À un mile à l’ouest de la crête s’étendaient les camps. Les hommes et leurs chevaux, à proximité des feux, les bannières claquant au vent et les tentes étaient regroupés par nationalités et par Maisons. Chaque camp, véritable lac de boue, était séparé des autres par des parcelles de lande broussailleuse. Les hommes, montés ou à pied, regardaient Rand croiser les bannières au galop, puis reportaient leurs regards vers les autres camps pour observer les réactions. En présence des Aiels, ces hommes n’avaient dressé qu’un immense camp, réunis seulement par le fait qu’ils n’étaient pas des Aiels. Même s’ils s’en défendaient, ils craignaient les Aiels. Le monde disparaîtrait si Rand ne réussissait pas. Mais il ne se faisait pas d’illusions ; ce n’était pas à lui que ces hommes étaient fidèles, et ils croyaient tous que le sort du monde pouvait s’accommoder de leur désir d’or, de gloire ou de pouvoir. Une poignée à peine croyait en lui, mais pour la plupart, ils le suivaient parce qu’ils le craignaient encore plus que les Aiels. Peut-être plus qu’ils ne redoutaient le Ténébreux, en qui certains ne croyaient pas vraiment – ils ne pouvaient imaginer qu’il bouleverserait le monde plus encore. Ils avaient Rand devant les yeux, et ça, ils le croyaient. Rand l’acceptait maintenant. Trop de batailles l’attendaient pour qu’il livre un combat perdu d’avance. Tant qu’ils suivraient et obéiraient, il s’en contenterait.
Le plus grand des camps (qui n’était pas le sien) appartenait aux Compagnons Illianers, en tuniques vertes à crevés jaunes, à proximité des Défenseurs de la Pierre Tairens ; en tuniques à manches bouffantes rayées noir et or et d’un nombre égal de Cairhienins issus d’une quarantaine de Maisons différentes, vêtus de couleurs sombres, certains arborant une oriflamme au-dessus de leur tête. Ils cuisinaient sur des feux différents, dormaient chacun de leur côté, attachaient leurs chevaux séparément et se lorgnaient avec méfiance, se mélangeant malgré tout. La sécurité du Dragon Réincarné était sous leur responsabilité, et ils prenaient leur rôle au sérieux. N’importe lequel pouvait le trahir, mais pas sous les yeux des autres. Les vieilles haines et les nouvelles aversions provoqueraient une trahison avant même que le traître ne prenne le temps de réfléchir.
Un cercle d’acier montait la garde autour de la tente de Rand, un immense cône entièrement couvert d’abeilles brodées au fil d’or. Elle avait appartenu à son prédécesseur, Mattin Stepaneos, et lui avait échu avec la couronne, en un sens. Les Compagnons, coiffés de brillants casques coniques, se tenaient debout à côté des Défenseurs en casques striés, et des Cairhienins en casques cloches, ignorant le vent, la visière dissimulant leur visage, la hallebarde inclinée exactement selon le même angle. Aucun ne cilla quand Rand tira sur les rênes, mais une volée de domestiques accourut pour les servir, lui et les Asha’man. Une femme osseuse, en gilet vert et jaune de palefrenier du Palais Royal d’Illian, prit sa bride tandis qu’un homme au nez bulbeux, en livrée noir et or de la Pierre de Tear, lui tenait l’étrier. Tout en lui témoignant de la déférence, ils se regardaient en chiens de faïence. Boreane Carivin, une petite femme pâle et trapue en robe noire, lui tendit d’un air solennel un plateau de linges humides d’où s’élevait de la buée. Cairhienine, elle observa les deux autres pour s’assurer qu’ils s’acquittaient bien de leur tâche malgré l’animosité mutuelle qu’ils parvenaient mal à dissimuler.
Ôtant ses gantelets, Rand écarta du geste le plateau de Boreane. Assis devant la tente sur un banc richement sculpté, Damer Flinn se leva quand Rand mit pied à terre. Chauve, avec une couronne de cheveux blancs effilés, Flinn avait davantage l’air d’un vieillard que d’un Asha’man. Un vieil homme ridé à la jambe raide, qui connaissait mieux le vaste monde que la ferme. L’Épée suspendue à sa ceinture ne semblait pas déplacée, mais plutôt normale chez un ancien soldat de la Garde de la Reine. Rand lui accordait sa confiance plus qu’à tout autre. Flinn lui avait sauvé la vie, après tout.
Flinn le salua, le poing sur le cœur. Dès que Rand lui eut répondu d’un hochement de tête, il s’avança en boitillant et attendit que les palefreniers se soient éloignés avec les chevaux avant de lui parler à voix basse.
