17

Lorsque Zélie sortit de ce sale chemin en déblai elle aperçut les lacets conduisant au col de Redoulade. Wasquehale aurait pu tout de même lui dire que cette route passait à moins d’une demi-lieue de la borde. Elle aurait pu y laisser son fourgon, venir chercher Eugène Bourgeau pour qu’il se laisse photographier. Au lieu de quoi au départ de Mouthoumet elle avait suivi une sorte de piste effroyable, avant d’attraper ce chemin montant vers la Tour de Guet.

Elle s’était levée à la nuit dès qu’elle avait entendu Marceline trafiquer dans sa cuisine et que l’odeur de café avait envahi la cage d’escalier. Elle avait pris un petit déjeuner rapide, sous l’œil songeur de la patronne de l’auberge que ce départ avant le jour pour un coin plutôt désert inquiétait.

— Et puis les Bourgeau c’est pas de la dentelle. Vous avez vu les cousins ? Imaginez qu’ils soient par là-bas hein ?

La veille au soir, ils s’étaient quelque peu enhardis en voyant que le capitaine Savane ne partageait pas sa table. Ils lançaient des insinuations qui faisaient rire quelques placiers et commis voyageurs, mais déplaisaient aux gens du pays. Cependant pas un pour leur ordonner de se taire.

Tout d’abord soulagée que le capitaine fût absent elle en vint à le regretter. Lui seul aurait pu les effrayer. Elle sortit pour vérifier si le fourgon-laboratoire était bien verrouillé, saluer Roumi qui mâchonnait son fourrage l’œil mélancolique. Elle lui annonça un départ matinal pour une balade difficile.

Elle n’aurait jamais dû écouter le brigadier de gendarmerie et faire son itinéraire elle-même. Elle possédait des agrandissements photographiques faits par Jean à partir de plans cadastraux. Il y en avait toute une liasse dans un des tiroirs aménagés jusqu’au toit de la roulotte.

La route descendant du col était bien visible mais inaccessible, sinon par un sentier étroit. Une fois ses photographies faites elle devrait retourner à Mouthoumet par le même chemin. Une journée de fichue alors qu’il lui restait pas mal de villages à visiter.

Le vent soufflait de l’ouest lui semblait-il, avec une odeur qui devenait détestable. Il paraissait racler au passage tous les miasmes d’un cloaque d’ordures pour les lui jeter au visage. Roumi commença de manifester son mécontentement et elle lui parla affectueusement à l’oreille pour l’encourager à poursuivre.

Depuis son recoin de roche, Cécile Bourgeau ouvrit les yeux. Au lever du jour elle s’était réveillée soudain et son regard s’était malgré elle posé sur la vache à demi dévorée. Les chiens avaient déroulé les intestins sur une centaine de mètres ainsi que le foie et les poches des estomacs. Mais le vent étant passé au couchant elle ne reniflait plus cette méchante odeur de sang et de tripailles.

Elle aperçut cette masse verte qui sortait du chemin en déblai de la tour de Guet, distingua la tête du cheval et marchant à côté la silhouette d’une femme qui portait une jupe cavalière.

— La photographe de Lézignan, ricana-t-elle, toujours furieuse contre cette jeune femme qui voulait faire le portrait de son mari à tout prix.

Elle arrivait bien celle-là. Elle en serait pour ses frais. Tout à sa satisfaction rancunière elle n’évalua pas l’indécence de sa pensée tout de suite, mais lorsque ce fut, elle plongea son visage dans ses mains et sanglota.

Roumi hennit et s’arrêta net une première fois, alors que la puanteur devenait encore plus forte. Zélie se souvenait de ces photographies étranges que son mari avait voulu prendre de l’abattoir de Lézignan, à la grande incompréhension des bouchers et des tueurs. Il avait utilisé le gros appareil portatif, l’avait calé pour prendre des clichés des carcasses déjà suspendues à leurs crochets. Elle-même n’entrevoyait pas exactement quelle beauté secrète pouvait se dégager de ces gros tas de chairs sanglantes. Il avait pris du blanc et noir mais avait aussi usé du procédé Duco du Hauron, la photochromie pour des images hautes en couleur bien que floues, le procédé ayant des lacunes.

