LA REINE

L’évolution n’a donné à sa mère ni canal destiné à la naissance, ni seins. De sorte que la petite créature qui se nommerait un jour Humain ne put sortir de la matrice que grâce aux, dents de sa bouche. Ses jumeaux et lui dévorèrent le corps de leur mère. Comme Humain était plus fort et vigoureux, il mangea davantage et devint encore plus fort.

Humain vécut dans le noir total. Lorsque sa mère eut disparu, il ne lui resta plus à manger que le liquide sucré qui coulait à la surface de son univers. Il ne savait pas encore que la surface verticale était l’intérieur d’un grand arbre creux et que le liquide qu’il mangeait était la sève de l’arbre. Il ne savait pas non plus que les créatures chaudes qui étaient beaucoup plus grosses que lui étaient des piggies plus âgés, presque sur le point de quitter l’obscurité de l’arbre, et que les petites étaient des jeunes, nés après lui.

Ses seuls soucis consistaient à manger, bouger et voir la lumière. Car, de temps en temps, suivant des rythmes qu’il ne pouvait comprendre, la lumière pénétrait soudain dans les ténèbres. Cela commençait toujours avec un bruit dont il ne percevait pas la source. Puis l’arbre frémissait légèrement, la sève cessait de couler, et toute l’énergie de l’arbre était consacrée à l’altération de la forme du tronc, en un endroit, afin de ménager une ouverture qui permettait à la lumière d’entrer. Quand la lumière était là, Humain se dirigeait vers elle. Quand elle n’était pas là, Humain perdait tout sens de l’orientation et errait sans but à la recherche du liquide qu’il buvait.

Jusqu’au jour où, lorsque presque toutes les créatures furent plus petites que lui, la lumière vint, et il était devenu si fort et si rapide qu’il atteignit l’ouverture avant qu’elle ait pu se refermer. Il colla son corps sur la courbe du bois de l’arbre et, pour la première fois, sentit l’écorce rugueuse contre son ventre tendre. Ce fut à peine s’il remarqua cette douleur nouvelle, parce que la lumière l’éblouissait. Elle n’était pas en un seul endroit, elle était partout et elle n’était pas grise, mais vert et jaune. Sa fascination dura de nombreuses secondes. Puis il eut à nouveau faim et ici, à l’extérieur de l’arbre-mère, la sève ne coulait que dans les fissures de l’écorce, où elle était difficile à atteindre, et, au lieu de petites créatures qu’il était facile d’écarter, il y en avait de plus grosses que lui qui le chassaient des endroits où il était aisé de manger. C’était une chose nouvelle, un univers nouveau, une vie nouvelle, et il eut peur.

Plus tard, lorsqu’il sut parler, il se souvint du voyage de l’obscurité à la lumière, et l’appela : passage de la première vie à la deuxième, passage des ténèbres à la vie de la demi-lumière.

Porte-Parole des Morts, La Vie d’Humain, 1 :1-5


Miro décida de quitter Lusitania. De prendre le vaisseau interstellaire du Porte-Parole et d’aller à Trondheim, finalement. Peut-être, pendant son procès, pourrait-il persuader les Cent Planètes de ne pas partir en guerre contre Lusitania. Au pire, il pourrait devenir un martyr, toucher le cœur des gens, rester dans leur souvenir, défendre quelque chose. Quoi qu’il lui arrive, il préférait ne pas rester.

Dans les quelques jours suivant son escalade de la clôture, Miro se rétablit rapidement. Il retrouva partiellement l’usage de ses bras et de ses jambes, ainsi que ses sensations. Ce qui lui permit de marcher en traînant les pieds, comme un vieillard. Ce qui lui permit de bouger les bras et les mains. Ce qui lui permit d’éviter l’humiliation qu’il éprouvait lorsque sa mère était obligée de le laver. Mais, ensuite, ses progrès ralentirent et cessèrent.

— Voilà, annonça Navio. Nous avons atteint le niveau des dégâts permanents. Tu as beaucoup de chance, Miro, tu es capable de marcher, de parler, tu es un homme à part entière. Tu n’es pas plus diminué que… disons… un centenaire en très bonne santé. Je préférerais te dire que ton corps sera tel qu’il était avant que tu n’escalades la clôture, que tu conserveras toute l’énergie et la coordination d’un jeune homme de vingt ans. Mais je suis très heureux de ne pas être obligé de te dire que tu seras handicapé toute ta vie, incontinent, incapable de faire quoi que ce soit à part écouter de la musique douce en te demandant ce qu’est devenu ton corps.

Ainsi, je dois être reconnaissant, se dit Miro. Lorsque mes doigts se transforment en baguettes inutiles à l’extrémité de mon bras, lorsque mes paroles me paraissent pâteuses et inintelligibles, ma voix étant incapable de moduler correctement, je suis très heureux d’être comme un centenaire, de pouvoir espérer encore quatre-vingts ans d’existence dans ces conditions.

Lorsqu’il apparut qu’il n’avait plus besoin d’être continuellement surveillé, les membres de sa famille reprirent leurs occupations. La période était trop passionnante pour qu’ils restent à la maison avec un frère, fils ou ami diminué. Il comprit parfaitement. Il ne voulait pas qu’ils restent à la maison avec lui. Il voulait être avec eux. Son travail n’était pas terminé. À présent, enfin, toutes les barrières, tous les règlements avaient disparu. À présent, il pouvait poser aux piggies les questions qui le tourmentaient depuis longtemps.

Il tenta, au départ, de travailler par l’entremise d’Ouanda. Elle venait le voir matin et soir et rédigeait ses rapports sur le terminal de la maison. Il les lisait, posait des questions, écoutait des réponses. Et, très sérieusement, elle mémorisait les questions qu’il souhaitait poser aux piggies. Au bout de quelques jours, il constata que, le soir, elle possédait effectivement des réponses à ses questions. Mais il n’y avait ni suivi ni exploration de leur sens. Toute son attention était, en fait, concentrée sur son propre travail. Et Miro renonça à lui demander de transmettre des questions. Il mentit, lui disant qu’il s’intéressait davantage à ce qu’elle faisait, que ses axes d’exploration étaient plus importants.

En vérité, il détestait voir Ouanda. Pour lui, la révélation du fait qu’elle était sa sœur était douloureuse, terrible, mais il savait que, si la décision lui avait appartenu, il aurait foulé aux pieds le tabou de l’inceste et l’aurait épousée, vivant avec elle dans la forêt, en compagnie des piggies, si nécessaire. Ouanda, toutefois, était croyante et pratiquante. Il lui était impossible de violer la seule loi humaine universelle. Elle eut du chagrin lorsqu’elle apprit que Miro était son frère, mais elle entreprit immédiatement de s’éloigner de lui, d’oublier les caresses, les baisers, les murmures, les promesses, les taquineries, les rires…

Il aurait été préférable qu’il oublie également. Mais il ne pouvait pas. Chaque fois qu’il la voyait il avait mal parce qu’elle se montrait terriblement réservée, polie et gentille. Il était son frère, il était diminué et elle était bonne avec lui. Mais l’amour avait disparu.

Injustement, il comparait Ouanda à sa mère qui avait aimé son amant sans tenir compte des barrières qui les séparaient. Mais l’amant de sa mère était un homme à part entière, un homme vigoureux, pas cette carcasse inutilisable.

