G.-J. ARNAUD Le Cavalier-squelette

1

Comme chaque nuit vers 2 heures, le curé de Cubières quittait la chaleur de son gros édredon pour jeter une bûche dans sa cheminée. Ce mois de décembre lui gelait les os le jour comme la nuit et il ne cessait de grelotter. Aumônier de l’armée en Algérie, il y avait pris des fièvres qui ne lui laissaient de répit que l’été. Tout grelottant, il allait se recoucher lorsque le galop d’un cheval se fit entendre, venant de la route de Bugarach. D’abord roulement lointain d’orage sur le chemin gelé, les sabots de l’animal décomposèrent l’allure en petit trot. L’abbé Reynaud jeta sa robe de chambre en laine des Pyrénées sur ses épaules aiguës, gratta les fleurs de givre de sa vitre. Depuis son arrivée au presbytère, le menuisier de Mouthoumet devait installer des volets et l’abbé pensait que ce retard avait quelque sournoiserie d’anticlérical.

Maintenant réduit au pas, le cheval dépité devait secouer sa tête car cliquetait son mors entre ses dents. Les sabots, le harnais, l’ébrouement régulier renforçaient le froid extérieur de la sécheresse de leurs échos. Plus sourds, l’abbé les aurait soupçonnés d’annoncer une neige future. Il grattait toujours sa vitre craignant de manquer le passage du cavalier, n’ouvrirait pas sa fenêtre collée par la glace, providentiel alibi face à cette angoisse qui ne venait pas seulement de la basse température. Un cavalier solitaire au creux d’une nuit d’hiver, dans ces chemins dénudés, ramenant sa monture d’un galop sauvage à un pas de défilé, bouleversait l’ancien aumônier de spahis en souvenirs sanglants. Une nuit était ainsi revenue sur son cheval terrorisé, au fortin où il venait célébrer la messe de minuit, une estafette la tête coupée entre les jambes du sarouel ensanglantées par l’émasculation.

L’abbé se signa devant l’apparition. De la bouche du pur-sang jaillissait l’haleine en fumée blanche, étoffe bouillonnant en draperies sur le corps du cavalier. Lui aussi expirait une vapeur qui flottait sous son képi déformé. L’abbé le reconnut sur-le-champ ce képi. Les mobiles requis pour combattre le Prussien s’en étaient retournés aux Corbières après la débâcle, attifés de loques baroques où seule cette coiffe à visière cassée avait des regrets d’uniforme militaire.

Reynaud devait au maire calotin, sa dévotion de bonne femme ennuyait l’ancien aumônier, cette lanterne pendue devant le presbytère. L’une des trois de Cubières et à usage unique du curé. Le scandale du village depuis. La seule brûlant du pétrole, les deux autres de l’huile.

Arrivé devant l’église, juste sous le cône de lumière pelucheuse, le cavalier ôta son képi tordu et l’abbé sursauta. Ce crâne lisse, d’un blanc osseux, se prolongeait sans la saillie des sourcils, sans l’épatement des narines, avec cette arête de nez décharnée et l’absence de bouche. L’abbé se signa encore, juste comme la silhouette s’effaçait, ne laissant pour une seconde dans la pauvre lumière que l’arrière-train du pur-sang avec sa croupière d’un cuir luisant de cire.

Se traitant de lâche et d’hypocondriaque, l’abbé s’acharna à tirer sur l’espagnolette et lorsque enfin le montant vitré s’arracha à la glace, il eut beau se pencher, le cavalier avait disparu.

Il eut le plus grand mal à refermer, s’enfonça, tête comprise sous l’édredon, y grelotta jusqu’à l’aube et sa messe. La première volée de cloche le fit surgir du lit. Sa vieille bonne Pamphile faisait du zèle, ameutant les quelques vieilles fidèles près d’une heure avant l’office.

Toujours grelottant et sommeilleux, il bâcla quelque peu sa messe et lorsqu’il crut en avoir fini une fois dans la sacristie avec Paulet, enfant de chœur à perpétuité et demi-innocent du village, il entendit dans le chœur les mamées réciter un chapelet.

— Non, lui annonça Paulet ravi, le rosaire Monsieur l’Abbé. Le rosaire à cause du Cavalier.

Reynaud rangeait les burettes, les enfermant à clé à cause de Paulet qui les vidait systématiquement.

— Le Cavalier de la Mort, murmura son enfant de chœur, quadragénaire extasié. Il s’est arrêté devant la fontaine et son cheval a cassé la glace d’un coup de ses naseaux. Faut-il que son museau soit raide et qu’il ait soif. Et toute la place l’a vu juste le temps que la lanterne s’éteigne. Celle-là, elle ne dure jamais la nuit, pas comme la vôtre, ajouta l’innocent avec rancune.

