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Dans Félines, Zélie Terrasson immobilisa son fourgon sur la route et grimpa dans le village avec les photographies encadrées de toute la famille Blanc. Le sac pesait lourd et elle craignait de ne trouver personne, pensant qu’ils avaient commencé de sarmenter. En venant de Lézignan, elle avait noté que la taille commençait tôt cette année-là.

Mais ils étaient tous à charcuter le cochon et à cause de leurs mains grasses, aucun n’osa toucher les épreuves. Zélie disposa d’abord la photographie de la mamée, puis celle du papé et les exclamations de contentement la rassurèrent. Elle poursuivit avec tous les autres membres de la famille, huit en tout. Elle parcourut du regard le papier peint de la salle à manger, glacée, situant en pensée la place de chacun sur ces murs pour de longues années. Le grand-père aurait droit au dessus de la cheminée, avec en dessous la grand-mère.

— Mon cheval risque de s’impatienter, dit-elle au bout d’un temps, rompant l’enthousiasme de tous. Il faut que je sois à Mouthoumet avant midi.

Ils n’avaient nul besoin de savoir qu’elle était attendue à la gendarmerie. Les visages se seraient peut-être fermés. À cause du fourgon, confondu ici avec une roulotte, elle appartenait au monde des forains, ni marchande itinérante ni caraque, mais en dehors du commun, bizarre. Avec Jean, son mari, ils prospectaient les Corbières depuis dix ans. Ils étaient connus, bien accueillis, sollicités pour les mariages, les communions, les baptêmes et les fêtes publiques, mais lorsqu’il fallait grimper dans la roulotte pour se faire photographier devant un décor choisi, chacun éprouvait une petite hésitation. Les femmes ne venaient jamais seules, les enfants sans leur mère. Et puis il y avait ce voile noir qui, au moment de la pose, recouvrait le ou la photographe et l’appareil qu’on appelait toujours daguerréotype. Il donnait un côté funèbre à la petite cérémonie pour laquelle on s’était longuement préparé, revêtant ses habits du dimanche, se coiffant à l’eau sucrée.

Dans le temps, Jean Terrasson essayait de fixer à jamais certaines scènes pittoresques des Corbières, des extérieurs, de saisir des visages où la lumière extraordinaire de ce pays sculptait dans le secret chaque ride. Personne ne comprenait qu’on puisse les immortaliser dans des hardes de tous les jours, la peau luisante de sueur, un outil à la main.

— Restez manger un morceau. On a fait déjà les fritons.

Elle descendait en courant la rue en pente, ralentit quand elle aperçut les oreilles de Roumi encapuchonnées d’un bonnet. Il souffrait parfois d’otites. C’était un gros boulonnais placide qui aurait tiré le poids de deux roulottes. Zélie regarda autour d’elle avant de grimper sur son banc de conducteur. Une vieille lui avait un jour reproché de montrer la dentelle de ses pantalons et un peu de son mollet.

Comment faire une fois à Mouthoumet ? S’arrêter devant la gendarmerie, c’était laisser croire qu’elle venait faire signer son livret de « sans domicile fixe », comme n’importe quel bohémien. Au début, il y en avait pour accuser les Terrasson de voler des poules et de piller les jardins écartés. Dix ans pour se faire une réputation que la moindre erreur pouvait entacher. Tout ça pour même pas un cliché par village, tant on avait peur de se faire voler son image peut-être.

Les Terrasson avaient déjà travaillé pour la brigade de Mouthoumet. Une fois pour photographier le visage d’un inconnu trouvé mort dans une capitelle, ces abris creusés dans l’épaisseur d’un mur en pierres sèches. Une autre pour montrer après un violent orage les dégâts subis par la gendarmerie. Chaque année, les Terrasson faisaient des clichés de toute la brigade et des familles.

Le nouveau commandant s’appelait Wasquehale, brigadier Wasquehale, venant du Nord. Visiblement, que le photographe requis fût une femme l’ennuyait. Mais il savait que son mari avait été tué sur la Loire.

— Oui, dit-elle, il s’était engagé avec les mobiles quand on a eu besoin de tous ces hommes. Il est mort en brave.

Pour cet homme d’ordre, les mobiles avec leur manque d’entraînement, leur uniforme dépenaillé ne pouvaient être de vrais soldats. Donc ne mouraient pas sur les champs de bataille mais dans des circonstances douteuses en francs-tireurs. Démasqué, Wasquehale rougit, bredouilla un peu avant de reprendre une voix plus nette.