Ainsi, Miro resta à la maison et étudia les rapports des autres. Savoir ce qu’ils faisaient, et qu’il ne pouvait pas y prendre part, était une torture ; mais c’était préférable à ne rien faire, à regarder des films sur le terminal, à écouter de la musique. Il pouvait taper, lentement, en visant avec la main afin que le doigt le plus raide, l’index, appuie sur une touche. Ce n’était pas assez rapide pour entrer des informations significatives, ni même pour rédiger des mémos, mais il pouvait demander les archives des autres et lire ce qu’ils faisaient. Il pouvait rester en contact avec le travail capital qui s’épanouissait sur Lusitania depuis l’ouverture de la clôture.

Ouanda travaillait avec les piggies sur un lexique des Langues des Mâles et des Epouses, ainsi que sur leurs systèmes phonologiques, ce qui permettrait de les écrire. Quim l’aidait mais Miro savait qu’il avait ses objectifs personnels : il avait l’intention de se faire missionnaire auprès des piggies des autres tribus afin de les amener aux Evangiles avant qu’ils aient pu prendre connaissance de La Reine et l’Hégémon ; il avait l’intention de traduire au moins une partie des Ecritures et de parler aux piggies dans leur langue. Tout ce travail sur la langue et la culture des piggies était très bon, très important : conservation du passé, préparation de la communication avec les autres tribus, mais Miro savait que cela pouvait être aisément fait par les universitaires de Dom Cristão qui, vêtus de leur soutane monacale, rendaient visite aux piggies, posaient des questions et répondaient avec compréhension à celles qui leur étaient présentées. Selon Miro, Ouanda faisait un travail inutile.

Le véritable travail avec les piggies, du point de vue de Miro, était réalisé par Ender et quelques techniciens des services de Bosquinha. Ils posaient des tubes entre la rivière et la clairière de l’arbre-mère, afin d’y amener l’eau. Ils installaient l’électricité et enseignaient aux frères l’utilisation d’un terminal. En même temps, ils leur apprenaient des rudiments d’agriculture et tentaient de domestiquer les cabras afin de leur faire tirer des charrues. C’était déconcertant, ces divers niveaux de technologie qui étaient d’un seul coup apportés aux piggies, mais Ender s’en était entretenu avec Miro, expliquant qu’il voulait que les piggies constatent rapidement les résultats spectaculaires du traité : l’eau courante, une liaison par terminal holographique avec la bibliothèque, ce qui leur permettrait de lire n’importe quoi, la lumière électrique pendant la nuit. Mais tout cela restait magique et totalement dépendant de la société humaine. En même temps, Ender tentait de rendre les piggies autonomes, de stimuler leur esprit d’invention et leurs ressources. Le miracle de l’électricité donnerait naissance à des mythes qui courraient de tribu en tribu sur toute la planète mais, pendant de nombreuses années, ils ne constitueraient qu’une rumeur. Ce seraient la charrue en bois, la faux, la herse, les graines d’amarante qui entraîneraient les véritables transformations, qui multiplieraient la population des piggies par dix partout où elles se répandraient. Et elles pourraient se transmettre d’un endroit à l’autre avec une poignée de graines dans un sac en peau de cabra, et le souvenir des diverses étapes du travail.

C’était à cette tâche que Miro avait envie de participer. Mais à quoi pouvaient servir des mains raides et sa démarche traînante dans un champ d’amarante ? Pouvait-il tisser de la laine de cabra ? Il parlait si mal qu’il n’était même pas capable d’enseigner.

Ela travaillait au développement de nouvelles espèces de plantes terrestres, et même de nouveaux types d’animaux et d’insectes capables de résister à la Descolada, de la neutraliser. Sa mère l’aidait par ses conseils, mais pas davantage, car elle travaillait sur un projet capital et secret. Une nouvelle fois, ce fut Ender qui rendit visite à Miro et lui communiqua ce que seules sa famille et Ouanda savaient : à savoir que la reine vivait, qu’elle serait rendue à la conscience dès que Novinha aurait trouvé le moyen de la protéger contre la Descolada, ainsi que tous les doryphores à qui elle donnerait naissance. Dès que cela serait prêt, la reine revivrait.

Et Miro ne participerait pas non plus à cela. Pour la première fois, les êtres humains et deux espèces extraterrestres vivraient sur la même planète, et Miro n’y participerait pas. Il était moins humain que les piggies. Il ne pouvait ni parler ni utiliser ses mains aussi bien qu’eux. Il avait cessé d’être un animal capable de parler et d’employer des outils. Il était devenu un varelse. On le gardait comme animal de compagnie.

Il avait envie de partir, mieux, de disparaître, même à ses propres yeux.

Mais pas tout de suite. Il y avait un nouveau problème qu’il était seul à connaître et que lui seul pouvait résoudre. Son terminal avait un comportement très étrange.

Il s’en aperçut au cours de la semaine où il commença de se rétablir après sa paralysie totale. Il examinait les archives d’Ouanda et constata que, sans avoir présenté la moindre demande, il accédait à des dossiers confidentiels. Ils étaient efficacement protégés, il ignorait tout des mots clés, pourtant, un simple examen de routine lui avait fourni les informations. C’étaient ses hypothèses sur l’évolution des piggies et les structures probables de leur société antérieure à la Descolada. Le genre de chose dont, quelques semaines auparavant, elle aurait discuté avec Miro. À présent, elle leur conférait un caractère confidentiel et n’en parlait jamais avec lui.

Miro ne lui dit pas qu’il avait vu ses dossiers, mais il orienta les conversations sur ce sujet et la força à se découvrir ; elle accepta sans difficulté de parler, lorsque Miro eut montré que le sujet l’intéressait. Parfois, c’était presque comme avant. À ceci près qu’il entendait sa voix pâteuse et n’exprimait que rarement son opinion, se contentant d’écouter, laissant passer des éléments sur lesquels il aurait discuté. Cependant, les dossiers confidentiels lui permirent de voir ce à quoi elle s’intéressait vraiment.

Mais comment y avait-il eu accès ?

Cela se reproduisit. Les archives d’Ela, de sa mère, de Dom Cristão. Lorsque les piggies commencèrent à jouer avec leur nouveau terminal, Miro fut en mesure de les voir sur un mode d’écho dont les terminaux, à sa connaissance, étaient incapables – cela lui permit d’assister à toutes leurs transactions par ordinateur, puis d’apporter quelques suggestions, quelques changements. Il prit un plaisir particulier à deviner ce que les piggies tentaient effectivement de faire et à les aider, subrepticement, à y parvenir. Mais d’où provenait cet accès exceptionnel et étrange à la machine ?

En outre, le terminal apprenait à s’adapter à lui. Au lieu de longues successions de codes, il lui suffisait de commencer une séquence pour que la machine obéisse à ses instructions. Finalement, il n’eut même plus besoin de s’identifier. Il touchait le clavier et le terminal affichait la liste des activités qu’il pratiquait généralement, puis les énumérait. Il pouvait appuyer sur une touche et parvenir directement à l’activité qu’il souhaitait, sautant des dizaines d’opérations préliminaires, ce qui le dispensait de nombreuses minutes désagréables pendant lesquelles il lui aurait fallu taper une lettre à la fois.

Au début, il crut qu’Olhado avait créé un nouveau programme à son intention, ou bien un employé des services du maire. Mais Olhado se contenta de regarder sans comprendre ce que le terminal faisait, et de dire :

Bacaña.

C’est formidable.

Et, lorsqu’il envoya un message au maire, elle ne le reçut pas. En remplacement, le Porte-Parole des Morts lui rendit visite.

— « Ainsi, ton terminal est très coopératif, » dit Ender.

Miro ne répondit pas. Il tentait de deviner pourquoi le maire avait envoyé le Porte-Parole en réponse à son message.

— Le maire n’a pas reçu ton message, expliqua Ender. Il m’est parvenu. Et il est préférable que tu ne dises à personne ce que fait ton terminal.

