VALENTINE

Aujourd’hui, j’ai accidentellement dit que Libo était mon fils. Seul Ecorce m’a entendu mais, une heure plus tard, tout le monde était apparemment au courant. Ils se sont rassemblés autour de moi et ont convaincu Selvagem de me demander s’il était vrai que j’étais « déjà » père. Selvagem joignit ensuite mes mains et celles de Libo ; sans réfléchir, je serrai Libo dans mes bras et ils émirent les cliquetis qui expriment la stupéfaction et, je crois, le respect. Je constatai dès cet instant que mon prestige, à leurs yeux, avait considérablement augmenté.

La conclusion est inévitable. Les piggies que nous connaissons ne constituent pas l’ensemble d’une communauté et ne sont même pas des mâles représentatifs. Il s’agit soit de jeunes, soit de vieux célibataires. Il n’y en a pas un qui ait des enfants. Ils ne se sont même jamais accouplés, à notre connaissance.

Je n’ai jamais entendu parler d’une société humaine où des groupes de célibataires tels que celui-ci ne seraient pas marginaux, sans pouvoir ni prestige. Pas étonnant qu’ils parlent des femelles avec ce mélange de respect et de mépris, n’osant pas prendre une décision sans leur accord puis, l’instant suivant, nous disant qu’elles sont tellement stupides qu’elles ne comprennent rien, que ce sont des varelse. Jusqu’ici, je prenais ces affirmations pour argent comptant, ce qui m’avait amené à imaginer que les femelles n’étaient pas intelligentes, qu’il s’agissait d’un troupeau de truies marchant à quatre pattes. J’imaginais que les mâles les consultaient comme ils consultaient les arbres, utilisant leurs grognements pour deviner leurs réponses, comme on lance des osselets ou on lit dans les entrailles d’un animal sacrifié.

À présent, toutefois, je me rends compte que les femelles sont probablement tout aussi intelligentes que les mâles, et qu’il ne s’agit en aucun cas de varelse. Les déclarations négatives des mâles proviennent de leur amertume de célibataires exclus du processus reproductif et des structures de direction de la tribu. Les piggies se sont montrés aussi prudents avec nous que nous l’avons été avec eux – ils ne nous ont pas permis de rencontrer les femelles et les mâles qui détiennent effectivement le pouvoir. Nous croyions explorer le cœur de la société des piggies. Au lieu de cela, pour prendre une image, nous sommes dans un égout génétique, parmi les mâles dont les gènes sont considérés comme inutiles à la tribu.

Toutefois, je n’y crois pas. Les piggies que j’ai connus étaient toujours intelligents, rusés, et apprenaient rapidement. Si rapidement que je leur ai appris davantage sur la société humaine, accidentellement, que je n’ai appris sur eux, après des années d’études. Si ce sont leurs déchets, dans ce cas j’espère qu’ils me jugeront un jour digne de rencontrer les « épouses » et les « pères ». En attendant, je ne puis pas transmettre cela parce que, accidentellement ou pas, j’ai enfreint le règlement. Peu importe que personne ne puisse véritablement empêcher les piggies d’apprendre des choses sur nous. Peu importe que le règlement soit stupide et antiproductif. Je l’ai enfreint et, si on s’en rend compte, on annulera tout contact avec les piggies, ce qui serait encore pire que les relations sévèrement limitées que nous entretenons actuellement. De sorte que je me vois contraint au mensonge et à l’utilisation de subterfuges ridicules, comme mettre ces notes dans les dossiers personnels et secrets de Libo, où ma chère épouse elle-même n’aura pas l’idée d’aller les chercher. Voici une information absolument vitale, à savoir que les piggies que nous avons étudiés sont tous des célibataires et, en raison du règlement, il m’est impossible de la communiquer aux xénologues framlings. Olha bem, gente, aqui esta : a ciêcia, o bicho que se dévora ai mesma ! (Regardez bien, voilà ce que c’est : la science, la petite bête horrible qui se dévore elle-même !)