— J’ai là une liste des mobiles du canton de Mouthoumet auxquels il faudra ajouter ceux du canton de Tuchan, pour le village de Rouffiac et pour le canton de Couiza, Cubières. Ça fait une vingtaine de démobilisés, mais certains ne sont pas revenus. Et tous ne sont pas morts au combat.

Il attendait un étonnement qui ne vint pas. Zélie avait glané au cours de l’année écoulée certaines informations, ne voulait ni jouer l’ignorante ni apporter sans le vouloir à ce brigadier quelque élément nouveau sur ces disparus.

— Vous devez les photographier tous et m’apporter au fur et à mesure les clichés.

— Pour nous autres photographes, le cliché est le négatif. C’est le positif que vous désirez.

Il haussa les épaules. Cette jolie femme essayant d’être grave, qui ne cessait de rectifier ses propos, l’agaçait.

— Un enquêteur militaire va venir dans le pays. Pour l’instant je ne peux vous en dire plus. J’ai l’ordre de vous signer un accréditif dans le cas où vous rencontreriez la défiance de ces hommes désignés. Ceux qui n’ont rien à se reprocher ne vous feront aucune difficulté, reste les autres.

Pour ce gendarme venu d’ailleurs et qui déjà devait détester la région, tous ces mobiles envoyés se faire massacrer pour contenir la débandade des troupes régulières ne pouvaient être que des bandits. Les bruits qui traînassaient dans une lenteur due au manque de preuves, étaient pris au sérieux par cet homme rigide. Zélie fut sur le point de lui crier qu’il n’y avait en tout et pour tout que deux ou trois bonshommes sur lesquels planaient quelques doutes.

Au lieu de quoi elle visa au plus réaliste, sachant qu’elle allait l’embarrasser :

— Qui me payera ? Vingt et quelques photographies, ça fera de l’argent. Plusieurs cent francs. Peut-être même cinq cents et je ne travaille pas pour la gloire.

Wasquehale se dressa d’un coup :

— C’est une enquête officielle, madame. Comprenez que vous êtes en quelque sorte requise. Vous serez payée un jour. J’établirai le rapport en conséquence avec la demande d’indemnisation.

— Il ne s’agit pas d’une indemnisation, mais d’un travail, répliqua-t-elle. Je suis libre de refuser et vous devrez faire venir un photographe de Narbonne ou de Lézignan. Que croyez-vous que l’on infligera comme sanction à la veuve d’un brave homme mort pour la France ? Qui oserait même en ordonner une ?

Il s’était à nouveau assis, découvrait que les yeux bleus de cette personne effrontée se coloraient d’un vert sombre avec la colère et l’indignation.

— J’ai besoin d’argent, monsieur le brigadier, pour faire revenir mon mari dans un cercueil de zinc. Cela coûte cher, mais je veux qu’il ait un tombeau décent à Lézignan, non au loin.

— Je vais me renseigner, finit par s’incliner le brigadier, j’insisterai pour que vous soyez rapidement indem… payée.

— Il y aura aussi les frais de mon séjour. Je vais voyager dans le canton et même en dehors, me nourrir, me loger, nourrir mon cheval et l’abriter du froid, car il souffre des oreilles.

— Mais c’est votre travail habituel d’errer en tant que photographe forain dans toutes les Corbières. J’essaye de comprendre vos difficultés, mais n’exagérez pas en essayant de faire payer à l’administration ce que vous auriez de toute façon dépensé.

— Très bien, dit-elle. J’ai prévu que ma tournée durerait jusqu’à Noël et vous aurez donc le dernier cliché de ces braves gens vers le vingt-quatre décembre.

Elle supporta son regard furieux avec une sérénité qui le déconcerta.

— Je vais voir ce que je peux faire. Pourrez-vous commencer avec les démobilisés des villages proches.

— Mouthoumet ?

— Pour l’instant laissez Mouthoumet de côté. L’enquêteur le veut.

— Auriac alors ? J’y serai demain. Aujourd’hui j’ai à faire à Mouthoumet.

— Si éventuellement vous vous heurtiez à une certaine opposition qui vous laisserait craindre le pire, n’hésitez pas à m’envoyer un message. Nous viendrons vous assister. Ce serait d’ailleurs un commencement de preuve contre l’individu qui oserait se montrer violent. Il est possible que grâce à vous nous progressions plus vite que ne le pense le juge d’instruction chargé de cette affaire.

