplacer différemment, mais seuls les attributs du Pêcheur changeaient selon l’endroit où il se trouvait : sur une case blanche, faible en attaque mais agile à l’esquive ; sur une case noire, fort en attaque, mais lent et vulnérable. Quand des maîtres jouaient entre eux, le Pêcheur changeait maintes fois de camp avant la fin de la partie. La rangée de but vert et rouge qui entourait l’échiquier pouvait être menacée par n’importe quelle pièce, mais seul le Pêcheur pouvait la franchir. Non qu’il fût en sécurité, même là ; le Pêcheur n’était jamais en sécurité. Quand le Pêcheur était à vous, vous tentiez de le déplacer sur une case de votre couleur, derrière la fin des lignes de votre adversaire. C’était la victoire, la plus facile, mais pas la seule. Quand votre adversaire tenait le Pêcheur, vous tentiez de ne lui laisser d’autre choix que de placer le Pêcheur sur votre couleur. N’importe où le long de la ligne de but convenait ; tenir le Pêcheur pouvait se révéler dangereux. Naturellement, il y avait une troisième voie vers la victoire dans le sha’rah, si vous le preniez avant de vous laisser piéger. La partie dégénérait toujours en une mêlée sanglante, la victoire n’étant acquise qu’à l’anéantissement total de votre adversaire. Il avait essayé cela une fois, acculé au désespoir, mais la tentative avait échoué. Douloureusement.
Soudain, une fureur aveugle bouillonna dans sa tête, et des mouches noires flottèrent devant ses yeux quand il saisit le Pouvoir Unique. Une extase confinant à la souffrance fulgura en lui. Sa main se referma sur les deux pièges mentaux, et le Pouvoir Unique se referma sur le Pêcheur, le projetant en l’air, à un cheveu de le réduire en poussière, et réduisant la poussière à néant. Le gobelet se fracassa dans sa main. Sa poigne faillit écraser les cour’souvras. Les saas se transformèrent en blizzard noir, mais sans gêner sa vue. Le Pêcheur était toujours représenté sous la forme d’un homme, un bandage sur les yeux, une main pressée sur le flanc, quelques gouttes de sang coulant à travers ses doigts. Les raisons, comme l’origine de son nom, s’en étaient perdues dans les brumes du temps. Cela le troublait parfois, l’enrageait, ces connaissances qui s’étaient perdues dans la rotation de la Roue, dont il avait besoin et sur lesquelles il avait des droits. Des droits !
Lentement, il reposa le Pêcheur sur l’échiquier. Doucement, ses doigts lâchèrent les cour’souvras. Nul besoin de destruction. Pour le moment. En un clin d’œil, la rage fit place à un calme glacé. Du sang et du vin dégouttèrent de sa main coupée, inaperçus. Peut-être le Pêcheur venait-il de quelque vestige flou d’un souvenir de Rand al’Thor, l’ombre d’une ombre. Peu importait. Il réalisa qu’il riait, et ne fit aucun effort pour s’arrêter. Sur l’échiquier, le Pêcheur attendait, mis sur l’échiquier du monde, al’Thor se déplaçait déjà pour réaliser ses souhaits. Et bientôt, maintenant… Il était très difficile de perdre une partie quand on tenait le rôle des deux joueurs. Moridin hurlait de rire, au point qu’il en pleurait, mais il n’en avait pas conscience.