Pamphile avait passé le café avant d’aller se suspendre à la corde de la cloche. Il avait toujours un goût de moisi, car elle ne vidait la casserole qu’une fois par semaine. Quand elle y pensait. Il osa s’en servir un plein bol, sachant bien qu’il offusquerait son sens des convenances mais aussi qu’avait-elle à s’attarder pour réciter tout un rosaire ? Quinze dizaines d’ave et quinze pater. Le temps pour lui de tartiner des tranches de pain rassis avec de la confiture d’abricot.

Il se rasait devant la fenêtre de la cuisine lorsque Pamphile revint, essoufflée comme toujours, il ne l’avait jamais entendue respirer sereinement, grommela que la prière passait avant le petit déjeuner après ce qu’elle avait vu avec toutes les autres cette nuit-là.

— Et qu’avez-vous vu ? soupira Reynaud en secouant la mousse de son rasoir dans le feu — ce qui horrifiait la vieille servante.

— La mort, ou ça lui ressemblait.

— Un mobile rentrant au pays seulement.

— Quoi un mobile ! Si vous aviez vu son crâne, ses yeux creux, ses dents.

— Ses dents ?

La rumeur, pensa-t-il, naissait là, en ce moment, de cette rabougrie qui le servait depuis son retour d’Algérie, parce qu’elle avait toujours servi les curés du village. Mais le soir, elle rentrait chez elle dans la maison que lui avait achetée l’avant-dernier prêtre défunt pour la remercier de son dévouement.

— Je l’ai vu moi aussi, dit Reynaud, il a ôté son képi tout bosselé sous la lanterne. C’est un homme squelettique, un point c’est tout. Chauve, au point qu’il en a perdu ses sourcils, mais les trois quarts des hommes d’ici le sont aussi.

Pamphile parut frappée au cœur car sa main crispa un sein inexistant sous le tissu de bure. De la bure, parce que servant depuis toujours le curé de Cubières, elle s’habillait façon bonne sœur. Sans le voile, même si le dimanche elle donnait à sa coiffe catalane des airs de cornette.

— Un squelette, voilà ! Un squelette sur un cheval environné de fumées de soufre. Je l’ai senti, Monsieur le Curé. Pensez que je m’y connais. On soufre les barriques depuis toujours chez nous et cette odeur s’est glissée sous ma porte. Un squelette sur un cheval du diable, voilà ce que nous avons toutes vu cette nuit où il gelait à pierre fendre. Personne ne se serait risqué dans la rue.

— Pamphile, il n’y avait que l’haleine épaisse du cheval et celle du cavalier, sans odeur de soufre. C’est un ancien mobile je vous dis, qui avait à faire plus haut. Qu’allez-vous encore inventer avec toutes ces…

Le mot bigote pinça un temps ses lèvres avant qu’il ne l’escamote.

— Vous jouez à vous faire peur.

— Moi je joue ? Moi qui me décarcasse pour votre cuisine, votre linge et les dentelles de l’église, les fleurs, les balayages. Ah, vous trouvez que je joue ?

Il alla s’habiller dans sa chambre où couvait une douce chaleur, où il se serait bien engourdi, mais il avait des malades, des grabataires à visiter et depuis le bas de l’escalier, Pamphile lui rappelait un repas de cochon chez les Argousset le soir même. Le douzième au moins de ce décembre 1871. Et comme toujours le fréginat et les haricots blancs, lui qui détestait avoir des flatulences.

Le papé Barthès agonisait depuis des semaines, l’extrême-onction comme oreiller, semblait-il. Le fils Jérémy lui offrit du vin chaud. Il rentrait de charger des bûches dans le bois de la Gorbelhe, pestait contre sa mule, regrettant son percheron réquisitionné pour un rien versé en plusieurs fois.

— Mon Pierrot a dû finir en ragoût, oui, du côté de Sedan. Peut-être même que ce traître de maréchal Bazaine y a goûté. Ou Badinguet. Moi, mon cheval une fois mort, je l’aurais enterré dans un cotieux. Mais ces affamés ont dû le manger.

Jérémy était ancien mobile, lui aussi. Il était revenu avec d’autres bien avant l’armistice, soldat perdu, sans même son fusil, juste sa défroque et ce képi bosselé qu’ils avaient tous, les recrutés hors conscription, unique preuve de leur état militaire. Certains en avaient deux, trois, ramassés sur les champs de bataille où le vent roulait ces piètres trophées.