— Ce n’est pas une enquête de l’armée ? fit-elle surprise.

— Il s’agit d’un juge militaire… Et l’enquêteur lui-même sera militaire. Ce serait excellent pour vous si en quelques jours quelques suspects se trouvaient à la disposition de cet officier.

— Excellent en quoi ?

— Mais pour votre défraiement ?

— Et votre avancement. Ainsi votre demande d’affectation dans le Nord recevrait un avis favorable je suppose ?

— Je n’ai jamais dit que je désirais revenir chez moi.

— J’ai cru comprendre que vous n’aimiez pas du tout ce pays des Corbières, mais ce n’est qu’une rumeur, du genre de celles qui accusent les mobiles de s’être comportés en pillards.

Elle prit l’enveloppe contenant la liste des démobilisés et l’accréditation, inclina la tête et sortit. Elle n’était ni furieuse ni satisfaite et si elle avait accepté ce travail c’était uniquement parce que Jean était mort sous l’uniforme de ces mobiles courageux. Ils auraient pu bouleverser la fatalité de la défaite sans l’impéritie des états-majors et des politiques. Depuis peu l’énumération des erreurs militaires de Gambetta commençait de se murmurer. Quant à elle, elle ne laisserait pas accuser les compagnons de misère de son mari et si quelques-uns s’offusquaient d’être ainsi photographiés, elle cacherait leurs dignes réactions d’hommes honnêtes qu’un Wasquehale risquait de trouver suspectes.

À quoi serviraient ces portraits, à quels témoins seraient-ils montrés, qui désignerait un tel ou un tel comme celui qui avait dépouillé un cadavre, coupé l’annulaire d’une main froide ou défoncé une bouche pour s’emparer d’un dentier en or ?

Elle remonta vers l’auberge où son mari et elle logeaient depuis qu’ils prospectaient les Corbières. Elle pouvait laisser la roulotte dans un recoin, mener Roumi dans l’écurie, le servir en eau, en fourrage avant de pénétrer dans la salle.

Dans sa chambre elle fit une petite toilette, redescendit pour le repas. Elle avait sa table un peu à l’écart, la patronne croyant la protéger de la promiscuité des voyageurs de commerce, placiers et autres marchands forains. Mais du temps de son mari ils se mêlaient à ces gens-là et leurs histoires inconvenantes ne l’avaient jamais dérangée. Elle ne les écoutait pas et si Jean se laissait aller parfois à rire ou à sortir la sienne, elle ne lui en tenait pas grief. Ici dans cette auberge c’était l’escale bienvenue, un peu de chez soi qui préparait à la grande errance dans les villages perdus, ceux où ils devaient coucher dans la roulotte et le plus souvent y prendre leurs repas. Les cafés, les rares gargotes ne s’ouvraient pas toujours aux étrangers. Avec le temps ils avaient accédé à certains débits, une pièce de maison paysanne tenue secrète à cause du contrôleur des impôts où l’on servait absinthe, alcool de l’alambic, liqueurs fabriquées sur place. On y mangeait après bien des assiduités. Parfois une photographie gratuite comme gage de discrétion.

Veuve, elle avait vu ces privilèges remis en question. Un café clandestin passe encore, mais avec pour cliente une veuve qui n’avait pas froid aux yeux, jolie, c’était risquer la dénonciation comme tenancier de bouge aux orgies canailles.

Elle attendit que le soleil soit à l’aplomb pour ouvrir les trappes de toit, fixer les grands miroirs qui renvoyaient la lumière sur l’estrade aux décors de théâtre enroulés. Les clients choisissaient la montagne enneigée, la mer d’un bleu outrancier avec des palmiers jamais vus ici. Le préféré était le salon bourgeois aux meubles Louis XVI et petites marquises poudrées dans les fonds. Zélie ne pouvait s’habituer à la naïveté de ces braves paysans en habits du dimanche, soudain immortalisés dans un cadre soi-disant luxueux. Parfois une femme en coiffe catalane, avec un visage à jamais durci par le travail de la terre, le regard méfiant à force de trop de misères, égarée, intruse dans cette illusion d’un passé révolu, l’attristait pour des heures. Jean, chaque année, ravivait les contours des fauteuils et canapés, les petites dames emperruquées. La couleur qui bien sûr n’apparaissait pas ensuite était nécessaire pour enchanter les gens. Certains vendaient des photographies repeintes, mais eux, les Terras-son refusaient.

