DÉCISION DU CONGRÈS 1970 :4 :14 :001 : La licence de la colonie de Lusitania est révoquée. Toutes les archives de la colonie devront être lues, indifféremment de leur statut sur le plan de la sécurité ; lorsque les archives seront copiées dans les mémoires électroniques des Cent Planètes, tous les dossiers concernant Lusitania, sauf ceux, qui ont directement trait aux conditions d’existence, seront rendus inaccessibles.
Le Gouverneur de Lusitania est nommé Délégué du Congrès et chargé d’appliquer, sans tenir compte des problèmes sociaux, les ordres de la Commission d’Evacuation de Lusitania, créée par Décision du Congrès.
Le vaisseau interstellaire actuellement en orbite autour de Lusitania appartenant à Andrew Wiggin (prof : Porte-Par/Morts, cit : Terre, rec : 001. 1998.44-94.10045) est réquisitionné par le Congrès conformément à la Loi de Dédommagement, DC 120 :1 :31 :0019. Ce vaisseau devra servir au transport immédiat des xénologues Marcão Vladimir « Miro » Ribeira von Hesse et Ouanda Qhenhatta Figueira Mucumbi sur la planète la plus proche, Trondheim, où ils seront jugés sous l’autorité du Congrès pour trahison, détournement, corruption, falsification, fraude et xénocide, conformément aux statuts du Code Stellaire et aux Décisions du Congrès.
DÉCISION DU CONGRÈS 1970 :4 :14 :0002 : La Commission de la Colonisation et de l’Exploration nommera pas moins de cinq personnes, et pas plus de quinze, au sein de la Commission d’Evacuation de Lusitania.
Cette commission sera chargée de l’acquisition et de l’envoi immédiats des vaisseaux nécessaires à l’évacuation complète de la population humaine de la colonie de Lusitania.
Elle préparera également, soumis à l’approbation du Congrès, des plans visant à la suppression complète de tous les indices de présence humaine sur Lusitania, y compris la suppression de toute flore ou faune indigène manifestant des modifications génétiques ou comportementales résultant de la présence humaine.
Elle évaluera également le degré d’application par Lusitania des Décisions du Congrès et proposera, à intervalles réguliers, des recommandations liées à la nécessité éventuelle de renforcer l’intervention – y compris le recours à la force –, afin d’imposer l’obéissance ; ou bien la possibilité de libérer les archives lusitaniennes, ou encore de tout autre avantage approprié, afin de récompenser la coopération de la population.
DÉCISION DU CONGRÈS 1970 : 4 :14 :0003 : Conformément aux termes des articles du Code Stellaire visant le secret, ces deux décisions, ainsi que toutes les informations les concernant, doivent rester strictement confidentielles jusqu’au moment où toutes les archives de Lusitania auront été lues et rendues inaccessibles et où tous les vaisseaux interstellaires nécessaires auront été réunis et pris en charge par les agents du Congrès.
Olhado ne savait que penser. Le Porte-Parole n’était-il pas adulte ? N’avait-il pas voyagé de planète en planète ? Cependant, il paraissait ignorer totalement le mode de fonctionnement d’un ordinateur, et il se montra plutôt susceptible lorsqu’Olhado l’interrogea.
— Olhado, dis-moi simplement quel programme je dois choisir.
— Je ne peux pas croire que vous ne savez pas. J’effectue des comparaisons de données depuis l’âge de neuf ans. Tout le monde apprend à le faire à cet âge.
— Olhado, il y a très longtemps que j’ai quitté l’école. Et, de toute façon, ce n’était pas une escola baixa normale.
— Mais tout le monde utilise continuellement ces programmes !
— Pas tout le monde, manifestement. Pas moi. Si je savais le faire, je n’aurais pas besoin de t’employer, n’est-ce pas ? Et comme je te paierai en fonds extérieurs à la planète, ton activité apportera une contribution substantielle à l’économie de Lusitania.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Moi non plus, Olhado. Mais, à propos, je ne suis pas certain de savoir comment faire pour te payer.
— Vous transférez simplement l’argent depuis votre compte.
— Comment fait-on ?
— Ce n’est pas possible, vous plaisantez !
