LIBO

Régime alimentaire : principalement les macios, vers lisses qui vivent parmi les lianes de merdona, sur l’écorce des arbres. Parfois, on les a vus mâcher des tiges de capim. Il arrive – accidentellement ? – qu’ils absorbent des feuilles de merdona avec les macios.

Nous ne les avons jamais vus manger autre chose. Novinha a analysé les trois produits alimentaires – macios, tiges de capim et feuilles de merdona – et les résultats se sont révélés étonnants. Ou bien les pequeninos n’ont pas besoin d’un grand nombre de protéines différentes, ou bien ils ont continuellement faim. Leur régime alimentaire comporte de graves carences en oligo-éléments. Et leur absorption de calcium est si faible que nous nous demandons si leurs os utilisent le calcium de la même façon que les nôtres.

Pure hypothèse. Comme nous ne pouvons pas nous procurer des échantillons de tissus, notre connaissance de l’anatomie et de la physiologie des piggies est exclusivement basée sur les photographies du cadavre disséqué du piggy nommé Rooter. Toutefois, il y a plusieurs anomalies évidentes. La langue des piggies, qui est si extraordinairement souple qu’ils peuvent produire tous les sons que nous émettons et de nombreux, autres qui sont hors de notre portée, doit avoir une raison d’être. Chercher les insectes dans l’écorce ou dans les trous du sol, peut-être. Même si un piggy originel faisait cela, ses descendants ne le font manifestement plus. Et les plaques calleuses de leurs pieds et de l’intérieur de leurs genoux leur permettent de grimper aux arbres et de se maintenir en équilibre en utilisant exclusivement leurs jambes. Comment cela est-il apparu ? Parce qu’ils devaient échapper à un prédateur ? Il n’y a pas, sur Lusitania, de prédateur assez puissant pour les menacer. Pour s’accrocher aux arbres tout en cherchant des insectes dans l’écorce ? Cela expliquerait la langue, mais où sont les insectes ? Les seuls insectes sont les mouches et les puladores, mais ils ne nichent pas dans l’écorce et, de toute façon, les piggies ne les mangent pas. Les macios sont gros, vivent à la surface de l’écorce et il est facile de les capturer en écartant les lianes de merdona ; en fait, il n’est même pas nécessaire de grimper aux arbres.

Hypothèse de Libo : la langue, les plaques sont apparues dans un environnement différent, avec un régime alimentaire beaucoup plus varié, incluant des insectes. Mais quelque chose – une période glaciaire ? une migration ? une maladie ? – a transformé l’environnement. Plus de bestioles dans l’écorce, etc. Peut-être tous les grands prédateurs ont-ils disparu à cette époque. Cela expliquerait pourquoi il y a aussi peu d’espèces sur Lusitania, en dépit de conditions très favorables. Il est possible que le cataclysme soit assez récent – un demi-million d’années ? –, de sorte que l’évolution n’aurait pas encore eu le temps de produire des différences.

C’est une hypothèse séduisante puisque, dans l’environnement actuel, rien ne peut justifier l’apparition des piggies. Ils n’ont absolument aucune concurrence. Leur niche écologique pourrait être occupée par des spermophiles. Pourquoi l’intelligence est-elle devenue une caractéristique adaptative ? Mais inventer un cataclysme pour expliquer pourquoi les piggies ont un régime alimentaire aussi môme et peu nutritif est probablement très exagéré. Le rasoir d’Ockham taille cela en pièces.

João Figueira Alvarez, Notes, 14/4/1948 ap. CS, publié à titre posthume dans : Racines philosophiques de la sécession de Lusitania, 2010-33-4-1090 :40


Dès l’arrivée de Bosquinha au Laboratoire du Zenador, la situation échappa au contrôle de Libo et Novinha. Bosquinha avait l’habitude de prendre les choses en main, et son attitude ne laissait guère l’occasion de protester, ou même de réfléchir.

— Reste ici, dit-elle à Libo, aussitôt après avoir pris la mesure des événements. Tout de suite après ton appel, j’ai envoyé l’Arbitre prévenir ta mère.

— Il faut que nous rapportions son corps, objecta Libo.

— J’ai également demandé aux hommes qui vivent à proximité de venir nous aider, dit-elle. Et l’Evêque Peregrino lui prépare une place dans le cimetière de la cathédrale.

— Je veux y aller, insista Libo.

— Tu comprends, Libo, nous devons prendre des photos, en détail.

— C’est moi qui vous ai dit qu’il fallait le faire, pour le rapport au Conseil Stellaire.