João Figueira Alvarez, notes secrètes publiées par Démosthène dans : « The Integrity of Treason : The Xenologers of Lusitania », Reykjavik Historical Perspective, 1990 :4 :1


Le ventre de Valentine était tendu et gonflé, bien que la naissance de sa fille ne soit prévue que dans un mois. Etre aussi grosse et déséquilibrée constituait une gêne continuelle. Toujours, jusqu’ici, lorsqu’elle se préparait à emmener des étudiants en söndring, elle avait été en mesure d’effectuer elle-même l’essentiel du chargement du bateau. Désormais, elle devait compter sur les marins de son mari, et elle ne pouvait même pas aller et venir entre le quai et la cale – le capitaine dirigeait le chargement afin que le bateau reste équilibré. Il faisait cela très correctement, bien entendu – le capitaine Rave ne lui avait-il pas appris à faire cela, lorsqu’elle était arrivée ?… Mais Valentine n’aimait pas l’idée d’être réduite à un rôle passif.

C’était son cinquième söndring ; le premier avait été l’occasion de rencontrer Jakt. Elle ne pensait pas au mariage. Trondheim était une planète comme toutes celles qu’elle avait visitées avec son jeune frère errant. Elle enseignerait, étudierait et, quatre ou cinq mois plus tard, elle publierait un long essai historique, le publierait sous le nom de Démosthène, puis profiterait de la vie jusqu’au moment où Ender déciderait d’accepter d’être le Porte-Parole d’un mort ailleurs. En général, leurs activités se mêlaient parfaitement – on lui demandait d’être le Porte-Parole d’un mort important dont la vie devenait le centre de son essai. C’était un jeu auquel ils se livraient, feignant d’être des professeurs itinérants alors que, dans la réalité, ils créaient l’identité de la planète, car les essais de Démosthène paraissaient toujours définitifs.

Elle avait cru, pendant un temps, que quelqu’un constaterait que Démosthène écrivait des essais qui, bizarrement, suivaient son itinéraire, et découvrirait la vérité. Mais elle comprit rapidement que, comme dans le cas des Porte-Parole mais à un degré moindre, une mythologie s’était créée autour de Démosthène. Les gens croyaient que Démosthène n’était pas un individu et que chacun de ses ouvrages était l’œuvre d’un génie travaillant indépendamment, qui tentait ensuite de publier dans la rubrique « Démosthène » ; l’ordinateur soumettait ensuite, automatiquement, l’ouvrage à une commission composée des meilleurs historiens du moment, qui décidait s’il était digne de ce nom. Des centaines d’essais étaient présentés chaque année ; l’ordinateur rejetait automatiquement tous ceux qui n’étaient pas écrits par le véritable Démosthène ; on continuait cependant de croire qu’une personne comme Valentine ne pouvait pas exister. Après tout, Démosthène avait commencé sa carrière comme démagogue sur les réseaux informatiques alors que la Terre était en guerre contre les doryphores, trois mille ans plus tôt. Il ne pouvait plus s’agir de la même personne.

Et c’est vrai, se disait Valentine. Je ne suis pas la même personne, en fait, d’un livre à l’autre, parce que les planètes transforment ma personnalité lorsque j’écris leur histoire. Et cette planète davantage que les autres.

Elle n’aimait pas l’omniprésence de la pensée luthérienne, surtout le courant calviniste qui paraissait détenir les réponses à toutes les questions, avant même qu’elles eussent été posées. De sorte qu’elle eut l’idée d’emmener un groupe sélectionné d’étudiants diplômés loin de Reykjavik, dans une des Iles de l’Eté, chaîne équatoriale où, au printemps, les skrika se rassemblaient et les troupeaux de halkig devenaient fous sous l’effet d’une énergie reproductrice débordante. Son idée consistait à briser les structures de la pourriture intellectuelle qui s’installait inévitablement dans toutes les universités. Les étudiants ne mangeraient que le havregin qui poussait à l’état sauvage dans les vallées protégées et les halkig qu’ils pourraient tuer, s’ils étaient assez courageux et rusés. Lorsque leur nourriture quotidienne reposerait sur leur activité physique, leur conception de ce qui comptait et ne comptait pas dans le domaine historique changerait obligatoirement.