Le Porte-Parole soupira, s’agenouilla devant Olhado, lui prit les mains et dit :
— Olhado, je t’en supplie, cesse de t’étonner et aide-moi ! Il y a des choses que je dois faire et je ne peux pas les faire sans l’aide de quelqu’un qui sait faire fonctionner les ordinateurs.
— Je volerais votre argent. Je ne suis qu’un enfant, j’ai douze ans. Quim serait beaucoup plus qualifié que moi. Il a quinze ans, il connaît pratiquement tout ce qu’il y a là-dedans. Et il est fort en maths.
— Mais Quim croit que je suis un infidèle et prie tous les jours pour demander ma mort.
— Non, c’était seulement quand il ne vous connaissait pas, et ne lui dites surtout pas que je vous ai montré.
— Comment transférer de l’argent ?
Olhado se tourna vers le terminal et appela la banque.
— Quel est votre vrai nom ? demanda-t-il.
— Andrew Wiggin.
Le Porte-Parole épela. Le nom paraissait stark d’origine – peut-être le Porte-Parole comptait-il parmi les heureux qui apprenaient le stark à la maison au lieu de l’ingurgiter de force à l’école.
— Bon, quel est votre mot clé ?
— Mot clé ?
Olhado posa le front sur le terminal, effaçant temporairement une partie de l’affichage.
— Je vous en prie, ne me dites pas que vous ignorez votre mot clé.
— Ecoute, Olhado, j’avais un programme très intelligent, qui m’aidait à faire tout ça. Il me suffisait de dire : « Achète ça », et le programme se chargeait des finances.
— C’est impossible. Il est illégal d’intégrer les systèmes publics dans un programme subordonné. C’est à cela que sert la chose que vous avez dans l’oreille ?
— Oui, et pour moi ce n’était pas illégal.
— Je n’ai plus d’yeux, Porte-Parole, mais au moins ce n’était pas ma faute. Vous, vous ne savez rien.
Olhado se rendit alors compte qu’il s’adressait au Porte-Parole avec la même brusquerie que s’il s’était agi d’un enfant de son âge.
— Je suppose que la politesse n’est enseignée qu’à partir de treize ans, releva le Porte-Parole.
Olhado lui adressa un bref regard. Il souriait. Son père se serait mis à hurler, puis serait probablement allé battre sa mère parce qu’elle n’enseignait pas la politesse à ses enfants. Mais Olhado n’aurait jamais dit cela à son père.
— Excusez-moi, se reprit Olhado. Mais je ne peux pas accéder à vos finances sans votre mot clé. Vous devez bien avoir une idée.
— Essaie mon nom.
Olhado essaya. Cela ne fonctionna pas.
— Essaie de taper : « Jane ».
— Rien.
Le Porte-Parole fit une grimace.
— Essaie : « Ender ».
— Ender ? Le Xénocide ?
— Ne pose pas de questions, essaie.
Cela fonctionna. Olhado ne comprit pas.
— Pourquoi avoir choisi un tel mot clé ? C’est comme choisir un gros mot, sauf que le système n’accepte pas les gros mots.
— J’ai un sens de l’humour absolument détestable répondit le Porte-Parole. Et celui de mon programme subordonné, comme tu dis, est encore pire.
Olhado rit.
— Bon ! Un programme avec le sens de l’humour !
Le relevé des fonds en liquide apparut sur l’écran.
Olhado n’avait jamais vu de nombre aussi énorme.
— O.K., il est bien possible que l’ordinateur puisse plaisanter.
— C’est la quantité d’argent que j’ai ?
— Il doit y avoir une erreur.
— Eh bien, j’ai beaucoup voyagé à la vitesse de la lumière. Mes investissements ont dû rapporter correctement pendant les trajets.
Les chiffres étaient réels. Olhado n’aurait jamais cru qu’il soit possible d’être aussi riche que l’était le Porte-Parole.
— Je vais vous dire, proposa Olhado, au lieu de me payer un salaire, si vous me donniez un pourcentage sur les intérêts de cette somme pendant le temps que je travaillerai pour vous ? Disons un millième d’un pour cent. Ainsi, en deux semaines, je pourrais acheter Lusitania et transporter tout l’humus sur une autre planète.
