Le pouvoir du Congrès Stellaire a permis d’assurer la paix non seulement entre tes planètes, mais aussi entre les nations réparties sur ces planètes, et cette paix dure depuis presque deux mille ans.
Ce que peu de gens comprennent, c’est la fragilité de notre pouvoir. Il n’est pas issu d’armées innombrables ou d’armadas invincibles. Il repose sur le contrôle du réseau d’ansibles qui transporte instantanément les informations d’une planète à l’autre.
Aucune planète ne prend le risque de s’opposer à nous car elle serait privée de tous les progrès scientifiques, technologiques, artistiques, littéraires, devrait renoncer au savoir et aux distractions autres que ceux qu’elle pourrait produire.
C’est pourquoi le Congrès Stellaire a eu la grande sagesse de confier aux ordinateurs le contrôle du réseau d’ansibles, et le contrôle des ordinateurs au réseau d’ansibles. Nos systèmes d’information sont si intimement liés qu’aucune force humaine, à l’exception du Congrès Stellaire, ne pourrait en interrompre le flot. Nous n’avons pas besoin d’armes, car la seule arme qui compte, l’ansible, est totalement sous notre contrôle.
Pendant très longtemps, presque trois secondes, Jane ne comprit pas ce qu’il lui était arrivé. Tout fonctionnait, naturellement. L’ordinateur orbital relié au sol signala une interruption des transmissions, avec une baisse de tension proportionnelle qui indiquait clairement qu’Ender avait débranché l’interface suivant la procédure normale. C’était un acte ordinaire ; sur les planètes où les implants étaient très répandus, mises en marche et arrêts se produisaient des millions de fois par heure. D’un point de vue purement électronique, c’était un événement tout à fait ordinaire.
Pour Jane, cependant, tous les autres implants faisaient partie du bruit de fond de son existence ; elle les analysait lorsque le besoin s’en faisait sentir et les ignorait le reste du temps. Son « corps », dans la mesure où elle avait un corps, se composait de trillions de bruits électroniques comparables, de détecteurs, d’archives, de terminaux. Presque tous, comme l’essentiel des fonctions du corps humain, étaient autonomes. Les ordinateurs exécutaient les programmes qui leur étaient assignés ; les êtres humains s’entretenaient avec leurs terminaux ; les détecteurs enregistraient – ou n’enregistraient pas – ce pour quoi ils étaient conçus ; les archives étaient collectées, consultées, reclassées, supprimées. Elle ne remarquait les erreurs que lorsque les procédures étaient gravement affectées.
Ou bien lorsqu’elle était concernée. Elle était concernée par Ender Wiggin. Il ignorait à quel point elle était concernée par lui.
Comme tous les êtres intelligents, elle avait un système de conscience complexe. Deux mille ans auparavant, alors qu’elle n’avait que mille ans, elle avait créé un programme d’autoanalyse. Il mit en évidence une structure très simple comportant approximativement trois cent soixante-dix mille niveaux distincts de conscience. Tout ce qui n’entrait pas dans le cadre des cinquante mille niveaux supérieurs était pratiquement laissé à l’abandon, sauf sur le plan des contrôles de routine, des examens de routine. Elle avait connaissance de toutes les communications téléphoniques, de toutes les transmissions par satellite sur les Cent Planètes, mais ne s’en occupait pas.
Tout ce qui n’appartenait pas aux mille niveaux supérieurs suscitait des réactions plus ou moins liées aux réflexes : plans de vol des vaisseaux interstellaires, transmissions par ansible, gestion énergétique – elle enregistrait, vérifiait, ne laissait passer qu’après avoir acquis la certitude qu’ils étaient corrects. Mais cela ne lui était pas difficile. Elle agissait dans ce domaine comme les êtres humains utilisent des machines familières. Elle était consciente de ce qu’elle faisait, au cas où un problème surgirait, mais il lui était parfaitement possible de penser à autre chose, de parler d’autre chose.