L’université donna la permission, à contrecœur ; elle utilisa ses fonds personnels pour louer un bateau à Jakt, qui venait juste de devenir responsable d’une des nombreuses familles vivant de la chasse au skrika. Il avait, sur les universitaires, des opinions de marin, les traitant de skràddore en leur présence, et tenant des propos encore plus grossiers quand ils avaient le dos tourné. Il déclara à Valentine qu’il lui faudrait aller au secours de ses étudiants affamés dans la semaine. Toutefois, Valentine et ses naufragés, comme ils se nommaient, tinrent jusqu’au bout et prospérèrent, construisant une sorte de village et jouissant d’une liberté de réflexion créatrice qui engendra, à leur retour, un flot remarquable de publications excellentes et novatrices.

La conséquence la plus visible, à Reykjavik, fut que Valentine – eut toujours des centaines de demandes pour les vingt places de chacun de ses trois söndrings d’été. De son point de vue, toutefois, Jakt comptait beaucoup plus. Il n’était pas particulièrement cultivé, mais il connaissait très bien la légende de Trondheim. Il était capable de naviguer sur la moitié de l’océan Equatorial sans carte. Il connaissait les trajets des icebergs et savait où les glaces flottantes seraient nombreuses. Il semblait savoir où les skrika se rassembleraient pour danser et comment déployer ses chasseurs pour les prendre par surprise lorsqu’ils montaient sur la plage. Le temps paraissait ne jamais le prendre au dépourvu, et Valentine conclut qu’il était prêt à affronter absolument toutes les situations.

Sauf elle. Et lorsque le pasteur luthérien – pas calviniste – les maria, ils parurent tous les deux plus surpris qu’heureux. Pourtant, ils étaient heureux. Et, pour la première fois depuis qu’elle avait quitté la Terre, elle se sentit entière, en paix, chez elle. C’est pour cette raison que le bébé grandissait en elle. L’errance était terminée. Et elle était reconnaissante à Ender du fait qu’il avait compris cela et que, sans qu’ils aient eu besoin d’en discuter, il se soit rendu compte que Trondheim était le terme de leur odyssée, la fin de la carrière de Démosthène ; comme l’ishàxa, elle avait trouvé le moyen de s’enraciner dans la glace de ce monde et d’en extraire une nourriture que le sol des autres planètes avait été incapable de lui fournir. Le bébé donna des coups de pied, la tirant de sa rêverie ; elle regarda autour d’elle et remarqua qu’Ender marchait dans sa direction, longeant le quai, son sac sur l’épaule. Elle comprit tout de suite pourquoi il avait apporté son sac : il avait l’intention de participer au söndring. Elle se demanda si cela lui lisait plaisir. Ender était calme et discret, mais ne pouvait cacher sa compréhension brillante de la nature humaine. Les étudiants moyens ne faisaient pas attention à lui mais les meilleurs, ceux qu’elle espérait voir découvrir des idées originales, suivraient les indices subtils et enrichissants qu’il fournirait inévitablement. Le résultat serait impressionnant, elle en était certaine – après tout, elle-même devait beaucoup à son intuition, depuis de nombreuses années –, mais ce serait l’intelligence d’Ender, pas celle des étudiants. Cela dénaturerait l’objectif du söndring.

Pourtant, elle ne refuserait pas, quand il demanderait à venir. À vrai dire, elle serait heureuse de sa présence. Malgré son amour pour Jakt, l’intimité continuelle qu’elle avait partagée avec Ender pendant de nombreuses années lui manquait. Il faudrait longtemps pour que les liens qui l’unissaient à Jakt soient aussi étroits que ceux qui la liaient à son frère. Jakt le savait et cela lui faisait un peu de peine ; un mari ne devrait pas être en concurrence avec son beau-frère sur le plan du dévouement de sa femme.

— Hou ! Val, dit Ender.

— Ho, Ender !

Seule sur le pont, alors que personne ne pouvait entendre, rien ne lui interdisait d’utiliser son surnom d’enfance, en dépit du fait que le reste de l’humanité y avait accolé une sinistre épithète.

— Que feras-tu si le bébé décide de sortir pendant le söndring ?

