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— La lumière n’est pas fameuse, dit Zélie, aussi je vais vous demander de garder la pose assez longtemps sans bouger, même pas un clignement d’œil, rien.

Le grand gaillard assis sur l’estrade avec derrière lui un rideau noir hocha la tête sans protester. Cet homme de trente-cinq ans, père de deux enfants possédait une petite entreprise de défonçage. On plantait de plus en plus de vignes depuis l’Empire, depuis que le vin partait vers les usines du Nord et se vendait bien. On oubliait les cultures ancestrales pour récolter du vin de petite qualité. Mais coupé avec les vins plus alcoolisés il convenait aux expéditeurs.

— J’en voudrais une pour moi, dit Clément Garbès. C’est ma femme qui en a parlé. Lorsque je suis parti avec les autres pour la guerre, elle m’a reproché de n’avoir jamais voulu me faire daguerrifier. Pourtant vous passiez régulièrement ici à Auriac.

— Vous avez pris le train à Lézignan avec mon mari ?

— Le même jour oui, mais ensuite à Lamotte Beuvron nous avons été répartis dans différentes colonnes. Moi je me suis retrouvé avec des mobiles de l’Hérault.

— Vous ne l’avez pas revu donc ?

Tout en préparant son matériel, elle essayait de garder son calme, modérait le ton de sa voix. Depuis la disparition de Jean, elle n’avait jamais interrogé ses compagnons de la sorte. Il aurait fallu leur rendre visite, solliciter leurs souvenirs. C’étaient souvent des taciturnes ces hommes qui du matin à la nuit travaillaient la terre. Elle aurait dû aussi affronter les petits cafés où dès qu’une femme entrait un silence gourmé paralysait chacun.

— J’ai entendu parler de la Maison du Colonel.

Zélie hésitait. Les questions devaient être posées avant qu’elle ne lui demande de ne plus bouger. Lorsqu’elle aurait pris le cliché, il se sentirait libéré et elle ne pourrait le retenir pour lui en demander plus. Il aurait hâte de sortir au plein air, de rejoindre son travail. Et puis il y avait cette gêne du qu’en dira-t-on. Il était venu seul sans sa femme, s’enfermer avec elle dans ce fourgon toujours bien mystérieux pour la plupart des habitants. On y entrait, on y laissait, par quelque tour de magie inexplicable son image qui ensuite réapparaissait dans un joli cadre de bois, doré ou argenté selon le prix, qu’on accrochait au mur. Un miroir qui aurait conservé un reflet éternel de soi-même. Souvent elle avait vu des personnes, pas forcément les plus âgées, perplexes devant ce tour de passe-passe, songeuses de longues minutes face à leur portrait, comme en attente. Et puis il y avait, dans cette roulotte, de drôles d’odeurs d’acides, d’éther, de phosphore qui ravivaient les souvenirs enfouis de jeteur de sort, de sorcière, voire d’alchimiste. Il y en avait eu un fameux du côté de Rennes-les-Bains qui affirmait fabriquer de l’or alors qu’il n’était qu’un receleur fondant des bijoux volés.

— La Maison du Colonel ?

— Là où on les a trouvés, les dix avec le sergent. Tout le corps-franc.

— Je n’ai jamais su qu’elle s’appelait ainsi cette maison. Vous croyez que parce qu’elle appartenait à un colonel on leur avait ordonné de la défendre jusqu’à la mort ?

— Je n’ai rien dit de tel, protesta-t-il, toujours aussi serein, d’une voix qui labourait profondément l’incertitude, une voix honnête qui ne trichait pas.

« J’ai entendu parler, c’est tout, mais personne n’a dit que c’était à cause du propriétaire qu’il fallait la défendre. Il faudrait connaître sa situation, voir si elle ne protégeait pas un passage. Lorsqu’on nous demandait de tenir tel endroit c’était toujours un appui, comme ils disaient. Une position qui permettait soit la retraite soit l’offensive.

Il racla sa gorge, demanda s’il serait libre avant 11 heures car il attendait un homme de Lanet qui voulait faire défoncer cinq hectares d’un seul tenant. Elle mentit pour s’excuser :

— J’attendais un rayon de soleil, je voulais vous éviter de rester trop longtemps sans bouger.

— C’est ce vent marin qui nous emporte le froid mais nous laisse cette brume. Ne vous inquiétez pas, je garderai la pose autant qu’il faudra.