— Mais tu ne dois pas y aller, Libo. (La voix de Bosquinha était autoritaire.) En outre, nous avons besoin de ton rapport. Nous devons prévenir le Conseil aussi rapidement que possible. Te sens-tu capable de l’écrire tout de suite, alors que tout est encore frais dans ta mémoire ?

Elle avait raison, naturellement. Seuls Libo et Novinha pouvaient rédiger des rapports de première main, et le plus tôt serait le mieux.

— Je peux le faire, dit Libo.

— Toi aussi, Novinha, note tes observations. Rédigez vos rapports séparément, sans vous consulter. Les Cent Planètes attendent.

L’ordinateur avait déjà été alerté et leurs rapports partirent par ansible pendant qu’ils les rédigeaient, avec les erreurs et les corrections. Sur les Cent Planètes, les spécialistes de xénologie lurent les mots alors même que Libo et Novinha les tapaient. De nombreux autres prirent connaissance de résumés rédigés par les ordinateurs. À vingt-deux années-lumière de là, Andrew Wiggin apprenait que le xénologue João Figueira « Pipo » Alvarez avait été assassiné par les piggies, et l’annonçait à ses étudiants alors que le corps de Pipo n’avait pas encore été rapporté à Milagre.

Son rapport terminé, Libo fut immédiatement entouré par l’Autorité. Avec une angoisse grandissante, Novinha constata l’incompétence des dirigeants de Lusitania, la façon dont leurs actes ne faisaient qu’intensifier la douleur de Libo. L’Evêque Peregrino était le pire ; sa conception du réconfort consista à dire à Libo que, selon toute probabilité, les piggies étaient en fait des animaux sans âme et que, en réalité, son père avait été déchiqueté par des animaux sauvages, pas assassiné. Novinha faillit lui crier : Est-ce que cela signifie que Pipo a passé toute sa vie à étudier des animaux ? Et que sa mort, au lieu d’être un assassinat, était un acte de Dieu ? Mais, par affection pour Libo, elle se retint ; il resta assis près de l’évêque, hochant la tête et, au bout du compte, se débarrassa de lui grâce à son silence beaucoup plus rapidement que Novinha n’aurait pu le faire en discutant.

Dom Cristão, du Monastère, fut beaucoup plus utile, posant des questions intelligentes sur les événements de la journée, ce qui permit à Libo et à Novinha de répondre analytiquement, sans émotion. Toutefois, Novinha renonça rapidement à répondre. Les gens, en majorité, demandaient pourquoi les piggies avaient fait une telle chose ; Dom Cristão demanda ce qui, dans le comportement récent de Pipo, avait bien pu motiver l’assassinat. Novinha savait parfaitement bien ce que Pipo avait fait – il avait communiqué aux piggies le secret contenu dans la simulation de Novinha.

Mais elle n’en dit rien et Libo paraissait avoir oublié ce qu’elle lui avait expliqué en hâte, quelques heures auparavant, tandis qu’ils partaient à la recherche de Pipo. Il n’avait même pas regardé la simulation. Novinha en fut contente ; elle ne voulait surtout pas qu’il se souvienne.

Les questions de Dom Cristão furent interrompues lorsque Bosquinha revint avec les hommes qui étaient allés chercher le corps. Ils étaient trempés jusqu’aux os, malgré leurs imperméables en plastique, et couverts de boue ; heureusement, le sang avait sans doute été emporté par la pluie. Ils paraissaient vaguement contrits, et même respectueux, hochant la tête en direction de Libo, s’inclinant presque. Novinha se dit que leur déférence n’était pas simplement la prudence normale que les gens manifestent toujours vis-à-vis de ceux que la mort touche de près.

L’un d’entre eux dit à Libo :

— Tu es Zenador, à présent, n’est-ce pas ?

Et les mots furent ainsi prononcés. Le Zenador n’avait officiellement aucune autorité, à Milagre, mais il avait du prestige – son travail était la raison d’être de la colonie, n’est-ce pas ? Libo n’était plus un enfant ; il avait des décisions à prendre, il avait du prestige, il était passé des limites de la vie communautaire à son centre.

Novinha sentait que son emprise sur son existence lui échappait. Ce n’est pas ainsi que les choses devaient se passer. J’étais censée continuer ainsi pendant des années, apprenant au contact de Pipo, étudiant en compagnie de Libo ; voilà ce que devait être ma vie. Comme elle était déjà la xénobiologiste de la colonie, elle était également appelée à un rôle d’adulte. Elle n’était pas jalouse de Libo, elle avait seulement envie de rester une enfant, avec lui, encore un peu. Toujours, en fait.