— Torval est ici. Envoyé par le M’Hael, dit-il. Il voulait attendre dans la tente du conseil. J’ai dit à Narishma de le surveiller.
C’était l’ordre que Rand avait donné, sans trop savoir pourquoi ; aucun homme venant de la Tour Noire ne devait rester seul. Hésitant, Flinn tripota le Dragon épinglé à son col noir.
— Il n’était pas content d’apprendre que nous sommes tous montés en grade.
— Pas content, tiens, tiens, dit doucement Rand, coinçant ses gants dans sa ceinture.
Et parce que Flinn avait toujours l’air hésitant, il ajouta :
— Vous l’avez tous mérité.
Il avait prévu d’envoyer un Asha’man à Taim – le chef, le M’Hael ainsi que les Asha’man l’avaient baptisé – mais maintenant Torval pourrait lui transmettre son message. La tente du Conseil ?
— Faites apporter des rafraîchissements, ordonna-t-il à Flinn, puis il fit signe à Dashiva et Hopwil de le suivre.
Flinn salua une fois de plus, mais Rand s’éloignait déjà, la boue noire giclant sous ses bottes. Aucune acclamation ne s’éleva dans les hurlements du vent. Il se rappela la dernière fois qu’il avait été acclamé. Ce n’était pas un souvenir de Lews Therin. Si Lews Therin avait jamais existé. Il y eut un éclair de couleur à peine perceptible, comme l’impression que quelqu’un était sur le point de vous toucher par-derrière. Il se ressaisit difficilement.
La tente du Conseil était un immense pavillon à rayures rouges, autrefois dressé dans les Plaines de Maredo, et aujourd’hui planté au milieu du camp de Rand, entouré de trente toises de sol nu. Ici, il n’y avait jamais de gardes, sauf si Rand s’y trouvait avec les nobles. Quiconque essayant de s’y glisser clandestinement aurait été vu instantanément par des milliers d’yeux indiscrets. Au sommet de leurs hautes hampes, trois bannières étaient disposées en triangle autour de la tente, le Soleil Levant du Cairhien, les Trois Croissants de Tear et les Abeilles Dorées d’Illian, et au-dessus du toit écarlate, flottaient, plus haut que les autres, la Bannière du Dragon et la Bannière de la Lumière. Elles ondulaient et claquaient au vent, et les parois de la tente tremblaient sous les rafales. À l’intérieur, des tapis frangés multicolores couvraient le sol. Il n’y avait qu’un seul meuble, une immense table ouvragée de sculptures et de dorures, incrustée d’ivoire et de turquoise. Le plateau disparaissait presque sous un fouillis de cartes.
Torval leva la tête des cartes, s’apprêtant manifestement à réprimander les intrus qui débarquaient. Proche de l’âge mûr, et grand comparé à tous, mis à part Rand et les Aiels, il avait un regard glacé et son nez pointu semblait frémir d’indignation. Le Dragon et l’Épée brillaient au col de sa tunique, sous la lumière des torchères. Il était en tunique de soie noire, assez bien coupée pour un Seigneur. Son épée avait des garnitures d’argent rehaussées d’or, et une gemme rouge scintillait sur le manche. Une autre luisait à l’un de ses doigts. On ne peut pas dresser des hommes à devenir des armes sans qu’ils ne deviennent arrogants, pourtant Rand n’aimait pas Torval. Mais il faut dire qu’il n’avait nul besoin des mises en garde de Lews Therin pour se méfier des hommes en noir. Jusqu’où faisait-il confiance, même à Flinn ? Pourtant, il devait les diriger. Les Asha’man étaient son œuvre, sa responsabilité.
Quand Torval vit Rand, il se redressa avec désinvolture et salua, modifiant à peine son expression. La première fois que Rand l’avait vu, il avait une bouche qui semblait ricaner.
— Mon Seigneur Dragon, dit-il avec l’accent du Tarabon, d’un ton avec lequel il aurait accueilli un égal, ou avec la condescendance envers un subordonné.
Sa prétentieuse révérence s’adressait également à Dashiva et Hopwil.
— Je vous félicite pour la conquête de l’Illian. Grande victoire, n’est-ce pas ? Il aurait dû y avoir du vin pour vous accueillir, mais ce jeune… consacré… ne semble pas comprendre les ordres.
Dans son coin, Narishma frémit, faisant tinter les clochettes attachées au bout de ses longues tresses. Au soleil du sud, il avait pris un teint très hâlé, mais certaines choses chez lui n’avaient pas changé. Plus âgé que Rand, son visage le faisait paraître plus jeune qu’Hopwil. Une rougeur de rage plutôt que d’embarras lui monta aux joues. On sentait chez lui la fierté profonde, mais discrète, de porter depuis peu l’Épée au col. Torval lui sourit, d’un sourire à la fois amusé et inquiétant. Dashiva s’esclaffa, puis se tut.