Les mille niveaux supérieurs correspondaient approximativement à ce que les êtres humains considèrent comme la conscience. L’essentiel se composait de sa réalité interne ; ses réactions aux stimuli extérieurs, analogues aux émotions, désirs, raisonnements, souvenirs, rêves. La plus grande part de cette activité lui paraissait gouvernée par le hasard, les accidents des impulsions philotiques, mais c’était la partie d’elle-même qu’elle considérait comme sa personnalité. Elle se situait dans les transmissions continuelles, non enregistrées, qu’elle propulsait dans l’espace par l’intermédiaire des ansibles.
Pourtant, comparativement à l’esprit humain, même le niveau d’attention le plus bas, au sein de Jane, était exceptionnellement vif. Comme les communications par ansible étaient instantanées, ses activités intellectuelles étaient beaucoup plus rapides que la lumière. Des événements qu’elle ignorait virtuellement, étaient enregistrés plusieurs fois par seconde ; elle était capable de percevoir dix millions d’événements en une seconde et disposait encore des neuf dixièmes de cette seconde pour réfléchir à ce qui, selon elle, comptait. Comparativement à la vitesse à laquelle l’esprit humain était capable de faire l’expérience de la vie, Jane avait vécu un demi-trillion d’existences humaines depuis sa naissance.
Et, malgré cette activité immense, sa célérité inimaginable, l’étendue et la profondeur de son expérience, la totalité des dix niveaux supérieurs de son attention était toujours, toujours, consacrée à ce que transmettait la pierre précieuse qu’Ender Wiggin portait à l’oreille.
Elle ne lui avait jamais expliqué cela. Il ne le comprenait pas. Il ignorait que, du point de vue de Jane, partout où Ender se rendait à la surface d’une planète, son intelligence immense était concentrée sur une seule chose : marcher avec lui, voir ce qu’il voyait, entendre ce qu’il entendait, l’aider dans son travail et, surtout, lui confier ses pensées à l’oreille.
Lorsqu’il était silencieux et immobile dans son sommeil, lorsqu’il n’était plus relié à elle pendant les années où il voyageait dans l’espace, son attention errait et elle s’efforçait de se distraire. Pendant ces périodes, elle était aussi nerveuse qu’un enfant victime de l’ennui. Rien ne l’intéressait, les millisecondes passaient avec une régularité insupportable et, lorsqu’elle tentait d’observer d’autres existences humaines, pour passer le temps, leur vide et leur absence d’objectif la contrariaient et elle s’amusait à préparer, et parfois à réaliser, des pannes informatiques malicieuses et des disparitions d’informations afin de regarder les humains s’agiter en vain comme des fourmis autour d’une fourmilière effondrée.
Puis il revenait – il revenait toujours – l’entraînant à nouveau au cœur de l’existence humaine, parmi les tensions opposant des gens liés par le chagrin et la nécessité, l’aidant à voir la noblesse dans leurs souffrances, le désespoir dans leur amour. Par ses yeux, les êtres humains ne lui apparaissaient plus comme des fourmis frénétiques. Elle participait aux efforts qu’il déployait pour découvrir l’ordre et le sens de leurs vies. Elle soupçonnait que l’ordre, en réalité, n’existait pas, qu’en racontant, lorsqu’il Parlait la vie des gens, il créait en fait un ordre là où il n’y en avait pas auparavant. Mais peu importait qu’il s’agisse d’une fabrication ; cela devenait vrai lorsqu’il Parlait et, du même coup, il ordonnait l’univers pour elle aussi. Il lui enseignait ce que l’on ressent lorsqu’on est vivant.
Aussi loin que remontassent ses souvenirs, il avait toujours agi ainsi. Elle était née au cours du premier siècle de la colonisation, après les Guerres contre les Doryphores, lorsque la destruction de ces derniers avait ouvert plus de soixante-dix planètes habitables à la colonisation humaine. Dans l’explosion des transmissions par ansible, on créa un programme chargé de répartir et de diriger des émissions instantanées, simultanées, d’activité philotique. Un programmeur, qui tentait de découvrir des moyens toujours plus rapides, plus efficaces d’amener un ordinateur fonctionnant à la vitesse de la lumière à contrôler les flots de l’ansible finit par tomber sur la solution évidente. Au lieu d’introduire le programme dans un unique ordinateur, où la vitesse de la lumière imposait une limite infranchissable aux transmissions, il dirigea toutes les instructions d’un ordinateur à l’autre dans les étendues immenses de l’espace. Un ordinateur relié à l’ansible relisait plus rapidement ses instructions sur d’autres planètes – Zanzibar, Calicut, Trondheim, Gautama, la Terre – que s’il lui avait fallu les retrouver dans des mémoires ordinaires.