— Pourquoi ? demanda Miro.

C’était un des rares mots qu’il pouvait prononcer d’une voix pas trop traînante.

— Parce que ce n’est pas un nouveau programme qui te vient en aide. C’est une personne.

Miro rit. Aucun être humain ne pouvait être aussi rapide que le programme qui l’aidait. Il était plus rapide, en fait, que tous les programmes qu’il avait pratiqués, ainsi que très inventif et intuitif ; plus rapide qu’un être humain, mais plus intelligent qu’un programme.

— C’est une vieille amie à moi, je crois. Du moins, c’est elle qui m’a parlé de ton message et m’a suggéré de te dire que la discrétion serait une bonne idée. Vois-tu, elle est un peu timide. Elle n’a pas beaucoup d’amis.

— Combien ?

— En ce moment, exactement deux. Pendant ces derniers millénaires, exactement un.

— Pas humaine, dit Miro.

— Raman, dit Ender. Plus humaine que la majorité des êtres humains. Nous nous sommes longtemps aimés, entraidés, nous avons compté l’un sur l’autre. Mais, au cours de ces dernières semaines, depuis que je suis ici, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. Je… je me consacre davantage à la vie des gens qui m’entourent. À ta famille.

— Maman ?

— Oui. Ta mère, tes frères et sœurs, le travail avec les piggies, la reine. Mon amie et moi, nous parlions continuellement. Je n’en ai plus le temps. Nous nous sommes parfois disputés. Elle se sent seule, de sorte que je crois qu’elle a choisi un autre compagnon.

Nào quero.

Je n’en veux pas.

— Mais si, répondit Ender. Elle t’aide déjà. Maintenant que tu connais son existence, tu verras que c’est une amie fidèle. Tu ne peux pas en avoir de meilleure. De plus loyale. De plus utile.

— Chien-chien ?

— Ne sois pas ridicule, dit Ender. Je te présente à une quatrième espèce extraterrestre. Tu es xénologue, n’est-ce pas ? Elle te connaît, Miro. Tes problèmes physiques n’ont aucun sens pour elle. Elle n’a pas de corps. Elle vit dans les distorsions philotiques des liaisons par ansible. C’est la créature la plus intelligente qui soit et tu es le deuxième être humain à qui elle ait décidé de révéler son existence.

— Comment ? Comment est-elle apparue ? Comment a-t-elle fait ma connaissance, m’a-t-elle choisi ?

— Pose-lui toi-même la question. (Ender toucha la pierre précieuse de son oreille.) Juste un petit conseil. Lorsqu’elle te fera confiance, garde-la toujours avec toi. Ne lui cache rien. Elle a eu un amant qui l’a déconnectée. Seulement pendant une heure mais, après, leurs relations ont été complètement transformées. Ils sont devenus de simples amis. De bons amis, des amis loyaux, jusqu’à la mort de l’un d’entre eux. Mais, pendant toute sa vie, il regrettera cet acte irréfléchi d’infidélité.

Les yeux d’Ender brillaient et Miro constata que, quelle que soit la nature de la créature qui vivait dans l’ordinateur, ce n’était pas un fantôme, qu’elle faisait partie de la vie de cet homme. Et il lui transmettait, comme un père à son fils, le droit de connaître cette amie.

Ender s’en alla sans ajouter un mot et Miro alluma le terminal. Un holo représentant une femme apparut. Elle était petite, assise sur un tabouret, appuyée contre un mur holographique. Elle n’était pas belle. Ni laide. Son visage avait du caractère. Ses yeux étaient inoubliables, innocents, tristes. Sa bouche délicate semblait hésiter entre le rire et les larmes. Ses vêtements paraissaient diaphanes, insubstantiels ; pourtant, au lieu d’être provocants, ils révélaient une sorte d’innocence, un corps d’adolescente aux petits seins, les mains croisées sur les genoux, les jambes légèrement écartées, les pieds tournés vers l’intérieur. Elle aurait pu être assise sur un manège de fête foraine. Ou au bord du lit de son amant.

Bom dia, dit Miro à voix basse.

— Salut, répondit-elle. Je lui ai demandé de nous présenter.

Elle était calme, réservée, mais c’était Miro qui se sentait timide. Pendant très longtemps, Ouanda avait été la seule femme de sa vie, outre les femmes de sa famille, et il ne faisait guère confiance aux relations sociales. En même temps, il était conscient du fait qu’il parlait à un hologramme. Il était absolument convaincant, mais ce n’était tout de même qu’une projection par laser.

Elle leva une main et la posa doucement sur sa poitrine.

— Aucune sensation, dit-elle. Pas de nerfs.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Complaisance, bien entendu, parce qu’il n’aurait probablement jamais de femme plus substantielle que celle-ci. S’il tentait d’en toucher une, ses caresses seraient grossières et maladroites. Parfois, quand il ne faisait pas attention, il bavait sans même s’en rendre compte. Quel amant !

— Mais j’ai des yeux, dit-elle. Et des oreilles. Je vois tout, sur les Cent Planètes. Je regarde le ciel à travers mille télescopes. J’entends un trillion de conversations chaque jour. (Elle eut un rire étouffé.) Je suis la commère la mieux informée de l’univers.

Puis, soudain, elle se leva et grandit, approcha, de sorte que seule la partie supérieure de son corps resta visible, comme si une caméra avait avancé dans sa direction. Ses yeux brillaient avec intensité et elle plongea son regard dans le sien.

— Et tu es un écolier ne connaissant qu’une ville et une forêt.

— Je n’ai guère eu l’occasion de voyager, dit-il.

— Nous verrons, répondit-elle. Alors, que veux-tu faire, aujourd’hui ?

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Tu n’as pas besoin de mon nom, dit-elle.

— Comment vais-je t’appeler ?

— Je serai ici chaque fois que tu auras besoin de moi.

— Mais je veux savoir, insista-t-il.

Elle se toucha l’oreille.

— Quand tu m’aimeras assez pour m’emmener partout où tu iras, je te dirai mon nom.

Répondant à une impulsion, il lui confia ce qu’il n’avait dit à personne :

— Je veux quitter cet endroit, dit Miro. Peux-tu me conduire loin de Lusitania ?

Aussitôt, elle devint coquette et moqueuse :

— Et nous venons tout juste de nous rencontrer ! Vraiment, monsieur Ribeira, vous vous méprenez sur moi.

— Peut-être quand nous nous connaîtrons, dit Miro en riant.

Elle effectua une transition subtile, merveilleuse, et la femme de l’écran devint un félin souple, sensuellement allongé sur une branche. Lequel ronronna, tendit un membre, se gratta.

— Je peux te casser la nuque d’un seul coup de patte, souffla-t-elle. (Le ton de sa voix suggérait la séduction ; les griffes évoquaient le meurtre.) Quand nous serons seuls, je pourrais t’égorger d’un seul baiser.

Il rit. Puis il se rendit compte que, pendant toute cette conversation, il avait oublié sa voix traînante. Elle comprenait tous les mots. Elle ne disait jamais : « Comment ? Je n’ai pas compris », ne recourait jamais aux expressions polies et exaspérantes que les autres employaient. Elle le comprenait sans faire le moindre effort.

— Je veux tout comprendre, dit Miro. Je veux tout savoir et l’analyser pour voir ce que cela signifie.

— Excellent projet, apprécia-t-elle. Cela sera du meilleur effet dans ton curriculum.


Ender constata qu’Olhado conduisait beaucoup mieux que lui. Sa perception des distances était meilleure et, lorsqu’il branchait son œil directement sur l’ordinateur de bord, les problèmes de navigation se résolvaient pratiquement d’eux-mêmes. Ender pouvait se consacrer entièrement à l’observation.