— Cela ne fait pas autant d’argent.
— Porte-Parole, le seul moyen de gagner autant d’argent avec des investissements, c’est d’avoir vécu mille ans.
— Hmm, fit le Porte-Parole.
Et, compte tenu de l’expression de son visage, Olhado se rendit compte que ce qu’il venait de dire était drôle.
— Avez-vous mille ans ? demanda-t-il.
— Le temps, répondit le Porte-Parole, est une chose terriblement instable et insubstantielle. (Après un bref silence, il reprit :) Vire sur ton compte ce que tu penses être une semaine de salaire honnête. Ensuite, commence la comparaison des archives de Pipo et Libo enregistrées dans les semaines précédant leur mort.
— Elles sont probablement protégées.
— Utilise mon mot clé. Il devrait nous permettre d’y accéder.
Olhado effectua les recherches. Le Porte-Parole ne le quittait pas des yeux. De temps en temps, il demandait à Olhado ce qu’il faisait. Grâce à ses questions, Olhado devina que le Porte-Parole connaissait beaucoup mieux les ordinateurs que lui. Il ignorait simplement les instructions spécifiques ; il était évident que, en regardant, le Porte-Parole comprenait beaucoup de choses. À la fin de la journée, quand les recherches n’eurent abouti à aucun résultat tangible, Olhado comprit en une minute pourquoi le Porte-Parole paraissait tellement satisfait du travail de la journée.
Vous ne cherchiez aucun résultat, se dit Olhado. Vous vouliez voir comment je faisais. Je sais ce que vous ferez, cette nuit, Andrew Wiggin, Porte-Parole des Morts. Vous ferez les recherches qui vous intéressent sur d’autres archives. Je n’ai pas d’yeux, c’est vrai, mais cela ne m’empêche pas de voir ce que vous tramez. Ce qui est stupide, c’est que vous en fassiez un secret, Porte-Parole. Vous ne savez donc pas que je suis dans votre camp ? Je ne dirai à personne que votre mot clé permet d’accéder aux archives privées. Même si vous pénétrez dans les archives du maire, ou celles de l’évêque. Inutile de me cacher des secrets. Vous n’êtes ici que depuis trois jours, mais je vous connais assez pour vous aimer et je vous aime assez pour faire tout ce que vous voulez, dans la mesure où cela ne nuit pas à ma famille. Et vous ne chercherez pas à nuire à ma famille.
Le lendemain matin, Novinha constata presque immédiatement que le Porte-Parole avait tenté de pénétrer dans ses archives. Il n’avait même pas pris la peine de cacher sa tentative et elle chercha immédiatement à savoir jusqu’où il était allé. Il avait effectivement réussi à forcer certaines archives, mais la plus importante, l’enregistrement des simulations que Pipo avait vues, était restée impénétrable. Elle fut surtout contrariée par le fait qu’il n’ait pas tenté de se cacher. Son nom était mentionné dans tous les répertoires d’accès, même ceux qu’un jeune écolier aurait aisément pu changer ou effacer.
Elle décida de ne pas laisser cela influencer son travail. Il s’impose chez moi, manœuvre mes enfants, espionne mes archives, tout ça comme s’il en avait le droit…
Et ainsi de suite, jusqu’au moment où elle constata que son travail n’avançait pas parce qu’elle pensait continuellement aux paroles au vitriol qu’elle lui adresserait lorsqu’elle le reverrait.
Ne pense plus à lui. Pense à autre chose.
Miro et Ela riant, avant-hier soir. Pense à cela. Naturellement, Miro était aussi morne que d’habitude le lendemain matin, et Ela, dont la bonne humeur dura un peu plus, fut bientôt aussi inquiète, affairée, sèche et indispensable que de coutume. Et Grego avait effectivement pleuré et embrassé l’homme mais, le lendemain matin, il s’était emparé des ciseaux et avait coupé ses draps en bandes minces et régulières puis, à l’école, il avait donné un violent coup de tête dans le bas-ventre de Frère Adornai, interrompant brusquement le cours, ce qui avait entraîné une conversation grave avec Dona Cristã. Voilà pour les pouvoirs curatifs du Porte-Parole. Il croit sans doute qu’il lui suffit d’entrer chez moi pour arranger tout ce que, selon lui, j’ai mal fait, mais il se rendra compte que certaines blessures ne se cicatrisent pas aussi facilement.
