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À hauteur de la bergerie des Bourgeau elle arrêta Roumi, grimpa sur le siège pour observer l’endroit. On avait bien sûr fait disparaître les vaches en les dépeçant, on avait envoyé les corps des Bourgeau à Lézignan pour autopsie et tout paraissait désert. Elle reprit sa montée du col et fut soulagée de s’éloigner.

Sur la route de Cubières, alors qu’elle apercevait des hommes en train de tailler les vignes et les femmes de sarmenter, Julien Molinier la rejoignit.

— J’espérais que vous prendriez la route de Rouffiac mais voilà que vous avez trompé mon attente.

— Vous me guettiez ? Pourquoi ne pas m’attendre à Auriac, chez le maréchal-ferrant ?

— Je ne voulais pas intervenir dans vos affaires. Je savais que vous étiez avec la veuve Bourgeau. Tout le village le savait et s’offusquait qu’elle songe à se faire photographier. Pensez, une veuve de quelques jours qui se pomponne, se change en dimanche pour qu’on lui tire le portrait ? Quel scandale !

Elle n’avait pas envie de sourire.

— Ce n’est pas commode de parler ainsi, dit-il joyeusement. Vous permettez que j’attache Chocolat à l’arrière et que je vienne m’asseoir à vos côtés ?

— Avons-nous donc à parler ? fit-elle, avant de s’apercevoir qu’elle se comportait comme une coquette.

— Comme il vous plaira.

Roumi lorsqu’il comprit commença de reculer sans prévenir, mettant l’alezan dans une drôle de situation. Elle dut sauter à terre pour prendre son cheval par la bride et lui expliquer dans le creux de l’oreille qu’il devait cesser ses fantaisies.

— C’est de moi ou de Chocolat dont il est jaloux ? cria Julien Molinier, installé sur le siège du cocher.

— Des deux, fit-elle en se hissant à ses côtés.

— Si je ne suis pas trop curieux, allez-vous photographier des mobiles quelque part ?

Elle secoua la tête. Roumi se mettait à trotter et d’entendre les sabots plus légers de Chocolat derrière lui devait l’énerver encore plus, car il ralentit tout aussi brusquement.

— Je veux rencontrer Gaillac. Nous savons vous et moi qu’il était le cousin éloigné de Grizal et qu’il détenait ses affaires.

— Ça ne veut pas dire qu’il garde celles de votre mari. Pourquoi n’en avez-vous rien dit au juge ?

— Vous-même ne l’avez pas fait.

— Je ne suis pas directement impliqué.

— Qu’en savez-vous ?

Il perdit son air joyeux et la regarda longuement. Ce profil si agréable dut lui apparaître bien sévère :

— Que se passe-t-il ?

— Qu’avait votre cheval ?

— Un fer décloué.

— Avec un clou manquant ?

— Je ne sais pas, peut-être.

— On a relevé une empreinte de fer auquel manquait un clou route de Rouffiac, sur la portion où les Rivière ont été abattus à coups de chassepot.

Il cessa de la regarder, les sourcils froncés.

— J’emprunte cette route presque tous les jours.

— Non, vous étiez chez la cousine de votre mère à la campagne de la Coumo Réglèbe.

— Je vais presque tous les jours à Rouffiac pour les affaires de famille.

— Vous êtes donc partout ? Sur la route de Lanet comme à Auriac. Pourquoi ferrer votre Chocolat à Auriac et non à Mouthoumet, voire Rouffiac.

— Vous m’accusez directement d’avoir assassiné les Rivière ?

— Pas du tout, mais vos allées et venues me paraissent étranges.

— J’ai essayé de parler à Gaillac. Je le connais très bien. J’étais chargé de regrouper les corps-francs isolés après la mort de leur camarade. Ils étaient sévèrement traités par les Prussiens lorsque ceux-ci les coinçaient. Alfred a refusé de me recevoir.

— Peut-être que j’ai mes chances.

— Alfred est un homme dangereux, je le sais. Je vous déconseille d’aller à Cubières.

Elle claqua de la langue pour que Roumi cesse de faire l’imbécile en multipliant ses trots, ses arrêts brusques, ses ralentis.