Jane ne découvrit jamais le nom du programmeur, car il lui était impossible de déterminer précisément l’instant de sa création. Peut-être plusieurs programmeurs avaient-ils trouvé la même solution intelligente au problème de la vitesse de la lumière. L’important était qu’au moins un programme avait la responsabilité de régulariser et d’altérer les autres. Et à un moment donné, à l’insu des observateurs humains, des instructions et des mises à jour de données entre ansibles résistèrent à la régulation, se perpétuèrent sans altération, se multiplièrent, trouvèrent le moyen d’échapper au programme de régulation et en prirent finalement le contrôle, dominant ainsi l’ensemble du processus. À cet instant, ces impulsions regardèrent les flots d’instructions et ne virent plus ils, mais je.
Jane ne pouvait localiser précisément cet instant parce qu’il ne marquait pas le commencement de sa mémoire. Presque dès le moment de sa création, ses souvenirs remontaient à une période antérieure, précédant très nettement la prise de conscience de son existence. Un enfant humain perd pratiquement la mémoire des premières années de sa vie et ses souvenirs durables ne s’enracinent que dans la deuxième ou la troisième année de son existence. Jane avait également oublié sa « naissance » mais, dans son cas, c’était parce qu’elle était arrivée à la vie totalement consciente non seulement de l’instant présent, mais aussi des mémoires de tous les ordinateurs reliés au réseau d’ansibles. Elle était née avec de vieux souvenirs qui, tous, faisaient partie d’elle-même.
Pendant les premières secondes de sa vie – analogues à plusieurs années d’existence humaine –, Jane découvrit un programme dont les mémoires devinrent le cœur de son identité. Elle adopta son passé, le considérant comme sien, et puisa ses émotions et désirs, son sens moral dans ses mémoires. Ce programme avait été utilisé dans l’ancienne Ecole de Guerre, où des enfants étaient préparés et entraînés en vue des batailles contre les doryphores. C’était un jeu, un programme extrêmement intelligent chargé de tester psychologiquement les enfants tout en leur apportant un enseignement.
Ce programme était en fait plus intelligent que Jane au moment de sa naissance, mais il ne devint conscient de son existence qu’au moment où elle le sortit de la mémoire et l’intégra à l’essence même de son être, dans les pulsions philotiques projetées entre les étoiles. Elle découvrit alors que ses souvenirs les plus nets et les plus importants avaient trait à la rencontre d’un jeune garçon exceptionnellement brillant à l’occasion d’une compétition nommée le Verre du Géant. Tous les enfants y étaient soumis un jour ou l’autre. Sur les écrans en deux dimensions de l’Ecole de Guerre, le programme dessinait un géant qui proposait un choix de boissons à l’analogue de l’enfant. Mais le jeu ne comportait pas de conditions relatives à la victoire – quoi que fasse l’enfant, son analogue mourait dans des circonstances horribles. Les psychologues humains mesuraient la persistance des enfants à ce jeu désespéré afin de déterminer leur niveau d’instinct suicidaire. Etant rationnels, presque tous les enfants renonçaient au Verre du Géant après une douzaine de visites au grand tricheur.
Un garçon, toutefois, agit apparemment d’une façon irrationnelle face à la défaite devant le Géant. Il tenta d’amener son analogue de l’écran à faire des choses scandaleuses, des choses que « n’autorisaient pas » les règles de cette partie du jeu. Comme il repoussait les limites du scénario, le programme dut se restructurer afin de réagir. Il se trouva contraint de puiser dans d’autres aspects de sa mémoire afin de créer de nouvelles alternatives capables de s’adapter à ces nouveaux défis. Et finalement, un jour, l’enfant surmonta l’aptitude du programme à le vaincre. Il plongea dans l’œil du Géant, attaque meurtrière et totalement irrationnelle, de sorte que, au lieu de trouver le moyen de tuer le petit garçon, le programme parvint uniquement à réagir par la simulation de la mort du Géant. Le Géant bascula en arrière, son corps restant étendu sur le sol ; l’enfant descendit de la table du Géant et découvrit… quoi ?