Une dame, la femme du percepteur, vint faire photographier sa petite fille. Zélie la disposa à côté d’une sellette, une main sur un livre. La mère en vérifia le titre craignant qu’un ouvrage peu correct ne contamine l’enfant.

Un jeune couple voulait qu’elle prenne leur bébé tout nu alors que le froid tombait avec le soleil d’hiver sur la petite estrade.

— Il prendra froid, les avertit Zélie.

— Je vais l’envelopper dans une couverture et au dernier moment je la retirerai.

Peu convaincue elle installa la banquette spéciale, ouvragée, recouverte d’un petit matelas en satin brodé. Les miroirs du toit inondaient bien celle-ci de lumière, mais la couche était glaciale. Elle alla chercher une bouillotte d’eau chaude à l’auberge, repassa le rembourrage avec pour le tiédir, et lorsqu’elle enfouit sa tête sous le voile demanda à la maman de déposer l’enfant. Mais ce dernier, un garçon, ne voulut pas rester sur le ventre et la maman s’énerva à en pleurer.

— Pourquoi ne le tiendriez-vous pas, restez debout devant la banquette, une main ferme sur le dos du petit.

— Mais ce sont mes habits de tous les jours.

Zélie sortit un déshabillé de cocotte que les jeunes personnes endossaient, émerveillées sans en soupçonner l’utilité friponne, sur leurs vêtements ordinaires, prenant alors des airs de gravures de mode.

Le soir, elle relut l’accréditation et la liste des mobiles, nota le nom d’un Jérémy Barthès à Cubières cité dans une des lettres de son mari. Celui-là était revenu d’Orléans. Où se trouvait-il quand Jean et tous les autres avaient défendu cette maison jusqu’à la mort ?

Elle aurait aimé faire l’aller et retour pour coucher une nuit de plus à Mouthoumet, mais la pensée de louer une charrette légère et de devoir déménager tous ses appareils la décourageait. Il lui fallait la roulotte avec son toit ouvrant, ses miroirs et si elle utilisait du magnésium, elle devrait prendre de grandes précautions. Elle s’en méfiait.

Avant de souffler sa bougie elle contempla la photographie de Jean. Il n’y avait pas eu de survivant qui puisse lui raconter comment il était mort, ce qu’était cette maison que lui et ses compagnons avaient défendue jusqu’au bout. Quelle importance avait-elle qu’ils aient refusé de se rendre ?

— Je me suis engagé, je pars avec les mobiles appelés pour sauver le pays maintenant que les soldats de Bazaine et compagnie se sont fait rosser à plate couture.

Ce matin-là, elle développait des plaques et il était entré dans le laboratoire, lui avait parlé dans la lueur sanglante de la lampe à pétrole au verre teinté en rouge sombre.

— Tu as quarante ans, avait-elle protesté, nul ne t’oblige.

— Si, moi.

— Tu n’es pas patriote.

— Pour la République si.

Elle ne gardait que cette image de silhouettes rougies dans ce petit réduit où ils développaient les photographies. Les autres appartenaient à la vie extérieure, à la société. Il y avait ce grouillement sur le quai de la gare de Lézignan, les jets de vapeur de la locomotive, les sanglots, pas les siens, les mouchoirs, pas le sien. Elle s’était retirée dans l’ombre du bâtiment et fixait le visage de Jean encadré avec d’autres dans l’une des fenêtres du wagon. Eux avaient eu droit à une voiture, les autres à des wagons à bestiaux. Elle lui en voulait, l’injuriait dans sa tête alors que son corps tout entier vibrait de douleur.

Les autres femmes attendirent sur le quai longtemps après que le convoi eut disparu, comme si suite à un contrordre annonçant la paix le train allait faire marche arrière. Zélie n’avait jamais cru à un miracle et lorsqu’on lui annonça la mort de Jean, elle ne fut pas surprise. Elle le pleurait chaque nuit depuis son départ. Elle savait qu’ils devaient disparaître l’un et l’autre puisqu’ils n’avaient pu avoir d’enfant. Elle ne le lui avait jamais confié, mais ils étaient tous deux au bout d’une lignée qui s’était peu à peu réduite avec le premier Napoléon et s’achèverait avec le second. Elle survivrait, seulement.

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