Lorsqu’il fut enfin libre, il voulut lui payer sa propre photographie, mais elle lui dit que ce serait bien assez tôt le jour où elle la lui apporterait. Elle le regarda s’éloigner depuis le balcon arrière de la roulotte, avec l’envie de le rattraper pour lui arracher d’autres précisions. Il savait le nom de cette maison, qu’ils étaient dix défenseurs tous tués avec leur sergent. En quelques mots d’une grande sobriété il lui en avait dit plus que d’autres durant toute une année.

Elle pensa être trop près de midi pour aller trouver le second ancien mobile, aussi préféra-t-elle développer tout de suite l’image de Clément Garbès. Mais alors qu’elle tirait les rideaux noirs en carré autour de ses bacs, on frappa à la porte arrière du balcon. Jean avait insisté pour que le charron de Lézignan, associé au menuisier, ménage ce petit espace en plein air : « À la belle saison nous pourrons y prendre nos repas, avait-il dit à Zélie. Il faut agrémenter notre vie. Les gens nous diront bonjour ou bonsoir en passant et lorsque nous serons en train de digérer ils nous demanderont si nous sommes “après”. C’est toujours ainsi dans le pays. On est avant ou après de la seule chose vraiment importante de la journée, le repas, qu’il soit dîner ou souper. »

Elle découvrit la petite femme tordue comme un cep, les mains sur les hanches qui l’apostropha aussitôt.

— Je suis la femme Bourgeau, d’Eugène Bourgeau et mon mari n’est pas ici. Pourquoi le mettre en image ? Pourquoi lui ?

— Clément Garbès sort d’ici, répondit Zélie effrayée par cette véhémence. Je dois photographier tous les mobiles du canton de Mouthoumet.

— Et pas ceux des autres cantons ? Pourquoi nous autres ?

— Je suis accréditée par la gendarmerie, fit Zélie qui le regretta aussitôt, mais la sérénité de Garbès lui avait faussement laissé croire que chaque ancien mobile se montrerait aussi complaisant et cette femme l’agressait.

— Ça veut dire quoi ?

— Que je suis requise pour photographier votre mari et tous les autres. Voulez-vous voir le papier officiel ?

— Je sais pas lire, lança l’autre avec défi.

Comme un cep vieilli, elle bourgeonnait en nodosités singulières, sur le front, le menton mais aussi les épaules. Sa blouse faisait des bosses sur le côté gauche entre le bras et le cou. Elle n’avait pas trente ans.

— Je vais descendre à Soulatgé puis à Cubières… Je dois aussi voir Rouffiac mais je finirai par repasser ici et je pourrai alors photographier votre mari.

— Cubières c’est pas le canton, c’est Couiza et Rouffiac, c’est Tuchan.

— Oui, deux exceptions, je veux dire que ces deux villages sont sur ma liste, mon ordre de mission.

Dans cette colère absurde succédant à sa frayeur première elle aurait dit n’importe quoi. Ce n’était pas dans son caractère de prétendre « être en mission », d’être « requise ». La petite femme reculait comme si chaque mot frappé d’un sceau officiel la terrorisait. Chacune son tour jubilait ; honteuse, Zélie. Juste avant qu’elle ne quitte Mouthoumet le brigadier Wasquehale était venu la trouver pour lui dire qu’en cas de difficulté elle devrait s’adresser au maire. Puis il parut réfléchir et ajouta que peut-être ce serait plus convenable de le faire avant de rencontrer les démobilisés de la mobile.

— Il ne sera peut-être pas rentré, chuchota Cécile Bourgeau.

— Pas rentré dans trois jours ? s’étonna Zélie.

La femme Bourgeau ne pouvait se permettre de crier. On les écoutait tout autour. Les portes des maisons béaient sur le sombre des couloirs d’où les gens les surveillaient. Elle se rapprocha mais pour rien au monde ne serait entrée :

— Il est en Andorre… Pour les vaches. Nous en avons en pacage vers le col de Rédoulade. Mon mari est allé en chercher d’autres. Les propriétaires ne peuvent plus les nourrir là-bas, trop de neige…

Jamais Zélie n’avait entendu dire que les Andorrans envoyaient leurs troupeaux jusqu’à Auriac en hiver. Là-haut de l’autre côté de la frontière, la neige recouvrait les pâtures et ceux qui ne voulaient pas rentrer du foin confiaient leurs vaches à des paysans français, mais plutôt vers le pays de Sault ou vers les Corbières bordant les Pyrénées orientales.