— Alors vous l’avez vu, Monsieur l’Abbé ? Le Cavalier-squelette ?

Moins de deux heures après qu’il eut lâché cette stupidité, et encore il n’avait mentionné que l’apparence squelettique du cavalier inconnu, la rumeur courait déjà, le précédait.

— J’ai une bonne estafette en Pamphile, fit-il agacé, mais Jérémy ne comprit pas le sens de sa réflexion.

— Vous avez dit que c’était un mobile, mais personne que vous n’a vu son uniforme.

— Juste un képi, Jérémy, juste le képi.

— À Narbonne, à la démobilisation ils n’en voulaient pas de nos pelhes puantes. Ni du képi. Ces vieux adjudants avaient honte de nous les mobiles, nous faisaient comprendre que nous n’étions pas de vrais soldats mais des mercenaires, francs-tireurs, détrousseurs de cadavres, ajouta-t-il à voix basse, regardant autour de lui avec inquiétude.

L’abbé Reynaud aurait préféré qu’il s’abstienne d’allusion, mais cette histoire tourmentait les âmes simples du pays. On parlait d’un tel qui avait augmenté son troupeau de vaches de belle façon à son retour, et de l’autre qui, abandonnant son travail de journalier, avait racheté une épicerie.

— Nous étions des marque-mal avec ces centaines de lieues dans les jambes. Chassés par les contrôleurs de tous les trains faute d’un laissez-passer, des moins-que-rien, voilà ce que nous étions. Avec parfois des gens qui nous injuriaient, des gosses qui nous lançaient des pierres. Une bande de vaincus. Mais il y en a qui ont pu se payer le train depuis le Nord. Et même la voiture de Lézignan à Mouthoumet ensuite.

— Mon cher Jérémy, mon ami, ne remâchez pas vos rancunes. Nous savons tous ici que vous êtes un honnête homme qui a fait son devoir, alors qu’on vous a pris votre cheval et des mois de votre vie pour rien, sinon la défaite.

— Comment oublier le mépris de ces adjudants de l’habillement à Narbonne ? On ne nous a même pas donné un cantonnement, de quoi nous retaper un peu, manger à notre faim. Heureusement j’ai un cousin dans cette ville, mais lui aussi était choqué de mon apparence. Je peux parler avec vous, mais je n’en dis jamais un mot au café. Et puis je ne donne pas les noms.

Il reversa une louche de vin chaud dans les verres épais :

— Je tue le cochon la semaine qui vient. Un gros, vous viendrez pour le souper ? On apportera de la longe et de la saucisse à Pamphile.

Pourquoi, en sortant de chez les Barthès, éprouva-t-il l’envie douteuse de passer chez les Gaillac où il n’y avait ni grabataire ni malade, ni enfant en âge de communion. Rien de tout ça. La femme venait à la messe du dimanche, lui ruminait soit des pensées hargneuses, soit des spéculations cupides depuis son retour de la Loire où il avait combattu avec d’autres mobiles. Le vin chaud animait les veines de Reynaud, lui faisait même trouver le froid supportable. Ils durent le voir arriver car la porte resta verrouillée. Ici, et dans toutes les Corbières on ouvrait, on lançait à voix haute « c’est moi le curé », et on attendait poliment dans le couloir. Mais il tourna en vain la poignée de cuivre.

Humilié, il redescendit le petit perron, regarda la lanterne suspendue, la troisième et dernière du village. Et juste au-des-sous le crottin glacé. Un petit tas que personne n’était venu ramasser. N’importe quelle mamée du village était à l’affût de l’aubaine pour ses fleurs en pots, pour le jardin. La rue principale et les autres n’en conservaient pas trace une minute quand un cheval s’oubliait, même s’il n’y avait plus que des mulets et des ânes depuis la réquisition, à l’exception de trois percherons rachetés par des propriétaires aisés. Dont Gaillac, ex-mobile qui fermait sa porte à clé.

La monture du cavalier solitaire s’était arrêtée là, juste sous la lanterne encore allumée pour égrener ses petits boulets face à la maison de Gaillac, à nouveau maître d’un cheval de trait puissant. Personne ne viendrait ramasser ce crottin maudit. Le froid le durcirait, puis le redoux en ferait une bourre, puis de la poussière qui s’envolerait au vent.

— Pamphile, que vous a-t-il pris d’aller raconter partout qu’un Cavalier-squelette avait traversé le village ? Je vous croyais occupée à faire ma chambre.