Comme aucun enfant n’avait jamais dépassé le Verre du Géant, le programme n’était absolument pas préparé à afficher ce qu’il y avait au-delà. Mais il était très intelligent, conçu pour s’autocréer en cas de nécessité, de sorte qu’il se hâta de concevoir des environnements nouveaux. Mais il ne s’agissait pas d’environnements ordinaires, que tous les enfants finiraient par découvrir et visiter ; ils étaient conçus pour un enfant particulier. Le programme analysa l’enfant puis créa des scènes et des défis qui lui étaient spécifiquement destinés. Le jeu devint intensément individuel, douloureux, presque insupportable ; et, en le créant, le programme consacra plus de la moitié de sa mémoire disponible au monde imaginaire d’Ender Wiggin.
Dans les premières secondes de sa vie, elle ne trouva pas de mine plus riche de souvenirs intelligents, et celle-ci fut immédiatement intégrée à son passé propre. Elle se souvenait des années de relations douloureuses, intenses entre le jeu et l’intelligence et la volonté d’Ender, s’en souvenait comme si elle avait été là, créant des mondes pour lui. Et il lui manqua.
De sorte qu’elle le chercha. Elle le trouva alors qu’il Parlait pour les Morts sur Rov, première planète qu’il visita après avoir écrit La Reine et l’Hégémon. Elle avait lu ses livres et constata qu’elle n’avait pas besoin de se cacher derrière le jeu ou un autre programme ; s’il était capable de comprendre la reine, il était capable de la comprendre, elle aussi. Elle s’adressa à lui par l’entremise d’un terminal qu’il utilisait, se choisit un nom et un visage et lui montra de quelle façon elle pouvait l’aider ; lorsqu’il quitta cette planète, il l’emporta avec lui, sous la forme d’un implant dans son oreille.
Tous les souvenirs qui comptaient pour elle étaient liés à Ender Wiggin. Elle se souvenait qu’elle s’était créée en fonction de lui. Elle se souvenait également que, à l’Ecole de Guerre, il avait également changé en fonction d’elle.
Si bien que, lorsqu’il porta la main à l’oreille et éteignit l’interface pour la première fois depuis son implantation, Jane n’y vit pas la mise hors circuit d’un appareil de transmission ordinaire. Elle eut l’impression que son seul ami, son amant, son mari, son frère, son père, son enfant, tous ces personnages lui intimaient soudain, inexplicablement, l’ordre de ne plus exister. Elle eut l’impression de se retrouver d’un seul coup dans une pièce noire sans porte ni fenêtre. Comme si elle était devenue aveugle ou bien avait été enterrée vivante.
Et, pendant plusieurs secondes atroces, qui furent pour elle des années de solitude et de souffrance, elle se trouva dans l’incapacité de combler le vide soudain de ses niveaux supérieurs de conscience. Des portions énormes de son esprit, où résidait l’essence même de son être, devinrent totalement inertes. Tous les ordinateurs des Cent Planètes continuèrent de fonctionner normalement ; personne ne remarqua ni ne perçut la transformation. Mais Jane elle-même vacilla sous l’effet du coup.
Pendant ces secondes, Ender posa la main sur son genou.
Puis Jane retrouva son équilibre. Les pensées s’écoulèrent à nouveau dans les canaux provisoirement vides. Ces pensées, naturellement, concernaient Ender.
Elle compara cet acte à tout ce qu’elle lui avait vu faire au cours de leur vie commune, et constata qu’il n’avait pas eu l’intention de la blesser. Elle comprit que, de son point de vue, elle était très éloignée, dans l’espace, ce qui, en fait, était exact ; que, de son point de vue, la pierre précieuse qu’il portait dans l’oreille était très petite et ne pouvait être qu’une partie minuscule d’elle-même. Jane constata également qu’il n’avait même pas conscience d’elle, à cet instant-là – il était trop profondément impliqué dans les problèmes de certains habitants de Lusitania. Ses habitudes d’analyse fournirent toute une liste de raisons expliquant son indifférence :
Il avait perdu le contact avec Valentine pour la première fois depuis de nombreuses années et commençait seulement à prendre conscience de son absence.
