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Julien Molinier l’accompagna chez le curé Reynaud où Pamphile les reçut en disant que l’abbé était dans sa chambre à lire son bréviaire, ou même à rêvasser comme d’habitude. Elle alla le chercher et il arriva enveloppé frileusement dans sa robe de chambre. Mais dès qu’il fut question d’Alfred Gaillac il leva les bras au ciel et sa bonne fourgonna son feu avec colère.

— Il ne veut voir personne depuis que les gendarmes et le Parquet sont venus. Je n’ai aucune chance de le convaincre de vous recevoir, surtout si c’est pour lui parler de la guerre. Pas plus tard qu’hier il a ouvert la fenêtre de sa cuisine pour hurler qu’il voulait vivre tranquille chez lui comme avant cette p… de guerre.

— J’étais sous-lieutenant chargé de liaison avec ces groupes francs, expliqua Molinier. Je le connais puisqu’il a toujours été épargné, lorsque successivement les groupes auxquels il appartenait se faisaient tuer ou capturer, et que je le replaçais ailleurs.

— Bon, fit Reynaud, le temps d’enfiler ma douillette et nous y allons. Pamphile, préparez-nous donc quelque chose pour midi.

— Je vous remercie, fit Zélie, mais je préfère rentrer ensuite à Mouthoumet avant la nuit. Il me faudra bien quatre heures même en passant par Massac.

Après qu’ils eurent frappé longuement à sa porte, Gaillac ouvrit brusquement la fenêtre de sa cuisine pour les interpeller.

— Fichez-moi la paix, oui même vous lieutenant. La guerre est finie et je ne dois de compte à personne. Le juge a dit que j’étais un brave homme et ça me suffit.

— Gaillac, voici madame veuve Terrasson, cria le curé, elle voudrait savoir si vous avez connu son mari et appris comment il avait été tué.

— La photographe ? Je suis allé dans son fourgon, elle m’a pris le portrait et ça suffit. J’ai rien à dire sur son mari qui à son âge aurait mieux fait de rester chez lui.

— Ne l’avez-vous jamais surpris en train de faire des photographies dans la campagne, là-haut ? cria Zélie tremblante.

Pour toute réponse Gaillac referma ses vitres et ils finirent par s’éloigner. Julien Molinier l’accompagna jusqu’à Soulatgé mais là dut la quitter pour se rendre à Rouffiac. Elle continua sa route en passant par Massac, trouvant la route moins sinistre et évitant de longer le pech de l’Estelhe.

Roumi accomplit le trajet en trois heures seulement et une fois à Mouthoumet elle décida de garer le fourgon à côté, emporta cependant toutes les épreuves concernant les anciens mobiles. Elle allait refermer sa porte lorsqu’elle se ravisa et prépara un carton qu’elle accrocha à son fourgon et qui portait ces mots : « Toutes les photographies prises dernièrement sont entre les mains de la Gendarmerie et de la Justice. S’adresser à eux. »

Roumi apprécia son box car une pluie fine commençait de tomber sur le pays et il n’aimait guère cela. Elle l’étrilla avec soin, lui mit la tête dans un sac d’avoine, rejoignit sa chambre non sans avoir demandé de l’eau chaude. Elle était, peut-être avec Sonia Derek, la seule à exiger de Marceline qu’elle garde au chaud tout un chaudron d’eau. La petite bonne elle-même ne comprenait pas ce gaspillage pour sa toilette.

— Vous descendrez dans la salle ou je vous monte le repas ? Comme celui de la dame ? Ou alors vous allez souper ensemble toutes les deux ?

— Non, je descendrai, dit Zélie qui la poussa vers la porte, ayant trop envie d’un tub.

Chaque fois qu’elle s’arrêtait à l’auberge Marceline prévoyait une grande bassine pour sa toilette. Mais la vider ensuite exigeait un gros travail et Zélie s’était engagée à le faire elle-même.

— Jetez l’eau par la fenêtre dans la courette, lui avait conseillé Marceline.