Le paysage parut tout d’abord monotone, lorsqu’ils commencèrent les vols d’exploration. Prairies interminables, énormes troupeaux de cabras, rares forêts au loin – ils n’en approchèrent jamais, naturellement, du fait qu’ils ne voulaient pas attirer l’attention des piggies qui y vivaient. En outre, ils cherchaient une patrie à l’intention de la reine et il ne fallait pas qu’elle se trouve à proximité d’une tribu.

Ce jour-là, ils allèrent vers l’ouest, de l’autre côté de la Forêt de Rooter, et suivirent un petit fleuve jusqu’à son estuaire. Ils s’arrêtèrent sur la plage, où les vagues venaient doucement mourir. Ender goûta l’eau. Salée. La mer.

Olhado demanda à l’ordinateur de bord d’afficher la carte de cette région de Lusitania, se faisant indiquer l’endroit où ils se trouvaient, la Forêt de Rooter et les autres colonies piggies des environs. C’était un bon endroit et, dans les profondeurs de son esprit, Ender sentit l’approbation de la reine. Près de la mer ; de l’eau à volonté, du soleil.

Ils remontèrent le fleuve sur quelques centaines de mètres, jusqu’à un endroit où la rive droite formait une falaise.

— Pouvons-nous nous arrêter ? demanda Ender.

Olhado trouva un endroit, à une cinquantaine de mètres du sommet de la colline. Ils revinrent en suivant le fleuve, où les roseaux cédaient la place au grama. Tous les cours d’eau de Lusitania avaient la même apparence, naturellement. Ela avait aisément mis en évidence les structures génétiques, lorsqu’elle avait pu disposer des archives de Novinha et obtenu la permission de travailler sur le sujet. Les roseaux se coreproduisaient avec les mouches. Le grama s’accouplait avec les serpents d’eau. Et le capim frottait ses épis riches en pollen contre le ventre des cabras fertiles afin de produire la génération suivante d’animaux producteurs d’engrais. Parmi les racines et les tiges de capim, on trouvait les tropeças, ces longues lianes dont Ela démontra qu’elles avaient les mêmes gènes que le xingadora, oiseau qui nichait parmi les Elantes vivantes. On retrouvait ce type de paires dans la forêt : les macios qui éclosaient dans les graines de merdona et donnaient naissance à des graines. Les puladores, de petits insectes, qui s’accouplaient avec les feuilles des buissons. Et, surtout, les piggies et les arbres, tous les deux au sommet de la pyramide, plantes et animaux s’unissant en une longue chaîne de vie.

Telle était la liste, la liste complète, des animaux et des plantes de la surface de Lusitania. Dans l’eau, il y en avait beaucoup, beaucoup d’autres. Mais la Descolada avait rendu Lusitania monotone.

Pourtant, cette monotonie elle-même recelait une étrange beauté. La géographie était aussi variée que sur les autres planètes – rivières, collines, montagnes, déserts, océans, îles. Le tapis de capim et les taches des forêts devenaient la musique de fond de la symphonie des paysages. Les yeux devenaient sensibles aux ondulations, ruptures, falaises, ravins et, surtout, au scintillement de l’eau sous le soleil. Lusitania, comme Trondheim, comptait parmi les rares planètes dominées par un motif unique au lieu de présenter toute la symphonie des possibilités. Dans le cas de Trondheim, toutefois, c’était parce que la planète se trouvait à la limite de l’habitabilité, son climat parvenant tout juste à entretenir la vie. Le climat et l’humus de Lusitania paraissaient faits pour la charrue du laboureur, le pic du terrassier, la truelle du maçon. Donnez-moi la vie, semblaient-ils dire.

Ender ne comprenait pas qu’il aimait cet endroit parce qu’il était aussi dépouillé et stérile que sa vie, marquée et déformée dans son enfance par des événements aussi terrifiants, sur une échelle moindre, que ceux que la Descolada avait imposés à cette planète. Pourtant, elle s’était développée, avait exploité les rares moyens de survivre et de poursuivre sa croissance. Du défi de la Descolada étaient nées les trois vies des Petits. De l’Ecole de Guerre, des années d’isolement, était sorti Ender Wiggin. Il convenait à cet endroit comme s’il avait été conçu pour lui. Le jeune garçon qui marchait à ses côtés dans le grama lui faisait l’effet d’être véritablement son fils, comme s’il le connaissait depuis la petite enfance. Je sais ce que l’on ressent, Olhado, quand il y a une paroi métallique entre soi et le monde. Mais ici, j’ai abattu la paroi et la chair touche la terre, boit l’eau, réconforte, prend de l’amour.

La rive du fleuve s’élevait en terrasses, à une douzaine de mètres de la crête. L’humus était humide, de sorte qu’il était aisé de creuser dedans. La reine était une fouisseuse ; Ender ressentit le désir de creuser, si bien qu’il creusa, et Olhado aussi. La terre céda facilement, pourtant le toit de leur petite caverne resta solide.

‹ Oui. Ici ›

C’est ainsi que la décision fut prise.

— Ici, alors, dit Ender à voix haute.

Olhado sourit. Mais c’était en fait à Jane qu’il s’adressait, et ce fut sa réponse qu’il entendit :

— Novinha pense qu’ils ont trouvé. Tous les tests se sont révélés négatifs… La Descolada reste inactive lorsque le nouveau Colador est présent dans les cellules données des doryphores. Selon Ela, on peut adapter les pâquerettes sur lesquelles elle travaille afin qu’elles produisent naturellement le Colador. Si cela fonctionne, il suffira de planter les graines çà et là, si bien que les doryphores n’auront qu’à manger les pâquerettes pour combattre victorieusement la Descolada.

Le ton de sa voix était vif, mais il s’agissait exclusivement de travail, pas de plaisanterie. Pas la moindre plaisanterie.

— Bien, répondit Ender.

Il éprouva un douloureux sentiment de jalousie… Jane parlait sans doute beaucoup plus librement à Miro, le taquinant, restant continuellement avec lui, comme elle le faisait naguère avec Ender.

Mais il était facile de chasser ce sentiment de jalousie. Il tendit la main et la posa sur l’épaule d’Olhado ; il serra un instant le jeune garçon contre lui, puis ils regagnèrent ensemble le véhicule. Olhado indiqua l’endroit sur la carte, puis l’enregistra. Il rit et plaisanta pendant tout le chemin du retour, et Ender rit avec lui. Ce n’était pas Jane. Mais c’était Olhado, Ender l’aimait, Olhado avait besoin d’Ender, et c’était ce dont Ender avait essentiellement besoin. C’était le désir qui l’avait rongé pendant toutes ces années passées en compagnie de Valentine, qui l’avait poussé de planète en planète. Cet enfant aux yeux métalliques. Son petit frère, Grego, intelligent et terriblement destructeur. L’intuition pénétrante de Quara, son innocence ; l’impassibilité de Quim, sa foi, son ascétisme ; la solidité d’Ela, semblable à un rocher mais sachant quand il fallait agir ; et Miro…

Miro. Je ne peux pas consoler Miro, pas sur cette planète, pas en ce moment. On lui a pris la tâche de sa vie, son corps, ses espoirs d’avenir, et ce que je pourrais dire ou faire ne lui rendra pas ce qu’il a perdu. Il vit dans la douleur, la femme de sa vie étant devenue sa sœur, son projet de vivre parmi les piggies se révélant irréalisable puisqu’ils recherchent la compagnie et la fréquentation d’autres êtres humains.

— Miro a besoin… dit Ender à voix basse.

— Miro a besoin de quitter Lusitania, dit Olhado.