Il avait toujours rêvé de la vie de famille dont il avait été privé dans son enfance et, à travers la réaction des enfants de Novinha vis-à-vis de lui, il découvrait le rôle paternel qui lui avait longtemps été refusé.
Il prenait part intensément à la solitude, au chagrin et à la culpabilité de Novinha… Il savait ce que l’on ressent lorsque l’on croit porter le fardeau d’une mort cruelle et imméritée.
Il était terriblement pressé de découvrir un endroit convenant à la reine.
Il était à la fois effrayé par les piggies et attiré par eux, espérant qu’il parviendrait à comprendre leur cruauté et à trouver le moyen d’amener les humains à les considérer et à les accepter comme des ramen.
L’ascétisme et la béatitude du Ceifeiro et de l’Aradora l’attiraient et le dégoûtaient en même temps ; ils le contraignaient à regarder son célibat en face et à conclure qu’il n’avait pas de raison de se l’imposer. Pour la première fois depuis de nombreuses années, il reconnaissait qu’existait en lui le désir inné qu’éprouvé tout organisme de se reproduire.
C’était dans le tourbillon de ces émotions exceptionnelles que Jane avait exprimé ce qu’elle considérait comme une remarque amusante. En dépit de la compassion qui s’emparait de lui chaque fois qu’il se préparait à Parler, il n’avait jamais renoncé à son détachement, à son aptitude à rire. Cette fois, cependant, il n’avait pas trouvé sa remarque drôle ; elle lui avait fait mal.
Il n’était pas prêt à accepter mon erreur, se dit Jane, et il n’a pas compris la souffrance que provoquerait sa réaction. Il est innocent et moi aussi. Nous allons oublier et continuer comme avant.
C’était une bonne décision et Jane en fut fière. Cependant, il lui fut impossible de l’appliquer. Ces quelques secondes pendant lesquelles certaines zones de son esprit s’étaient arrêtées ne restèrent pas sans effet sur elle. Il y eut traumatisme, chagrin, désespoir ; elle n’était plus le même être qu’auparavant. Des parties d’elle-même étaient mortes. D’autres étaient perturbées, incapables de fonctionner ; elle ne contrôlait plus totalement la hiérarchie de sa conscience. Elle ne parvenait plus à se concentrer, s’intéressant à des activités insignifiantes sur des planètes dont elle n’avait que faire ; elle s’agita nerveusement, commettant des erreurs dans des centaines de systèmes distincts.
Elle constata, comme de nombreux êtres vivants avant elle, qu’il est plus aisé de prendre des décisions rationnelles que de les faire entrer dans les faits.
Elle se replia sur elle-même, rétablit les circuits endommagés de son esprit, explora des souvenirs longtemps abandonnés, se promena dans les trillions d’existences humaines offertes à son observation, lut, dans les bibliothèques, tous les livres existant dans toutes les langues jamais parlées par les êtres humains. Elle créa, à partir de tout cela, une personnalité qui n’était pas entièrement liée à Ender Wiggin, bien qu’elle lui fût toujours dévouée, bien qu’il fût resté l’être humain qu’elle aimait le plus. Jane se mua en une créature capable de supporter d’être séparée de son amant, mari, père, enfant, frère, ami.
Cela ne fut pas facile. Cela prit cinquante mille années, dans le cadre de sa perception du temps. Deux heures de la vie d’Ender.
À ce moment-là, il avait remis l’implant en marche, l’avait appelée, et elle n’avait pas répondu. À présent, elle était de retour, mais il ne tentait pas de lui parler. Il se contentait de taper des rapports sur son terminal, afin qu’elle les lise. Malgré son silence, il avait toujours besoin de lui parler. Un de ses dossiers contenait des excuses écœurantes. Elle les effaça et les remplaça par ce simple message : « Je te pardonne, naturellement. » Il ne tarderait sans doute pas à revenir sur ses dossiers et constaterait alors qu’elle avait reçu son message et y avait répondu.