Mais Libo ne pouvait plus être son compagnon d’études, ne pouvait plus être son camarade de rien. Elle vit soudain avec netteté comme toute l’attention des gens présents dans la pièce se concentrait sur Libo, sur ce qu’il disait, ressentait, avait l’intention de faire.

— Nous ne nous retournerons pas contre les piggies, déclara-t-il. Nous ne parlerons même pas de meurtre. Nous ignorons en quoi mon père les a provoqués, je tenterai de comprendre plus tard ; ce qui compte, pour le moment, c’est que ce qu’ils ont fait leur paraissait manifestement juste. Nous sommes étrangers, ici, nous avons dû violer un tabou, une loi, mais mon père était prêt à cela, il a toujours su que c’était une possibilité. Dites-leur qu’il est mort honorablement, comme un soldat sur le champ de bataille, un pilote, dans son vaisseau, qu’il est mort en faisant son devoir.

Ah, Libo, jeune homme silencieux, comme tu es devenu éloquent, maintenant que tu ne peux plus être un enfant ! Novinha eut l’impression que son chagrin redoublait. Elle fut obligée de regarder ailleurs, n’importe où…

Et, ce faisant, elle croisa le regard de la seule personne qui n’avait pas les yeux fixés sur Libo. L’homme était très grand, mais très jeune – plus jeune qu’elle, constata-t-elle, car elle le connaissait : il était élève dans la classe inférieure à la sienne. Elle était allée voir Dona Cristã, un jour, pour le défendre. Il s’appelait Marcão Ribeira, mais on l’appelait toujours Marcão, à cause de sa taille. Grand et bête, disaient ceux qui l’appelaient simplement Cão, mot grossier signifiant : chien. Elle avait lu la colère morne dans ses yeux, et, un jour, elle l’avait vu, poussé à bout, frapper un de ceux qui le tourmentaient. Sa victime avait eu l’épaule dans le plâtre pendant presque un an.

Naturellement, ils accusèrent Marcão d’avoir frappé sans provocation… De tout temps, les tortionnaires ont rejeté la faute sur la victime, surtout si elle se défend. Mais Novinha ne faisait pas partie du groupe d’enfants – elle était aussi isolée que Marcão, mais pas aussi démunie, de sorte qu’aucune fidélité ne pouvait l’empêcher de dire la vérité. Elle estima que cela faisait partie de son entraînement pour devenir Porte-Parole des piggies. Marcão, en lui-même, ne signifiait rien pour elle. Elle n’imaginait pas que l’incident puisse compter pour lui, qu’elle puisse devenir à ses yeux la seule personne ayant jamais pris son parti dans la guerre qui l’opposait continuellement aux autres enfants. Elle ne l’avait pas vu, n’avait même pas pensé à lui, depuis qu’elle était devenue xénobiologiste.

Et il était là, couvert de la boue de l’endroit où Pipo était mort, son visage paraissant plus hanté et bestial que jamais, avec ses cheveux collés par la pluie et la sueur qui luisait sur sa peau. Et qu’est-ce qu’il regardait ? Il n’avait d’yeux que pour elle, même lorsqu’elle le fixa sans se cacher. Pourquoi me regardes-tu ? demanda-t-elle intérieurement. Parce que j’ai faim, répondirent ses yeux d’animal. Mais non, non, c’était sa peur à elle, c’était sa vision des piggies sanguinaires. Marcão ne signifie rien pour moi et, quoi qu’il en pense, je ne signifie rien pour lui.

Néanmoins, elle eut un éclair d’intuition, pendant un bref instant. Le fait qu’elle ait pris la défense de Marcão signifiait une chose pour lui mais avait un sens totalement différent pour elle ; la différence était telle que ce n’était même pas le même événement. Son esprit relia cela avec le meurtre de Pipo par les piggies, et cette relation lui parut extrêmement importante, susceptible d’expliquer ce qui était arrivé, mais l’idée fut noyée dans les conversations et l’agitation qui se déclenchèrent lorsque l’évêque fit sortir les hommes afin de les conduire au cimetière. On n’utilisait pas de cercueils, du fait que, par respect pour les piggies, on n’abattait pas les arbres, de sorte que le corps de Pipo devait être enterré immédiatement, la cérémonie ne devant toutefois avoir lieu que le lendemain matin, et sans doute plus tard ; de nombreuses personnes tiendraient à assister à la messe de requiem du Zenador. Marcão et les autres sortirent de la pièce, sous la pluie, laissant Novinha et Libo en compagnie des gens qui croyaient avoir des affaires urgentes à régler à la suite de la mort du Zenador. Des inconnus qui se croyaient importants entraient et sortaient, prenant des décisions que Novinha ne comprenait pas et dont Libo ne paraissait pas se soucier.