Sauf que Dona Cristã lui avait également dit que Quara avait parlé à sœur Bebei, en classe, devant tous les autres élèves, et pourquoi ? Pour dire qu’elle avait rencontré le terrifiant Falante pelos Mortos, qu’il s’appelait Andrew, et qu’il était aussi horrible que l’avait dit l’évêque Peregrino, et peut-être même plus, parce qu’il avait fait pleurer Grego à force de le torturer… Et, finalement, sœur Bebei s’était vue contrainte de demander à Quara de cesser de parler. Faire sortir Quara de son repli sur soi n’était pas sans risques.
Et Olhado, si timide, si indifférent, était à présent survolté, n’avait pas pu arrêter de parler du Porte-Parole, pendant le dîner, la veille : « Vous rendez-vous compte qu’il ne savait même pas transférer de l’argent ? Et vous ne devinerez jamais quel est son mot clé, tellement il est horrible – je croyais que les ordinateurs étaient censés refuser ce genre de mots… Non, je ne peux pas vous le dire, c’est un secret… En fait, je lui ai appris comment effectuer des recherches, mais je crois qu’il comprend les ordinateurs, il n’est pas idiot – il a dit qu’il avait un programme subordonné, c’est pour cela qu’il a une pierre précieuse à l’oreille… Il m’a dit que je pouvais prendre le salaire que je voulais, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à acheter, mais je peux économiser pour plus tard, quand je vivrai seul… Je crois qu’il est vraiment vieux. Je crois qu’il se souvient de choses très anciennes. Je crois que le stark est sa langue maternelle ; il n’y a pas beaucoup de gens, sur les Cent Planètes, qui l’apprennent naturellement ; croyez-vous qu’il puisse être né sur la Terre ? »
Jusqu’au moment où Quim, finalement, lui avait hurlé de ne plus parler de ce serviteur du démon, sinon il demanderait à l’évêque de procéder à un exorcisme parce que Olhado était manifestement possédé ; et, comme Olhado se contentait de ricaner en lui adressant un clin d’œil, Quim quitta la cuisine en coup de vent, puis la maison, et ne rentra qu’au milieu de la nuit.
Le Porte-Parole pourrait tout aussi bien habiter chez nous, parce qu’il influence ma famille même lorsqu’il n’est pas là et que, à présent, il fouille dans mes archives, ce que je n’accepterai pas. Sauf que, comme d’habitude, c’est ma faute, c’est moi qui l’ai appelé, c’est moi qui l’ai fait venir de l’endroit où il habitait. C’était Trondheim. Il dit qu’il y a laissé une sœur… C’est à cause de moi qu’il se trouve dans cette petite ville pitoyable des confins des Cent Planètes entourée d’une clôture qui n’empêche même pas les piggies de tuer tous les gens que j’aime…
Et, une fois de plus, elle pensa à Miro, qui ressemblait tellement à son vrai père qu’elle ne pouvait comprendre pourquoi on ne l’accusait pas d’adultère, l’imagina couché au flanc de la colline, comme l’était Pipo, imagina les piggies l’ouvrant avec leurs cruels poignards en bois. Cela arrivera. Quoi que je fasse, cela arrivera. Et, même si cela n’arrive pas, le jour, où il sera assez âgé pour épouser Ouanda, sera bientôt là, et je serai obligée de lui dire qui il est vraiment, pourquoi ils ne pourront jamais se marier, et il comprendra alors que je méritais effectivement toutes les tortures que Cão m’a infligées, qu’il me frappait avec la main de Dieu afin de me punir pour tous mes péchés. Même moi, se dit Novinha. Ce Porte-Parole m’a contrainte à penser à des choses que je parvenais à oublier pendant des semaines, parfois des mois. Depuis combien de temps n’ai-je pas consacré une matinée à réfléchir à mes enfants ? Et avec espoir, rien de moins. Quand me suis-je autorisée pour la dernière fois à penser à Pipo et à Libo ? Quand ai-je même remarqué pour la dernière fois que je croyais en Dieu, du moins au Dieu vengeur, impitoyable, de l’Ancien Testament, qui détruisait avec le sourire des villes qui ne lui adressaient pas leurs prières… Si le Christ a une valeur quelconque, j’en ignore tout.
