Dans l’immense écurie, l’air sentait le vieux foin et le crottin de cheval. Il y avait aussi une odeur de sang et de chairs brûlées. Avec toutes les portes fermées, l’atmosphère était lourde. Deux lanternes dispensaient une clarté parcimonieuse, et l’ombre régnait partout. Dans les longues rangées de stalles, les chevaux hennissaient nerveusement. L’homme pendu par les poignets à une poutre du plafond émit un gémissement rauque, puis eut une toux spasmodique. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il était grand et musclé, bien qu’épuisé.
Brusquement, Sevanna réalisa que sa poitrine ne se soulevait plus. D’un geste brusque, elle fit signe à Rhiale, ses doigts scintillant de gemmes vertes et rouges.
La femme aux cheveux flamboyants releva la tête de l’homme, souleva une paupière, puis appliqua l’oreille sur son torse, ignorant les échardes encore fumantes qui parsemaient son corps. Elle se redressa avec un grognement écœuré.
— Il est mort. Nous aurions dû laisser cela aux Vierges. Ou aux Yeux Noirs. Nous l’avons tué par ignorance, cela ne fait aucun doute.
Sevanna pinça les lèvres et ajusta son châle dans un grand cliquetis de bracelets. Ceux-ci lui couvraient les bras presque jusqu’aux coudes, et représentaient un poids non négligeable, sachant qu’ils étaient en or, en ivoire et ornés de gemmes, mais elle aurait porté tous ceux qu’elle possédait si elle avait pu. Les autres femmes gardaient le silence. La conduite des interrogatoires ne relevait pas du travail des Sagettes, mais Rhiale savait pourquoi elles avaient dû s’en charger elles-mêmes. Unique survivant des dix cavaliers qui s’étaient crus supérieurs aux vingt Vierges parce qu’ils étaient à cheval, l’homme avait été aussi le premier Seanchan capturé depuis dix jours qu’ils étaient dans ce pays.
— Il aurait vécu s’il n’avait pas tant combattu la souffrance, Rhiale, dit finalement Someryn, branlant du chef. Il était fort pour un homme des Terres Humides, mais il n’acceptait pas la douleur. Quand même, il nous a dit beaucoup de choses.
Sevanna lui coula un regard en coin, se demandant si c’était un sarcasme. Aussi grande que la plupart des hommes, Someryn portait plus de colliers et de bracelets que toutes les autres femmes, excepté Sevanna. D’innombrables rangs de gouttes de feu et d’émeraudes, de rubis et de saphirs, cachaient à demi sa poitrine, qui sans cela aurait été dénudée sous sa blouse délacée presque jusqu’à la taille. Son châle, noué sur les reins, ne couvrait rien. Par moments, Sevanna avait du mal à dire si Someryn la copiait ou la concurrençait.
— Beaucoup ! s’exclama Meira.
À la lueur de la lanterne qu’elle tenait à la main, son long visage semblait encore plus lugubre que d’habitude, même si cela paraissait impossible. Meira était capable de voir le côté sombre du soleil de midi.
— Que les siens sont à deux jours à l’est, dans la cité d’Amador ? Nous le savions déjà. Tout ce qu’il nous a dit, ce sont des histoires à dormir debout. Artur Aile-de-Faucon ! Ha ! Les Vierges auraient dû le garder et s’en occuper elles-mêmes.
— Voudrais-tu… prendre le risque que tout le monde en sache trop et trop tôt ?
Sevanna, contrariée, se mordit les lèvres. Ça revenait à les traiter d’imbéciles. À son avis, trop de gens, dont les Sagettes, en savaient déjà trop, mais elle ne pouvait pas risquer d’offenser ces femmes. Cette idée l’agaçait.
— Le peuple a peur.
Inutile de cacher son mépris pour cette attitude. Ce qui la choquait et l’indignait, ce n’était pas que les gens aient peur, mais qu’ils ne fassent aucun effort pour le dissimuler.
— Les Yeux Noirs, les Chiens de Pierre et même les Vierges auraient raconté ce qu’il avait dit, vous le savez très bien. Ses mensonges n’auraient fait qu’engendrer d’autres peurs.
C’étaient forcément des mensonges. Dans l’esprit de Sevanna, la mer, c’était comme les lacs qu’elle avait vus dans les Terres Humides, sauf que le rivage opposé était invisible. Si des centaines de milliers d’hommes de son peuple étaient en route, même depuis l’autre rive d’une si vaste étendue d’eau, les autres prisonniers qu’elles avaient torturés en auraient parlé. Or, ils avaient tous été torturés en sa présence.
Tion leva la seconde lanterne et la regarda sans ciller. Presque une tête plus petite que Someryn, Tion était quand même plus grande que Sevanna. Et deux fois plus large. Son visage rond lui donnait un air calme, auquel il ne fallait surtout pas se fier.
— Ils ont raison d’avoir peur, dit-elle d’une voix dure. Moi aussi, j’ai peur, et je n’en ai pas honte. Les Seanchans sont nombreux, même s’il n’y a que ceux qui ont pris Amador, et nous sommes peu. Vous avez votre tribu autour de vous, Sevanna. Mais où est ma tribu à moi ? Votre ami Caddar des Terres Humides et son Aes Sedai apprivoisée nous ont envoyés ici par ce trou dans l’air pour y mourir. Où est le reste des Shaidos ?
Dans une attitude de défi, Rhiale vint se placer près de Tion. Elles furent rapidement rejointes par Alarys, qui, malgré la situation, tripotait ses cheveux noirs pour attirer l’attention. Au bout d’un moment, une Meira lugubre se joignit à leur groupe, et enfin Modarra. Modarra aurait pu être qualifiée de svelte si elle n’avait pas été encore plus grande que Someryn ; dans son cas, le mot « maigre » semblait mieux convenir. Sevanna croyait avoir une emprise aussi forte sur Modarra que sur ses bagues. Aussi forte que… Someryn la regarda et soupira. Lentement, Modarra vint se placer à côté d’elles.