— Hé quoi ! elle est faite votre chambre et j’ai même remis une bûche à votre feu. Quel gaspillage pour un petit froid de rien du tout. La fille Joffre est passée m’apporter le lapin qui mijote là sous vos yeux en civet. Elle avait pensé à du laurier. Étonnée qu’il n’y en ait pas du bénit dans cette maison du bon Dieu.

— Il me fait éternuer, vous le savez bien.

— C’est une idée que vous vous faites. Marcelle, curieuse, voulait savoir pourquoi on avait récité tout un rosaire ce matin et je le lui ai dit. Vous savez que le cheval a fait sous la dernière lanterne et que tout le temps où il avait la queue levée le… le cavalier n’a pas quitté du regard la maison des Gaillac ?

— Arrêtez de colporter des tripotages. Le presbytère ne doit pas être un nid de calomnies, fit-il en s’efforçant à une sévérité qui lui avait toujours fait défaut.

Même enfermé dans son confessionnal, il ne pouvait sanctionner comme il aurait fallu le faire certains péchés capitaux. Et là-bas, en Algérie, c’était souvent des crimes qu’on lui confessait.

Dans sa chambre, il essaya de lire son bréviaire mais n’y parvint pas. Il lui fallait ressortir, arpenter la grand-rue que ce mystérieux personnage avait longée au pas de défilé, alors qu’il galopait jusque-là. Chargé d’une mission, voulant porter secours, rejoindre une bien-aimée, il aurait traversé Cubières à la même allure. Non, il avait pris son temps, en arrière-pensée, laissant son pur-sang casser à coups de naseaux la glace à vrai dire peu épaisse de la fontaine, celle de l’abreuvoir réservée aux animaux, puis crotter tout en regardant la maison des Gaillac. Mais Reynaud doutait de cette dernière image rapportée par Marcelle. Même Jérémy Barthès n’avait pas fait allusion à Gaillac, lui qui devait se contenter d’une mule rétive pour ses travaux.

Confus de se retrouver dans la rue sans raison, il pénétra dans l’église, alla dans la sacristie, ne sut qu’y faire, s’agenouilla devant l’autel, essaya de prier mais ne pouvait plus se débarrasser de cette image de nuit, de ce cavalier qui, ôtant son informe képi, avait dévoilé ce visage squelettique.

— Seigneur ! j’ai commis une imprudence en racontant cette vision à Pamphile. J’aurais pu me douter qu’elle en ferait une rumeur. Voire une légende.

Le soir, au repas de cochon, celle-ci commença de bruisser après les cochonnailles fraîches, timide et incertaine, celles ou ceux qui la colportaient, le faisant avec des regards sournois pour le curé. Et lui, qui avait beau froncer le sourcil, ne parvenait pas à la détruire. Il avait bu un peu trop de vin doux avec les fritons, se méfiant de l’absinthe qui là-bas, en Algérie, lui avait donné des hallucinations, à une époque de grandes chaleurs.

— Il a fait pareil à Soulatgé. Arrivé au grand galop pour traîner ensuite tout au long des rues en homme peu pressé.

On frissonnait, même si l’air graisseux amollissait les esprits et l’imagination. On faisait provision d’histoires à faire peur pour les soirées d’après Noël, quand parfois la neige arrivait d’Espagne et qu’on n’avait plus rien d’autre à faire que parler. L’abbé voyait déjà les hommes chuchotant dans l’entrée ombreuse et chaude des écuries, puis au café autour du poêle et les femmes, dans les épiceries le plus souvent installées dans les couloirs de maison d’habitation. On enfilait les esclops ariégeois pour faire mieux crisser la neige, sabots qu’on abandonnait à chaque seuil pour glisser sur les feutres des chaussons. Il y aurait du grain de médisances à moudre.

— Il a continué au galop sur la route de Massac, dit quelqu’un.

— On ne sait pas s’il a traversé Dernacueillette ou bien s’il a choisi la route de La Roque de Fa, dit le père Argousset que le curé apparentait à un patriarche biblique, avec son croissant de barbe blanche lui mangeant les joues.

— C’est que s’il n’a pas jugé bon de traverser Dernacueillette, ça veut dire quelque chose.

Agacé, l’abbé se pencha pour le regarder dans les yeux :

— Ça veut dire quoi ?

— Je m’entends, bougonna le patriarche.

— Ça veut dire, claironna sa bru, la plus dangereuse des langues du village, ça veut dire qu’à Dernacueillette il n’y a eu que des appelés, des vrais, pas des mobiles.

— Nous y voilà, fit l’abbé Reynaud, accablé.

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