Ainsi Novinha passa-t-elle la journée, sans travailler, ses pensées refusant toutefois de la conduire à une conclusion quelconque.
Au milieu de l’après-midi, Quim vint la voir.
— Excuse-moi de te déranger, maman.
— Cela ne fait rien, répondit-elle. De toute façon, je ne peux rien faire aujourd’hui.
— Je sais que tu acceptes qu’Olhado passe tout son temps avec ce salaud démoniaque ; mais j’ai cru devoir t’avertir que Quara est allée là-bas tout de suite après l’école. Chez lui.
— Oh ?
— À moins que tu n’acceptes aussi cela, maman ? Qu’as-tu l’intention de faire ? Changer les draps et le laisser prendre complètement la place de papa ?
Novinha se leva d’un bond et avança sur l’adolescent, animée d’une fureur glacée. Il recula devant elle.
— Excuse-moi, maman, j’étais dans une telle colère…
— Pendant toutes les années de mon mariage avec votre père, je ne l’ai pas autorisé une seule fois à lever la main sur mes enfants. Mais s’il était encore en vie, aujourd’hui, je lui demanderais de te fesser !
— Tu pourrais le lui demander, répliqua Quim sur un ton de défi, mais je le tuerais avant qu’il ait pu poser la main sur moi. Tu aimais peut-être les coups, mais je ne les accepterai jamais, de personne !
Elle ne prit pas de décision consciente ; sa main décrivit un arc de cercle et lui frappa le visage avant même qu’elle ait compris ce qui arrivait.
La gifle ne pouvait pas être très douloureuse. Mais il fondit immédiatement en larmes, tomba et resta assis par terre, tournant le dos à Novinha.
— Excuse-moi, excuse-moi, murmurait-il entre les sanglots.
Elle s’agenouilla derrière lui et, maladroitement, lui frotta les épaules. Elle se rendit compte que, la dernière fois qu’elle l’avait pris dans ses bras, il avait l’âge de Grego. Quand ai-je décidé d’être aussi froide ? Et pourquoi, le jour où je l’ai touché à nouveau, lui ai-je donné une gifle au lieu d’un baiser ?
— Ce qui se passe m’inquiète également, dit Novinha.
— Il détruit tout, insista Quim. Il est venu et tout se transforme.
— De toute façon, Estevão, la situation n’était pas tellement brillante et la transformation est peut-être un bien.
— Pas de cette façon. La confession, la pénitence et l’absolution, voilà la transformation dont nous avons besoin.
Ce n’était pas la première fois que Novinha enviait à Quim sa certitude que les prêtres étaient en mesure de laver des péchés. C’est parce que tu n’as jamais péché, mon petit, c’est parce que tu ignores tout de l’impossibilité de la pénitence.
— Il me semble que je dois avoir une conversation avec le Porte-Parole, dit Novinha.
— Et tu vas ramener Quara à la maison ?
— Je ne sais pas. Je suis bien obligée de constater qu’il est parvenu à la faire parler de nouveau. Et ce n’est pas comme si elle l’aimait. Elle dit continuellement du mal de lui.
— Dans ce cas, pourquoi est-elle allée chez lui ?
— Pour lui dire des méchancetés, je suppose. Tu dois reconnaître que cela est préférable à son silence.
— Le démon détourne l’attention en feignant de faire de bonnes actions, puis…
— Quim, ne me fais pas un cours de démonologie. Conduis-moi chez le Porte-Parole et je m’occuperai de lui.
Ils prirent le chemin longeant la courbe de la rivière. Les serpents d’eau muaient, de sorte que les lambeaux et fragments de peau pourrie rendaient le sol glissant. C’est la tâche que j’entreprendrai ensuite, se dit Novinha. Il faut que je trouve comment fonctionnent ces horribles petits monstres, afin de pouvoir peut-être les transformer en quelque chose d’utile. Ou, du moins, les empêcher de salir et d’empuantir les rives pendant six semaines par an. Le seul avantage paraissait être que les peaux semblaient fertiliser le sol ; l’herbe tendre des rives poussait en grosses touffes aux endroits où les serpents muaient. C’était la seule forme de vie originaire de Lusitania qui fût douce et agréable ; pendant tout l’été, les gens venaient au bord de la rivière et s’allongeaient sur les bandes étroites de gazon naturel qui serpentaient entre les roseaux et l’herbe rude de la prairie. Les peaux pourries, malgré les désagréments qu’elles procuraient, promettaient de bonnes choses pour l’avenir.