Sevanna se tenait debout à l’extrême limite de la lumière. Parmi toutes les femmes liées à elle par l’assassinat de Desaine, elle se fiait le plus à celles-là. Non que sa confiance soit illimitée, évidemment. Mais elle était sûre de Someryn et Modarra, aussi confiante que si elles avaient juré sur l’eau de la suivre partout où elle irait. Et maintenant, elles osaient la regarder d’un air accusateur. Même Alarys, lâchant ses cheveux, leva les yeux sur elle.
Sevanna soutint leurs regards avec un sourire froid proche du ricanement. Ce n’était pas le moment, décida-t-elle, de leur rappeler le crime qui liait leurs destins. Pas d’argument massue, cette fois.
— Je soupçonnais Caddar de traîtrise, dit-elle à la place.
Les yeux bleus de Rhiale s’agrandirent en entendant cet aveu, et Tion en resta bouche bée. Sevanna poursuivit, sans leur laisser le temps d’intervenir.
— Auriez-vous préféré rester à la Dague-du-Meurtrier-des-Siens pour y être anéanties ou pourchassées comme des bêtes par des Sagettes qui savent faire ces trous dans l’air sans boîtes de voyage ? À la place, nous sommes au cœur d’un pays riche et calme. Plus riche que celui des Tueurs-d’Arbres. Regardez le butin que nous avons rassemblé en dix jours seulement. Et nous en récolterons bien davantage dans une cité des Terres Humides. Rappelez-vous que j’ai emmené avec moi toutes les Sagettes capables de canaliser.
Qu’elle ne put pas canaliser elle-même, elle y pensait rarement maintenant. Bientôt, elle y remédierait.
— Nous sommes aussi fortes que toutes les forces que ceux des Terres Humides peuvent nous opposer. Même s’ils ont des lézards volants.
Elle renifla fortement pour montrer ce qu’elle en pensait ! Aucune d’elles ni aucun éclaireur n’en avait vu un seul, mais presque tous les prisonniers étaient pleins de ces contes ridicules.
— Quand nous aurons retrouvé les autres tribus, nous conquerrons tout ce pays. Ce pays tout entier ! Nous exigerons dix fois plus des Aes Sedai. Puis nous retrouverons Caddar et lui ferons hurler grâce.
Normalement, ces paroles auraient dû lui valoir leur soutien, leur remonter le moral. Mais aucun visage ne changea. Pas un seul.
— Et il y a le Car’a’carn, dit Tion calmement. À moins que vous ayez renoncé à votre projet de l’épouser.
— Je ne renonce à rien, répondit Sevanna, irritée.
L’homme et, plus important encore, le pouvoir qu’il détenait, lui appartiendraient un jour. D’une façon ou d’une autre. Quoi qu’il arrive.
Radoucissant sa voix, elle reprit :
— Rand al’Thor n’a pratiquement plus d’importance maintenant.
Du moins pour ces nigaudes aveugles. Quand il serait sous son joug, tout serait possible pour elle.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici toute la journée à discuter de ma couronne de mariage. J’ai des affaires importantes à régler.
Comme elle s’éloignait dans la pénombre, se dirigeant vers les portes de l’écurie, une pensée déplaisante l’envahit. Elle était seule avec ces femmes. Jusqu’où pouvait-elle leur faire confiance dorénavant ? La mort de Desaine ne demeurait que trop vivante dans son esprit ; la Sagette avait été… massacrée… à l’aide du Pouvoir Unique, par les femmes qu’elle venait de quitter, entre autres. Cette pensée lui noua l’estomac. L’oreille aux aguets, elle crut percevoir un léger bruissement qui aurait pu prouver qu’elle était suivie, mais elle n’entendit rien. Est-ce qu’elles la suivaient toujours des yeux ? Elle s’interdit de regarder par-dessus son épaule. Elle se concentra pour avancer au même rythme ; elle n’allait pas montrer qu’elle avait peur et se couvrir ainsi de honte ! Pourtant, quand elle poussa l’une des grandes portes qui s’ouvrit sur ses gonds bien huilés, et qu’elle émergea dans la lumière vive de midi, elle ne put réprimer un soupir de soulagement.
Efalin faisait les cent pas devant la porte, la shoufa autour du cou, l’arc dans le dos, les lances et le bouclier à la main. Grisonnante, elle se retourna brusquement, son visage soucieux se rassérénant légèrement à la vue de Sevanna. Elle commandait toutes les Vierges Shaidos, et elle affichait sa détresse ! Elle n’était pas Jumai, mais elle avait suivi Sevanna sous prétexte que celle-ci commandait jusqu’à ce qu’un nouveau chef soit choisi. Efalin soupçonnait que cela n’arriverait jamais, Sevanna en était sûre. Efalin savait qui détenait le pouvoir. Et quand il fallait se taire.
— Enterrez-le profondément, et dissimulez la tombe, lui dit Sevanna.