Jusqu’au moment où l’Arbitre s’immobilisa près de Libo, la main posée sur l’épaule du jeune homme.

— Bien sûr, tu vas rester avec nous, dit l’Arbitre. Au moins ce soir.

Pourquoi chez toi, Arbitre ? pensa Novinha. Tu n’as aucun lien avec nous, nous n’avons jamais utilisé tes services, qu’est-ce qui te donne le droit de prendre une telle décision ? La mort de Pipo signifie-t-elle que nous sommes soudain des enfants incapables de prendre leurs responsabilités ?

— Je resterai auprès de ma mère, dit Libo.

L’Arbitre le regarda avec surprise… L’idée qu’un enfant puisse résister à sa volonté paraissait lui échapper totalement. Novinha savait que tel n’était pas le cas, naturellement. Sa fille, Cleopatra, qui avait plusieurs années de moins que Novinha, avait tout fait pour mériter son surnom : Bruxinha – petite sorcière. Comment pouvait-il ignorer que les enfants avaient leurs idées propres et résistaient au dressage ?

Mais la surprise n’était pas motivée par ce que Novinha supposait.

— Je croyais que tu comprendrais que ta mère va également habiter chez nous, provisoirement, précisa l’Arbitre. Ces événements l’ont bouleversée, naturellement, et elle ne doit pas être obligée de penser aux problèmes domestiques, ni habiter une maison qui lui rappelle l’absence de son mari. Elle est avec nous, ainsi que tes frères et sœurs, et ils ont besoin de toi. Ton frère aîné, João, est avec eux, naturellement, mais il a une femme et un enfant, de sorte que c’est sur toi qu’ils peuvent compter.

Libo acquiesça avec gravité. L’Arbitre ne prenait pas Libo sous sa protection ; il lui demandait de devenir protecteur.

L’Arbitre se tourna vers Novinha.

— Et je crois que tu devrais rentrer chez toi, ajouta-t-il.

Elle comprit seulement alors que l’invitation ne la concernait pas. Pourquoi en aurait-il été ainsi ? Pipo n’était pas son père. Elle n’était qu’une amie qui s’était trouvée avec Libo quand le corps avait été découvert. Pourquoi aurait-elle eu du chagrin ?

Chez elle ! Où cela se trouvait-il, sinon ici ? Etait-elle censée retourner à présent au Laboratoire de Biologie, où elle n’avait pas dormi depuis plus d’un an, sauf pour quelques brèves siestes pendant le travail ? Cet endroit était-il censé être son foyer ? Elle l’avait abandonné parce que l’absence de ses parents y était trop douloureuse ; à présent, le Laboratoire du Zenador, lui aussi, était vide : Pipo mort et Libo transformé en adulte, avec des devoirs qui l’éloignaient d’elle. Cet endroit n’était pas son foyer, mais il n’y en avait pas d’autre.

L’Arbitre emmena Libo. Sa mère, Conceição, l’attendait chez l’Arbitre. Novinha la connaissait à peine, sauf dans son rôle de bibliothécaire responsable des archives de Lusitania. Elle n’avait jamais fréquenté la femme et les autres enfants de Pipo, ne s’intéressait pas à leur existence ; le travail et la vie n’avaient été réels qu’ici. Lorsque Libo gagna la porte, il parut diminuer, comme s’il était beaucoup plus loin, comme s’il était emporté dans le ciel par le vent, devenant aussi petit qu’un cerf-volant ; la porte fut fermée derrière lui.

Elle comprit alors toute l’ampleur de la disparition de Pipo. Le cadavre mutilé, au flanc de la colline, n’était pas sa mort mais, simplement, les cendres de sa mort. Sa mort, à lui, était le vide soudain creusé dans sa vie, à elle. Pipo avait été un rocher dans la tempête, si dense et si fort que Libo et elle, abrités derrière lui, ne savaient même pas que la tempête existait. À présent il avait disparu et la tempête s’attaquait à eux, les emportant à son gré. Pipo ! cria-t-elle intérieurement. Ne partez pas ! Ne nous abandonnez pas ! Mais, naturellement, il était parti et, comme ses parents, restait sourd à ses prières.