— Je déteste ça, disait Zélie, lorsqu’il accrochait l’une d’elles aux murs de leur laboratoire de Lézignan.

Et là, elle ressentit la même nausée au souvenir de la puanteur qui régnait dans les sentines de l’abattoir recevant tous les déchets inutilisables de l’animal. Jean avait voulu également prendre des clichés de cet endroit. Ici c’était la même pestilence.

Roumi s’arc-bouta sur ses pattes et elle comprit qu’il n’irait pas plus loin.

— Très bien, dit-elle furieuse, je vais vous laisser là monsieur le cabochard, et tant pis si vous restez seul un bon moment. Je vais chercher monsieur Bourgeau pour le photographier.

Elle remarqua alors le regard fixe de son cheval et, tournant la tête aperçut ce qu’elle prit pour une table renversée les quatre pieds en l’air avant de découvrir les sabots.

— Une vache ? fit-elle incrédule.

Et puis elle en aperçut une deuxième allongée sur le flanc. Et une bouffée de charogne en décomposition la suffoqua, fit reculer Roumi. Elle abandonna sa bride, avança le cœur fou, n’osa franchir l’espace entre les deux animaux, se déportant vers les rochers voisins. Il y avait un troisième cadavre de vache. Et cette fois elle découvrit la plaie béante de sa gorge.

En hâte elle retourna auprès de son cheval, grimpa sur son siège de conducteur pour être plus haute et n’en crut pas ses yeux. Elle en compta dix à proximité mais en soupçonnait bien d’autres au-delà. Elle distinguait le toit jaune de mousses desséchées de la borde enfouie dans son cirque de falaises. Le brigadier lui avait donné une description précise de cette construction, mais elle n’apercevait même pas les ouvertures du premier étage.

Elle songea à un demi-tour, à un retour rapide jusqu’à Mouthoumet. Se vit devant Wasquehale en train de lui crier, haletante qu’il y avait des vaches mortes à la borde des Bourgeau de l’Estelhe.

— Vous avez vu les Bourgeau, Eugène et Léon ?

Avouer qu’elle n’avait pu aller plus loin, qu’elle n’était qu’une femme timorée comme toutes les autres, alors qu’il disait admirer son courage ? Son courage tranquille, avait-il précisé. Si elle refusait d’aller jusqu’à la borde, de sa vie elle n’oserait plus partir sur les routes des Corbières avec sa roulotte et son cheval.

— J’y vais, dit-elle à Roumi.

Mais elle restait plantée sur son siège, fascinée par le spectacle de ces animaux morts, égorgés. Plusieurs, comme le premier vu, tendaient vers le ciel leurs pattes raidies.

— J’y vais.

Elle finit par descendre de son perchoir, alla chercher le vieux pistolet et sauta à terre.

— C’était assez compliqué le chemin indiqué par Wasquehale. Si je te détache tu pourras rejoindre la route mais la roulotte, elle, ne passera pas. Il y a un fossé impossible à franchir en bordure de la chaussée. Tout paraît silencieux, un peu trop mais tant pis, il faut que je sache.

Elle marcha droit sur le repli où se trouvait la bergerie et lorsqu’elle passa près des premières élévations de falaise une voix écorchée lui tomba dessus, tel un hurlement de chat effrayé, toutes griffes dehors. Elle brandit son pistolet en hurlant qu’elle allait tirer. Cécile Bourgeau ne s’était pas rendu compte qu’elle avait lancé des paroles grinçantes, menaçantes.

— Je suis la femme Bourgeau, continuait-elle sur le même ton, incapable d’exprimer son immense épouvante autrement qu’en mots agressifs.

D’un bond Zélie s’était écartée de la paroi et braquait son arme inutile vers le tas informe, enfoncé dans une fissure si étroite qu’il était exclu qu’un être humain y ait trouvé refuge. Mais cet être parlait, du moins crachotait désagréablement.