— Que venez-vous faire ici, Torval ? demanda Rand.
Il jeta ses gantelets et le Sceptre du Dragon sur les cartes. Il délia ensuite son ceinturon et son épée au fourreau, qu’il posa sur les cartes que Torval n’avait aucune raison d’étudier. Nul besoin de la voix de Lews Therin.
Haussant les épaules, Torval sortit une lettre de la poche de sa tunique et la tendit à Rand.
— De la part du M’Hael.
Le papier épais était blanc comme la neige, et le sceau, apposé dans un large ovale de cire bleue, était parsemé de paillettes d’or. On aurait presque pu penser que la lettre venait du Dragon Réincarné en personne. Mazrim Taim avait bonne opinion de lui.
— Taim vous fait dire que ce qu’on raconte sur des Aes Sedai qui accompagneraient une armée du Murandy, c’est vrai. D’après la rumeur, elles se seraient révoltées contre Tar Valon…
Le ricanement de Torval était lourd d’incrédulité.
— … et elles marcheraient vers la Tour Noire. Bientôt, elles pourraient devenir une menace.
Rand brisa entre ses doigts le sceau magnifique.
— Elles se dirigent vers Caemlyn, non vers la Tour Noire. Nous ne sommes donc pas visés. Mes ordres étaient clairs. Laissez les Aes Sedai tranquilles, sauf si elles vous provoquent.
— Mais comment pouvez-vous être sûr qu’elles ne représentent pas un danger ? insista Torval. Peut-être vont-elles à Caemlyn, comme vous dites, mais si vous vous trompez, nous ne le saurons pas avant qu’elles attaquent.
— Torval pourrait avoir raison, dit pensivement Dashiva. Je ne peux pas dire que je ferais confiance à des femmes qui m’ont enfermé dans une boîte. De plus, celles-là n’ont prêté aucun serment. À moins qu’elles ne l’aient fait depuis ?
— J’ai dit, laissez-les tranquilles.
Rand abattit violemment ses mains sur la table, et Hopwil sursauta de surprise. Dashiva fronça les sourcils, irrité, avant de se ressaisir aussitôt. Mais Rand ne s’intéressait pas à l’humeur de Dashiva. Par chance – il en était certain – sa main s’était posée sur le Sceptre du Dragon. Son bras trembla du désir de le brandir et de frapper Torval en plein cœur. Absolument nul besoin de Lews Therin.
— Les Asha’man sont une arme que j’emploie si nécessaire et non pas chaque fois que Taim est effarouché quand une poignée d’Aes Sedai dînent dans la même auberge. S’il le faut, je reviendrai à la Tour Noire pour bien faire comprendre mes ordres.
— Je suis certain que ça n’est pas nécessaire, répliqua vivement Torval.
Enfin, quelque chose avait effacé son sourire dédaigneux. Il ferma les yeux un instant, ouvrit timidement les mains, comme pour s’excuser. Il était manifestement effrayé.
— Le M’Hael voulait juste vous informer. Vos ordres sont lus tous les matins lors des Directives Matinales, après le Credo.
— Alors, c’est très bien.
Rand parla calmement, s’efforçant de ne pas froncer les sourcils. C’était son précieux M’Hael que craignait Torval, et non le Dragon Réincarné. Il redoutait que Taim le prenne mal si quelque chose dans ses paroles attirait la colère de Rand sur la tête du M’Hael.
— Parce que je tuerai n’importe lequel d’entre vous qui s’approchera de ces femmes au Murandy. Vous agirez quand je vous le dirai.
Torval s’inclina avec raideur en murmurant :
— À vos ordres, mon Seigneur Dragon.
Il essayait de sourire, mais il pinçait le nez et s’efforçait d’éviter discrètement les regards. Dashiva s’esclaffa une nouvelle fois, et Hopwil arbora un sourire en coin.
Narishma, quant à lui, ne prêta pas attention au revers que venait d’essuyer Torval. Il regarda Rand sans ciller, comme s’il sentait en lui des courants profonds que les autres ne percevaient pas. La plupart des femmes et beaucoup d’hommes le considéraient juste comme un beau garçon, alors que, par moments, ses immenses yeux semblaient en savoir plus que tous les autres.
Rand lâcha le Sceptre du Dragon et ouvrit la lettre qu’il lissa de la main, sans même trembler. Torval eut un sourire acide, sans rien remarquer. Contre la paroi de la tente, Narishma remua pour se détendre.