Il y avait toujours de l’activité, dans le Laboratoire du Zenador ; Bosquinha en personne, assise devant le terminal, transmettait par ansible toutes les données recueillies par Pipo dans l’espoir que les spécialistes des Cent Planètes seraient en mesure d’expliquer sa mort.

Mais Novinha savait que la clé de la mort de Pipo ne se trouvait pas dans ses dossiers. C’étaient ses données qui l’avaient tué. La représentation holographique des molécules génétiques des cellules des piggies était toujours au-dessus du terminal. Elle n’avait pas voulu que Libo l’examine, mais elle la regarda inlassablement, tentant de voir ce que Pipo avait vu, tentant de comprendre ce qui, dans la représentation, l’avait amené à se précipiter chez les piggies, où il avait fait ou dit quelque chose qui les avait conduits à l’assassiner. Elle avait accidentellement découvert un secret que les piggies étaient prêts à tuer pour conserver, mais quel était-il ?

Plus elle étudiait les holos, moins elle comprenait et, au bout d’un moment, elle ne les vit même plus, sauf sous la forme d’une brume à travers ses larmes, tandis qu’elle pleurait en silence. Elle l’avait tué parce que, sans même le savoir, elle avait découvert le secret des pequeninos. Si je n’étais pas venue ici, si je n’avais pas rêvé d’être le Porte-Parole de l’histoire des piggies, vous seriez toujours vivant, Pipo ; Libo aurait encore son père, et serait heureux ; cet endroit serait toujours notre foyer. Je porte en moi les graines de la mort et les plante partout où je m’arrête assez longtemps pour aimer. Mes parents sont morts pour que les autres vivent ; à présent je vis pour que d’autres soient obligés de mourir.

Ce fut Bosquinha qui remarqua que sa respiration était saccadée et comprit, avec une compassion soudaine, que la jeune fille était également écrasée de chagrin. Elle laissa les autres terminer la transmission des rapports et l’entraîna hors du Laboratoire du Zenador.

— Je regrette, petite, dit-elle. Je savais que tu venais souvent ici, j’aurais dû deviner qu’il était comme un père, pour toi, et nous te traitons comme une spectatrice ; ce n’est ni bien ni juste de ma part, viens chez moi…

— Non, répondit Novinha.

La fraîcheur et l’humidité de la nuit avaient légèrement dissipé le chagrin ; ses idées devenaient un peu plus claires.

— Non, j’ai envie d’être seule, je vous en prie. (Où ?) Dans mon laboratoire.

— S’il y a une nuit où tu ne dois pas être seule, c’est bien celle-ci, affirma Bosquinha.

Mais Novinha ne pouvait supporter la perspective d’être avec les gens, de la gentillesse, des tentatives de consolation. Je l’ai tué, vous ne comprenez donc pas ? Je ne mérite pas d’être consolée. Je veux supporter la douleur, quelle qu’elle soit. C’est ma pénitence, mon rachat et, peut-être, mon absolution ; comment pourrais-je, autrement, laver le sang qui tache mes mains ?

Mais elle n’avait pas la force de résister, ni même de discuter. Pendant dix minutes, la voiture de Bosquinha glissa sur les routes herbeuses.

— Voilà ma maison, annonça-t-elle. Je n’ai pas d’enfants de ton âge, mais je crois que tu seras bien. Ne t’inquiète pas, personne ne te dérangera, mais il ne faut pas que tu restes seule.

— Je préférerais…

Novinha voulait que sa voix paraisse ferme, mais elle était faible et brisée.

— Je t’en prie, insista Bosquinha. Tu n’es pas dans ton état normal.

J’aimerais que cela soit vrai.

Elle n’avait pas d’appétit, bien que le mari de Bosquinha ait préparé un cafezinho pour elles. Il était tard, il ne restait que quelques heures avant l’aube, et elle se laissa mettre au lit. Puis, quand la maison fut silencieuse, elle se leva, s’habilla et descendit au rez-de-chaussée, où se trouvait le terminal du maire. Elle demanda ensuite à l’ordinateur d’annuler l’affichage qui se trouvait toujours au-dessus du terminal du Laboratoire du Zenador. Bien qu’elle n’ait pas pu découvrir le secret que Pipo y avait découvert, quelqu’un d’autre risquait de le trouver et elle aurait une autre mort sur la conscience.

Puis elle sortit, traversa le Centro, suivit le méandre de la rivière, traversa la Vila das Aguas et atteignit le Laboratoire de Biologie. Chez elle.

Il faisait froid dans le logement non chauffé… Il y avait tellement longtemps qu’elle n’y avait pas dormi que les draps étaient couverts de poussière. Mais, naturellement, le laboratoire était chaud, régulièrement utilisé… Son travail n’avait jamais souffert de ses liens avec Pipo et Libo. Si seulement cela avait été le contraire !

