De Termès à Vignevieille le chemin était tel que Zélie fut heureuse de marcher aux côtés de Roumi, loin de cette femme et de ses propos choquants. Lorsqu’elle avait photographié trois anciens mobiles, Sonia avait observé un silence total et elle espérait qu’aucun de ces hommes ne s’était douté de sa présence. Mais lorsqu’elles quittèrent ce village elle avoua à Zélie qu’elle n’avait pu s’empêcher de regarder à travers la jointure des rideaux, n’en avait reconnu aucun.
— Le deuxième était joli garçon. Vous n’avez rien remarqué ? fit-elle, avec une malice insupportable. C’était pourtant visible à l’œil nu, ça vous sautait au regard. Il s’était habillé en dimanche avec un pantalon d’avant-guerre trop étroit.
Zélie ne voulait plus supporter de tels propos et elle marchait. Ces gorges étaient si resserrées, le chemin si étroit qu’elle s’y reprenait à deux et même trois fois pour faire manœuvrer le fourgon dans les tournants. Lorsque Sonia Derek s’en rendit compte elle poussa des cris d’effroi et se hâta de sauter pour la rejoindre, ce que Roumi n’apprécia pas du tout. Il essaya même à plusieurs reprises de la coincer contre la paroi.
— Êtes-vous forcée de passer là, gémissait-elle, pourquoi ne pas faire venir ces garçons dans un village plus accessible ?
— Il y a bien un autre chemin en droite ligne mais pas pour une aussi lourde voiture. Un cavalier seul peut l’emprunter.
Comme si elle n’attendait que ce mot de cavalier Sonia Derek lui posa des questions sur le Cavalier-squelette. Était-ce une légende ou bien existait-il réellement ?
— C’est la petite bonne qui m’en a parlé en roulant des yeux effrayés. Elle mourait d’envie de me faire peur à mon tour.
Zélie ne jugea pas utile de répondre, de lui dire que le curé de Cubières, un homme respectable, avait aperçu cet étrange couple d’un homme au visage blanc et d’un cheval fougueux. Puis plus loin elle insista pour qu’elle se cache à nouveau dans le fourgon.
— Vous m’embêtez avec cette nécessité de me dissimuler à tout le monde, j’en ai plus qu’assez moi. Je suis une fille qui aime le grand air, les gens, le bavardage et vous voulez faire de moi une nonne vouée au silence.
— Vous vous débrouillerez avec Wasquehale et le capitaine Savane si jamais quelqu’un vous surprend.
— Bah j’en fais mon affaire, surtout avec le capitaine, j’ai la manière.
C’était exaspérant et Zélie répliqua qu’elle ne devrait pas se glorifier d’avoir eu une aventure avec Jonas Savane, que ce dernier n’apprécierait pas ses vantardises. Ce dernier mot piqua sa compagne tel un frelon et par-dessus l’échine de Roumi, elle lui adressa un regard foudroyant.
— Vous croyez peut-être que j’invente nos relations, elles ne datent pas d’hier… Que voulez-vous, moi les beaux hommes je me pâme facilement.
— Comment voulez-vous faire croire après cette déclaration que vous fûtes réellement…
Elle ne pouvait préciser ce mot qui la révulsait, mais Sonia Derek se mit à crier et l’écho de sa voix aiguë crépita dans les gorges, avec la crainte qu’il ne se répercute jusqu’à la Coume Roubérie, une grande bergerie habitée par toute une famille de pastres.
— Je n’avais pas le choix et c’étaient des brutes saoules, des culs-terreux puants et vilains comme des singes. Pas du tout le genre d’hommes que j’aime. Et puis ils étaient trop nombreux, trop robustes pour que je leur échappe. Vous n’avez pas le droit de mettre en doute cette horrible journée que j’ai vécue.
