40

Les journalistes répandus dans les deux cafés du village menaient grand bruit, s’échauffaient contre le procureur, buvaient beaucoup et certains récitaient à voix haute le contenu des articles qu’ils destinaient à leurs journaux respectifs. Le procureur y était malmené et la région décrite comme moyenâgeuse, un repaire de brigands et de gens sournois. Ce fut surtout chez Marceline que le délire scandaleux de ces reporters offensa le plus les quelques clients habituels, à commencer par un placier en bonneterie qui crut pouvoir défendre les habitants du lieu et se fit agonir. Alors les tranquilles joueurs de cartes se rebellèrent également, et lorsque l’on commença à échanger des coups les voisins de l’auberge accoururent avec des fourches, si bien que la gendarmerie dut intervenir.

Zélie n’apprit ces incidents que le lendemain car à cette heure-là elle roulait vers la campagne de la Coumo Réglèbe en compagnie de Julien Molinier. Dès qu’elle l’avait rejoint dans la ruelle où attendait le tilbury il s’était montré empressé, l’avait enveloppée d’une fourrure, l’assurant qu’ils n’avaient qu’une courte distance à parcourir. Il portait lui-même une pelisse que sa mère avait dû parfumer car l’odeur en était féminine. Elle l’observait du coin de l’œil, se revoyait jeune fille rêvant d’une scène pareille. L’haleine du sous-lieutenant formait de petits nuages plus pâles que la nuit en s’échappant de sa bouche.

La campagne la déçut un peu car la maison, pourtant de bonne taille, ressemblait à celle de n’importe quel propriétaire de la région, sans le moindre attrait romantique. Sauf que des lumières brillaient derrière chaque fenêtre et lui donnaient une gaieté de fête et une promesse d’accueil agréable. Il l’aida à descendre, lui prit la main pour la conduire à la porte et jusque dans une vaste pièce, servant à la fois de salon et de salle à manger qu’une grande cheminée pétillante embaumait. Madame Molinier était une jolie femme toute frisée et rieuse auprès de sa cousine massive et majestueuse dans sa crinoline. Zélie, au souvenir de ses lectures déjà anciennes des fastes décadents de l’avant guerre, ressentit le reflet nostalgique, campagnard du règne passé dans l’élégance désuète de cette personne, madame Montrieux. Combien de provinciaux fidèles de cet empire plagiaire de l’autre regrettaient par leur habillement, leur façon de parler ce qui ne serait jamais plus qu’une sinistre mascarade, lamentablement terminée dans le souvenir des autres. À Paris on se hâtait d’oublier la crinoline, les mièvreries, les déplacements dispendieux de la cour à Fontainebleau.

Peu à peu la jeune femme se sentit comme engluée dans des démonstrations d’affection qu’elle ne recherchait pas. On la cajolait, surtout Mme Molinier, on admirait son courage, son audace de partir seule avec ce lourd fourgon-laboratoire pour poursuivre, veuve, ce métier. Elle confondit les deux cousines en leur révélant qu’elle n’était poussée par aucune nécessité, son père lui ayant laissé quelque bien et son mari appartenant à une famille bourgeoise aisée. Mais alors, pourquoi ? Elle se contenta de sourire, certaine que ces charmantes dames ne comprendraient pas qu’après dix années de vagabondages avec la photographie pour prétexte elle ne pourrait jamais abandonner. Il n’y avait pas que le souvenir de Jean dans chacun des villages qu’elle visitait, mais le rêve de nomade que lui avait communiqué son mari ne la quitterait que difficilement.

Dans le léger brouhaha que quelques coupes de champagne haussèrent d’un demi-ton, comment ces deux cousines en arrivèrent-elles à parler de leur âge et de celui de leurs époux, insistant sur la différence. Chacune avait un mari plus jeune qu’elle, cinq ans pour Mme Montrieux quatre pour la mère du sous-lieutenant. Elles en riaient, voulaient à toute force que ce soit aussi normal que le contraire, ce que la nature frondeuse de Zélie n’aurait eu aucune peine à admettre, si cette insistance n’avait visé un avenir plus ou moins esquissé. Et elle découvrit que le beau Julien avait entre quatre et cinq ans de moins qu’elle et que ces deux femmes endossaient le déguisement peu subtil de matrones entremetteuses. Comment en arrivaient-elles à vouloir marier un garçon doté de tous les privilèges de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, au point de le jeter dans les bras d’une photographe foraine ? Que cachait ce complot si vite déjoué par leur impatience ? Quelle tare handicapait ce garçon qu’il faille trouver épouse ailleurs que dans le vivier habituel ?