Elle fut très systématique. Tous les échantillons, lamelles et cultures qui avaient conduit à la mort de Pipo, elle les jeta ; elle lava tout, ne laissant aucun indice du travail qu’elle avait effectué. Non seulement elle voulait que tout cela disparaisse, mais elle tenait également à ce que la destruction elle-même soit indécelable.

Puis elle s’installa devant son terminal. Elle détruirait également tous les dossiers liés à son travail dans ce domaine, tous les dossiers de ses parents ayant conduit à cette découverte. Ils disparaîtraient. Bien que cela ait constitué l’élément dominant de sa vie, bien que cela ait été son identité pendant de nombreuses années, elle le détruirait tout comme elle-même devait être punie, détruite, oblitérée.

L’ordinateur l’interrompit :

— Il est interdit d’effacer les notes relatives aux recherches xénobiologiques, indiqua-t-il.

De toute façon, elle n’aurait pas pu le faire. Elle l’avait appris par ses parents, par leurs dossiers qu’elle avait étudiés comme des livres saints, comme une carte conduisant à la découverte d’elle-même : Rien ne devait être détruit, rien ne devait être oublié. Le caractère sacré de la connaissance était plus profondément ancré dans son âme que n’importe quel catéchisme. Elle était prisonnière d’un paradoxe. La connaissance avait tué Pipo ; effacer cette connaissance tuerait une deuxième fois ses parents, tuerait ce qu’ils lui avaient légué. Elle ne pouvait le conserver, elle ne pouvait le détruire. Des murailles se dressaient de tous les côtés, trop hautes pour qu’il soit possible de les escalader, et elles avançaient lentement, l’écrasant.

Novinha prit la seule décision possible : enfermer les dossiers derrière toutes les protections, toutes les barrières, qu’elle connaissait. Elle serait seule à les voir, tant qu’elle vivrait. Après sa mort, toutefois, son successeur au poste de xénobiologiste serait en mesure de voir ce qu’elle avait caché. À une exception près – lorsqu’elle se marierait, son mari pourrait y accéder, s’il pouvait démontrer qu’il avait besoin de savoir. Eh bien, elle ne se marierait pas. C’était tout simple.

Elle vit l’avenir devant elle, morne, insupportable et inévitable. Elle aurait peur de mourir, pourtant elle serait à peine vivante, dans l’impossibilité de se marier, dans l’impossibilité, même, de réfléchir au sujet, de peur de découvrir le secret terrifiant et de le trahir sans s’en rendre compte ; seule à jamais, marquée à jamais, coupable à jamais, désirant la mort mais dans l’impossibilité de l’obtenir. Néanmoins, elle aurait une consolation : personne ne mourrait plus à cause d’elle. Sa culpabilité n’augmenterait pas.

Ce fut en cet instant de désespoir morne et déterminé qu’elle se souvint de La Reine et l’Hégémon, se souvint du Porte-Parole des Morts. Bien que l’auteur, le premier Porte-Parole, fût certainement enterré depuis des milliers d’années, il y avait d’autres Porte-Parole sur de nombreuses planètes, tenant lieu de prêtres pour les gens qui ne reconnaissaient aucun dieu mais croyaient cependant à la valeur de l’existence des êtres humains. Des Porte-Parole dont la tâche consistait à découvrir les causes et les motivations réelles des actes des gens, et à exprimer la vérité de leur existence après leur mort. Dans cette colonie brésilienne, les prêtres remplaçaient les Porte-Parole, mais les prêtres étaient incapables de la réconforter ; elle ferait venir un Porte-Parole.

Elle comprit à ce moment-là qu’elle avait toujours eu l’intention d’agir ainsi, depuis qu’elle avait lu La Reine et l’Hégémon, fascinée par l’ouvrage. Elle avait même effectué des recherches, de sorte qu’elle connaissait la loi. La colonie était sous licence catholique mais le Code Stellaire autorisait tout citoyen à faire appel à un prêtre de n’importe quelle autre confession, et les Porte-Parole des Morts étaient considérés comme des prêtres. Elle pouvait appeler, et celui qui déciderait de venir, la colonie ne pourrait pas refuser de le recevoir.