Efalin acquiesça de la tête, et fit signe de se lever aux Vierges entourant l’écurie. Elles y pénétrèrent à sa suite. Sevanna observa la bâtisse, avec son toit rouge et pointu et ses murs bleus, puis le champ alentour. Un muret en pierre pourvu d’une seule ouverture entourait une aire de terre battue d’une centaine de toises de diamètre, utilisée par ceux des Terres Humides pour dresser les chevaux. Pourquoi cette écurie était-elle si loin de tout, entourée d’arbres si haut que Sevanna s’en étonnait parfois. Elle n’avait pas pensé à le demander aux anciens propriétaires. Mais cet isolement servait ses desseins. C’étaient les Vierges, avec Efalin, qui avaient capturé le Seanchan. Personne ici n’avaient eu vent de son existence. Et ne la connaîtrait jamais. Les autres Sagettes étaient-elles en train de discuter ? À son sujet ? Devant les Vierges ? Que disaient-elles ? Elle ne les servirait pas, ni elles ni personne !
Elles sortirent de l’écurie juste au moment où elle commençait à marcher vers la forêt, Someryn et les autres. Elles la suivirent au milieu des arbres, discutant entre elles des Seanchans, de Caddar, et du lieu où l’on avait envoyé le reste des Shaidos. Elles ne parlaient pas d’elle, sachant qu’elle était à proximité. Ce qu’elle entendit la fit grimacer. Il y avait plus de trois cents Sagettes avec les Jumais, et c’était la même chose chaque fois que trois ou quatre se mettaient à papoter entre elles. Où était le reste des tribus ? Caddar était-il une lance maniée par Rand al’Thor ? Combien de Seanchans y avait-il vraiment dans ce pays, et est-ce qu’ils volaient vraiment sur des lézards ? Des lézards ! Ces femmes étaient avec elle depuis le début. Elle les avait guidées pas à pas, mais elles croyaient qu’elles l’avaient aidée à localiser tous leurs déplacements, et qu’elles connaissaient leur destination. Si elle les perdait maintenant…
La forêt fit place à une immense clairière qui aurait contenu cinquante fois le manège devant l’écurie. Sevanna s’arrêta pour la contempler, sentant sa mauvaise humeur s’envoler. Des collines basses s’élevaient au nord, et à quelques lieues en arrière, se dressaient des montagnes couronnées de nuages, grosses masses blanches striées de gris. Elle n’avait jamais vu autant de nuages de sa vie. Plus près d’elle, des milliers de Jumais vaquaient à leurs occupations quotidiennes. On entendait le tintement du marteau sur l’enclume des forgerons, les bêlements des chèvres et des moutons égorgés pour le repas du soir, les cris des enfants qui jouaient. Ayant eu plus de temps que les autres tribus pour se préparer à fuir la Dague-du-Meurtrier-des-Siens, les Jumais avaient emporté toutes leurs bêtes et même augmenté leurs troupeaux depuis leur arrivée.
De nombreuses tentes étaient dressées, ce qui n’était pourtant pas nécessaire. Des bâtiments colorés emplissaient la clairière, formant un gros village des Terres Humides avec ses hautes granges et ses écuries, sa grande forge et ses maisons basses destinées aux domestiques autour de la grande maison. On l’appelait le manoir. Il était constitué de deux étages et recouvert d’un toit de tuiles vert foncé, avec des murs peints en vert clair bordé de jaune, érigé au sommet d’un tertre artificiel de dix toises de haut. Les Jumais et les gai’shains montaient la rampe qui menait à la porte du vaste édifice, ou arpentaient les balcons ouvragés qui l’entouraient.
Les murs et les palais de pierre qu’elle avait vus au Cairhien ne l’avaient pas autant impressionnée. Le manoir était peint comme un chariot de Rétameur. Malgré cela, elle le trouvait merveilleux. Elle aurait dû réaliser qu’avec tant d’arbres, ces gens pouvaient se permettre le luxe de construire n’importe quoi en bois. Était-elle la seule à se rendre compte de la richesse de ce pays ? Des gai’shains aussi nombreux que ceux de vingt tribus vaquaient à leurs travaux plus qu’il y avait de Jumais ! Personne ne contestait plus la transformation en gai’shains des prisonniers des Terres Humides. Ils étaient tellement dociles ! Les yeux grands ouverts, un jeune homme en robe blanche la dépassa. Il portait un panier dans les bras, tout en observant, bouche bée, tout ce qui l’entourait et trébuchait sur sa robe. Sevanna sourit. Quand il avait été le seigneur de cet endroit, son père fulminait contre leur présence qu’il jugeait scandaleuse et affirmait qu’il les ferait chasser – par des enfants, en plus ! Pourtant, il portait maintenant le blanc et travaillait aussi dur que son fils, de même que sa femme, ses filles et ses autres fils. Les femmes possédaient de nombreux bijoux et tissus de soie. Sevanna avait gardé les plus beaux pour elle. Un pays riche et doux comme le miel.
Derrière elle, les femmes s’étaient arrêtées soudainement à l’orée de la clairière pour discuter. Son humeur s’assombrit quand elle entendit leur discussion.
— … combien d’Aes Sedai combattent pour ces Seanchans ? demanda Tion. Nous devons le savoir.
Someryn et Modarra acquiescèrent d’un murmure.
— Je ne crois pas que ce soit important, intervint Rhiale.
Au moins, son esprit de contradiction s’appliquait aussi aux autres.
— Je ne crois pas qu’ils attaqueront, sauf pour riposter. N’oubliez pas qu’ils n’ont rien fait avant que nous marchions sur eux, pas même pour se défendre.
— Et quand ils ont commencé à lutter, vingt-trois des nôtres sont morts, dit Meira, acide. Et plus de dix mille algai’d’siswais ne sont pas revenus non plus. Ici, nous en avons à peine plus d’un tiers. Et encore, en comptant les Sans-Frères, termina-t-elle dans un souverain mépris.
— C’est l’œuvre de Rand al’Thor ! dit Sevanna d’un ton tranchant. Au lieu de penser à ce qu’il nous a fait, pensez plutôt au moment où nous l’aurons en notre pouvoir !