Les rafraîchissements arrivèrent, puis, en une procession majestueuse dont Boreane avait pris la tête, une longue file d’Illianers, de Cairhienins et de Tairens arrivèrent, tous vêtus de leur livrée respective. Un domestique portait un plateau d’argent, chargé d’un pichet différent pour chaque sorte de vin, et deux autres l’accompagnaient, avec un plateau de timbales en argent pour le punch chaud et les vins aux épices, et de fins gobelets en verre soufflé pour les autres. Un valet pincé, habillé en vert et jaune, tenait un plateau uniquement destiné au remplissage des gobelets et des timbales, secondé par une femme brune en noir et or qui lui tendait les pichets. Il y avait à profusion des noix et des fruits confits, du fromage et des olives. On avait préposé à chaque mets un domestique différent. Sous la direction de Boreane, ils exécutèrent un ballet bien rôdé, avec force révérences et courbettes, se succédant à mesure qu’ils avaient terminé leurs offrandes.
Acceptant une timbale de vin aux épices, Rand se percha sur un coin de la table. Il la posa près de lui sans y toucher et se concentra sur la lettre. Il n’y avait pas d’adresse, pas de préambule d’aucune sorte. Taim détestait, même s’il s’en défendait, donner un titre honorifique à Rand.
« J’ai l’honneur de vous informer qu’il y a maintenant vingt-neuf Asha’man, quatre-vingt-dix-sept Consacrés et trois cent vingt-deux Soldats enrôlés à la Tour Noire. Il y a eu une poignée de déserteurs, malheureusement, dont les noms ont été rayés des listes, mais les pertes pendant l’entraînement sont acceptables.
« J’ai maintenant une cinquantaine de recruteurs sur le terrain en permanence, avec pour résultat que nous comptons presque tous les jours trois ou quatre hommes de plus. Dans quelques mois, la Tour Noire sera l’égale de la Tour Blanche, ainsi que je l’avais prévu. Dans un an, Tar Valon tremblera devant nos effectifs.
« J’ai procédé moi-même à la cueillette des mûres. Petit massif épineux, mais avec une abondance surprenante de fruits pour sa taille.
Rand grimaça, et écarta de son esprit le… massif de mûres. Ce qui devait être fait, serait fait. Le monde entier payait le prix de son existence. Il lui donnerait sa vie, mais le monde entier devrait payer.
En outre, il y avait d’autres raisons de grimacer. Trois ou quatre nouvelles recrues par jour ? Taim était optimiste. Certes, à ce rythme, il y aurait bientôt davantage d’hommes capables de canaliser que d’Aes Sedai, mais c’était compter sans les années de formation qu’avait suivies même la plus jeune des sœurs.
Une partie de cet enseignement concernait spécifiquement les hommes capables de canaliser. Il n’envisageait pas une rencontre entre Asha’man et Aes Sedai, sachant qu’elle aurait été sanglante et n’aurait suscité que des regrets. Il n’avait pas l’intention de diriger les Asha’man contre la Tour Blanche, quoi qu’en pensât Taim, qui s’accommodait de cette idée, dans la mesure où elle inspirait la plus grande circonspection à Tar Valon. Un Asha’man était calibré pour tuer. S’ils étaient suffisamment nombreux pour tuer au bon moment et au bon endroit, et s’ils vivaient assez longtemps pour en arriver là, il ne leur en demandait pas plus.
— Combien de déserteurs, Torval ? demanda-t-il calmement.
Il s’empara de sa timbale de vin et en but une gorgée, comme si la réponse n’avait pas d’importance. Le breuvage aurait dû le réchauffer, mais le gingembre et la muscade lui laissèrent un goût amer dans la bouche.
— Combien de pertes à l’entraînement ?
Torval s’était ressaisi lui-même à l’arrivée des rafraîchissements, se frottant les mains et haussant un sourcil devant le choix des vins, affectant de connaître les meilleurs avec des manières de seigneur. Dashiva avait pris le premier gobelet venu, et le contemplait maintenant, les yeux furibonds, comme si c’était de la piquette. Désignant l’un des plateaux, Torval pencha pensivement la tête, ayant déjà préparé sa réponse.
— Dix-neuf déserteurs jusqu’à présent. Le M’Hael a ordonné qu’on les tue à vue, et qu’on rapporte leur tête pour l’exemple.
Picorant un morceau de poire confite dans le plateau qu’on lui présentait, il l’avala d’une bouchée, puis sourit.
— En ce moment, trois têtes pendent à l’Arbre au Traître.
— Très bien, dit Rand d’une voix monocorde.
Il était impossible, voire dangereux, d’accorder sa confiance à des déserteurs. Et ils ne pouvaient pas continuer à vivre. Même si tous les soldats cachés dans les collines s’échappaient ensemble, ils étaient moins dangereux qu’un homme seul entraîné à la Tour Noire. L’Arbre au Traître ? Taim s’y connaissait pour trouver des noms expressifs. Mais les hommes avaient besoin de décorations, de symboles et de noms, des tuniques noires et des épingles honorifiques pour maintenir la cohésion de leur groupe. Jusqu’au moment de mourir.