— On s’est vu à Auriac.

— Madame Bourgeau ? fit Zélie incrédule, jusqu’à ce que le visage de cette femme apparaisse en surexposition sur le noir des hardes.

Non, elle ne reconnaissait pas le visage noueux de celle qui lui avait dit que son mari se trouvait en Andorre. Il y avait confusion, tentative d’usurpation d’identité.

— Si vous êtes madame Bourgeau, montrez-vous un peu, mieux et descendez de là.

— Je suis coincée, confessa l’autre, à cause des chiens qui sont venus dévorer la vache cette nuit.

Une odeur de bouse de vache et de sang environnait Zélie qui n’avait pas encore découvert le cadavre à moitié déchiqueté, éventré de l’animal. Elle recula fortement, vint cogner contre la roche. À ce moment-là, dans un effort désespéré Cécile se dégageait de sa fissure et ses vêtements, gorgés de la pluie du début de nuit, s’essorèrent sur Zélie qui protesta en recevant cette eau.

— Mais vous êtes trempée ? dit-elle.

Elle essuyait son visage avec ses mains, suivait la lente extraction de cette femme sans vraiment la reconnaître.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— C’est quoi aujourd’hui ?

— Samedi.

Pourquoi se moquait-elle ainsi, s’offusquait Cécile. On ne pouvait pas être samedi puisque le jeudi elle était allée sarmenter, était rentrée chez elle, s’était levée très tôt pour apporter des provisions à Eugène.

— Je suis arrivée vendredi vers 7 heures, confessa-t-elle, avec le besoin soudain d’avoir une oreille attentive.

Depuis que son mari était revenu de la guerre elle n’avait plus osé se confesser auprès du curé du village, et elle découvrait qu’elle n’en pouvait plus de garder certaines choses.

— Vous êtes là depuis vingt-quatre heures, murmura Zélie prise de pitié, la voix tendre, si tendre que Cécile laissa enfin échapper les gros sanglots qui l’étouffaient.

La jeune femme la prit dans ses bras et la berça, fermant les yeux pour ne pas voir la vache à moitié ouverte avec ses intestins déroulés comme des cordes. Elle ne pouvait aussi se boucher le nez.

Cécile n’eut pas besoin d’une longue compassion, se dégagea de leur étreinte avec brusquerie et quelque honte.

— J’ai pas pu aller au bout.

Le bout c’était la borde dans son repli de roche.

— Allons-y ensemble, proposa bravement Zélie.

— Non. Il faut monter à la route et prévenir. Il viendra bien quelqu’un. Je croyais qu’il viendrait des chasseurs, les cousins de mon mari qui habitent Mouthoumet. Parfois ils donnent la main.

Les cousins… Ah ceux-là ! Mais pourquoi ne seraient-ils pas venus ? La nuit précédente, pensait soudain Zélie, celle de jeudi à vendredi, lorsque le capitaine Savane les avait priés de sortir de l’auberge. Ils avaient bien des têtes d’assassins !

— Ça, là, ce bâton comme un fuseau à filer la laine c’est quoi ?

Zélie se pencha :

— Une torche de résine.

— Comme pour la procession du Vendredi Saint ?

— Je ne sais pas. C’est la coutume à Auriac ?

— Mais non, je ne sais pas où, en Espagne.

La conversation devenait incongrue se disait Zélie, penchée sur la torche qui aurait encore pu brûler des heures. Quelqu’un s’était servi de cette forte lumière au cours de la nuit pour tuer les vaches.

— Venez avec moi à la borde, exigea Zélie.

— Ah ça non, jamais.

— C’est votre mari.

Ce n’était plus son mari, ni son beau-frère, ni ses neveux par alliance qui attendaient là-bas derrière la porte de la bergerie. On ne reste pas enfermé tandis qu’on tue ses vaches sans être devenu autre chose qu’un homme, une créature indifférente qui ne peut plus entendre, voir, sentir. Un être horrible qu’elle ne pouvait approcher. Le mot de cadavre ne lui venait pas à l’esprit. Celui de mort-vivant si !

