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Eugène Bourgeau aperçut dans la nuit les taches claires des vaches autour de la vieille borde à moutons. Machinalement il les compta de crainte que son frère Léon n’en ait perdu une, mais elles étaient toutes là et les autres attendaient à une demi-heure de marche en bas des falaises du Pech de Périllou, gardées par ses deux neveux.

Léon l’entendait venir depuis un moment et le guettait le fusil à la main, un chassepot en bon état. Il pensait à ce Cavalier-squelette dont lui avait parlé sa belle-sœur en lui apportant le gros pain, du vin et un plein faitout de ragoût…

Il alluma le fanal, pour guider Eugène jusqu’à la bergerie qui empestait toujours le mouton et ne cesserait de puer encore longtemps, même si on l’aménageait pour les vaches.

— Tu les as ?

— Vingt-deux, des belles. J’ai avancé mille francs.

— Merde, c’est dangereux. Pour la pâture d’hiver on ne paye jamais.

— Ça ira, ici, c’est bon ?

— Il y a la photographe de Lézignan qui te cherche. C’est ça qui empoisonne ta femme.

— J’ai rien à foutre de cette veuve, que va chercher Cécile ?

— La veuve photographie les anciens mobiles pour les gendarmes. Tous ceux du canton.

Eugène alla prendre un cruchon en terre vernissée dans une cavité du mur en pierres sèches, le déboucha et le porta à sa bouche.

— Paraît que ça va aller mal. Je ne sais pas ce qu’ils veulent faire de ces photographies, mais les anciens de tout le canton se méfient. Autre chose, il y a un type qui se balade sur un cheval et fout la peur. Paraît qu’il ressemble à un squelette.

— Il faut qu’on aille chercher les bêtes. Tes fils doivent s’impatienter. Faut franchir le col avant le jour. Les vaches sont fatiguées, se traînent. Là où j’ai mis une demi-heure il leur faudra deux heures, peut-être trois. Il ne faudrait pas que le voiturier de Soulatgé nous surprenne, c’est son jour.

Les chiens attendaient dehors et sur les trois Eugène en choisit deux. Les plus silencieux. Ceux-là préféraient mordre au jarret. Sinon l’écho de leurs aboiements se serait répercuté vers la forêt de l’Orme mort où travaillaient une équipe de forestiers pour les gardes domaniaux.

— Une vache boite, peut-être qu’il faudra l’abattre. Faudra voir si on peut vendre la bidoche. Après tout ce sont des bêtes en hivernage chez nous, pas plus. Qui saura que nous les avons achetées ?

— Tu n’aurais pas dû verser ces mille francs, lui reprocha son frère.

— Clément Garbès ? Il a été photographié ?

— Tu le connais, toujours pressé d’obéir. La veuve est ensuite descendue vers Soulatgé, mais elle remontera à Auriac pour toi. Ou il te faudra aller à Mouthoumet à la gendarmerie.

— Ça veut rien dire. Et cette veuve qui court les chemins c’est une pute ou quoi ?

Lorsqu’ils eurent traversé la route de Soulatgé, Léon reparla de ce cavalier qui avait fait son apparition à Cubières et à Soulatgé.

— C’est lui qui a dessiné cette main sans l’annulaire sur la porte de Louis Rivière.

Ce qui eut le don de faire ricaner Eugène. Son frère cadet estima qu’il prenait toutes ces nouvelles à la légère, la photographe, les gendarmes de Mouthoumet, le Cavalier-squelette. Il ne pensait qu’à ces vaches qui allaient doubler son troupeau. Jamais il n’aurait dû aller en chercher d’autres, il aurait dû attendre l’automne suivant. L’argent le gâtait.

— Pourquoi Louis Rivière, il était à l’état-major vers Orléans. Il est mal renseigné ton cavalier fantôme.

Il serait temps de reparler de tout ça lorsque les vaches seraient autour de la bergerie et qu’ils mangeraient un morceau vers la fin de la nuit.

Les deux fils d’Eugène montaient la garde. Les vaches étaient regroupées dans un repli de roche. Léon accrocha le fanal à la corne de l’une d’elles et les deux chiens muets la harcelèrent pour qu’elle reprenne la piste forestière. Les autres suivraient. Derrière le troupeau, Eugène s’éclairant d’un second fanal fermait la marche, mais repérait les bouses que laissaient les animaux et les faisait disparaître dans l’herbe voisine. Les forestiers n’empruntaient pas cette piste, travaillaient au sud avec les gardes, mais ils auraient pu s’étonner que des vaches se soient trouvées dans la lisière de la forêt domaniale… Sous les sabots des animaux roulaient les pierres dans un claquement annonçant le gel matinal. Ses deux neveux flanquaient les bêtes. Ils avaient fait du bon travail, surtout dans les chemins de contrebande, avec le froid et la neige, plus tard la pluie et les vaches affamées. Eugène avait failli regretter cette hâte de posséder encore plus d’animaux, mais se réjouissait, ce soir-là.

La traversée de la route demandait de la prudence. Le voiturier passerait plus tard, mais n’importe qui pouvait marcher dans un sens ou l’autre, surtout vers Auriac et Mouthoumet. Il pouvait aussi passer des caraques, les marchands forains qui voyageaient la nuit d’un village à l’autre.

Ils entravèrent les cornes de chaque vache avec une corde pour la tirer en courant, la faisant talonner par les chiens. Jusqu’à ce que le troupeau soit de l’autre côté et remonte vers le Pech de l’Estelhe et la borde.

Dans la bergerie Léon ranima la cheminée, plaça un faitout noir de suie dans les braises :

— Des fèvettes à la cansalade et de la saucisse. Ta femme en avait apporté le plein faitout hier déjà, croyant que vous étiez arrivés.

Le gros morceau de lard gras et maigre fut découpé en parts égales. La dame-jeanne de vin fut tenue à deux mains par le fils aîné pour remplir les verres.

— Voilà ce qu’il faut dire, que c’est une veuve d’Andorre qui m’a supplié dans une lettre de venir chercher ses bêtes, son mari venant de mourir et elle n’avait pas de quoi acheter du fourrage. D’ailleurs aucune charrette de foin n’aurait pu venir d'Espagne ou de France. Il y aura toujours quelques chasseurs pour s’apercevoir que le troupeau a doublé.

— J’ai vu la photographe qui passait le col de Redoulade. D’ici on voit tout et elle a allumé ses fanaux par là-bas. La nuit venait déjà. Elle ne craint rien, celle-là. J’ai vu qu’elle regardait de l’autre côté de la route, mais elle devait chercher le troupeau plus bas. Il te faudra y passer, je veux dire avec la photographe ou alors c’est la gendarmerie. Moi à ta place j’irais à sa rencontre. Elle devait faire Soulatgé, Rouffiac et revenir sur Cubières. Elle y passera cette nuit puis remontera pour faire Lanet, Montjoi, Vignevieille et la suite.

— Pour le moment on va aller tous dormir. Demain je verrai ce que je dois faire.

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