— La prochaine fois que je viendrai à la Tour Noire, je veux voir toutes les têtes des déserteurs.
Une autre bouchée de poire confite, prête à être engloutie, tomba des doigts de Torval et tacha le devant de sa belle tunique.
— Ce genre de châtiment pourrait gêner le recrutement, dit-il lentement. Les déserteurs ne savent pas à l’avance qu’ils déserteront.
Rand soutint son regard jusqu’à ce que Torval baisse les yeux.
— Combien de pertes à l’entraînement ? répéta-t-il.
L’Asha’man au nez pointu hésitait.
— Combien ?
Narishma se pencha, fixant un regard pénétrant sur Torval. Hopwil aussi. Les domestiques continuaient leur ballet bien réglé, présentant leurs plateaux à des hommes qui ne les voyaient plus. Boreane, voyant Nashima absorbé dans la conversation, en profita pour s’assurer que son gobelet contenait davantage d’eau chaude que de vin aux épices.
Torval haussa les épaules, désinvolte.
— Cinquante et un en tout. Treize calcinés, et vingt-huit morts sur place. Pour le reste… Le M’Hael met quelque chose dans leur vin, et ils ne se réveillent pas.
Tout d’un coup, le ton se fit malicieux.
— Cela peut survenir brusquement, à n’importe quel moment. Un homme s’est mis à hurler que des araignées lui rampaient sous la peau, deux jours après l’avoir bu.
Il eut un sourire pervers pour Narishma et Hopwil, mais c’est aux deux autres qu’il s’adressa, les regardant alternativement.
— Vous voyez ? Inutile de vous angoisser si vous glissez dans la folie. Vous ne nuirez à personne. Vous vous endormirez… à jamais. Plus charitable que vous laisser fou, et coupé du Pouvoir, non ?
Narishma le fixait, tendu comme une corde de harpe, son gobelet oublié à la main. De nouveau, Hopwil fronçait les sourcils sur quelque chose qu’il était le seul à voir.
— Plus charitable, dit Rand d’un ton neutre, reposant sa timbale sur la table.
Quelque chose dans le vin. Mon âme est noire de sang et damnée. Il ne s’agissait pas d’une pensée dure ou amère, mais d’un simple constat.
— La charité à laquelle tout homme a droit, Torval.
Le sourire cruel de Torval s’évanouit. Il haleta. Les calculs étaient faciles à faire : un homme sur dix anéanti, un homme sur cinquante fou, et d’autres qui suivraient. On n’en était qu’au début, et il n’y avait aucun moyen de savoir avant le jour de sa mort si on avait forcé le destin. Sauf qu’à la fin le destin vous rattrapait toujours, d’une façon ou d’une autre. Et Torval vivait aussi sous cette menace.
Brusquement, Rand prit conscience de la présence de Boreane. Il lui fallut un moment pour voir l’expression de son visage, et quand il la comprit, il ravala les dures paroles qui lui étaient montées aux lèvres. Comment osait-elle avoir pitié de lui ? Croyait-elle que la Tarmon Gai’don se gagnerait sans faire couler le sang ? Les Prophéties du Dragon exigeaient des fleuves de sang !
— Laissez-nous, lui dit-il.
Elle rassembla les domestiques en silence. Il y avait toujours de la compassion dans ses yeux quand elle les dirigea vers la porte.
Rand ne trouva rien à dire pour alléger l’atmosphère. La pitié affaiblissait aussi sûrement que la peur, or ils devaient rester forts comme l’acier pour pouvoir affronter ce qui les attendait. C’était son œuvre, sa responsabilité.
Perdu dans ses pensées, Narishma contemplait la vapeur qui s’élevait de son vin, et Hopwil s’efforçât toujours de regarder au-delà des parois de la tente. Torval coulait à Rand des regards en coin, s’efforçant d’afficher son rictus dédaigneux. Seul Dashiva semblait impassible, les bras croisés, et observant Torval comme il l’aurait fait d’un cheval proposé à la vente.
Dans ce pénible silence qui se prolongeait, surgit un jeune homme en noir, trapu, ébouriffé par le vent, le Dragon et l’Épée épinglés à son col. Aussi jeune qu’Hopwil, pas encore en âge de se marier, Fedwin Morr arborait une grande ferveur et des yeux de chat en chasse qui se sait pourchassé aussi. Il avait changé depuis peu.
— Les Seanchans quitteront bientôt Ebou Dar, déclara-t-il en saluant. Ensuite, ils ont l’intention d’attaquer l’Illian.