Et si ce n’était que manœuvre ne cherchant pas à aboutir, une mise en condition pour obtenir d’elle quelque chose qu’elle détenait ? L’expérience d’une femme mariée devenue veuve qui pourrait éventuellement initier ce garçon ? Qu’on n’essayât pas de lui faire croire que Julien n’était qu’un benêt n’ayant encore connu une seule aventure et aussi vierge qu’à sa naissance. Bien sûr la majestueuse cousine ne pouvait comme tant d’autres cousines, tantes par alliance, voire amies intimes attirer les convoitises d’un garçon échauffé par trop d’abstinence. Aussi pensait-on que cette jolie et malicieuse personne, qui ne paraissait pas avoir froid aux yeux quand elle se traînait sur les chemins déserts des Cor-bières, pouvait fort bien faire l’affaire.

Julien Molinier debout, appuyé contre la cheminée paraissait totalement absent du débat dans une attitude romantique. Comment pouvait-il supporter cette cravate qui l’engonçait dans ses bouillons de soie. Elle aurait aimé la dérouler, libérer son cou certainement charmant et à ce niveau d’intentions spontanées rougit, ne sut où poser les yeux, n’entendant plus les roucoulades des deux femmes.

Elle but d’un trait le contenu de sa coupe, réalisant que c’était au moins la deuxième sinon la troisième, essaya de se raidir contre cette ivresse qui l’envahissait. Et voilà que les cousines parlaient encore de leurs maris. Celui de Mme Montrieux faisait des affaires en Algérie et monsieur Molinier chassait quelque part, peut-être dans l’Ariège.

Une fois à table où une servante comme on n’en faisait plus depuis Louis-Philippe apporta le potage, on parla enfin d’autre chose que des différences d’âge, et par esprit provocateur Zélie évoqua ces journalistes qui arrivaient comme un nuage de sauterelles sur l’Affaire, en insistant sur le A d’affaire pour en faire une majuscule. Les deux dames commencèrent de s’inquiéter, et Julien lui-même élargit le débat, les rendant muettes pour un bon bout de temps. Le feu de cheminée parut alors s’étouffer un peu, tiédir et mesurer chaleur et lumière, les lampes parurent moins brillantes et des ombres inattendues flottèrent le long des murs.

— Le juge croit que ce sont des canailles qui s’entretuent et que lorsque le dernier sera connu il suffira de l’arrêter. C’est ce qu’il a dit au maire de Mouthoumet qui le répète volontiers. Il pense que cette Cécile Bourgeau a un amant qui tue pour elle. Mais je doute que cette petite femme rabougrie puisse séduire un homme avec son visage qui bourgeonne.

La cousine eut un haut-le-cœur et sa mère soupira mais ni l’une ni l’autre ne protestèrent de la voix.

— Nous vivons une tragédie qui se répand comme un feu d’été impossible à éteindre. Vous verrez qu’il y aura d’autres morts violentes, d’autres crimes, continuait le garçon d’une voix vibrante.

Zélie lui trouva un visage soudain passionné, un ton prophétique qui escamotaient le sous-lieutenant primesautier. Il prenait dix ans d’un coup, une gravité pontifiante d’adulte et elle ne put s’empêcher de le taquiner :

— Vous voilà bien sérieux, je ne vous connaissais pas sous ce jour-là.

Sa mère gémit comme si Zélie venait de signifier son congé à son fils et était bien décidée à ne plus le revoir. Mais qu’imaginait-elle donc ? Qu’il y avait entre eux comme une promesse flottante en auréole au-dessus de leurs têtes ? Enfin cette femme ne la connaissait pas, ne l’avait jamais vue avant ce soir et déjà à Rouffiac elle l’invitait !

— J’ai appris des détails qui me préoccupent voilà tout, répondit Julien qui essaya de sourire sans vraiment y parvenir.

Il la regarda dans les yeux alors qu’elle se tournait vers lui :

— Je crains même de connaître le ou les futures victimes, mais comme pour les Rivière je crains qu’un autre couple ne soit actuellement l’obsession des criminels. Mais après tout…

— Après tout quoi ? croassa sa mère bouleversée au point que sa voix perdait son velouté.

— Après tout c’est peut-être un justicier qui erre la nuit dans le pays et châtie ceux qui ont commis le sacrilège de dépouiller les morts au combat. Un ou plusieurs justiciers.

Il regardait toujours Zélie :

— Charles Rescaré m’a dit qu’il avait fini par vous parler de la Maison du Colonel. Je l’y avais incité mais il hésitait, se demandait s’il en avait le droit. J’ai bien connu son lieutenant, un ami, Auguste de Hauvray qui devait mourir lui aussi. Je l’avais rencontré la veille.

Zélie tressaillit et oubliant l’endroit où elle se trouvait ne put se retenir :

— Vous avait-il parlé d’un rapport écrit sur ce qu’il avait constaté dans la Maison du Colonel, lorsque Rescaré avait attiré son attention sur le cada… le corps de mon mari ?