— Vous avez peur pour moi… ou pour vous ?

— Je n’ai rien à craindre de Gaillac, même s’il refuse d’entendre raison. Si nous parlions d’autre chose ? Ma mère et sa cousine vous ont trouvée charmante et souhaiteraient renouveler leur invitation pour dimanche prochain, pour toute la journée.

Zélie réussit à calmer Roumi qui désormais avança avec la plus grande indifférence pour l’alezan attaché à l’arrière. Ils croisèrent une pleine charretée de sarments de vigne, avec l’homme à pied et deux femmes assises sur le haut tas de fagots. Elles tournèrent la tête de l’autre côté, dans un mépris visible pour cette veuve joyeuse, mais une fois dépassé le fourgon elles se hâtèrent de la suivre d’un regard mauvais.

— Les veuves ne sont plus ce qu’elles étaient, fit Zélie amusée. Cécile Bourgeau puis moi ne donnons pas un exemple parfait de l’affligée.

— Viendrez-vous dimanche ?

— Je n’ai pas compris ce qu’on attendait de moi l’autre soir. Votre mère était trop fébrile, votre cousine trop froide pour que je m’estime la bienvenue. J’étais là pour tout autre chose qu’une tentative de séduction d’une maman cherchant épouse pour son fi-fils ou pire.

— Dieu que vous êtes méchante, murmura-t-il. Vous voulez des précisions ? Ma mère se fait un sang d’encre parce que je ne suis pas marié, et que je ne trouverai aucune jeune fille disposée à m’épouser même si je ne suis pas monstrueux et sans biens. Seulement quand j’avais quinze ans je fus gravement malade. Consomption, comme on dit par ici, tuberculose comme on appelle cette maladie depuis peu, phtisique, murmure-t-on avec effroi. Voilà. J’ai eu quelques faiblesses pulmonaires, une sorte d’asthme bronchiteux qui me faisait tousser beaucoup dans cette prime jeunesse, avec séjour du côté de Cannes puis en montagne, de quoi accréditer la légende. Personne ne l’a oublié, surtout pas les parents des donzelles bonnes à marier. Ce qui me ravissait car aucune ne me convenait à soixante kilomètres à la ronde.

Zélie restait incrédule. Il y avait eu machination autour d’elle et la raison en était différente. Mais à la réflexion on pouvait accepter cette explication, ces familles de la petite aristocratie campagnarde étant bardées de préjugés.

— Une gentille photographe un peu nomade, un peu scandaleuse leur paraissait donc une prétendante tout à fait acceptable ? demanda-t-elle amusée.

— En ce moment vous faites l’autopsie de leur comportement et de leur enchaînement de pensées. Ce ne sont pas les miens. J’ai découvert cette ridicule intrigue, vraiment maladroite je l’avoue, en même temps que vous. J’avais eu le tort de dire à ma mère que je vous trouvais ravissante et intelligente. Aussitôt ma chère maman a pris ses armes et bagages pour venir chez une cousine délaissée depuis longtemps, ce qui explique sa réserve, afin d’approcher cette jeune veuve. Elle ne doutait pas un instant que cette personne, vous, serait éblouie à la pensée de devenir l’élue d’un réprouvé comme moi, doté d’une certaine fortune et pas trop décati par son mal.

— Votre engagement volontaire lors de la levée en masse aurait dû vous réhabiliter, côté santé, auprès de toutes les jeunes filles à marier de votre entourage.

— On a pensé que c’était une bravade appuyée par des relations supérieures. Ce qui me satisfait pleinement comme bouclier antimariage. Toutes ces sottes éventuelles ne m’ont jamais tracassé.

Il se tut, puis sur un ton plus bas :

— Je crois que c’est vous que j’aimerais épouser mais je ne pense pas que cela vous donne quelque émotion.

— Ce n'est pas désagréable à entendre, fit-elle. Mais si vous saviez comme je suis encore loin de ces perspectives alors que l’homme que j’ai aimé ne parvient pas à abandonner mon esprit.

— Je l’ai compris, mais laissez-moi tout de même rêver ?

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