Les réflexions de Quim étaient apparemment analogues.
— Maman, pourrions-nous planter un peu de cette herbe près de notre maison, un jour ?
— C’est une des premières choses que tes grands-parents aient tentées, il y a de nombreuses années. Mais ils n’ont pas trouvé le moyen de le faire. Ces herbes produisent du pollen, mais pas de graines, et, lorsqu’ils ont tenté de les transplanter, elles ont vécu quelque temps, puis sont mortes et n’ont pas repoussé l’année suivante. Je suppose qu’elles doivent impérativement se trouver près de l’eau.
Quim grimaça et accéléra le pas, manifestement un peu fâché. Novinha soupira. Quim se sentait apparemment toujours visé lorsque l’univers ne fonctionnait pas conformément à ses désirs.
Ils arrivèrent chez le Porte-Parole quelques instants plus tard. Les enfants, naturellement, jouaient sur la praça. Ils haussèrent le ton pour couvrir le bruit.
— C’est ici, dit Quim. Je pense que tu devrais emmener Quara et Olhado.
— Merci de m’avoir conduite, répondit-elle.
— Je ne plaisante pas. C’est une grave confrontation entre le bien et le mal.
— Comme tout le reste, acquiesça Novinha. Le plus difficile, c’est de les distinguer. Non, non, Quim, je sais que tu pourrais m’expliquer cela en détail, mais…
— Ne sois pas condescendante, maman.
— Mais, Quim, cela semble naturel, compte tenu de ta condescendance vis-à-vis de moi.
La colère crispa son visage.
Elle tendit le bras et le toucha maladroitement, tendrement ; son épaule se crispa sous l’effet du contact, comme si sa main était une araignée venimeuse.
— Quim, reprit-elle, ne cherche plus à m’enseigner le bien et le mal. J’ai fait le voyage et toi, tu as seulement regardé la carte.
Il chassa sa main d’un haussement d’épaules puis s’éloigna à grands pas. Je regrette l’époque où nous restions parfois des semaines sans nous adresser la parole.
Elle frappa dans ses mains. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit. C’était Quara.
— Oi, Mãezinha, dit-elle, tambén veto jogar ?
Toi aussi, tu es venue jouer ?
Olhado et le Porte-Parole jouaient à la guerre interstellaire sur le terminal. Le Porte-Parole bénéficiait d’une machine dotée d’un champ holographique très étendu et précis, de sorte que les deux joueurs manœuvraient des escadrilles d’une douzaine de vaisseaux. C’était très complexe et ils ne levèrent pas la tête pour la saluer.
— Olhado m’a dit de me taire, sinon il m’arracherait la langue et me la ferait manger en sandwich, dit Quara. Alors tu ferais bien de ne rien dire avant la fin de la partie.
— Prenez la peine de vous asseoir, murmura le Porte-Parole.
— Vous êtes fichu, Porte-Parole ! annonça fièrement Olhado.
Plus de la moitié de la flotte du Porte-Parole disparut dans une succession d’explosions simulées. Novinha prit place sur un tabouret.
Quara s’assit par terre près d’elle.
— Je vous ai entendus parler, dehors, toi et Quim. Vous criiez, alors nous avons tout entendu.
Novinha se sentit rougir. Elle fut contrariée que le Porte-Parole ait pu l’entendre se quereller avec son fils. Cela ne le regardait pas. Ce qui se passait dans sa famille ne le regardait pas. Et elle n’approuvait absolument pas les jeux guerriers. De toute façon, ils étaient archaïques et démodés. Il n’y avait pas eu de batailles dans l’espace depuis des siècles, sauf si l’on comptait les escarmouches avec les contrebandiers. Milagre était une ville tellement paisible que l’arme la plus dangereuse était la matraque de l’officier de police. Olhado n’assisterait jamais à une bataille, et il était entièrement absorbé par un jeu guerrier. Peut-être l’évolution avait-elle inscrit cela dans la nature des mâles de l’espèce, le désir de faire voler les rivaux en éclats ou bien de les réduire en bouillie. Peut-être la violence dont il avait été témoin à la maison l’avait-il conduit à la rechercher dans ses jeux. Ma faute. Encore ma faute.