Brusquement tiré de ses sombres ruminations, Hopwil sursauta et déglutit. Une fois de plus, Dashiva s’esclaffa, d’un rire sans joie cette fois-ci.
Hochant la tête, Rand prit le Sceptre du Dragon. Après tout, c’était un souvenir des Seanchans. Les Seanchans dansaient sur leur propre musique, mais pas celle qui lui plaisait.
Si Rand accueillit la nouvelle en silence, il n’en fut pas de même pour Torval. Retrouvant son rictus, il haussa un sourcil méprisant.
— C’est eux qui vous l’ont dit ? demanda-t-il d’un ton moqueur. Ou avez-vous appris à lire dans les esprits ? Laissez-moi vous dire une chose, mon garçon. J’ai combattu les Amadiciens et les Domanis, et je peux vous dire qu’aucune armée qui vient de prendre une cité plie aussitôt bagage pour partir mille miles plus loin ! Plus de mille miles ! Mais peut-être pensez-vous qu’ils savent Voyager ?
Morr encaissa ces moqueries calmement. Il passa simplement le pouce sur la poignée de son épée.
— J’ai parlé avec quelques-uns d’entre eux, dont la plupart étaient des Tarabonais. Des troupes arrivent par bateau tous les jours, ou presque.
Bousculant Torval pour s’approcher de la table, il le scruta d’un regard pénétrant.
— Tous passent leur chemin chaque fois qu’un individu à l’accent traînant ouvre la bouche.
Torval, en colère, ouvrit la sienne. Mais son cadet poursuivit précipitamment, s’adressant à Rand.
— Ils postent des soldats tout le long des Monts de Venir, par petits groupes de cinq cents, parfois mille. Ils sont déjà à la Pointe d’Arran. Ils achètent ou réquisitionnent tous les chariots et charrettes qu’ils trouvent dans un rayon de vingt lieues autour d’Ebou Dar, et tous les animaux nécessaires pour les tirer.
— Des charrettes ! s’écria Torval avec dérision. Des chariots ! Est-ce à dire qu’ils ont l’intention d’ouvrir une foire ? Et quel idiot ferait passer ses troupes par la montagne, alors qu’il y a partout d’excellentes routes ?
Remarquant que Rand l’observait, il se tut, fronçant les sourcils, soudain hésitant.
— Je vous avais dit de garder profil bas, Morr, dit Rand, avec une pointe de colère dans la voix.
Le jeune Asha’man dut reculer quand Rand sauta à bas de la table.
— Je ne vous ai jamais dit d’aller demander leurs plans aux Seanchans. Seulement d’ouvrir les yeux et les oreilles, et de garder profil bas.
— J’ai été discret. Je ne portais pas mes insignes.
Le regard de Morr ne changea pas face à Rand, à la fois traqué et aux aguets. Il semblait bouillonner intérieurement. Si Rand ne l’avait pas connu, il aurait pensé que Morr tenait le Pouvoir, luttant pour survivre au saidin, qui lui donnait dix fois la vie.
— Si les hommes avec qui j’ai parlé savaient vers où ils partiraient, aucun ne me l’a dit, mais devant une chope de bière, ils se plaignaient d’être toujours en mouvement sans jamais s’arrêter. À Ebou Dar, ils éclusaient toute la bière qu’ils trouvaient aussi vite qu’ils pouvaient, parce qu’ils allaient se remettre en marche, disaient-ils. Et ils rassemblaient des chariots, comme j’ai dit.
Il débita cela tout à trac, puis serra les dents quand il eut fini, comme pour retenir des mots qui tentaient de lui échapper.
Souriant soudain, Rand lui serra l’épaule.
— Beau travail. Les chariots auraient suffi, mais c’est du beau travail. Les chariots, c’est important, ajouta-t-il, se tournant vers Torval. Si une armée se nourrit sur le pays, elle mange ce qu’elle trouve. Ou ne mange pas si elle ne trouve rien.
Torval n’avait pas bronché en apprenant que les Seanchans étaient à Ebou Dar. Mais si cette nouvelle était parvenue à la Tour Noire, pourquoi Taim n’en avait-il pas parlé ? Rand espéra que son sourire n’était pas convenu.
— Il est plus difficile d’organiser les trains de ravitaillement, mais dans ce cas-là, on est sûr d’avoir de l’avoine pour les chevaux et des haricots pour les hommes. Les Seanchans sont très organisés.