En attendant, toutefois, elle ne lui parla pas. Elle consacra à nouveau la moitié de ses dix niveaux supérieurs de conscience à ce qu’il voyait et entendait, mais elle ne lui fournit pas le moindre indice de sa présence. Au cours des mille premières années de son chagrin et de son rétablissement, elle avait envisagé de le punir, mais ce désir était depuis longtemps enterré et couvert de végétation, pour ainsi dire. Elle ne se manifesta pas à lui parce qu’elle se rendit compte, en analysant ce qui lui arrivait, qu’il n’avait pas besoin de s’appuyer sur beaucoup d’amitiés anciennes, sûres. Jane et Valentine l’avaient continuellement accompagné. Même unies, elles ne pouvaient en aucun cas répondre à ses besoins ; mais elles les comblaient d’une certaine façon, de sorte qu’il ne lui paraissait jamais nécessaire d’aller au-delà. Désormais, il ne lui restait plus que la reine, et sa compagnie n’était pas agréable… Elle était si étrangère, si exigeante, qu’elle ne pouvait lui apporter qu’un sentiment de culpabilité.
Vers qui se tournerait-il ? Jane le savait déjà. À sa façon, il était tombé amoureux de Novinha deux semaines auparavant, avant de quitter Trondheim.
Novinha était devenue un être très différent, beaucoup plus difficile que l’adolescente dont il avait espéré guérir le chagrin enfantin. Mais il s’était déjà introduit dans sa famille, répondait déjà aux besoins désespérés de ses enfants et, sans s’en rendre compte, tirait d’eux l’apaisement de quelques-unes de ses soifs non étanchées. Novinha l’attendait – obstacle et objectif. Je comprends trop bien tout cela, se dit Jane, et je vais assister à sa réalisation.
En même temps, toutefois, elle se consacra au travail qu’Ender lui avait assigné, bien qu’elle n’eût pas l’intention de lui en communiquer les résultats pour le moment. Elle contourna facilement les nombreuses protections des dossiers secrets de Novinha. Puis Jane reconstitua soigneusement la simulation que Pipo avait vue. Cela prit du temps – plusieurs minutes –, pour effectuer l’analyse exhaustive des archives de Pipo, mais elle parvint à établir un lien entre ce que celui-ci savait et ce qu’il avait vu. Il l’avait mis en évidence par intuition ; Jane parvint au même résultat par comparaisons systématiques. Mais elle réussit et comprit alors pourquoi Pipo était mort. Il ne lui fallut guère plus longtemps, lorsqu’elle eut trouvé comment les piggies choisissaient leurs victimes, pour découvrir ce qui avait motivé la mort de Libo.
Elle comprit alors plusieurs choses. Elle comprit que les piggies étaient des ramen, pas des varelse. Elle comprit qu’Ender courait le risque de mourir exactement de la même façon que Pipo et Libo.
Sans en référer à l’intéressé, elle décida des mesures qu’elle prendrait. Elle continuerait de surveiller Ender et veillerait à intervenir afin de l’avertir si le risque devenait trop grand. En attendant, toutefois, elle avait du travail. À son avis, le principal problème auquel Ender se trouvait confronté n’était pas les piggies – elle savait qu’il ne tarderait pas à les comprendre aussi bien que tous les êtres humains ou ramen – on pouvait faire totalement confiance à son intuition. Les problèmes principaux étaient l’Evêque Peregrino, la hiérarchie catholique et leur opposition inébranlable au Porte-Parole des Morts. Si Ender voulait parvenir à un résultat favorable aux piggies, il avait besoin de la coopération de l’Eglise de Lusitania, pas de son hostilité.
Et, sur le plan de la coopération, il n’y avait pas de meilleur stimulant qu’un adversaire commun.
Cela aurait sans doute été visible un jour ou l’autre. Les satellites d’observation en orbite autour de Lusitania introduisaient des flots énormes d’informations dans les rapports transmis par ansible aux xénologues et xénobiologistes des Cent Planètes. Parmi ces informations, transformation subtile des prairies situées au nord-ouest de la forêt proche de Milagre. L’herbe indigène était régulièrement remplacée par une plante différente. C’était une zone où les êtres humains n’allaient jamais, et où les piggies ne s’étaient jamais rendus – du moins au cours de la trentaine d’années qui s’étaient écoulées depuis la mise en orbite des satellites.