Soudain, Olhado poussa un cri de frustration tandis que sa flotte disparaissait dans une série d’explosions.
— Je n’ai rien vu ! Je ne peux pas y croire ! Je n’ai rien vu venir !
— Alors, ne le crie pas sur les toits, dit le Porte-Parole. Repasse la bataille, ainsi tu verras comment j’ai fait et tu pourras contrer la prochaine fois.
— Je croyais que les Porte-Parole étaient comme les prêtres. Comment se fait-il que vous soyez aussi fort en tactique ?
Le Porte-Parole adressa un sourire entendu à Novinha et répondit :
— Parfois, amener les gens à dire la vérité est un peu comme une bataille.
Olhado s’adressa au mur, les yeux fermés, repassant ce qu’il avait vu de la partie.
— Vous avez fouillé, accusa Novinha. Et vous n’avez pas été discret. Est-ce cela que les Porte-Parole des Morts considèrent comme de la « tactique » ? Est-ce cela ?
— Cela vous a fait venir jusqu’ici, n’est-ce pas ?
Le Porte-Parole sourit.
— Que cherchiez-vous dans mes archives ?
— Je suis venu Parler la mort de Pipo.
— Je ne l’ai pas tué. Mes dossiers ne vous regardent pas.
— Vous m’avez appelé.
— J’ai changé d’avis. Je regrette. De toute façon, cela ne vous donne pas le droit de…
Sa voix se fit soudain très douce et il s’agenouilla devant elle afin qu’elle puisse entendre ses paroles.
— Pipo a appris quelque chose grâce à vous et, quelle que soit la nature de cette information, elle explique pourquoi les piggies l’ont tué. Alors, vous avez isolé vos archives afin que personne ne puisse les consulter. Vous avez même refusé d’épouser Libo, afin qu’il ne puisse pas accéder à ce que Pipo savait. Vous avez altéré, déformé, votre vie et celle de tous les êtres que vos aimiez afin d’empêcher Libo, et maintenant Miro, de découvrir ce secret et de mourir.
Novinha se sentit soudain glacée, puis ses mains et ses pieds se mirent à trembler. Il n’était là que depuis trois jours et, déjà, il savait ce que seul Libo avait deviné.
— Ce sont des mensonges, dit-elle.
— Ecoutez-moi, Dona Ivanova. Cela n’a pas fonctionné. Libo est mort tout de même, n’est-ce pas ? Quel que soit votre secret, le fait que vous l’ayez gardé ne lui a pas sauvé la vie. Et cela ne sauvera pas davantage celle de Miro. L’ignorance et la tromperie ne peuvent sauver personne. Le savoir peut sauver les gens.
— Jamais, souffla-t-elle.
— Je peux comprendre que vous ayez caché cela à Libo et à Miro, mais qu’est-ce que je représente pour vous ? Je ne représente rien, en conséquence peu importe que je connaisse le secret et qu’il me tue.
— Peu importe que vous soyez vivant ou mort, reconnut Novinha, mais vous n’accéderez jamais à ces archives.
— Vous ne semblez pas comprendre que vous n’avez pas le droit de mettre des bandeaux sur les yeux des gens. Votre fils et sa sœur vont quotidiennement chez les piggies et, à cause de vous, ils ne savent pas si ce qu’ils vont dire ou faire dans l’instant suivant ne les condamnera pas à mort. Demain, je les accompagnerai parce que je ne peux pas Parler la mort de Pipo sans m’être entretenu avec les piggies…
— Je ne veux pas que vous Parliez la mort de Pipo.
— Je me fiche de ce que vous voulez, je ne le fais pas pour vous. Mais je vous supplie de me dire ce que Pipo savait.