— Son papa l’enveloppera dans une peau de skrika, je lui chanterai de stupides chansons Scandinaves et les étudiants prendront soudain conscience de l’importance des impératifs reproductifs sur l’Histoire.

Ils rirent pendant quelques instants et, soudain, Valentine comprit, sans percevoir pourquoi elle comprenait, qu’Ender ne voulait pas aller au söndring, qu’il avait fait son sac pour quitter Trondheim et qu’il n’était pas venu pour l’inviter à partir avec lui, mais pour lui dire au revoir. Les larmes lui montèrent aux yeux et une terrifiante impression de vide s’empara d’elle. Il la prit dans ses bras et la serra, comme il l’avait fait de si nombreuses fois dans le passé ; cette fois, cependant, son ventre était entre eux et l’étreinte fut maladroite et hésitante.

— Je pensais que tu avais l’intention de rester, souffla-t-elle. Tu as refusé tous les appels qui sont arrivés.

— Il en est arrivé un que je ne pouvais pas refuser.

— Je peux avoir mon bébé pendant le söndring, mais pas sur une autre planète.

Comme elle l’avait deviné, Ender ne tenait pas à ce qu’elle vienne.

— La petite sera très blonde, dit Ender. Elle serait désespérément déplacée, sur Lusitania. On y trouve essentiellement des Brésiliens noirs.

Ainsi, ce serait Lusitania. Valentine comprit immédiatement pourquoi il partait – l’assassinat du xénologue par les piggies était connu de tous, désormais, du fait qu’il avait été annoncé à Reykjavik pendant le dîner.

— Tu es devenu fou.

— Pas vraiment.

— Sais-tu ce qui arrivera si les gens se rendent compte que c’est Ender qui va sur la planète des piggies ? Ils te crucifieront !

— On me crucifierait également ici, en réalité, sauf que tu es la seule à savoir qui je suis. Promets-moi de ne rien dire.

— Qu’est-ce que tu peux apporter aux gens de là-bas ? Il sera mort depuis vingt ans quand tu arriveras.

— Mes sujets sont en général plutôt froids quand je viens Parler pour eux. C’est l’inconvénient principal de la condition d’itinérant.

— Je ne croyais pas que je te perdrais à nouveau.

— Mais j’ai compris que nous serions séparés dès que tu es tombée amoureuse de Jakt.

— Dans ce cas, tu aurais dû me le dire ! Je ne l’aurais pas fait !

— C’est pour cela que je n’ai rien dit. Mais ce n’est pas vrai, Val. Tu l’aurais fait tout de même. Et je voulais que tu le fasses. Tu n’as jamais été aussi heureuse. (Il posa les mains sur sa taille.) Les gènes des Wiggin tenaient absolument à se perpétuer. J’espère que tu auras encore une douzaine d’enfants.

— On considère qu’il est incorrect d’en avoir plus de quatre, sans gêne de dépasser cinq et barbare d’en avoir plus de six.

Malgré sa plaisanterie, elle se demandait quelle attitude adopter vis-à-vis du söndring – laisser son assistant s’en occuper sans elle, l’annuler carrément, le repousser jusqu’au départ d’Ender ?

Mais Ender rendit la question sans objet :

— Crois-tu que ton mari autoriserait un de ses bateaux à me conduire au mareld pendant la nuit, afin que je puisse gagner mon vaisseau demain matin ?

Sa hâte était cruelle.

— Si tu n’avais pas eu besoin que Jakt te prête un bateau, m’aurais-tu laissé un mot dans l’ordinateur ?

— J’ai pris ma décision il y a cinq minutes et je suis venu te voir directement.

— Mais tu as déjà pris une place… Ce sont des choses qu’il faut prévoir.

— Pas si on achète un vaisseau.

— Pourquoi es-tu tellement pressé ? Le voyage dure vingt ans…

— Vingt-deux ans.

— Vingt-deux ans ! Quelle différence feraient deux jours de plus ? Ne peux-tu pas attendre un mois pour voir mon bébé ?

— Dans un mois, Valentine, je n’aurai peut-être pas le courage de te quitter.