C’était ce qu’elle faisait non sans quelques scrupules car dans la courette les volailles de l’auberge se précipitaient ensuite sur cette flaque d’eau savonneuse.

Il faisait nuit quand elle commença de déverser l’eau de son tub seau après seau, et elle crut surprendre une ombre du côté du poulailler en contrebas du mur, au nord de l’écurie. Elle retourna dans sa chambre sans fermer la fenêtre, éteignit sa lampe et se mit en observation. Soudain toutes les poules déjà rentrées dans leur abri pour la nuit se mirent à criailler mais finirent par se calmer. Zélie dut attendre près de dix minutes avant qu’une partie de l’ombre juste en face d’elle ne se détache d’un mur de clôture. Une forme courbée en deux glissait vers la droite, disparaissait dans une avancée de l’écurie. Ce fut tout. Elle patienta encore un quart d’heure puis se pencha fortement dans le vide pour voir si Sonia Derek avait fermé ses volets. Ils l’étaient et rassurée elle referma, ralluma, se prépara pour descendre dans la salle. Celui qu’elle avait surpris dans la courette n’était sûrement qu’un voleur d’œufs, quelqu’un dans le besoin.

Ce soir-là il n’y avait guère de clients, surtout presque pas de joueurs de cartes à cause de la pluie et Marceline prenait son temps, bavardait avec les dîneurs habituels, le maître d’école, l’employé de la perception et un clerc de notaire nouvellement arrivé. Les journalistes mangeaient beaucoup plus tard.

— Votre amie a fait dire qu’elle ne souperait pas, qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle voulait dormir. Vous croyez qu’il qu’il faudrait faire venir le docteur ?

Zélie pensa que Sonia, depuis l’autre nuit où elle s’était réfugiée dans sa chambre n’avait plus la même vitalité au point de sauter un repas faute d’appétit. À sa question Marceline dit qu’elle avait bien dîné et que ma foi elle pouvait aller jusqu’au lendemain.

— Vous a-t-elle acheté du cognac ? demanda soudain Zélie. Je sais qu’elle en a toujours une bouteille.

— Tous les deux jours elle n’y manque pas.

Ce qui suffoqua la jeune photographe :

— Tous les deux jours ?

— J’ai dû en envoyer chercher à Talairan par le commissionnaire, de la fine de Béziers mais elle s’en moque. Vous ne pensez pas qu’on devrait prévenir le docteur Miquelet ?

— Pas sans en toucher un mot à Wasquehale, dit Zélie. Mais je pense que notre amie boit un peu trop et que le soir elle préfère dormir que de manger.

— Surtout que chaque jour à midi le litre de vin y passe et comme je ne sers que du treize degrés, après ça on recherche plutôt son lit.

— Tout à l’heure, quand j’ai jeté l’eau de ma toilette j’ai entendu les poules s’agiter et caqueter comme si quelqu’un était entré dans le poulailler. J’ai pensé qu’on venait voler leurs œufs.

— Je vais envoyer voir. Je ne les lève que le matin mais déjà le soir il y en a une douzaine.

La petite bonne fit tant de manières que Zélie lui dit qu’elle l’accompagnerait et tiendrait la bougie. À nouveau les poules éblouies par la lumière caquetèrent quand la jeune fille glissait sa main sous chacune d’elles installée dans son nichoir.

— Ma foi j’en compte dix. C’est à peu près le compte.

Marceline dit qu’effectivement c’était entre dix et quinze œufs sur lesquels le soir, en cas de besoin elle pouvait compter.

— C’est plutôt vers Pâques que mes pilharts viennent me les voler pour l’omelette pascale, du moins les plus vauriens, ceux qui ne font pas la tournée du village pour en quêter à chaque porte.

À tout hasard lorsqu’elle remonta, Zélie alla frapper discrètement à la porte de Sonia mais celle-ci ne répondit pas.