— Vous ne saurez jamais ce que Pipo savait parce qu’il était bon, calme et aimant et qu’il…
— Qu’il s’est occupé d’une adolescente solitaire et effrayée et qu’il a guéri les blessures de son cœur.
Tout en disant cela, il posa la main sur l’épaule de Quara.
Cela dépassait ce que Novinha pouvait endurer.
— N’ayez pas l’impudence de vous comparer à lui ! Quara n’est pas orpheline, vous entendez ? Elle a une mère, moi, et elle n’a pas besoin de vous ; d’ailleurs, nous n’avons besoin de vous ni les uns ni les autres !
Puis, inexplicablement, elle se mit à pleurer. Elle ne voulait pas pleurer devant lui. Elle n’avait pas envie d’être ici. Il mélangeait tout. Elle gagna la porte en trébuchant et la claqua derrière elle. Quim avait raison. Il était comme le diable. Il savait trop de choses, exigeait trop, donnait trop et, déjà, ils avaient tous trop besoin de lui. Comment avait-il fait pour acquérir un tel pouvoir sur eux en aussi peu de temps ?
Puis il lui vint une idée qui bloqua immédiatement les larmes qu’elle n’avait pas versées et l’emplit de terreur. Il avait dit que Miro et sa sœur allaient quotidiennement chez les piggies. Il savait. Il connaissait tous les secrets.
Tous, sauf celui qu’elle-même se refusait à connaître – celui que Pipo avait découvert dans la simulation. S’il parvenait à le découvrir, il saurait tout ce qu’elle cachait depuis des années. Lorsqu’elle avait appelé le Porte-Parole, elle voulait qu’il découvre la vérité sur Pipo ; au lieu de cela, il était venu exposer sa vérité à elle.
La porte claqua. Ender s’appuya sur le tabouret que Novinha venait de quitter, puis se cacha le visage dans les mains.
Il entendit Olhado se lever et traverser lentement la pièce.
— Vous avez tenté de pénétrer dans les dossiers de maman ? demanda-t-il à voix basse.
— Oui, répondit Ender.
— Vous m’avez demandé de vous apprendre à faire des recherches afin de pouvoir espionner ma mère. Vous avez fait de moi un traître.
Aucune explication, pour le moment, n’aurait pu satisfaire Olhado ; Ender ne tenta pas d’en donner. Il attendit en silence tandis qu’Olhado gagnait la porte et s’en allait.
Le tourbillon dans lequel il se trouvait était perceptible, toutefois, par la reine. Il la sentit bouger dans son esprit, attirée par son désespoir. Non, lui dit-il intérieurement, tu ne peux rien faire et je ne peux rien expliquer. Des choses humaines, voilà tout ; des problèmes humains étranges et étrangers que tu ne peux pas comprendre.
‹ Ah. › Et il sentit qu’elle le caressait intérieurement, le caressait comme la brise dans les feuilles d’un arbre ; il perçut la puissance et la vigueur du bois dressé vers le ciel, l’étreinte ferme des racines dans la terre, le jeu tendre du soleil sur les feuilles. ‹Tu vois ce qu’il m’a appris, Ender, la paix qu’il a trouvée› L’impression s’estompa tandis que la reine sortait de son esprit. La puissance de l’arbre resta en lui, la paix de sa quiétude remplacée par son silence douloureux.
Il ne s’était écoulé qu’un instant ; le claquement de la porte fermée par Olhado résonnait encore dans la pièce. Près de lui, Quara se leva d’un bond, et gagna son lit. Elle y monta et sauta deux ou trois fois dessus.
— Tu n’as duré que deux jours, dit-elle joyeusement. À présent, tout le monde te hait.
Ender eut un rire sans joie et se tourna vers elle.
— Toi aussi ?
— Oh, oui, répondit-elle. J’ai été la première à te haïr, sans compter Quim, peut-être.
Elle quitta le lit et gagna le terminal. Une touche à la fois, elle appela soigneusement un programme. Une double colonne d’additions apparut.
— Tu veux que je fasse du calcul ?
Ender se leva et la rejoignit.
— Bien sûr, répondit-il. Ces opérations me paraissaient très difficiles. »
— Pas pour moi, dit-elle fièrement. Je peux les faire plus vite que tous les autres.