Quand il sera mien, se dit-elle. Les Aes Sedai l’avaient capturé et gardé longtemps captif. Mais elle possédait quelque chose que les Aes Sedai n’avaient pas, puisqu’elles ne s’en étaient jamais servi.
— N’oubliez pas que nous étions sur le point de remporter la victoire sur les Aes Sedai quand il a pris leur parti. Les Aes Sedai ne sont rien !
Cette nouvelle tentative pour leur remonter le moral n’eut aucun effet visible. Elles se rappelaient seulement que les lances avaient été brisées, et elles avec, dans leur tentative de se saisir d’al’Thor. À son air lugubre, on aurait pu croire que Modarra se trouvait devant la tombe ouverte de toute sa tribu. Même Tion fronçait les sourcils, mal à l’aise, en repensant à sa fuite comme l’aurait fait une chèvre effarouchée.
— Sagettes, dit une voix d’homme derrière Sevanna, on m’envoie demander votre avis.
Instantanément, tous les visages retrouvèrent leur sérénité. Par sa seule présence, l’homme avait réussi là où elle avait échoué. Aucune Sagette n’aurait permis à personne d’autre qu’une Sagette de paraître déconcertée. Alarys cessa de se caresser les cheveux, qu’elle avait ramenés sur son épaule. À l’évidence, personne ne l’identifiait. Sevanna pensa le connaître.
Il posa sur elles des yeux verts qui semblaient plus vieux que son visage lisse. Il avait les lèvres pleines, mais la bouche fine, comme s’il ne savait plus sourire.
— Je suis Kinhuin, des Mera’din, Sagettes. Les Jumais disent que nous ne pouvons pas prendre notre pleine part du butin parce que nous ne sommes pas des Jumais. En fait, c’est parce qu’ils en auront moins, puisque nous sommes deux pour chaque algai’d’siswai. Les Sans-Frères sollicitent votre jugement, Sagettes.
Maintenant qu’elles connaissaient son identité, certaines ne purent dissimuler leur aversion pour un homme qui avait abandonné son clan et sa tribu pour rejoindre les Shaidos plutôt que de suivre Rand al’Thor, homme des Terres Humides, et non le véritable Car’a’carn, selon elles. Tion adopta un air indifférent, mais les yeux de Rhiale flamboyèrent, et le visage de Meira semblait désapprobateur. Seule Modarra manifesta un certain intérêt, sachant qu’elle aurait été capable de régler un différend entre Tueurs-d’Arbres.
— Ces six Sagettes prononceront leur jugement après avoir entendu les deux parties, dit Sevanna à Kinhuin, avec une gravité égale à la sienne.
Les autres femmes la regardèrent, dissimulant mal leur surprise de la voir ainsi s’effacer. C’était elle qui avait pris des mesures pour que les Jumais soient accompagnés avec dix fois plus de Mera’dins que les autres tribus. Sans savoir ce que Caddar avait fait, elle l’avait soupçonné, et avait voulu avoir autour d’elle autant de lances que possible. De plus, ils pouvaient toujours mourir à la place des Jumais.
Elle affecta la surprise devant celle des autres.
— Il ne serait pas juste que je prenne parti puisque ma propre tribu est concernée, leur dit-elle, avant de se retourner vers l’homme aux yeux verts. Leur jugement sera équitable, Kinhuin, et je ne doute pas qu’il ne soit en faveur des Mera’dins.
Les autres femmes la regardèrent durement avant que Tion ne fasse brusquement signe à Kinhuin de les précéder. Il dut faire effort pour détacher son regard de Sevanna et obtempérer. Avec un petit sourire – c’était elle qu’il avait regardée, non Someryn – Sevanna les vit disparaître dans la foule s’affairant autour du manoir. Malgré leur aversion pour les Sans-Frères – et sa prédiction de leur décision – il n’était pas impossible qu’elles s’y conforment. En tout cas, Kinhuin se souviendrait de ses paroles et les rapporterait aux membres de sa prétendue société. Elle avait déjà les Jumais dans sa poche, mais tout ce qui pouvait lui attacher les Mera’dins était bienvenu.
Se retournant, Sevanna marcha vers les arbres, et non vers l’écurie. Maintenant qu’elle était seule, elle pouvait s’occuper d’un problème bien plus important que les Sans-Frères. Elle vérifia la présence de ce qu’elle avait caché sous sa robe, au creux de ses reins, recouvert de son châle. Elle l’aurait senti si l’objet avait glissé un tant soit peu, mais elle avait envie de toucher de ses doigts sa douceur lisse. Aucune Sagette n’oserait plus penser qu’elle lui était inférieure quand elle s’en serait servie. Aujourd’hui peut-être. Un jour, cet objet lui donnerait Rand al’Thor. Après tout, si Caddar avait menti sur un point, il pouvait l’avoir fait sur un autre.
La vue brouillée par les larmes, Galina Casban foudroya la Sagette qui lui imposait un écran. Comme si c’était nécessaire. En ce moment, elle aurait à peine pu embrasser la Source. Assise par terre en tailleur entre deux Vierges accroupies, Belinde eut un petit sourire, comme si elle avait deviné ce que pensait Galina. Elle avait le visage allongé comme celui d’un renard, les cheveux et les sourcils presque blanchis par le soleil. Galina regrettait de ne pas lui avoir fendu le crâne au lieu de l’avoir simplement battue.