— Dans ce cas, ne pars pas ! Qu’est-ce que les piggies représentent pour toi ? Les doryphores constituent un nombre suffisant de ramen dans la vie d’un homme. Reste, marie-toi, comme je l’ai fait ; tu as ouvert les étoiles à la colonisation, Ender, à présent, reste ici et profite des fruits de ton travail !

— Tu as Jakt. J’ai des étudiants désagréables qui tentent continuellement de me convertir au calvinisme. Je n’ai pas encore terminé ma tâche et Trondheim n’est pas ma patrie.

Valentine comprit ses paroles comme une accusation : Tu as pris racine ici sans te demander si je pouvais vivre sur ce sol. Mais ce n’est pas ma faute, voulut-elle répondre… C’est toi qui pars, pas moi.

— Souviens-toi de ce que nous avons ressenti, dit-elle, quand nous avons laissé Peter sur terre et entrepris le voyage de plusieurs décennies qui nous a conduits jusqu’à notre première colonie, jusqu’à la planète que tu gouvernais ? C’était comme s’il mourait. Lorsque nous sommes arrivés, il était vieux et nous étions toujours jeunes ; lorsque nous avons parlé, grâce à l’ansible, il était devenu un vieil oncle, l’Hégémon mûri par le pouvoir, le Locke légendaire, mais il n’avait plus rien à voir avec notre frère.

— C’était une amélioration, si mes souvenirs sont bons.

Ender tentait de prendre les choses à la légère. Mais Valentine préférait une interprétation perverse :

— Crois-tu que moi aussi, je vais m’améliorer en vingt ans ?

— Je crois que j’aurais davantage de chagrin si tu mourais.

— Non, Ender, ce sera exactement comme si je mourais et tu sauras que tu m’auras tuée.

Il recula.

— Tu n’es pas sérieuse.

— Je ne t’écrirai pas. Pourquoi le ferais-je ? Pour toi, il se sera écoulé une ou deux semaines. Quand tu arriveras sur Lusitania, l’ordinateur aura vingt ans de lettres envoyées par une personne que tu n’auras quittée que depuis une semaine. Les cinq premières années exprimeront le chagrin, la douleur de te perdre, la solitude liée à l’impossibilité de te parler…

— Jakt est ton mari, pas moi.

— Et ensuite, qu’est-ce que j’écrirais ? Des lettres brillantes où je donnerais des nouvelles de la petite ? Elle a cinq ans, six, dix, vingt et elle s’est mariée et tu ne la connaîtrais même pas, tu ne l’aimerais pas.

— Je l’aimerai.

— Tu n’en auras pas l’occasion. Je ne t’écrirai que lorsque je serai très vieille, Ender. Quand tu seras allé à Lusitania, puis ailleurs, avalant les décennies à bouchées gourmandes. Ensuite, je t’enverrai mes mémoires et je te les dédicacerai. « À Andrew, mon frère chéri. Je t’ai suivi avec joie sur deux douzaines de planètes, mais tu ne veux même pas rester deux semaines quand je te le demande. »

— Rends-toi compte de ce que tu dis, Valentine, tu comprendras pourquoi je dois partir avant que tu ne me déchires en morceaux.

— C’est un sophisme que tu n’admettrais pas de tes étudiants, Ender ! Je n’aurais pas dit cela si tu ne partais pas comme un voleur pris la main dans le sac. Ne renverse pas la cause et ne m’en rends pas responsable.

Il répondit dans un souffle, les mots se bousculant dans sa hâte ; il voulait terminer avant d’être interrompu par l’émotion.

— Non, tu as raison. Je veux partir vite parce que j’ai un travail à faire, là-bas, et que chaque jour passé ici est perdu, et parce que j’ai mal chaque fois que je vous vois, Jakt et toi, devenir plus proches l’un de l’autre alors que, toi et moi, nous nous éloignons, bien que je sache que c’est bien ainsi, de sorte que, lorsque j’ai décidé de partir, je me suis dit qu’il fallait le faire vite, et j’ai eu raison ; tu sais que j’ai raison. Je ne pensais pas que tu pourrais me haïr à cause de cela.

L’émotion l’interrompit et il pleura ; elle aussi.

— Je ne te hais pas, je t’aime, tu es une partie de moi-même, tu es mon cœur et, lorsque tu t’en vas, c’est mon cœur qu’on arrache et emporte…

Et ce fut la fin des paroles.