Elle prit le temps de penser à Julien Molinier avant de s’endormir. Sa tendre approche la ravissait mais elle en demandait pardon à Jean, se demandait si elle était vraiment une femme superficielle, capable de s’amouracher d’un beau jeune homme, un an tout au plus après la mort d’un mari adoré. Son naturel l’empêchait de devenir une veuve revêche à toute tentative, même honnête, de séduction. Elle aimait peut-être un peu trop se moquer gentiment, persifler en quelque sorte, et ses victimes pouvaient en conclure qu’elle n’était pas indifférente à leurs manœuvres candides.

— Non, se murmura-t-elle, alors que le sommeil sournois cajolait quelques idées taquines, non je ne persiflais pas aujourd’hui, mais au contraire j’essayais de combattre un émoi qui me scandalisait. Je ne dois plus accepter de rester seule avec…

Le nom de Julien Molinier s’entrelaça à celui de Jonas Savane, tandis qu’elle dérivait complaisamment vers des rêves qui eux favorisaient les images les plus audacieuses sans qu’au réveil on se retrouve coupable.

Elle se réveilla dolente, resta un moment à essayer de poursuivre quelques lambeaux de songes qui fuyaient déjà vers leur anéantissement.

Dans la salle Wasquehale buvait du café à la table où Marceline apporta son petit déjeuner.

— Vous êtes bien matinal, brigadier. Avez-vous quelque chose à me demander, une tâche à accomplir ?

— Je voudrais parler avec madame Derek sans qu’on en tire aussitôt des commentaires divers. Je vous attendais pour que vous m’accompagniez dans sa chambre. Je ne peux encore la convoquer à la gendarmerie, le juge Fontaine s’y oppose et préfère que cette dame reste la parfaite inconnue. Je vais poser quelques questions à cette personne mais je devrais donc le faire en votre présence, pour que les règles de la bienséance soient respectées.

Elle faillit lui demander s’il craignait que Sonia ne se jette à son cou. Cette question heureusement tue lui parut tout aussitôt inconvenante. Imaginer qu’une femme abusée, bafouée par une bande d’ignobles individus puisse encore garder quelque intérêt pour les hommes choquait la morale traditionnelle, mais elle-même l’était-elle ? Elle dut s’avouer que veuve elle portait quelque attention aux beaux hommes.

— Je voulais vous parler avant que la jeune bonne ne monte son petit déjeuner à Sonia Derek. Je voudrais que ce soit vous qui le lui apportiez si vous n’y voyez pas d’inconvénient, mais je vous dois des explications.

Embarrassé il tourna sa cuillère dans sa tasse vide.

— Sonia Derek vous a-t-elle fait des confidences ?

— Pas vraiment, dit Zélie. Tout ce que je sais c’est qu’elle a voyagé pas mal alors que j’imaginais que c’était une propriétaire aisée.

— Sonia Derek est une propriétaire moyennement aisée mais aussi une théâtreuse qui sillonnait la France a bord de carrioles minables pour jouer des gaillardises dans les villages les plus reculés, des scènes assez polissonnes qui ravissaient une population retirée qui n’avait jamais assisté à pareil spectacle.

— Les tournées, fit Zélie. Elle a une ou deux fois laissé échapper ce mot de tournée. Je n’y ai pas trop prêté attention car les marchands forains, nous-mêmes photographes ambulants nous exprimons de la sorte. Mais pour elle il s’agissait de tournées théâtrales.

— Malgré le juge qui me l’avait interdit j’ai envoyé dans le Loiret, au maire du village de Sonia Derek, une photographie d’elle et j’attends sa réponse. Je veux m’entretenir avec cette personne et savoir qui elle est.

— Vous pensez qu’elle a abusé tout le monde, là-haut, y compris le capitaine Savane ?

Wasquehale hocha imperceptiblement la tête car Marceline apportait le plateau de la jeune femme. Il la regarda tartiner ses tranches de pain grillées avec de la confiture, sourit de tant d’appétit juvénile.

— Je suis toujours affamée, avoua-t-elle. Et comme j’appréhende cette rencontre entre vous et madame Derek je n’en ai que plus d’appétit.