Fouillant parmi les cartes, il trouva celle qu’il cherchait et la déplia, fixant un bord avec son épée, et celui opposé avec le Sceptre du Dragon. La côte entre Ebou Dar et l’Illian lui sauta aux yeux, bordée sur presque toute sa longueur de collines et de montagnes, parsemée de villages de pêcheurs et de petites villes. Les Seanchans étaient organisés. Ebou Dar était en leur possession depuis à peine plus d’une semaine, mais les Yeux-et-Oreilles des marchands écrivaient dans leurs rapports que la reconstruction des dommages subis pendant l’invasion était bien avancée, qu’on construisait des maisons de santé pour les malades, qu’on fournissait du travail et de la nourriture aux pauvres et aux réfugiés de l’intérieur. Des patrouilles parcouraient les rues et la campagne environnante, de sorte que personne n’avait à craindre les malandrins et les coupe-jarrets. Les marchands étaient bien accueillis, et la contrebande avait été réduite à sa plus simple expression, voire anéantie totalement, à la surprise de ces honnêtes marchands illianers. Quelles étaient maintenant les intentions des Seanchans ?
Les autres se rassemblèrent autour de la table pendant que Rand étudiait la carte. Des routes étaient tracées le long de la côte, de la taille des modestes sentiers broussailleux semblables à des chemins de transhumance. Les larges routes commerciales se trouvaient à l’intérieur des terres, contournant les dénivellements, à l’abri des colères de la Mer des Tempêtes.
— Des hommes contrôlant ces montagnes pourraient rendre le passage difficile sur les routes intérieures, dit-il enfin. Ils rendent ainsi ces routes aussi sûres que les rues citadines. Vous avez raison, Morr. Ils viennent en Illian.
S’appuyant sur ses poings, Torval foudroya Morr d’avoir raison alors qu’il avait tort. Péché mortel, peut-être, aux yeux de Torval.
— Même dans ce cas, il faudra des mois avant qu’ils n’arrivent jusqu’ici, dit-il, maussade. Une centaine d’Asha’man, ou même une cinquantaine, placés en Illian, peuvent détruire n’importe quelle armée du monde avant qu’un seul homme ait traversé la frontière.
— Je doute qu’une armée avec des damanes soit détruite aussi facilement qu’on tue des Aiels en pleine préparation d’une bataille et attaqués par surprise, dit Rand calmement. Torval se raidit. De plus, je dois défendre tout l’Illian, et pas seulement la cité.
Ignorant Torval, Rand traça du doigt des lignes sur la carte. Une étendue maritime de vingt lieues séparait la Pointe d’Arran et la cité d’Illian, jusqu’au rivage opposé de la Mer de Kabal, où, prétendaient les capitaines de vaisseaux d’Illian, les lignes de sonde ne touchaient pas le fond à un mile à peine du rivage. Là, les navires étaient facilement retournés par les vagues déferlant vers le nord pour marteler la côte, avec des brisants de quinze toises de haut. Par ce temps, ce serait encore pis. En contournant la Mer, il y avait deux cents miles à couvrir pour arriver à la cité, même par le chemin le plus court. Mais si les Seanchans partaient de la Pointe d’Arran, ils pouvaient atteindre la frontière en deux semaines en dépit des orages. Peut-être même moins. Mieux valait combattre en un lieu de son choix. Son doigt glissa le long de la côte méridionale de l’Altara, le long de la chaîne de Venir, jusqu’à l’endroit où les montagnes s’abaissaient en collines au voisinage d’Ebou Dar. Cinq cents soldats ici, un millier là. Il était tentant de constituer un tel collier de perles le long des montagnes. Un violent coup de semonce pouvait les rejeter vers Ebou Dar, ou les clouer sur place en attendant de deviner ce qu’ils mijotaient. Ou…
— Il y avait autre chose, dit brusquement Morr, avec la même précipitation. On m’a parlé d’une sorte d’arme utilisée par les Aes Sedai. J’ai découvert où elle sévissait, à quelques miles de la cité. Le sol était calciné, tout avait été rasé dans un rayon de plus de trois cents toises, avec, plus loin, des vergers incendiés. Et le sable avait fondu, formant des plaques de verre. Le saidin était pire à cet endroit.
Torval agita vers lui une main dédaigneuse.
— Il pouvait y avoir des Aes Sedai dans les parages quand la ville est tombée, exact ? Ou peut-être que les Seanchans eux-mêmes ont commis ces destructions. Une sœur avec un angreal pourrait…
Rand l’interrompit.
— Que voulez-vous dire par « le saidin était pire à cet endroit » ?
Dashiva remua, lorgnant bizarrement Morr, et tendant le bras comme pour saisir le jeune homme. Rand l’écarta sans ménagements.
— Que voulez-vous dire, Morr ?
Morr le regarda, la bouche pincée, sa main montant et descendant sur la poignée de son épée. À l’intérieur de son crâne, la chaleur semblait prête à exploser. Et maintenant, de la sueur perlait sur son visage.