— Mmm, fit Ender.

— Vous avez un vaisseau interstellaire, n’est-ce pas ? reprit Olhado. Je me souviens d’une histoire que j’ai lue, un jour. Ou bien c’était un film. À propos d’un héros de la guerre contre les doryphores, Mazer Rackham. Il a sauvé la Terre, mais on savait qu’il serait mort bien avant la bataille suivante. Alors on l’a envoyé dans l’espace à une vitesse relativiste, un simple aller-retour. Cent ans s’étaient écoulés sur la Terre, mais seulement deux pour lui.

— Tu crois que Miro a besoin d’une solution aussi radicale ?

— Une bataille se prépare. Il y a des décisions à prendre. Miro est la personne la plus intelligente de Lusitania, et la meilleure. Il ne se met pas en colère, vous savez. Même dans les moments les plus difficiles avec papa. Marcão. Désolé, je le considère toujours comme son père.

— C’est très bien. Sur de nombreux plans, il l’était.

— Miro réfléchissait, décidait de la solution, et c’était toujours la meilleure. Maman comptait sur lui pour cela. C’est ce que je pense : nous aurons besoin de Miro quand le Congrès Stellaire enverra sa flotte contre nous. Il étudiera les informations, tout ce que nous aurons appris pendant son absence, il l’analysera et nous dira quoi faire.

Ender ne put pas s’empêcher de rire.

— Alors, c’est une idée idiote, conclut Olhado.

— Je ne connais pas de regard plus pénétrant que le tien, dit Ender. Je dois réfléchir, mais tu pourrais bien avoir raison.

Ils continuèrent leur chemin en silence pendant quelques instants.

— Ce n’étaient que des mots, reprit Olhado. Quand j’ai parlé de Miro, c’est une idée qui m’a traversé la tête, le fait de le relier à cette vieille histoire. D’ailleurs, l’histoire n’est probablement pas vraie.

— Elle est vraie, dit Ender.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai connu Mazer Rackham.

Olhado siffla.

— Vous êtes vieux ! Vous êtes plus vieux que les arbres.

— Je suis plus vieux que les colonies humaines. Malheureusement, cela ne me rend pas sage.

— Alors vous êtes réellement Ender ? L’Ender ? C’est pour cette raison que c’est mon mot clé.

— C’est drôle. Avant votre arrivée, l’évêque a tenté de nous faire croire que vous étiez Satan. Dans notre famille, seul Quim l’a pris au sérieux. Mais si l’évêque nous avait dit que vous étiez Ender, nous vous aurions lapidé sur la praça le jour de votre arrivée.

— Pourquoi ne le faites-vous pas maintenant ?

— Maintenant, nous vous connaissons. C’est toute la différence, n’est-ce pas ? Quim lui-même ne vous hait plus. Quand on connaît vraiment les gens, on ne peut pas les haïr.

— À moins qu’on ne puisse les connaître vraiment que lorsqu’on a cessé de les haïr.

— Est-ce un paradoxe circulaire ? Selon Dom Cristão, pratiquement toutes les vérités ne peuvent être exprimées que par des paradoxes circulaires.

— Je ne crois pas que cela soit lié à la vérité, Olhado. C’est une simple question de cause et d’effet. Nous ne parvenons jamais à les distinguer. La science refuse de reconnaître toutes les causes, sauf la première – fais tomber un domino, son voisin tombe également. Mais lorsqu’il s’agit d’êtres humains, le seul type de cause qui compte est la cause ultime, l’objectif. Ce qu’il y a dans l’esprit des gens. Lorsque tu as compris ce que les gens veulent réellement, tu ne peux plus les haïr. Il est possible qu’ils te fassent peur, mais tu ne peux pas les haïr parce que tu peux toujours découvrir les mêmes désirs dans ton cœur.

— Maman n’aime pas que vous soyez Ender.

— Je sais.

— Mais elle vous aime tout de même.

— Je sais.

— Et Quim… C’est vraiment drôle mais, maintenant qu’il sait que vous êtes Ender, il vous aime davantage.

— Parce que c’est un croisé, et que ma mauvaise réputation vient du fait que j’ai gagné une croisade.

— Et moi, dit Olhado.

— Oui, toi, dit Ender.

— Dans toute l’histoire, personne n’a tué autant de gens que vous.

— Quoi que tu fasses, sois le meilleur, disait ma mère.

— Mais, lorsque vous avez Parlé pour papa, j’ai eu pitié de lui. Vous avez amené les gens à se pardonner et à s’aimer. Comment avez-vous fait pour tuer ces millions de gens, pendant le Xénocide ?

— Je croyais que c’était un jeu. Je ne savais pas que c’était la réalité. Mais ce n’est pas une excuse, Olhado. Si j’avais su que la bataille était réelle, j’aurais agi de la même façon. Nous pensions qu’ils voulaient nous tuer. Nous nous trompions, mais nous ne pouvions pas le savoir. (Ender secoua la tête.) Sauf que j’étais mieux informé. Je connaissais mon ennemi. C’est ainsi que j’ai vaincu la reine ; je la connaissais si bien que je l’aimais, ou bien je l’aimais tant que je la connaissais. Je ne voulais plus lutter contre elle. Je voulais abandonner. Je voulais rentrer chez moi. Alors j’ai fait exploser sa planète.

— Et, aujourd’hui, nous avons trouvé un endroit où elle pourra revivre. (Olhado était très grave.) Etes-vous sûr qu’elle ne va pas tenter de se venger ? Etes-vous sûr qu’elle ne va pas tenter de détruire l’humanité, à commencer par vous ?

— J’en suis sûr, répondit Ender, comme je suis sûr de tout.

— Pas absolument sûr, fit ressortir Olhado.

— Assez sûr pour la faire revivre, répondit Ender. Et c’est toujours là que s’arrêtent nos certitudes. Nous en sommes assez convaincus pour agir comme si c’était vrai. Quand nous sommes sûrs à ce point, nous parlons de savoir. Nous jouons notre vie sur ce savoir.

— Je suppose que c’est ce que vous faites. Vous jouez votre vie sur la conviction qu’elle est bien telle que vous croyez.

— Je suis plus arrogant que cela. Je joue légalement ta vie et celle de tous les autres, sans même leur demander leur avis.

— Bizarre, fit Olhado. Si je demandais à quelqu’un s’il confierait à Ender une décision risquant d’affecter l’avenir de l’humanité, il répondrait non, bien entendu. Mais si je demandais s’il serait prêt à faire confiance au Porte-Parole des Morts, il dirait oui. Et personne ne devinerait que ce n’est qu’une seule et même personne.

— Ouais, fit Ender. Bizarre.

Ils ne rirent ni l’un ni l’autre. Puis, après un long silence, Olhado reprit la parole. Ses pensées s’étaient tournées vers un sujet plus important :

— Je ne veux pas que Miro parte pour trente ans.

— Disons vingt ans.

— Dans vingt ans, j’aurais trente-deux ans. Mais il reviendra au même âge qu’aujourd’hui. Vingt ans. Douze ans de moins que moi. À supposer qu’une fille accepte d’épouser un type aux yeux réfléchissants, je serai peut-être même marié, avec des enfants. Il ne me connaîtra plus. Je ne serai plus son petit frère. (Olhado avala péniblement sa salive.) Ce sera comme s’il mourait.

— Non, dit Ender. Ce sera comme son passage de la deuxième vie dans la troisième.

— Cela aussi, c’est comme la mort, fit ressortir Olhado.

— C’est également comme la naissance, remarqua Ender. Lorsque l’on renaît, il faut bien mourir de temps en temps.