Sa frustration était à son comble. Elle commençait et terminait ses journées épuisée. Elle ne se rappelait plus depuis quand on l’avait affublée de cette grossière robe noire, les jours se fondant en un flot continu. Une semaine ? Un mois ? Peut-être moins. Sûrement pas plus. Elle aurait aimé n’avoir jamais touché Belinde. Si cette femme ne lui avait pas enfoncé des chiffons dans la bouche pour étouffer ses sanglots, elle l’aurait suppliée de la laisser retourner charrier des pierres, ou déplacer des cailloux un par un, ou n’importe quelle autre torture qui occupait tout son temps. Tout, mais pas ça.
Seule la tête de Galina dépassait du sac en cuir suspendu à la grosse branche d’un chêne. Juste au-dessous du sac, des charbons se consumaient lentement dans un brasero de cuivre, réchauffant l’air du sac. Recroquevillée et nue dans cette chaleur d’étuve, se tenant les orteils, elle ruisselait de sueur. Ses cheveux trempés lui collaient au visage. Elle haletait, ses narines palpitantes s’efforçant d’inspirer un peu d’air quand elle sanglotait. Cette torture lui aurait semblé préférable aux travaux interminables, absurdes et éreintants qu’on lui imposait, si Belinde ne l’avait pas aspergée du contenu d’un sachet de poudre fine avant de lui remonter le sac de cuir sous le menton. Quand elle s’était mise à transpirer, la poudre avait commencé à piquer comme quand on se met du poivre dans les yeux par inadvertance. Elle en était enduite de la tête aux pieds, et, par la Lumière, ce que ça brûlait !
Le fait qu’elle invoquât la Lumière donnait la mesure de son désespoir. Mais, malgré tous leurs efforts, elles ne l’avaient pas brisée. Elle retrouverait sa liberté – elle la retrouverait ! – et alors, ces sauvages paieraient leur cruauté de leur sang ! Des fleuves de sang ! Des océans de sang ! Elle les ferait écorcher vives ! Elle ferait… Rejetant la tête en arrière, elle hurla. Son bâillon étouffa les sons, mais elle cria, sans savoir si c’était un hurlement de rage ou de supplication.
Quand ses cris s’estompèrent et que sa tête retomba sur sa poitrine, Belinde et les Vierges se tenaient debout, Sevanna à leurs côtés. Galina voulut réprimer ses sanglots devant la femme aux cheveux d’or, mais elle aurait aussi bien pu tenter d’attraper le soleil avec ses mains.
— Écoutez-la gémir et pleurnicher, ricana Sevanna, levant les yeux sur elle.
Galina s’efforça de mettre dans son regard autant de mépris qu’elle. Sevanna se parait d’assez de bijoux pour dix femmes ! Son corsage délacé lui aurait découvert presque toute la poitrine sans tous ces colliers mal assortis, et elle bombait le torse chaque fois qu’un homme la regardait ! Galina fit de son mieux, mais il était difficile de prendre l’air dédaigneux quand on a le visage ruisselant de larmes et de sueur. Les sanglots qui la secouaient faisaient osciller le sac.
— Cette da’tsang est coriace comme une vieille bique, ricana Belinde, mais j’ai toujours su qu’on peut attendrir la vieille carne la plus coriace en la cuisant à petit feu avec beaucoup d’herbes. Quand j’étais une Vierge, j’attendrissais les Chiens de Pierre par une très longue cuisson à l’étouffée.
Galina ferma les yeux. Des océans de sang pour payer ça… !
Elle sentit le sac bouger brusquement, et ses yeux s’ouvrirent soudain quand il s’immobilisa. Les Vierges détachaient la corde de la branche, et deux d’entre elles l’abaissaient lentement vers le sol. Elle se débattit énergiquement, tentant de regarder en dessous, et se remit à sangloter, de soulagement cette fois-ci, constatant qu’elles avaient écarté le brasero. Avec Belinde qui parlait de cuisson… Tel serait le châtiment de Belinde, décida Galina. Embrochée et tournée au-dessus d’un feu, jusqu’à extraire tous ses sucs ! Pour commencer !
Avec un bruit mat qui fit grogner Galina, le sac heurta le sol et culbuta. Aussi indifférentes que s’il s’agissait d’un sac de patates, les Vierges le secouèrent et elle s’affala sur l’herbe sèche. Elles tranchèrent les liens attachant ses mains à ses pieds, et lui retirèrent son bâillon. De la poussière et des feuilles mortes lui collaient au visage.
Elle brûlait de se lever pour les défier droit dans les yeux. Mais elle ne parvint qu’à se hisser à quatre pattes, les doigts et les orteils plantés dans l’humus. Si elle avait pu se redresser davantage, elle se serait passé les mains sur le corps, pour tenter de calmer ses brûlures. La sueur lui faisait l’effet de jus de piment. Elle se contenta de rester prostrée, s’efforçant d’humecter sa bouche desséchée, rêvant à ce qu’elle ferait subir à ces sauvages.
— Je croyais que vous seriez plus forte que ça, dit pensivement Sevanna qui la toisait. Mais peut-être que Belinde a raison et que ce traitement vous a attendrie maintenant. Si vous jurez de m’obéir, vous pouvez cesser d’être da’tsang. Peut-être n’aurez-vous même pas à être gai’shain. Jurerez-vous de m’obéir en toute chose ?
— Oui, dit-elle d’une voix rauque, sans la moindre hésitation, tout en étant forcée de déglutir avant de continuer. Je vous obéirai ! Je le jure !
Et elle obéirait jusqu’à ce qu’elle trouve une solution. Tout cela avait-il été bien nécessaire ? Un serment qu’elle aurait pu prêter dès le premier jour ? Sevanna apprendrait ce que c’est que de pendre au-dessus d’un brasero. Oh, oui, elle…
— Alors, vous n’aurez pas d’objection à jurer sur cela, dit Sevanna, jetant un objet devant elle.