— Mon Dieu, s’écria la cousine, le feu est en train de mourir. Il faut que j’appelle Clémentine.

Cette interruption déplacée avec le verbe mourir, au moment où Zélie évoquait le cadavre de son mari, faillit emporter cet instant précaire des souvenirs délicats. Ces deux dames distinguées couraient dans tous les sens, et enfin la vieille bonne arriva, dit que les bûches étaient à l’endroit habituel, qu’elle ne pouvait en même temps faire la cuisine, servir et surveiller le feu. Y avait-il eu volonté d’interrompre net la réponse de Julien Molinier ?

— Non, murmura-t-il, le lieutenant de Hauvray ne m’a parlé de rien. J’étais malgré notre amitié son inférieur et si rapport il a rédigé c’est au moins un capitaine qui l’a reçu.

Dès qu’il avait été question de ces crimes la soirée avait basculé dans un certain désordre. Les deux cousines muettes d’indignation, terrifiées, avaient cessé de jouer certaine comédie que Zélie ne parvenait pas à définir. Julien et elle avaient introduit, dans cette grande pièce où le feu faiblissait, comme des fantômes difficiles à chasser. Si bien que peu après la verveine Zélie se retrouva dans le tilbury, à nouveau blottie dans cette fourrure que Julien avait délicatement bordée sur elle. À plusieurs reprises il rapprocha son visage du sien et elle s’émut de voir que leurs haleines se mêlaient. Une fois sur la route de Mouthoumet il s’excusa avec lassitude, comme si ce genre de soirée mise en scène par sa mère et sa cousine n’était pas la première.

— Elles essayent à tout prix de me marier, avoua-t-il, et redoutent que je ne rencontre quelque fille sotte et inintéressante. Elles pensent que j’ai mené une vie de patachon qui nécessite pour le reste de mon existence la présence d’une femme de grande expérience, avec les pieds sur terre.

— Je ferais donc l’affaire ? fit-elle en riant. C’est bien peu me connaître.

— Il ne s’agit pas d’une affaire mais de sentiments profonds, dit-il avec passion.

Elle ferma les yeux mais resta souriante.

— Je ne suis pour rien dans cette préméditation. Que ma mère vienne dans cette campagne aurait dû me mettre la puce à l’oreille, car elle préfère recevoir qu’être reçue et malgré les apparences, la cousine est une femme très ennuyeuse que son mari délaisse de plus en plus, sous prétexte de voyages pour son commerce de vins. Il vit à Narbonne et quand elle y vient il s’en va. Cela depuis pas mal de temps.

Elle avait envie de parler d’autre chose, ou de silence, mais lui revinrent les paroles prophétiques de ce garçon qui avaient en quelque sorte signé la fin de cette soirée trop bien organisée au départ.

— Vous savez qui sera tué prochainement ? Dois-je employer le pluriel ?

Il laissa aller son alezan à sa guise, certainement peu pressé d’arriver à l’auberge.

— Et le village concerné ne serait-il pas Cubières ?

Il parut hocher la tête mais restait silencieux.

— Est-ce que par hasard vous auriez payé un certain renseignement que monnaye une veuve ? Si je vous dis que moi-même j’ai déboursé soixante-dix francs en échange sans être certaine que c’est la vérité.

— La vague parenté entre Emile Grizal et cet ancien mobile de Cubières ? fit-il à mi-voix. Cela m’a coûté cent francs.

— Ce parent éloigné avait récupéré les affaires de son mari et éventuellement d’autres, beaucoup d’autres. Pourquoi pas celles de mon mari, son argent dont je me moque mais peut-être des plaques impressionnées, du papier spécial au carbone ?

— Il est difficile de l’imaginer.

— Grizal est mort dans la Maison du Colonel lui aussi.

Il tira sur les rênes et le cheval s’arrêta, s’ébroua si fort que des gouttes de sa salive atteignirent leurs visages.

— Je suis désolé, dit Julien, qui lui prêta un mouchoir pour qu’elle s’essuie.

— Vous ne devriez pas poursuivre vos recherches, dit-il, sur un ton qu’elle trouva rude. Vous avez tort de joindre la mort de votre mari avec ce qui se passe dans ce canton. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre coïncidence. Et ceux qui tuent sont extrêmement dangereux, vous devriez cesser de les narguer.

— Je ne nargue personne, murmura-t-elle.

— Vous êtes une jolie femme, libre, un peu insolente et vous défiez un peu tout le monde, même ceux qui souhaiteraient que vous leur accordiez un peu plus d’intérêt. Mais vous ne respectez que des hommes plus âgés comme le brigadier Wasquehale et le capitaine Savane.

Puis, comme irrité, il claqua les rênes sur la croupe de son alezan qui repartit au trot.

Загрузка...