Valentine appela le lendemain. Les doigts d’Ender tremblaient lorsqu’il introduisit les instructions dans l’ordinateur. Mais ce n’était pas seulement un message. C’était un appel, une liaison vocale par ansible. Incroyablement onéreux. Mais ce n’était pas le problème. Il était un fait que les liaisons par ansible avec les Cent Planètes étaient théoriquement coupées ; si Jane avait permis à cet appel de passer, cela signifiait qu’il était urgent. Ender imagina immédiatement que Valentine était en danger. Que le Congrès Stellaire avait dû décider qu’Ender était impliqué dans la rébellion, et découvrir les liens qui l’unissaient à lui.

Elle était plus âgée. L’hologramme de son visage avait de nombreuses rides dues au vent de nombreuses journées passées sur les îles, les glaces flottantes et les bateaux de Trondheim. Mais son sourire n’avait pas changé et la même lueur dansait dans ses yeux. Ender, tout d’abord, fut réduit au silence par les transformations que les années avaient imposées à sa sœur ; de son côté, elle fut réduite au silence par le fait qu’Ender paraissait inchangé, vision sortie de son passé.

— Ah, Ender, soupira-t-elle, ai-je jamais été aussi jeune ?

— Et vais-je vieillir aussi magnifiquement ?

Elle rit. Puis elle pleura. Pas lui ; comment cela était-il possible ? Elle lui manquait depuis deux mois ; il lui manquait depuis vingt-deux ans.

— Je suppose, dit-il, que tu as entendu parler du différend qui nous oppose au Congrès.

— J’imagine que tu en étais au centre.

— En fait, la situation s’est imposée à moi, dit Ender. Mais je suis heureux de m’être trouvé là. Je vais rester.

Elle hocha la tête, séchant ses yeux.

— Oui. C’est bien ce que je pensais. Mais il fallait que j’appelle pour en être certaine. Je ne voulais pas consacrer deux décennies à te rejoindre pour constater à mon arrivée que tu étais parti.

— Me rejoindre ? dit-il.

— Votre révolution m’a enthousiasmée, Ender. Après avoir passé vingt-deux ans à élever une famille, enseigner, aimer mon mari, vivre en paix avec moi-même, j’ai cru que je ne ressusciterais jamais Démosthène. Mais le récit de contacts illégaux avec les piggies est arrivé, suivi presque aussitôt par la nouvelle de la révolte de Lusitania et, soudain, les gens disaient les choses les plus ridicules, si bien que j’ai vu renaître la haine d’autrefois. Te souviens-tu des vidéos des doryphores ? Comme elles étaient terrifiantes et horribles ? Soudain, nous avons vu des vidéos des corps découverts, des xénologues, j’ai oublié leurs noms, mais des images horribles, partout, pour attiser l’esprit guerrier. Puis des récits concernant la Descolada, selon lesquels si un Lusitanien se rendait sur une autre planète, il détruirait tout – l’épidémie la plus hideuse qu’il soit possible d’imaginer…

— C’est vrai, dit Ender, mais nous travaillons là-dessus. Nous tentons de trouver le moyen d’empêcher la Descolada de se répandre lorsque nous irons sur d’autres planètes.

— Vrai ou pas, Ender, cela conduit à la guerre. Je me souviens de la guerre – personne d’autre ne s’en souvient. Alors j’ai exhumé Démosthène. Par hasard, je suis tombée sur des mémos et des rapports. Leur flotte dispose du Petit Docteur, Ender. S’ils le décident, ils peuvent faire sauter Lusitania. Exactement comme…

— Exactement comme j’ai fait. Justice immanente, à ton avis, si je dois finir de la même façon… Celui qui vit par l’épée…

— Ne plaisante pas avec moi, Ender ! Je suis une mère de famille d’âge mûr, désormais, et ce genre d’idioties m’agace. Du moins pour le moment. J’ai rédigé quelques vérités très laides sur les projets du Congrès Stellaire, et je les ai publiées sous le nom de Démosthène. Ils me recherchent. Ils appellent cela trahison.

— Alors tu viens ici ?

— Pas seulement moi. Jakt confie la flotte à ses frères et sœurs. Nous avons déjà acheté un vaisseau. Apparemment, il y a un mouvement de résistance qui nous vient en aide… Une certaine Jane a embrouillé les ordinateurs afin qu’ils perdent notre trace.

— Je connais Jane, » dit Ender.

— Ainsi, vous avez vraiment une organisation ! Je n’en suis pas revenue quand j’ai appris que je pouvais t’appeler. Théoriquement, votre liaison par ansible était coupée.

— Nous avons des amis puissants.

— Ender, nous partons aujourd’hui, Jakt et moi. Nous emmenons nos trois enfants.

— La première…

— Oui, Syfte, celle qui me faisait grossir quand tu es parti ; elle a presque vingt-deux ans. Une très jolie jeune fille. Et une bonne amie, la tutrice des enfants, qui s’appelle Plikt.

— Une de mes étudiantes s’appelait ainsi, dit Ender, pensant à la conversation qu’ils avaient eue deux mois plus tôt.

— Oh, oui, eh bien c’était il y a vingt-deux ans, Ender. Et nous emmenons plusieurs compagnons de Jakt avec leurs familles. Un genre d’arche. Il n’y a pas d’urgence… Tu as vingt-deux ans pour préparer mon arrivée. Davantage, en fait, plutôt trente ans. Nous allons diviser le trajet en plusieurs étapes, les premières dans la mauvaise direction, afin que personne ne puisse deviner que nous allons sur Lusitania.

Ici. Dans trente ans. Je serai plus âgé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais moi aussi j’aurai une famille. Les enfants de Novinha et les miens, si nous en avons, tous grands, comme les siens.

Puis, pensant à Novinha, il se souvint de Miro, de ce qu’Olhado avait suggéré quelques jours auparavant, lorsqu’ils avaient trouvé l’endroit convenant à la reine.

— Serais-tu fâchée, s’enquit Ender, si j’envoyais quelqu’un à votre rencontre ?

— À notre rencontre ? Dans l’espace ? Non, n’envoie personne, Ender, c’est un trop grand sacrifice – faire tout ce chemin alors que les ordinateurs peuvent parfaitement nous guider…

— Ce n’est pas vraiment pour toi, bien que je tienne à ce que tu le rencontres. C’est un xénologue. Il a été grièvement blessé dans un accident. Cerveau endommagé ; comme s’il avait eu une attaque. Il est… C’est la personne la plus intelligente de Lusitania, selon quelqu’un dont j’apprécie le jugement, mais il a perdu tout contact avec l’existence que nous menons ici. Néanmoins, nous aurons besoin de lui plus tard. Quand tu arriveras. C’est un homme très bien, Val. Il rendra la dernière partie de votre voyage très didactique.

— Ton amie peut-elle nous communiquer les coordonnées d’un tel rendez-vous ? Nous sommes des navigateurs, mais seulement sur mer.

— Jane introduira les coordonnées modifiées dans l’ordinateur de votre vaisseau lors de votre départ.

— Ender… Pour toi, cela sera trente ans, mais pour moi, je te verrai dans quelques semaines.

Elle se mit à pleurer.

— J’accompagnerai peut-être Miro à ta rencontre.

— Non ! s’écria-t-elle. Je veux que tu sois aussi âgé et grincheux que possible quand j’arriverai. Je ne pourrais pas supporter le jeune homme fringant que je vois sur mon terminal !

— J’ai trente-cinq ans.

— Tu seras là à mon arrivée, exigea-t-elle.

— Oui, répondit-il. Et Miro, le jeune homme que je t’envoie, considère-le comme mon fils.