Il était possible qu’aucun Porte-Parole n’accepte. Peut-être étaient-ils tous trop loin pour pouvoir arriver avant la fin de sa vie. Mais il était possible que l’un d’entre eux se trouve assez près et qu’un jour – dans vingt, trente ou quarante ans – il arrive au port spatial et entreprenne d’exprimer la vérité sur la vie et la mort de Pipo. Et peut-être, quand il aurait trouvé la vérité, et aurait dit d’une voix claire qu’elle avait aimé La Reine et l’Hégémon, peut-être cela la libérerait-il de la culpabilité qui lui brûlait le cœur.

Son appel entra dans l’ordinateur ; il serait transmis par ansible aux Porte-Parole des planètes les plus proches. Décidez de venir, dit-elle intérieurement à l’inconnu qui entendit l’appel. Même si vous devez révéler à tous la vérité sur ma culpabilité. Même dans ce cas, venez.


Elle se réveilla avec une douleur sourde dans le dos et une impression de lourdeur sur le visage. Sa joue était appuyée sur le dessus lisse du terminal, qui s’était éteint de lui-même pour la protéger contre les lasers. Mais ce n’était pas la douleur qui l’avait réveillée. C’était une douce pression sur l’épaule. Pendant un instant, elle crut que c’était la main du Porte-Parole des Morts, ayant déjà répondu à son appel.

— Novinha, souffla-t-il.

Pas le Falante pelos Mortos, mais quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle avait cru perdu dans la tempête de la nuit passée.

— Libo, murmura-t-elle.

Puis elle voulut se lever, trop vite… Son dos se crispa sous l’effet d’une crampe et sa tête se mit à tourner. Elle poussa un cri étouffé ; les mains de Libo lui serrèrent les épaules afin qu’elle ne tombe pas.

— Te sens-tu bien ?

Elle sentit son souffle, brise d’un jardin animé, et eut l’impression d’être en sécurité, d’être chez elle.

— Tu es venu me chercher !

— Novinha, je suis venu aussitôt que possible. Ma mère a fini par s’endormir. Pipinho, mon frère aîné, est près d’elle à présent, et l’Arbitre contrôle la situation, et je…

— Tu devrais savoir que je peux me débrouiller toute seule, fit-elle.

Un instant de silence, puis sa voix à nouveau, furieuse cette fois, furieuse, désespérée et lasse, aussi lasse que l’âge, l’entropie et la mort des étoiles.

— Dieu m’est témoin, Ivanova, que je ne suis pas venu pour m’occuper de toi !

Quelque chose se ferma en elle ; elle ne constata la présence de l’espoir qu’au moment où elle le perdit.

— Tu m’as dit que mon père avait découvert quelque chose dans une de tes simulations. Qu’il espérait que je pourrais trouver tout seul. Je croyais que tu avais laissé la simulation sur le terminal mais, quand je suis retourné au laboratoire, elle ne s’y trouvait plus.

— Vraiment ?

— Tu le sais très bien, Nova, toi seule pouvais annuler le programme. Il faut que je la voie.

— Pourquoi ?

Il la regarda, incrédule.

— Je sais que tu as sommeil, Novinha, mais tu as sûrement compris que c’est ce que mon père a découvert dans ta simulation qui a amené les piggies à le tuer.

Elle soutint son regard sans rien dire. Il connaissait cette expression de résolution glacée.

— Pourquoi refuses-tu de me la montrer ? Je suis Zenador, à présent, j’ai le droit de savoir.

— Tu as le droit de voir tous les dossiers et enregistrements de ton père. Tu as le droit de voir tout ce que j’ai rendu public.

— Dans ce cas, rends-le public.

Elle resta à nouveau silencieuse.

— Comment pourrons-nous comprendre les piggies si nous ignorons ce que mon père a découvert ? (Elle ne répondit pas.) Tu as une responsabilité vis-à-vis des Cent Planètes, vis-à-vis de notre aptitude à comprendre la seule espèce extraterrestre qui existe encore. Comment peux-tu rester sans rien faire et… Qu’est-ce qu’il y a ? Veux-tu trouver toute seule ? Veux-tu être la première ? Bien, sois la première, je signerai de ton nom, Ivanova Santa Catarina von Hesse…

— Je me fiche de mon nom.

— Moi aussi je peux jouer à ce jeu. Toi non plus, tu ne peux pas trouver sans ce que je sais… Moi aussi, je t’empêcherai d’accéder à mes dossiers !

— Je me fiche de tes dossiers.

C’en était trop.

— Est-ce qu’il y a une chose dont tu ne te fiches pas ? Qu’est-ce que tu veux me faire ? (Il la prit par les épaules, la fit lever, la secoua, cria.) C’est mon père qu’ils ont tué, et tu connais la cause de cet assassinat, tu sais quelle était la simulation ! À présent, dis-moi, montre-moi !