Le quartier-maître de Rave conduisit Ender au mareld, énorme plate-forme posée sur l’océan Equatorial, d’où partaient les navettes permettant de rejoindre les vaisseaux en orbite. Implicitement, ils avaient décidé que Valentine ne l’accompagnerait pas. Elle rentra chez elle et resta toute la nuit serrée contre son mari. Le lendemain, elle partit en söndring avec ses étudiants ; elle ne pleurait que la nuit, quand elle croyait que personne ne pouvait la voir.

Mais les étudiants la virent et on parla de la grande douleur que le Professeur Wiggin éprouvait, à cause du départ de son frère, le Porte-Parole itinérant. Leurs conclusions furent celles que tirent généralement les étudiants – à la fois plus et moins que la réalité. Mais une étudiante, une nommée Plikt, constata que personne ne se doutait de l’énormité de la véritable histoire de Valentine et Andrew Wiggin.

De sorte qu’elle entreprit des recherches, remontant la piste de leurs voyages parmi les étoiles. Lorsque la fille de Valentine, Syfte, eut quatre ans, et son fils, Ren, deux ans, Plikt vint la voir. Elle enseignait à l’université, à cette époque, et elle montra à Valentine son récit publié. Elle l’avait présenté comme une fiction mais elle était vraie, naturellement, cette histoire du frère et de la sœur qui étaient les gens les plus âgés de l’univers, nés sur la Terre avant que les colonies aient été implantées sur les autres planètes, et qui errèrent ensuite de monde en monde, déracinés, en quête.

Valentine constata avec soulagement – et, bizarrement, déception – que Plikt n’avait pas mentionné qu’Ender était le premier Porte-Parole des Morts ni que Valentine était Démosthène. Mais elle connaissait assez bien leur histoire pour raconter leurs adieux, lorsqu’elle avait décidé de rester avec son mari, et lui de partir. La scène était beaucoup plus tendre et sentimentale que dans la réalité ; Plikt avait écrit ce qui aurait dû arriver si Ender et Valentine avaient eu davantage le sens du théâtre.

— Pourquoi as-tu écrit cela ? demanda Valentine.

— N’est-ce pas assez bon pour que cela constitue une raison suffisante ?

Cette réponse détournée amusa Valentine mais ne la découragea pas.

— Que représentait mon frère, pour toi, qui puisse justifier les recherches nécessaires à l’écriture de ce livre ?

— Ce n’est toujours pas la bonne question, dit Plikt.

— Apparemment, je suis en train d’échouer à un examen quelconque. Peux-tu me mettre sur la piste de la question que je devrais poser ?

— Ne soyez pas fâchée. Vous devriez me demander pourquoi j’ai écrit un roman et pas une biographie.

— Alors, pourquoi ?

— Parce que j’ai découvert qu’Andrew Wiggin, Porte-Parole des Morts est Ender Wiggin, le Xénocide.

Bien qu’Ender soit parti depuis quatre ans, il était encore à dix-huit ans de sa destination. Valentine fut saisie de terreur à l’idée de ce qui risquait de se produire s’il arrivait à Lusitania sous les traits de l’individu le plus haïssable de l’histoire humaine.

— Ne craignez rien, madame Wiggin. Si j’avais voulu le dire, j’aurais pu le faire. Lorsque j’ai trouvé, je me suis rendu compte qu’il regrettait ce qu’il avait fait. Et quelle pénitence magnifique ! C’est le Porte-Parole des Morts qui a présenté son acte comme un crime innommable… Alors, il a pris le titre de Porte-Parole, comme des centaines d’autres, et a joué le rôle de son propre accusateur sur vingt planètes.

— Tu as découvert beaucoup de choses, Plikt. Mais tu n’as pratiquement rien compris.

— Je comprends tout ! Lisez ce que j’ai écrit – vous verrez.

Valentine se dit que, puisque Plikt savait tellement de choses, elle pouvait tout aussi bien savoir le reste. Mais ce fut la colère, pas la raison, qui poussa Valentine à confier ce qu’elle n’avait jamais dit.