— Mais qui garde les autres en son absence ?

— Mon beau-frère Léon.

— Si votre mari n’est pas là à mon retour il faudra qu’il se rende à la gendarmerie, dit-elle, se demandant toujours comment elle pouvait dévider de pareilles menaces.

Mais cette peur qu’elle lisait sur le visage noué l’excitait, pleine de rancune douteuse.

— À Mouthoumet ?

— Ou qu’il ne me rejoigne dans un des villages où je me rendrai.

— Mais que lui veut-on ?

— Ce n’est pas dirigé contre lui, c’est tous les anciens mobiles qui seront photographiés. Et j’en ignore la raison. Il est possible que ce soit ainsi dans toute la France.

Alors seulement les paupières fripées libérèrent le regard, entaché de taies mais rassuré.

— Vous croyez ? Toute la France et pas seulement le canton ?

« Qu’ai-je donc à verser tantôt dans la menace et tantôt dans la compassion. Elle rayonne, le cep de vigne flétri avant l’âge, elle se sent mieux. Je ne suis pas là pour juger les gens, distribuer félicitations ou punitions parce que mon mari s’est fait salement tuer dans la maison d’un colonel. Et je ne dois pas forger toute une histoire vindicative à cause de ce nom de Maison du Colonel. Plus sûrement une ruine ainsi baptisée depuis cent ans ou plus. »

— Venez à la maison, chuchotait la petite femme rassurée, j’ai fait du milhàs que je ferai dorer à la poêle avec du sucre. On a aussi de la carthagène, on la réussit bien.

— Merci mais je dois travailler avant de partir pour Soulatgé.

Lorsqu’elle développa le cliché et vit apparaître le visage de Clément Garbès, elle retrouva sa sérénité. Cet homme avait un regard d’apôtre, pensa-t-elle, il me rassure. Cette femme Bourgeau m’a endiablée, donné l’envie de la terroriser. Pourquoi ?

En route vers Soulatgé et quelle route, se tortillant en serpent avec comme des regrets de revenir vers le nord tous les quatre tournants, elle atteignit le col de Redoulade le bien-nommé car il était possible, si l’on ne tenait pas son cheval par la bride, de basculer dans les ravins proches. La brume se tramait de gouttes de pluie froide. Elle s’arrêta, essayant d’entendre les clochettes des vaches des Bourgeau.

Il y avait toujours quelqu’un pour lui prédire qu’un jour elle se ferait attaquer dans ces solitudes. On le leur disait avant la guerre et depuis on parlait des bandes de déserteurs venus du Nord qui ravageaient le pays. Une légende, les gendarmes ne paraissant guère s’en inquiéter. Peut-être un ou deux réfractaires convertis à la vie sauvage bien avant le conflit ou bien un requis revenu en gardant son chassepot, meilleur fusil que les vieux tromblons habituels pour le sanglier.

La nuit la gagna bien avant Soulatgé dont elle ne pouvait voir les lumières et elle alluma ses lanternes, une à l’avant, l’autre au balcon arrière, marcha à côté de Roumi qui parfois appuyait le cuir de son œilleton contre sa joue dans un élan de tendresse.

Les roues ferrées de la roulotte creusaient un peu plus les ornières et elle aurait pu laisser aller son cheval, mais ils avaient besoin l’un l’autre de se sentir proches. Lorsqu’il dressa ses oreilles encapuchonnées de leur bonnet de laine elle sut qu’un autre animal approchait, ne put deviner s’il montait ou descendait, mais le « cataclop » rapide l’alerta et dès qu’elle put elle emboucha l’entrée d’un chemin de montagne, immobilisa Roumi, colla son visage dans son encolure pour y perdre le tremblement de ses lèvres.

La brume roulait avec l’approche d’une moindre altitude mais lorsqu’elle osa tourner la tête, alors que le galop endiablé approchait, un remous de vapeurs humides s’ouvrit et elle vit, dans le peu de lueur de sa lanterne, penché sur sa monture le cavalier qui n’eut pas un regard pour la roulotte. Sous le képi cabossé à la visière fendue, le blanc osseux du visage fit paraître la brume d’un sale boueux. Roumi eut un mouvement de recul, peu enclin a saluer son égal d'un hennissement poli. Zélie se jura de ne jamais parler de cette apparition éclair à qui que ce soit, de crainte qu’on ne la prenne pour une folle.

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