— Le saidin était… étrange, dit-il d’une voix rauque et saccadée. Même pire là-bas – je pouvais le sentir… dans l’air ambiant –, mais étrange partout autour d’Ebou Dar. Et même à cent miles de distance. Je devais le combattre ; il n’était pas comme d’habitude. Il semblait vivant. Parfois… Parfois, il ne faisait pas ce que je voulais. Parfois il… il faisait autre chose. C’est vrai ! Je ne suis pas fou ! C’est la vérité !
Le vent se mit à souffler en rafales hurlantes, secouant les parois de la tente. Morr se tut. Narishma bougea la tête, faisant tinter ses clochettes, qui se turent elles aussi.
— Ce n’est pas possible, marmonna entre ses dents Dashiva rompant le silence. Ce n’est pas possible.
— Qui sait ce qui est possible ? dit Rand. Moi pas ! Et vous ?
Surpris, Dashiva releva brusquement la tête, tandis que Rand se tournait vers Morr, adoucissant sa voix.
— Ne vous inquiétez pas, mon garçon.
Sa voix n’était pas douce – ça, il ne le pouvait plus – mais se voulait plutôt rassurante.
Son œuvre. Sa responsabilité.
— Vous serez avec moi lors de la Dernière Bataille. Je vous le promets.
Le jeune homme hocha la tête, puis se passa la main sur le visage, étonné de la voir humide. Enfin, il jeta un coup d’œil vers Torval, qui s’était figé comme une statue en pierre. Morr était-il au courant pour le vin ? C’était une chance, compte tenu des choix proposés. Une grâce, petite et amère.
Rand ramassa la missive de Taim, la plia et la fourra dans sa poche. Un sur cinquante devenait fou, et ce n’était pas fini. Morr serait-il le suivant ? Dashiva ne tarderait pas. Les regards d’Hopwil prirent un nouveau sens, ainsi que le silence habituel de Narishma. La folie ne consistait pas toujours à crier parce qu’on sentait des araignées dans sa tête. Il avait demandé un jour, à quelqu’un de fiable, comment laver la souillure du saidin. Et on lui avait répondu par une devinette. Herid Fel avait affirmé que la devinette énonçait « des principes solides, à la fois en haute philosophie et en philosophie naturelle », mais il n’avait vu aucun moyen de l’appliquer au problème en question. Herid Fel avait-il été assassiné parce qu’il était parvenu à résoudre l’énigme ? Rand avait une petite idée de la réponse, mais cette hypothèse pouvait se révéler catastrophique s’il se trompait. Devinettes et hypothèses n’apportaient aucune réponse, pourtant il devait agir. Si la souillure n’était pas lavée d’une façon ou d’une autre, la Tarmon Gai’don verrait peut-être un monde déjà anéanti par les fous. Ce qui devait être fait le serait.
— Ce serait merveilleux, dit Torval, dans un murmure. Mais comment quelqu’un pourrait-il, à part le Créateur ou…
Il ne termina pas, mal à l’aise.
Rand n’avait pas réalisé qu’il avait ruminé tout haut. Les yeux de Narishma, ceux de Morr et d’Hopwil brillaient maintenant tous également d’un espoir soudain. Dashiva semblait frappé par la foudre. Rand espéra qu’il n’en avait pas trop dit. Certains secrets devaient rester cachés. Y compris ce qu’il allait faire maintenant.
Bien vite, Hopwil se précipita vers son cheval pour aller sur la crête donner des ordres aux nobles, Morr et Dashiva coururent chercher Flinn et les autres Asha’man, pendant que Torval s’apprêtait à Voyager, pour repartir vers la Tour Noire donner de nouveaux ordres à Taim. Narishma resta le dernier. Pensant aux Aes Sedai, aux Seanchans et aux armes, Rand le renvoya aussi, avec des instructions qui lui firent pincer les lèvres.
— Ne parlez à personne, termina Rand, en serrant très fort le bras de Narishma. Et ne me désobéissez pas. Même pas d’un cheveu.
— Je ne vous trahirai pas, dit Narishma sans ciller.
Après un bref salut, il s’éloigna.
Dangereux, murmura une voix dans la tête de Rand. Oh, oui, très dangereux, peut-être trop dangereux. Mais cela peut marcher ; c’est possible. De toute façon, vous devez tuer Torval maintenant. Vous le devez.
Weiramon entra dans la tente du Conseil, écartant de l’épaule Gregorin et Tolmeran, puis Rosana et Semaradrid, tous impatients d’annoncer à Rand que les hommes cachés dans les collines avaient finalement pris une sage décision. Il était là, riant aux larmes. Lews Therin était revenu. Ou alors, il était déjà devenu fou. Que ce soit l’un ou l’autre, c’était une raison de rire.