Quand elle vit de quoi il s’agissait, Galina sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Une baguette blanche comme de l’ivoire poli, d’un pied de long et pas plus épaisse que son poignet. Puis elle vit les volutes gravées à l’extrémité pointée vers elle, et représentant des chiffres utilisés à l’Ère des Légendes. Cent onze. Elle avait cru d’abord que c’était la Baguette aux Serments, dérobée à la Tour. Elle aussi était gravée, mais du nombre trois, et certaines pensaient que c’était une référence aux Trois Serments. Peut-être cette baguette n’était pas ce qu’elle paraissait. Peut-être. Pourtant, aucune vipère des Terres Englouties lovée à ses pieds n’aurait pu la pétrifier davantage.
— Beau serment, Sevanna. Quand aviez-vous l’intention de nous prévenir, Sevanna ?
En entendant cette voix, Galina releva la tête d’une secousse. Elle aurait suffi également à lui faire détourner les yeux d’une vipère.
Therava apparut au milieu des arbres à la tête d’une douzaine de Sagettes aux visages de pierre. Quand elles s’arrêtèrent devant elle, face à Sevanna, toutes les femmes présentes, à l’exception des Vierges, avaient été là au moment où Galina avait été condamnée au port de la robe noire. Sur un mot de Therava et un hochement de tête de Sevanna, les Vierges se retirèrent aussitôt. Galina continuait à transpirer. Soudain, l’air lui parut froid.
Sevanna regarda Belinde, qui détourna les yeux. Sevanna retroussa les lèvres, mi-rictus, mi-grognement, et planta les poings sur ses hanches. Galina ne comprit pas comment cette femme, qui ne pouvait pas canaliser du tout, en trouvait l’audace. Certaines de ces Sagettes possédaient une puissance non négligeable. Non, elle ne pouvait pas les considérer uniquement comme des Irrégulières si elle voulait avoir une chance de s’évader et de se venger. Therava et Someryn étaient plus puissantes que n’importe qui à la Tour, et toutes auraient pu facilement être Aes Sedai.
Avec un air de défi, Sevanna leur faisait face.
— Il semble que vous ayez rendu une justice expéditive, dit Sevanna, d’une voix sèche comme la poussière.
— L’affaire était simple, répondit Tion calmement. Nous avons prononcé le verdict que les Mera’dins méritaient.
— Et nous les avons informés que c’était malgré votre tentative de nous influencer, ajouta Rhiale avec véhémence.
Sur quoi, Sevanna se retint de grogner.
Mais Therava ne se laissa pas distraire de son objectif. Un pas rapide la mena près de Galina. Elle la saisit par les cheveux, la releva sur les genoux d’une secousse et lui tira la tête en arrière. Therava avait une tête de moins que la plupart de ces femmes, mais elle parut plus grande que beaucoup d’hommes, se tenant ainsi debout au-dessus de Galina et baissant sur elle ses yeux de faucon, toute idée de défi et de vengeance envolée. Les mèches blanches striant ses cheveux roux foncé accusaient encore son air impérieux. Galina serra les poings sur ses cuisses, enfonçant les ongles dans ses paumes. Même les brûlures de sa peau pâlissaient devant ce regard. Elle avait rêvé qu’elle brisait chacune de ces femmes, qui la suppliaient de leur donner la mort, et qu’elle le leur refusait en riant. Toutes, sauf Therava. La nuit, Therava emplissait ses cauchemars : tout ce que Galina pouvait faire, c’était de tenter de fuir, mais la seule fuite possible consistait à se réveiller en hurlant. Bien que Galina ait auparavant brisé des hommes forts et des femmes puissantes, elle leva sur Therava des yeux exorbités, et gémit.
— Cette femme n’a pas d’honneur, cracha Therava. Si vous voulez la briser, Sevanna, confiez-la-moi. Quand j’en aurai fini avec elle, elle obéira sans le secours du joujou de votre ami Caddar.
Sevanna s’emporta, niant toute amitié avec ce Caddar, ou qui que ce soit, et Rhiale rétorqua que Sevanna le leur avait présenté. Toutes se mirent à discuter pour savoir si cette « baguette » marcherait mieux que la « boîte de voyage ».
Une partie de l’esprit de Galina enregistra le terme « boîte de voyage ». Elle en avait déjà entendu parler, et brûlait de mettre la main dessus, ne fût-ce qu’un instant. Avec un ter’angreal lui permettant de Voyager, quelque imparfaitement qu’il fonctionnât, elle serait capable de… Même l’espoir de s’évader ne résisterait pas devant ce que lui ferait Therava si les autres décidaient d’accéder à sa requête. Quand la Sagette aux yeux de faucon lui lâcha les cheveux pour se joindre à la discussion, Galina s’effondra sur la baguette, atterrissant sur le ventre. Elle aurait supporté n’importe quoi, même la contrainte d’obéir à Sevanna, plutôt que d’être aux mains de Therava. Si elle n’avait pas été paralysée par un écran, elle aurait activé la baguette elle-même.
Ses mains ne s’étaient pas plutôt refermées sur la douce baguette que Therava les écrasa violemment avec le pied. Aucune Sagette ne prêta attention à sa silhouette qui se contorsionnait par terre, s’efforçant en vain de se dégager. Elle n’osait pas déployer toutes ses forces. Bien qu’elle se rappelât qu’elle avait fait pâlir de terreur des rois, elle n’eut pas l’audace de déplacer le pied de cette femme.
— Si elle doit prêter serment, dit Therava, regardant durement Sevanna, c’est pour nous obéir à toutes ici présentes.
Quelques-unes hochèrent la tête, et d’autres acquiescèrent de vive voix, sauf Belinde qui afficha avec ses lèvres une moue dubitative.