Elle acquiesça avec gravité.

— Cette époque est pleine de dangers, Ender. Je regrette que Peter ne soit plus là.

— Pas moi. S’il dirigeait notre petite rébellion, il finirait Hégémon des Cent Planètes. Nous voulons seulement qu’elles nous laissent tranquilles.

— Il est peut-être impossible d’obtenir l’un sans l’autre, dit Val. Mais nous pourrons nous disputer plus tard. Au revoir, petit frère chéri.

Il ne répondit pas. Il se contenta de la regarder jusqu’au moment où elle eut un sourire sans joie et coupa la communication.


Ender n’eut pas besoin de demander à Miro de partir ; Jane lui avait déjà tout dit.

— Votre sœur est Démosthène ? demanda Miro.

Ender était à présent habitué à sa voix traînante. Ou bien sa façon de parler s’améliorait. De toute façon, il n’était pas difficile de le comprendre.

— Nous étions une famille douée, dit Ender. J’espère qu’elle te plaira.

— J’espère que je lui plairai.

Miro sourit, mais il paraissait effrayé.

— Je lui ai demandé, indiqua Ender, de te considérer comme mon fils.

Miro hocha la tête.

— Je sais, dit-il. (Puis, presque sur un ton de défi :) Elle m’a montré votre conversation.

Ender sentit son corps se glacer.

La voix de Jane murmura à son oreille :

— J’aurais dû t’en parler, dit-elle. Mais tu sais que tu aurais dit oui.

Ce n’était pas l’intrusion dans son intimité qui gênait Ender. C’était le fait que Jane soit si proche de Miro. Tu dois t’y faire, se dit-il. Pour le moment, c’est à travers lui qu’elle regarde.

— Tu vas me manquer, dit Ender.

— Je manque déjà à ceux à qui je vais manquer, fit ressortir Miro, parce qu’ils me considèrent déjà comme mort.

— Nous avons besoin de toi vivant, répliqua Ender.

— Quand je reviendrai, j’aurai toujours dix-neuf ans. Et le cerveau endommagé.

— Tu seras toujours Miro, intelligent, digne de confiance et aimé. Tu es à l’origine de cette rébellion, Miro. C’est pour toi que la clôture est tombée. Pas pour une grande cause, mais pour toi. Ne nous laisse pas tomber.

Miro sourit, mais Ender n’aurait su dire si ses lèvres étaient relevées, d’un côté, à cause de la paralysie, ou parce que son sourire était amer, empoisonné.

— Dites-moi une chose, demanda Miro.

— Si je ne le fais pas, dit Ender, elle le fera.

— Ce n’est pas difficile. Je voudrais seulement savoir pourquoi Pipo et Libo sont morts. Pour quelle raison les piggies les honoraient.

Ender comprit la question dans un sens qui échappait à Miro. Il comprit pourquoi cette question avait une telle importance pour le jeune homme. Miro avait appris qu’il était en réalité le fils de Libo quelques heures avant de franchir la clôture et de compromettre définitivement son avenir. Pipo, puis Libo, puis Miro ; le père, le fils, le petit-fils : les trois xénologues qui avaient renoncé à leur avenir pour la cause des piggies. Miro espérait, en comprenant pourquoi ses prédécesseurs étaient morts, donner un sens véritable à son sacrifice.

Le problème était que la vérité risquait de donner à Miro l’impression que les sacrifices n’avaient aucun sens. De sorte qu’Ender répondit par une question :

— Ne sais-tu pas déjà pourquoi ?

Miro parla lentement, soigneusement, afin qu’Ender comprenne bien ce qu’il disait :

— Je sais que les piggies croyaient leur accorder un grand honneur. Je sais que Mandachuva et Mange-Feuille auraient pu mourir à leur place. Dans le cas de Libo, je connais même l’occasion. J’étais présent lors de la première récolte d’amarante et il y avait beaucoup à manger. Ils le récompensaient pour cela. Mais pourquoi pas avant ? Pourquoi pas quand nous leur avons appris à utiliser la racine de merdona ? Pourquoi pas quand nous leur avons appris à fabriquer des pots, ou à tirer des flèches ?

— La vérité ? demanda Ender.

Le ton d’Ender indiquait à Miro que la vérité ne serait pas facile à entendre.

— Oui, dit-il.

— Pipo et Libo ne méritaient pas réellement cet honneur. Ce n’était pas l’amarante que les épouses récompensaient. C’était le fait que Mange-Feuille les avait convaincues de faire naître toute une génération de Petits, en dépit du fait qu’il n’y aurait pas assez à manger pour tous, lorsqu’ils sortiraient de l’arbre-mère. C’était un risque énorme et, s’il s’était trompé, toute une génération de jeunes piggies serait morte. Libo a apporté la récolte, mais c’est Mange-Feuille qui, dans un sens, a fait augmenter la population de telle sorte que la céréale était nécessaire.

Miro hocha la tête.

— Pipo ?

— Pipo a parlé de sa découverte aux piggies. À savoir que la Descolada, qui tuait les êtres humains, faisait partie de leur physiologie normale. Que leurs corps pouvaient supporter des transformations qui nous tuaient. Mandachuva a dit aux épouses que cela signifiait que les humains n’étaient pas des dieux tout-puissants. Que, dans un sens, ils étaient même plus faibles que les Petits. Que ce qui rendait les humains plus puissants n’était pas un élément intrinsèque – notre taille, notre cerveau, notre langue –, mais un accident qui nous avait donné plusieurs milliers d’années d’avance sur eux. S’ils pouvaient acquérir le savoir, les humains n’auraient plus de pouvoir sur eux. La découverte de Mandachuva, selon laquelle les piggies étaient potentiellement les égaux des humains… C’est ce qui a été récompensé, pas les informations de Pipo qui ont entraîné cette découverte.

— Alors tous les deux…

— Les piggies ne voulaient tuer ni Pipo ni Libo. Dans les deux cas, la réussite capitale revenait à un piggy. Pipo et Libo sont morts uniquement parce qu’ils ne pouvaient se résoudre à tuer un ami.

Miro dut voir la douleur sur le visage d’Ender, bien qu’il fît de son mieux pour la cacher. Parce que ce fut à l’amertume d’Ender qu’il répondit.

— Vous, dit Miro, vous pouvez tuer n’importe qui.

— Chez moi, c’est congénital.

— Vous avez tué Humain parce que vous saviez qu’il aurait une vie nouvelle et meilleure, dit Miro.

— Oui.

— Et moi, dit Miro.

— Oui, dit Ender. T’envoyer au loin revient presque à te tuer.

— Mais je vivrai une existence nouvelle et meilleure ?

— Je ne sais pas. De toute façon, tu te déplaces mieux qu’un arbre.

— Alors, j’ai un avantage sur Humain, pas vrai – au moins, je peux changer d’endroit. Et on n’est pas obligé de me donner des coups de bâton pour me faire parler. (Puis l’expression de Miro redevint amère.) Bien entendu, à présent, il peut avoir mille enfants.

— N’espère pas rester célibataire toute ta vie, dit Ender. Tu risques d’être déçu.

— Je l’espère, affirma Miro. (Puis, après un silence, il reprit :) Porte-Parole ?

— Appelle-moi Ender.

— Ender, Pipo et Libo sont-ils morts pour rien ? Ender comprit la véritable question : Est-ce que je supporte cela pour rien ?

— Il y a de plus mauvaises raisons de mourir, dit Ender, que celle qui consiste à accepter la mort pour ne pas tuer.

— Que peut devenir une personne, demanda Miro, qui ne peut pas tuer, ne peut pas mourir et ne peut pas vivre ?