— Jamais, souffla-t-elle.

La souffrance crispa le visage de Libo.

— Pourquoi ? hurla-t-il.

— Parce que je ne veux pas que tu meures.

Elle vit la compréhension s’installer dans ses yeux. Oui, c’est cela, Libo, c’est parce que je t’aime, parce que les piggies te tueront, toi aussi, si tu connais le secret. Je me fiche de la science, je me fiche des Cent Planètes, je me fiche des relations entre les êtres humains et une espèce extraterrestre, je me fiche de tout, pourvu que tu sois vivant.

Finalement, ses yeux s’emplirent de larmes qui coulèrent sur ses joues.

— J’ai envie de mourir, dit-il.

— Tu consoles tout le monde, souffla-t-elle, et qui te console ?

— Il faut que tu m’expliques, comme cela, je pourrai mourir.

Et, soudain, ses mains ne la maintinrent plus debout ; à présent il s’appuyait sur elle et elle le soutenait.

— Tu es fatigué, souffla-t-elle, mais tu peux te reposer.

— Je n’ai pas envie de me reposer.

Mais il se laissa soutenir, la laissa l’éloigner du terminal.

Elle le conduisit dans sa chambre, ouvrit le lit sans se soucier de la poussière qui volait.

— Viens, tu es fatigué, repose-toi. C’est pour cela que tu es venu me voir, Libo. Pour trouver la paix et le réconfort.

Il couvrit son visage avec ses mains, balançant la tête d’avant en arrière, petit garçon pleurant son père, pleurant la fin de tout, comme elle avait pleuré. Elle lui ôta ses bottes et son pantalon, glissa les mains sous sa chemise pour la lui passer par-dessus la tête. Il respira profondément pour contrôler les sanglots, leva les bras pour quitter la chemise.

Elle posa ses vêtements sur une chaise, puis se pencha sur lui pour le couvrir avec le drap. Mais il lui saisit le poignet et lui adressa un regard suppliant, les yeux pleins de larmes.

— Ne me laisse pas seul ici, souffla-t-il. (Sa voix était lourde de désespoir.) Reste avec moi.

Alors elle se laissa attirer sur le lit, où il se serra étroitement contre elle, le sommeil détendant ses bras quelques instants plus tard. Mais elle ne s’endormit pas. Doucement, sèchement, elle fit glisser sa main sur son épaule, sa poitrine, sa taille.

— Oh, Libo, j’ai cru que je t’avais perdu, quand ils t’ont emmené, j’ai cru que je t’avais perdu, comme Pipo. (Il n’entendit pas son murmure.) Mais tu reviendras toujours près de moi de cette façon.

Peut-être avait-elle été chassée du jardin parce qu’elle avait péché par ignorance, comme Eva. Mais, également comme Eva, elle pourrait le supporter car elle avait toujours Libo, son Adão.

Elle l’avait. L’avait ? Sa main trembla sur la peau nue. Elle ne pourrait jamais l’avoir. Libo et elle ne pourraient rester durablement ensemble que dans le mariage – les lois étaient strictes, sur les planètes coloniales, et absolument rigides sous licence catholique. Ce soir, elle pouvait croire que Libo aurait envie de l’épouser, le moment venu. Mais Libo était la seule personne qu’elle ne pourrait jamais épouser.

Car il aurait alors accès, automatiquement, à tous ses dossiers, s’il pouvait persuader l’ordinateur qu’il avait besoin de les voir – ce qui inclurait certainement tous ses dossiers professionnels, même si elle faisait tout pour les protéger. C’était un des principes du Code Stellaire. Les gens mariés ne faisaient virtuellement qu’une seule et même personne aux yeux de la loi.

Elle ne pourrait jamais le laisser examiner ces dossiers, sinon il découvrirait ce que son père avait compris et ce serait son corps que l’on retrouverait au flanc de la colline, son agonie sous la torture des piggies, qu’elle serait obligée de revivre toutes les nuits de son existence. La culpabilité de la mort de Pipo n’était-elle pas déjà trop lourde à porter ? L’épouser reviendrait à l’assassiner. Cependant, ne pas l’épouser reviendrait à se suicider car, si elle ne vivait pas avec Libo, elle ne pouvait imaginer qui elle serait.

Comme c’est intelligent de ma part ! J’ai trouvé toute seule le chemin de l’enfer, et je ne pourrai plus jamais reculer.

Elle posa le visage contre l’épaule de Libo et ses larmes glissèrent sur sa poitrine.

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