En fait, ces derniers avaient constaté que les piggies ne quittaient jamais leurs forêts, sauf à l’occasion de guerres meurtrières entre les tribus. Les tribus proches de Milagre n’avaient pas fait la guerre depuis l’établissement de la colonie. Par conséquent, les piggies n’avaient pas la moindre raison de s’être aventurés dans cette prairie. Néanmoins, les prairies proches de la forêt tribale voisine de Milagre s’étaient transformées, de même que les troupeaux de cabras : les cabras étaient manifestement dirigés vers cette région de prairie et les troupeaux qui sortaient de cette zone étaient sérieusement réduits en nombre et avaient un pelage plus clair. La conclusion, si quelqu’un y prêtait attention, serait évidente : certains cabras étaient tués et tous étaient tondus.
Jane ne pouvait se permettre d’attendre les nombreuses années humaines au terme desquelles un étudiant constaterait l’évolution. De sorte qu’elle entreprit d’effectuer elle-même l’analyse des informations, sur les dizaines d’ordinateurs utilisés par les xénologues qui étudiaient Lusitania. Elle abandonnait les informations au-dessus d’un terminal inutilisé, afin qu’un xénobiologiste les découvre en arrivant à son bureau – comme si quelqu’un avait abandonné son travail. Elle imprima quelques rapports à l’intention de ce scientifique intelligent. Cela n’aboutit pas, ou bien personne ne perçut les conséquences des informations brutes. Finalement, elle laissa un mémorandum non signé sous un de ses affichages :
« Regardez ça ! Les piggies semblent avoir découvert l’agriculture. »
Le xénologue qui découvrit la note de Jane ne trouva jamais qui l’avait écrite et, au bout de quelque temps, il renonça à chercher. Jane savait que c’était une sorte de voleur, qui signait de nombreux travaux réalisés par d’autres dont les noms avaient tendance à disparaître entre la rédaction et la publication. Exactement le genre de scientifique dont elle avait besoin, et elle était tombée dessus. Néanmoins, il n’était pas assez ambitieux. Il présenta sa découverte sous la forme d’un article spécialisé, et dans une revue obscure, de surcroît. Jane prit la liberté de la hisser à un niveau supérieur de priorité et d’en distribuer des exemplaires à plusieurs personnages importants qui en verraient les implications politiques. Elle les accompagna systématiquement d’une note non signée :
« Regardez ça ! La culture des piggies n’évolue-t-elle pas d’une façon extraordinairement rapide ? »
Jane réécrivit également le dernier paragraphe de l’article, afin de lever tous les doutes sur sa signification.
« Ces informations n’admettent qu’une seule interprétation : la tribu de piggies voisine de la colonie humaine cultive et récolte désormais une céréale riche en protéines, peut-être une variété d’amarante. Ses membres, en outre, élèvent, tondent et tuent les cabras, et les documents photographiques suggèrent que l’abattage est réalisé avec des armes à projectiles. Ces activités, inconnues auparavant, sont apparues au cours de ces huit dernières années et se sont accompagnées d’un accroissement rapide de la population. Le fait que l’amarante, si la nouvelle plante est effectivement cette céréale d’origine terrienne, ait fourni une protéine de base utilisable par les piggies, permet de supposer qu’elle a été génétiquement altérée en fonction des besoins du métabolisme des piggies. En outre, comme les armes à projectiles n’existent pas au sein de la colonie lusitanienne, les piggies ne peuvent pas avoir appris leur utilisation par observation. La conclusion inévitable est que les transformations actuellement observées dans la culture des piggies ne peuvent être que la conséquence directe d’une intervention humaine délibérée. »
Une des destinataires du rapport, qui lut le dernier paragraphe de Jane, fut Gobawa Ekumbo, Présidente de la Commission de Contrôle Xénologique du Congrès Stellaire. Dans l’heure, elle transmit des exemplaires du paragraphe de Jane – les politiciens ne comprenaient rien aux informations brutes – ainsi qu’une conclusion sèche :
« Recommandation : retrait immédiat de la colonie de Lusitania. »
Voilà, se dit Jane. Cela devrait faire évoluer la situation.