— Ne t’illusionne pas, le reprit Ender, un jour, tu feras les trois.

Miro partit le lendemain matin. Il y eut des larmes d’adieu. Pendant les semaines qui suivirent, Novinha rentra le moins souvent possible à la maison, parce que l’absence de Miro lui était trop douloureuse. Bien qu’elle eût été sincèrement d’accord avec Ender sur le bien-fondé du départ de Miro, perdre son fils lui était insupportable. Cela amena Ender à se demander si ses parents avaient éprouvé une telle douleur, lorsqu’il leur avait été enlevé. Il estimait que non. Et ils n’avaient pas espéré son retour. Il aimait déjà les enfants d’un autre plus profondément que ses propres parents ne l’avaient aimé. Eh bien, il était bien vengé de leur négligence. Il leur montrerait, trois mille ans plus tard, comment un père doit se comporter.

L’Evêque Peregrino les maria dans son bureau. D’après les calculs de Novinha, elle était assez jeune pour avoir encore six enfants, s’ils se dépêchaient. Ils se mirent énergiquement à la tâche.


Avant le mariage, il y eut des bans de deux jours. Un jour d’été, Ela, Ouanda et Novinha lui apportèrent le résultat de leurs recherches et théories : aussi complètement que possible, le cycle vital et les structures sociales des piggies, mâles et femelles, ainsi qu’une reconstitution vraisemblable de leurs structures vitales avant que la Descolada ne lie leur destin aux arbres qui, jusque-là, n’avaient été que leur habitat. Ender s’était fait une opinion sur la nature des piggies, et surtout sur celle d’Humain avant son passage dans la vie de la lumière.

Il vécut avec les piggies pendant une semaine, pour rédiger La Vie d’Humain. Mandachuva et Mange-Feuille la lurent soigneusement, discutèrent avec lui ; il révisa et transforma ; finalement, ce fut prêt. Ce jour-là, il invita tous ceux qui travaillaient avec les piggies – les Ribeira, Ouanda et ses sœurs, les nombreux ouvriers qui avaient apporté les miracles technologiques aux piggies, les moines des Enfants de l’Esprit, l’Evêque Peregrino, Bosquinha – et leur lut le livre. Il n’était pas long – moins d’une heure de lecture. Ils s’étaient rassemblés au flanc de la colline, près du petit arbre d’Humain, qui faisait à présent presque trois mètres de haut, l’ombre de Rooter les protégeant contre le soleil de l’après-midi.

— Porte-Parole, dit l’évêque, vous m’avez presque convaincu de devenir humaniste.

Les autres, moins accoutumés à l’éloquence, ne trouvèrent rien à dire, ni ce jour-là ni plus tard. Mais ils comprirent alors qui étaient les piggies, tout comme les lecteurs de La Reine avaient compris les doryphores, et les lecteurs de L’Hégémon avaient compris l’humanité et sa quête inlassable de la grandeur dans une jungle d’opposition et de méfiance.

— C’est pour cela que je t’ai appelé, dit Novinha. J’ai rêvé autrefois d’écrire ce livre. Mais il fallait que ce soit toi qui l’écrives.

— J’ai joué dans cette histoire un rôle plus important que celui que je prévoyais, souligna Ender. Mais tu as réalisé ton rêve, Ivanova. C’est ton travail qui est à l’origine de ce livre. Et c’est grâce à toi et aux enfants que j’ai pu l’écrire.

Il le signa, comme il avait signé les précédents : Porte-Parole des Morts.

Jane se chargea de la diffusion du livre et le transmit par ansible aux Cent Planètes. Elle y ajouta le texte du traité et les images d’Olhado relatives à sa signature et au passage d’Humain dans la lumière. Elle les plaça çà et là, dans une vingtaine d’endroits sur chacune des Cent Planètes, les donnant à des gens susceptibles de les lire et de les comprendre. Des exemplaires passèrent d’un ordinateur à l’autre ; lorsque le Congrès Stellaire apprit la nouvelle, il était trop répandu pour qu’il soit possible de l’interdire.

Ils tentèrent donc de le faire passer pour un faux. Les images étaient une simulation grossière. L’analyse textuelle révéla qu’il était impossible que le même auteur ait écrit les deux livres. Les enregistrements des utilisations de l’ansible révélèrent qu’il ne pouvait en aucun cas venir de Lusitania, qui ne disposait pas d’ansible. Certaines personnes le crurent. La majorité ne s’en soucia pas. Ceux qui prirent la peine de lire La Vie d’Humain n’eurent pas le cœur à ne pas considérer les piggies comme des ramen.

Quelques-uns acceptèrent les piggies, lurent l’accusation écrite par Démosthène quelques mois auparavant, et appelèrent la flotte, qui était déjà en route pour Lusitania, « le Second Xénocide ». C’était une expression horrible. Il n’y avait pas assez de prisons, sur les Cent Planètes, pour enfermer tous ceux qui l’utilisaient. Le Congrès Stellaire avait cru que la guerre commencerait lorsque les vaisseaux atteindraient Lusitania, quarante ans plus tard. Au lieu de cela, la guerre avait déjà commencé, et elle serait féroce. Ce que le Porte-Parole écrivait, beaucoup de gens le croyaient ; et beaucoup étaient prêts à considérer les piggies comme des ramen, et tous ceux qui voulaient leur mort comme des assassins.

Un jour d’automne, Ender prit le cocon soigneusement enveloppé puis, accompagné de Novinha, d’Olhado, de Quim et d’Ela, parcourut les kilomètres de capim qui les séparaient de la colline proche du fleuve. Les pâquerettes qu’ils avaient plantées étaient fleuries ; l’hiver, dans cette région, serait doux, et la reine serait à l’abri de la Descolada.

Ender porta prudemment la reine au bord du fleuve puis la posa dans le petit logement qu’Olhado et lui avaient préparé. Ils posèrent un cabra mort par terre, devant le logement.

Puis Olhado les ramena. Ender pleura à cause de l’extase immense, incontrôlable, que la reine avait placée dans son esprit, une joie trop intense pour un cœur humain. Novinha le serra contre elle, Quim pria à voix basse et Ela chanta une chanson rythmée que l’on entendait autrefois dans les montagnes de Minas Gérais, parmi les caiparas et les mineiros du Brésil. Ce fut un moment agréable, c’était un endroit agréable, et jamais Ender n’aurait rêvé connaître un jour cela, lorsqu’il était enfant, dans les couloirs nus de l’Ecole de Guerre, et se battait pour survivre.

— Je peux sans doute mourir, à présent, dit Ender. J’ai fait tout ce que j’avais à faire.

— Moi aussi, acquiesça Novinha. Mais je crois que cela signifie qu’il est temps de commencer à vivre.

Derrière eux, dans l’air humide de la petite caverne proche du fleuve, de puissantes mandibules déchirèrent le cocon puis un corps mou et squelettique se dégagea. Ses ailes s’étendirent progressivement et séchèrent au soleil ; la reine se traîna faiblement jusqu’au bord de l’eau, aspirant la force et l’humidité dans son corps desséché. Elle mordilla la viande du cabra. Les œufs qu’elle portait en elle, voulaient sortir ; elle pondit la première douzaine près du cadavre du cabra, puis mangea les pâquerettes les plus proches, tentant de percevoir la transformation qui s’opérait dans son corps tandis qu’elle revenait enfin à la vie.

Le soleil sur son dos, la brise contre ses ailes, l’eau fraîche sous ses pattes, les œufs mûrissant dans la chair du cabra : la vie, qu’elle attendait depuis si longtemps. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle acquit la certitude qu’elle ne serait pas la dernière de sa tribu, mais la première.


FIN
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