Sevanna la regarda tout aussi durement.
— Très bien, accepta-t-elle, mais à moi en premier. Je ne suis pas seulement une Sagette, je parle en qualité de chef de clan.
Therava eut un petit sourire.
— Qu’elle obéisse en priorité à deux d’autre nous, Sevanna. À vous et à moi.
Sevanna conserva le même air de défi, mais elle accepta d’un signe de la tête. À contrecœur. Alors seulement Therava retira son pied. La lumière de la saidar l’entoura, et un flux d’Esprit toucha les chiffres gravés sur la baguette que tenait Galina. Exactement comme avec la Baguette aux Serments.
Un instant, Galina hésita, fléchissant ses doigts meurtris. Au toucher, c’était la même chose que la Baguette aux Serments ; pas tout à fait de l’ivoire, pas tout à fait du verre, et fraîche sur sa peau. Si c’était une seconde Baguette aux Serments, elle pourrait être utilisée pour annuler tout serment qu’elle devrait prêter maintenant sous la contrainte. Si elle en trouvait l’occasion. Elle n’avait pas envie de prendre le risque, ni de jurer allégeance à Therava, de toute façon. Avant cette épreuve, elle avait toujours commandé ; depuis sa capture, sa vie n’avait plus été que souffrance, et Therava voulait la transformer en animal domestique ! Pourtant, si elle ne jurait pas, laisseraient-elles Therava la briser ? Elle n’en doutait absolument pas.
— « Sous la Lumière et sur mon espoir de salut et de renaissance…
Elle ne croyait plus en la Lumière, ni en un salut quelconque, et une simple promesse aurait suffi, mais elles voulaient un serment en bonne et due forme.
— …je jure d’obéir en toute chose aux Sagettes ici présentes, et prioritairement à Sevanna et à Therava. »
Le dernier espoir de Galina que la Baguette n’en soit pas une s’évanouit quand elle sentit le serment se poser sur elle comme un vêtement bien ajusté qui l’aurait couverte de la tête aux pieds. Rejetant la tête en arrière, elle hurla. En partie parce qu’il lui sembla que les brûlures sur sa peau s’enfonçaient plus profondément dans ses chairs, mais surtout par pur désespoir.
— Silence ! dit sèchement Therava. Je n’ai pas envie d’entendre vos jérémiades !
Galina referma brusquement la bouche, manquant se mordre la langue, et s’efforça de ravaler ses sanglots. Maintenant, rien d’autre que l’obéissance n’était possible. Therava la regarda en fronçant les sourcils.
— Voyons donc si cela marche vraiment, marmonna-t-elle en se penchant vers elle. N’avez-vous jamais eu des envies de violence à l’égard des Sagettes ici présentes ? Répondez avec franchise, et si oui, demandez à être punie. Le châtiment pour violence envers une Sagette, ajouta-t-elle à la réflexion, peut mener à une bestiale mise à mort.
Elle se passa un doigt expressif sous la gorge, puis referma la main sur la poignée de sa dague.
Déglutissant à plusieurs reprises dans sa panique horrifiée, Galina recula. Elle avait les yeux rivés sur Therava. Elle ne put réprimer les paroles qui franchirent ses lèvres.
— Oui, et c-c-contre vous toutes ! De grâ… grâ… grâce, pu-pu-punissez-moi pour ça !
Allaient-elles la tuer maintenant ? Après tout ce qu’elle avait subi, allait-elle mourir ici ?
— Il semble que cette baguette agisse comme l’avait annoncé votre ami, Sevanna.
L’enlevant sans forcer des mains de Galina, Therava la passa à sa ceinture tout en se redressant.
— Il semble aussi que vous allez porter le blanc, Galina Casban.
Disant cela, elle eut, pour une raison inconnue, un sourire satisfait. Mais elle donna d’autres ordres.
— Vous vous comporterez docilement, comme le doit une gai’shaine. Si un enfant vous ordonne de sauter, vous sauterez, à moins que l’une d’entre nous n’en décide autrement. Vous ne toucherez pas la saidar et vous ne canaliserez pas sauf sur notre ordre. Retirez votre écran, Belinde.
L’écran s’évanouit, et Galina resta à genoux, le regard vague. La Source brillait juste hors de sa portée, si tentante. Et elle n’était pas plus en mesure de la saisir que de se faire pousser des ailes.
Sevanna rajusta son châle avec colère, dans un grand cliquetis de bracelets.
— Vous vous attribuez trop de choses, Therava. Cet objet est à moi. Rendez-le-moi !
Elle tendit la main, mais Therava se contenta de croiser les bras.
— Les Sagettes se sont réunies plusieurs fois, dit-elle, regardant Sevanna d’un air sévère. Nous avons pris certaines décisions.
Les femmes qui l’accompagnaient se pressèrent derrière elle, face à Sevanna. Belinde se hâta de les rejoindre.
— Sans moi ? dit sèchement Sevanna. L’une d’entre vous ose-t-elle prendre une décision sans me consulter ?
Le ton était aussi ferme qu’à l’accoutumée. Mais ses yeux s’égarèrent sur la baguette à la ceinture de Therava, et Galina sentit en elle un malaise. En un tout autre jour, elle en aurait été ravie.
— L’une de ces décisions devait être prise sans vous, dit Tion d’un ton définitif.
— Comme vous nous le rappelez souvent, vous parlez en qualité de chef de clan, ajouta Emerys, une lueur moqueuse dans ses grands yeux gris. Parfois, les Sagettes doivent parler hors de la présence du chef de clan, ou de quelqu’un du même rang.
— Nous avons décidé, dit Therava, que, puisqu’un chef de clan doit avoir près de lui une Sagette pour le conseiller, il doit en être de même pour vous. Votre conseillère, ce sera moi.