— Plikt, mon frère n’a pas imité le premier Porte-Parole des Morts. Il a écrit La Reine et l’Hégémon.

Lorsque Plikt comprit que Valentine disait la vérité, elle fut totalement déconcertée. Pendant toutes ces années, elle avait considéré Andrew Wiggin comme un sujet de recherches et le premier Porte-Parole des Morts comme son inspirateur. Découvrir qu’il s’agissait d’une seule et même personne la réduisit au silence pendant une demi-heure.

Puis les deux femmes parlèrent, se firent des confidences et en vinrent à se faire confiance mutuellement, jusqu’au moment où Valentine demanda à Plikt d’être la préceptrice de ses enfants et sa collaboratrice dans ses publications et son enseignement. Jakt fut surpris de cette nouvelle présence dans la demeure mais, finalement, Valentine lui confia les secrets que Plikt avait découverts dans ses recherches, ou bien lui avait arrachés. Ils devinrent la légende de la famille et les enfants grandirent en entendant raconter l’histoire merveilleuse de leur oncle Ender, depuis longtemps disparu, que l’on considérait comme un monstre sur toutes les planètes, mais qui, en réalité, était un peu un sauveur, ou un prophète ou, au moins, un martyr.

Les années passèrent, la famille prospéra et la douleur liée à la disparition d’Ender devint, pour Valentine, de la fierté et, finalement, une grande impatience. Elle voulait qu’il arrive rapidement sur Lusitania, qu’il résolve le problème des piggies, qu’il accomplisse son destin apparent d’apôtre des ramen. Ce fut Plikt, la bonne luthérienne, qui apprit à Valentine à concevoir la vie d’Ender en termes religieux ; la stabilité inébranlable de sa vie de famille, et le miracle que constituait chacun de ses cinq enfants se combinèrent pour insinuer en elle des émotions, sinon des doctrines, de foi.

Cela affecta aussi les enfants, bien entendu. L’histoire de l’oncle Ender, du fait qu’ils ne pouvaient en parler à personne, acquit des connotations surnaturelles. Syfte, l’aînée, était particulièrement intriguée et, même lorsqu’elle atteignit vingt ans, et que la rationalité prit le pas sur l’adoration primitive, enfantine, de l’oncle Ender, elle resta obsédée par lui. C’était un être de légende, pourtant il vivait encore, sur une planète où il n’était pas impossible de se rendre.

Elle ne dit rien à ses parents, cependant elle se confia à son ancienne préceptrice :

— Un jour, Plikt, je le rencontrerai. Je le rencontrerai et je l’aiderai dans son travail.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il aura besoin d’aide ? De ton aide, en tout cas ?

Plikt restait toujours sceptique jusqu’à ce que son élève l’ait convaincue.

— Il n’a pas agi seul, la première fois, n’est-ce pas ?

Et les rêves de Syfte l’entraînaient vers l’inconnu, loin des neiges de Trondheim, vers une planète lointaine sur laquelle Ender Wiggin n’avait pas encore posé le pied. Habitants de Lusitania, vous ne savez pas quel grand homme va marcher sur votre terre et se charger de votre fardeau. Et je le rejoindrai, le moment venu, bien que cela soit une génération trop tard… Sois prête à me recevoir, moi aussi, Lusitania. Dans son vaisseau interstellaire, Ender Wiggin ignorait qu’il transportait avec lui le fret des rêves des autres. Il n’y avait que quelques jours qu’il avait laissé Valentine en larmes sur le quai. Pour lui, Syfte n’avait pas de nom ; elle était le gonflement du ventre de Valentine et rien de plus. Il commençait tout juste à ressentir la douleur de l’absence de Valentine – douleur qu’elle avait surmontée depuis longtemps. Et ses pensées étaient très éloignées de ses nièces et neveux inconnus, sur une planète de glace.

Il pensait à une jeune fille solitaire et torturée, Novinha, se demandant quel effet auraient sur elle les vingt-deux ans du voyage, ce qu’elle serait devenue quand ils se rencontreraient. Car il l’aimait, comme on peut seulement aimer un être qui est un écho de soi-même au moment du chagrin le plus intense.

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