— Accompagnez-moi et je terminerai seule jusqu’à la borde.

Cette fois Zélie la suivit à trois mètres, prête à s’enfuir.

— Hé bien voilà, fit la jeune femme, en découvrant d’abord les vaches mortes en demi-cercle devant le cirque rocheux avec la borde dans le fond. Son ton presque guilleret, destiné à rassurer se coinça entre ses lèvres tremblantes. Si seulement Roumi avait bien voulu l’accompagner.

— La porte est ouverte, murmura-t-elle pour elle-même. Mais Cécile dans son dos refusa d’y croire :

— Pas possible.

— À moins qu’ils ne soient sortis, fit Zélie sans même y penser, réalisant aussitôt l’inconvenance montée à ses lèvres.

Elle repéra un passage étroit entre deux vaches, le plus ouvert pour accéder à la borde, aperçut ensuite deux chiens morts. Ils n’avaient pas été égorgés lui sembla-t-il. Elle vit aussi les quatre torches plantées en ligne.

Deux marches en pierres bleutées, usées, la déconcertèrent, les escalader c’était franchir la frontière interdite entre vie et mort. Banalité et irréel.

— Monsieur Bourgeau ?

Cécile se méfiait d’une telle politesse. Eugène n’avait jamais été un monsieur et s’en glorifiait.

— Madame Bourgeau, m’autorisez-vous à entrer ?

Mais oui, mais oui, que de façons ! Cécile eut un geste de la main assez choquant, de ceux qu’on utilise pour sous-entendre : « Oui débarrassez-moi de cette corvée. »

En haut des deux marches elle vit la pièce principale du bas, avec une table couverte d’assiettes et de couverts, d’une dame-jeanne de vin aux trois quarts vide. La vieille huche rustique construite sur place était fermée et sur son couvercle se trouvait encore un gros pain entamé à demi.

L’endroit n’avait rien de tragique, était tel que des hommes fatigués laissaient en l’état, pressés de se coucher.

Mais dans la pièce à côté, une chambre, enfin une pièce avec deux grabats et sur chacun gisait un corps. L’odeur de sang poissait l’air. Zélie découvrit l’échelle de meunier dans le fond de la salle. Sans rampe, déjà ancienne. Les deux corps voisins l’autorisaient déjà à annoncer à la femme Bourgeau que les quatre hommes étaient morts. Mais par honnêteté elle décida de grimper à l’étage.

Lorsque sa tête affleura le plancher elle n’eut pas à aller au-delà. Les deux frères étaient tout près de la trappe ouverte, l’un sur l’autre avec, pour l’un, un trou noir net entre les deux yeux. Elle ne pourrait pas affirmer qu’il s’agissait des quatre Bourgeau, seulement que quatre cadavres se trouvaient dans la borde. Que d’autres demandent à la veuve de les identifier, elle avait fait son devoir.

En redescendant cet escalier dangereux ses jambes faillirent la lâcher. C’était son point faible ses jambes. Elles se dérobaient au moindre malaise, à la moindre émotion. Serrant les dents elle alla jusqu’au bas, sortit de la maison, inclina la tête. Cécile n’eut pas besoin de longues explications et s'éloigna. Ne pouvant la rattraper Zélie lui cria de l’attendre, mais l’autre filait vers son encoignure de roche où elle avait failli rester coincée.

— Madame Bourgeau, haletait Zélie, je détache mon cheval, je le monte à cru et je me rends au village donner l’alerte. En attendant installez-vous dans le fourgon pour vous reposer. Vous y trouverez de quoi boire, manger. Vous pourrez faire du café. J’ai de la liqueur d’Arquebuse comme cordial.

Mais l’autre n’entendait rien, hâtait le pas, s’éloignait au plus vite. Rejoindre la route eût été plus logique mais elle abdiquait toute responsabilité, laisserait faire celle-là, si délurée. Zélie renouvela son invitation, lui offrant le fourgon.

— Me prenez-vous pour une caraque ? s’emporta l’autre, offensée.

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