Resserrant son châle sur ses épaules, Sevanna, indéchiffrable, posa sur elle un regard pénétrant. Comment faisait-elle ? Elles pouvaient la briser tel un marteau s’abat sur une coquille d’œuf.
— Et quel conseil avez-vous à m’offrir, Therava ? dit-elle enfin d’une voix glaciale.
— Je vous conseille vivement de lever le camp sans délai, répondit Therava, tout aussi glaciale. Les Seanchans sont trop proches et trop nombreux. Nous devrions nous diriger vers le nord, et établir une place forte dans les Monts de la Brume. De là, nous pourrons envoyer des éclaireurs à la recherche des autres tribus. Il faudra sans doute du temps pour réunir tous les Shaidos, Sevanna. Votre ami des Terres Humides nous a peut-être dispersées aux quatre coins du monde. Tant que cela durera, nous serons vulnérables.
— Nous partirons dès demain.
Si Galina n’avait pas été certaine de bien connaître Sevanna, elle aurait pensé que cette femme était irascible en même temps que furieuse. Ses yeux verts flamboyaient.
— Mais vers l’est. Cela nous éloignera aussi des Seanchans. Tous les pays de l’est sont en proie à des troubles et mûrs pour le pillage.
Suivit un long silence, puis Therava acquiesça de la tête.
— Vers l’est donc, dit-elle avec douceur, la douceur du velours gainant l’acier. Mais rappelez-vous que beaucoup de chefs ont regretté d’avoir négligé trop souvent le conseil d’une Sagette. Ça pourrait aussi vous arriver.
Le visage était aussi menaçant que la voix, et pourtant, Sevanna éclata de rire !
— C’est vous qui devez vous rappeler les faits, Therava ! Comme vous toutes. Si je deviens la proie des vautours, vous aussi ! J’ai pris des mesures en ce sens.
Les autres échangèrent des regards inquiets, excepté Therava, Modarra et Norlea, qui froncèrent les sourcils.
Avachie sur les genoux, gémissant, et s’efforçant en vain de rafraîchir sa peau avec ses mains, Galina se surprit à se demander ce que signifiaient ces menaces. Elle eut une vague pensée, se faufilant entre l’amertume et l’apitoiement sur elle-même. Tout ce qu’elle pourrait utiliser contre ces femmes était bienvenu, si toutefois elle osait s’en servir. Amère pensée.
Brusquement, elle réalisa que le ciel s’assombrissait. De gros nuages en provenance du nord roulaient vers le camp, striés de gris et de noir, obscurcissant le soleil. Il en tombait des flocons de neige, tourbillonnant paresseusement dans l’air. Aucun n’atteignait le sol et quelques-uns se posaient sur la cime des arbres. Galina en resta médusée. De la neige ! Le Grand Seigneur avait-il relâché son emprise sur le monde, pour une raison inconnue ?
Les Sagettes avaient les yeux rivés sur le ciel, bouche bée, comme si elles voyaient des nuages et de la neige pour la première fois.
— Qu’est-ce que cela, Galina Casban ? demanda Therava. Parlez si vous savez !
Elle ne quitta pas le ciel des yeux jusqu’à ce que Galina lui dise que c’était de la neige. Elle se mit à rire.
— J’ai toujours pensé que celui qui avait renversé Laman Tueur-d’Arbres mentait quand il évoquait la neige. Cette poudre blanche ne ferait pas de mal à une mouche !
Galina lui parla des tempêtes de neige, puis serra les dents, atterrée à la pensée qu’elle avait cherché à s’attirer sa faveur, et au petit pincement de plaisir qu’elle éprouva à l’idée de ce qu’elle taisait. Je suis la plus haut placée de l’Ajah Rouge ! se dit-elle. Je suis membre du Conseil Suprême de l’Ajah Noire ! Cela sonnait comme des mensonges. Ce n’était pas juste !
— Si nous en avons terminé ici, dit Sevanna, je vais emmener la gai’shaine sous le grand toit et la faire vêtir de blanc. Vous pouvez rester ici à regarder tomber la neige si vous voulez.
Le ton était si suave qu’on ne les aurait jamais crues à couteaux tirés quelques instants plus tôt. Elle ajusta son châle sur ses coudes, arrangea quelques colliers ; rien au monde n’avait plus d’importance pour elle.
— Nous nous occuperons nous-mêmes de la gai’shaine, lui dit Therava, tout aussi suave. Puisque vous agissez en tant que chef, vous avez une longue journée et une longue nuit devant vous si nous partons demain.
Une fois de plus, les yeux de Sevanna luirent brièvement. Therava fit claquer ses doigts, dans un geste impérieux à l’adresse de Galina, avant de se retourner pour partir.
— Suivez-moi, dit-elle. Et cessez de bouder.
Baissant la tête, Galina se releva tant bien que mal et trottina derrière Therava et les autres femmes capables de canaliser. Bouder ? Elle pouvait être renfrognée, mais jamais boudeuse ! Ses pensées tournaient en rond comme des rats en cage, sans trouver d’espoir d’évasion. Pourtant, il devait bien exister une possibilité ! Forcément ! Une pensée qui refit surface au milieu de ce désarroi, la mit au bord des larmes. Les robes blanches des gai’shains étaient-elles plus douces et grattaient-elles moins que les grossières robes de drap noir qu’elle avait été forcée de porter jusque-là ? Il fallait qu’elle trouve le moyen de sortir de là. Jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, elle vit Sevanna qui les suivait des yeux, le regard furibond. Au-dessus des têtes, les nuages tournoyaient, et la neige fondait comme les espoirs de Galina.