— Vous avez tout le temps, on ne lui monte son plateau que vers 9 heures. Vous êtes allée à Cubières hier, avez-vous réussi à parler à Gaillac car c’est ce que vous vouliez faire n’est-ce pas ? Lui demander s’il savait quelque chose sur la mort de votre mari dans cette Maison du Colonel assiégée par les Prussiens ?

— Vous saviez ? fit-elle, arrêtant de mastiquer.

— Le capitaine Savane et le sous-lieutenant Molinier collaborent avec moi. L’un et l’autre ne peuvent se souffrir mais ils sont loyaux et ne me cachent rien, enfin je suppose qu’ils ne me cachent rien. Mais tout ce qu’ils ont découvert l’un et l’autre, si je mets à part le couffin rempli d’alliances et de bijoux, de l’appareil démontable de votre époux, ne repose sur aucune preuve irréfutable. Comment affirmer que c’est Gaillac qui détenait le contenu des poches de Grizal et qui éventuellement posséderait aussi les affaires de votre mari ?

Contrairement a ses affirmations elle ne pouvait plus rien manger, se contenta de boire son café.

— Je suis navré d’être aussi catégorique mais vous ne pouvez vivre sur des incertitudes. Rescaré est un garçon douteux. Je sais qu’il a vu le corps de votre mari avec deux blessures par balle, une faite par fusil Mauser l’autre éventuellement par un chassepot, mais les Allemands possèdent aussi des armes de calibre 11 millimètres.

Elle appuya ses coudes sur la table, cala son visage entre ses deux mains pour le regarder tristement.

— Jean avait des plaques, du papier au carbone et on n’a rien retrouvé de tout cela. Il faisait développer ses épreuves à la Ferté Saint-Aubin. Je suppose que ce photographe qui l’accueillait m’aurait envoyé ses épreuves s’il en avait laissé chez lui. Je pense que vers la fin de cette campagne sanglante il n’a plus eu le loisir de se rendre chez lui, mais devait disposer d’un lot important de clichés attendant d’être développés.

— Aujourd’hui nous savons que les Bourgeau se livraient surtout à deux activités : le ramassage des chassepots abandonnés par les troupes en retraite, y compris ceux non utilisés chez les fourriers, et les chevaux en liberté. Le reste ils le laissaient aux gagne-petit. Ils sont revenus avec les poches pleines de billets et de louis et non avec des alliances et des gourmettes.

Marceline vint leur dire que c’était environ l’heure à laquelle on montait le petit déjeuner à la dame du haut et que le plateau était prêt.

— Sonia Derek me jugera sévèrement, remarqua Zélie. Elle ouvrira en pensant que c’est la servante ou Marceline, vous découvrira en ma compagnie.

— Écoutez je resterai à mi-escalier. Vous entrez chez elle et vous lui expliquez que je veux lui parler, qu’elle ait le temps de s’arranger.

Il rougit de devoir préciser :

— Tirer les couvertures, enfiler un peignoir afin que ni l’un ni l’autre ne soyons gênés.

Elle pensa que le plus gêné des deux ne serait sûrement pas Sonia mais se trouva vraiment chipie.

— Allons-y.

Elle prit le plateau, commença de monter les marches suivie à distance par Wasquehale. Elle déposa le plateau sur une sellette en coin, frappa à la porte de Sonia Derek :

— C’est moi, Zélie Terrasson, je vous apporte votre petit déjeuner, vous devez être affamée depuis hier midi.

Elle alla reprendre le plateau pensant que Sonia ouvrirait entre-temps mais rien ne bougea dans la chambre. Elle récidiva avec plus de force dans la voix, se demanda si les journalistes qui dormaient à côté entendraient. Il n’en restait plus beaucoup mais ceux qui dormaient là étaient à l’affût du moindre renseignement. Wasquehale s’approcha, se pencha, murmura que la clé était bien dans la serrure mais essaya en vain d’ouvrir.

— Si j’enfonce la porte, murmura-t-il, je réveille ces gaze-tiers.

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