Zélie honteuse se cacha derrière la tête altière de Roumi. Lui ne se laissait pas impressionner par ces cris qui n’en finissaient pas de rouler dans cette étroite vallée. Elles marchèrent en silence jusqu’à ce que les sabots de Roumi ne claquent plus sur le chemin. Zélie découvrit que ce dernier était recouvert d’une couche de crottes de mouton et affolée demanda à Sonia de remonter se cacher dans le fourgon.
— Nous approchons d’une bergerie et peut-être même du troupeau de retour du pacage. Il compte plusieurs centaines de bêtes. Ne jouez donc pas la rebelle sinon la combinaison montée par Wasquehale et Savane échouera.
La jeune femme grommela quelque chose mais obéit et se terra au fond du fourgon. Il était temps. L’attelage pénétrait dans la nappe lourde de suint qui graissait l’air frais de la gorge, et peu après Zélie découvrait la masse terreuse des animaux regagnant la bergerie. Roumi eut un hennissement de mécontentement et les moutons se mirent à galoper, se refermant sur le berger et sa femme qui marchaient l’une au milieu, l’autre en tête. Les bêtes les dépassèrent et la femme se retournant vit le fourgon, cria en patois. Zélie préféra retenir son cheval pour laisser s’écouler le troupeau. C’était comme si le chemin lui-même se déroulait, s’éloignait. La bergerie n’était plus très loin et bientôt le passage serait libre.
Le pastre, un homme vigoureux d’une quarantaine d’années l’attendit au bord du chemin tandis que sa femme et les chiens accompagnaient les bêtes dans la borde :
— Ça fait longtemps, cria-t-il. On va avoir la communion de la petite l’an prochain, vous passerez ? Vous aurez au moins six enfants à photographier. Il n’y en a jamais tant eu à la fois depuis longtemps. Vous êtes invitée au repas.
Il vint tapoter la croupe de Roumi qui se résigna.
— C’est quand même pas un travail pour une femme de faire la route. Vous venez pour les anciens requis ? Mais c’est quoi ces histoires, et ces morts ? Jusqu’à Soulatgé qu’ils en ont tué deux ? Maintenant Aurélie veut qu’on dorme avec le fusil à côté du lit. Ici on n’a jamais rien eu à craindre et même quand la bande à Païrol faisait des siennes, nous on était tranquilles. C’était un pays paisible que chez nous, pourquoi faut-il qu’on y assassine ?
Ainsi aurait-il bavardé des heures mais elle devait rejoindre Vignevieille puis Montjoi, le rendez-vous avec le capitaine Savane étant prévu entre les deux villages.
Lorsque les virages eurent effacé la bergerie dans leur dos Sonia se montra en disant que ça puait vraiment.
— Dire que j’aimais les côtelettes de mouton, je ne sais pas si je pourrais encore en manger. Vous connaissez donc tout le monde dans ce sale pays ?
— Ce n’est pas un sale pays, moi je l’aime et l’odeur de mouton est aussi son odeur comme celle du thym, du romarin et de toutes les plantes d’ici.
Lorsqu’elles atteignirent l’embranchement avec la route de Lagrasse et que Sonia découvrit l’Orbieu qui se gonflait en nappes bleutées dans sa gorge, elle voulut descendre pour y tremper ses pieds.
— L’eau doit être glacée, nous sommes en décembre.
— Juste cinq minutes, je n’ai jamais vu une rivière aussi belle.
Alors qu’elle pataugeait en poussant de petits cris stupides de saisissement, l’eau étant réellement froide, une carriole attelée à un mulet hors d’âge se présenta et Zélie reconnut le pelharot de Lagrasse avec ses innombrables peaux de lapin qui se balançaient, accrochées à l’auvent de sa voiture déglinguée. Depuis toujours l’essieu grinçait comme pour annoncer la venue du chiffonnier, et depuis toujours Pantaquès oubliait de le graisser. Chaque fois que Jean le croisait il se faisait un devoir de le faire à sa place, et Pantaquès le remerciait en lui offrant un cigare de contrebande.
Pantaquès était de peau argentée. Nul ne s’expliquait pourquoi mais c’était naturel et le soleil accrochait à son visage des scintillements de fausses pierres précieuses.
— Ça fait une paye, cria-t-il, que je ne vous ai plus vue, depuis que ce pauvre monsieur Jean nous a quittés. Depuis personne n’a graissé mes roues et je n’ai plus offert de cigare. Je les vends et il n’y avait qu’à votre mari à qui j’en offrais. Je n’aime pas voir les temps changer ainsi.
Il laissa son vieux mulet arracher quelques touffes qui emplumaient les fissures des rochers à gauche. Zélie s’amusait fort de savoir Sonia obligée de se cacher, peut-être les pieds en train de geler dans l’Orbieu, ne bougeant plus de crainte qu’un bruit d’eau n’alerte Pantaquès.
— Si j’étais vous madame Zélie, ou si vous étiez ma femme, je vous interdirais de photographier ces anciens requis. Et votre mari monsieur Jean l’aurait fait. C’est trop dangereux, madame Zélie, vraiment trop dangereux. Moi je passe ma vie dans presque tout ce coin des Corbières, j’ai plusieurs cantons que je visite, mais ce qui se passe dans celui de Mouthoumet ne me plaît pas et j’ai décidé de le rayer de ma tournée jusqu’à nouvel ordre. Et puis je connaissais les Rivière de Soulatgé. Les Bourgeau je m’en passe volontiers, mais les Rivière c’étaient comme des amis. Je pouvais coller ma carriole dans leur écurie à la sortie du village sur la route de Rouffiac et il y avait toujours du foin pour mon Médor.
Le mulet s’appelait Médor parce que son cri, affirmait Pantaquès, ressemblait à un aboiement. Pantaquès faisait surtout dans les peaux de lapin pour le feutre des chapeaux de Quillan et de toute la haute vallée de l’Aude. Il achetait aussi les vieux habits, les outils usés, les ustensiles. Ses peaux suspendues à l’auvent de sa carriole attiraient toutes les mouches du pays et parfois grouillaient de vers car les ménagères, une fois la bête dépouillée la peau se présentant retournée en forme de cylindre, y introduisaient un osier formant ressort qui la tendait et permettait le séchage. Mais les mouches venaient y pondre leurs œufs et à la belle saison tout ça grouillait d’asticots que le pelharot distribuait gratuitement aux pêcheurs.
— Allez madame Zélie, que je m’en aille loin de ces crimes, mais vous devriez suivre mon exemple. Les forces mauvaises qui se déchaînent dans les alentours sont trop puissantes pour vous et pour moi. Prenez donc garde et encore une fois si vous priez, ce que je ne fais plus, dites quelque chose pour moi à monsieur Jean.
Sonia remonta grelottante et Zélie perdit du temps à l’aider à grimper dans le fourgon et à s’envelopper les pieds et les chevilles de lainage. Elle claquait des dents, ayant dû rester dans l’eau un bon quart d’heure. La mauvaise humeur de Zélie s’accentua lorsqu’elle se rendit compte qu’elle était trop en avance pour le lieu et l’heure du rendez-vous avec le capitaine Savane. Pourtant elle ne pouvait s’arrêter en pleine route au bord de l’Orbieu et y attendre des heures durant. Elle prit la décision d’aller à Vignevieille où Savane saurait tout de même la retrouver. Elle y choisit un endroit éloigné de la lanterne pour rester dans l’ombre. Le crépuscule venait et elle alla chercher du pain, discuta avec le boulanger qui lui offrit de la fougasse aux fritons.
Réchauffée, Sonia se plaignait d’avoir faim et Zélie lui coupa du saucisson, ouvrit une terrine de pâté.
— Tous ces gens que vous connaissez pourquoi faut-il qu’ils empestent les uns le mouton, les autres la peau de lapin pourrie. Ça ne vous dérange pas ? Et ce poêle vous ne l’allumez jamais ?
— Il ne fait pas si froid, fit distraitement Zélie, encore émue des paroles de Pantaquès.