DONA IVANOVA

Cela signifie une existence de fraude continuelle. On sort et on découvre quelque chose, quelque chose de vital, puis on revient au laboratoire et on rédige un rapport totalement inoffensif qui ne mentionne rien de ce que la contamination culturelle nous a permis d’apprendre.

Tu es trop jeune pour comprendre quelle torture c’est. Nous avons commencé à le faire, papa et moi, parce que nous ne supportions pas de cacher des informations aux piggies. Tu constateras, comme moi, qu’il n’est pas moins douloureux de cacher des informations à nos collègues. Lorsqu’on les voit se débattre avec un problème, sachant que l’on dispose des éléments qui permettraient de le résoudre aisément ; lorsqu’on les voit parvenir tout près de la vérité puis, faute d’informations, renoncer à leurs conclusions correctes et retourner à l’erreur – on ne serait pas un être humain si cela ne suscitait pas un intense désespoir.

Vous ne devez jamais oublier ceci : c’est leur loi, leur choix. Ils ont érigé un mur entre eux et la vérité et ils se contenteraient de nous punir s’ils apprenaient à quel point ce mur a perdu son sens. Et, pour un scientifique framling impatient de connaître la vérité, il y a dix descabeçados (inconscients) mesquins qui méprisent le savoir, qui n’envisagent jamais une hypothèse originale, dont le seul travail consiste à piller les publications des véritables scientifiques afin d’y déceler de petites erreurs, contradictions ou entorses à la méthode.

Ces vampires éplucheront tous vos rapports et, à la moindre imprudence, ils ne vous manqueront pas.

Cela signifie qu’il est impossible de mentionner un piggy dont le nom découle de la contamination culturelle. « Tasse » leur indiquerait que nous leur avons enseigné les rudiments de la poterie. « Calendrier » et « moissonneur » sont évidents. Et Dieu lui-même ne pourrait pas nous aider s’ils apprenaient le nom de « flèche ».

Mémo de Liberdade Figueira de Medici à Ouanda Figueira Mucumbi et Miro Ribeira von Hesse, retrouvé dans les archives de Lusitania sur ordre du Congrès et présenté comme pièce à conviction pendant le procès in absentia des xénologues de Lusitania, accusés de trahison et malversation.


Novinha s’attarda au Laboratoire de Biologie bien que le travail significatif fût terminé depuis plus d’une heure. Les clones de pommes de terre se développaient dans la solution nutritive ; désormais, il suffirait d’effectuer des observations quotidiennes afin de déterminer quelles altérations génétiques présenteraient les plantes les plus résistantes, avec la racine la plus utilisable.

Puisque je n’ai rien à faire, pourquoi ne vais-je pas chez moi ? Elle ne pouvait répondre à cette question. Ses enfants avaient besoin d’elle, c’était certain ; il n’était guère gentil de sa part de partir tôt chaque matin et de ne rentrer que lorsque les petits dormaient. Pourtant, maintenant, sachant qu’elle devait rentrer, elle restait à regarder le laboratoire, sans voir, sans agir, sans être.

Elle réfléchit à son retour et ne put imaginer pourquoi cette perspective ne la rendait pas joyeuse. Après tout, se dit-elle, Marcão est mort. Il est mort depuis trois semaines. Pas un instant trop tôt. Il a fait tout ce pour quoi il était nécessaire, et j’ai fait tout ce qu’il voulait, mais toutes nos bonnes raisons sont arrivées à leur terme quatre ans avant que la pourriture ne finisse par l’emporter. Pendant tout ce temps, nous n’avons pas partagé un instant d’amour, mais je n’ai jamais envisagé de le quitter. Le divorce aurait été impossible, mais la séparation aurait suffi. Pour mettre un terme aux coups. (Elle avait encore la hanche raide, et parfois douloureuse, depuis la dernière fois qu’il l’avait jetée sur le béton du sol.) Quel joli souvenir tu me laisses, Cão, mon chien de mari !

Sa hanche lui fit mal à l’instant même où elle y pensa. Elle eut un hochement de tête satisfait. C’est tout ce que je mérite, et je regretterai quand ce sera guéri.

Elle se leva et marcha sans boiter, ce que la douleur aurait cependant parfaitement pu justifier. Je ne me cajolerai pas, en aucun cas. C’est tout ce que je mérite.

Elle gagna la porte, la ferma derrière elle. L’ordinateur éteignit les lumières dès qu’elle fut sortie, sauf celles qui étaient nécessaires aux plantes en phase photosynthétique accélérée. Elle aimait ses plantes, ses petits animaux, avec une intensité étonnante. Poussez, leur criait-elle jour et nuit, poussez et multipliez-vous ! Elle pleurait pour celles qui s’étiolaient et ne les tuait que lorsqu’elles n’avaient manifestement aucun avenir. À présent, tandis qu’elle s’éloignait du laboratoire, elle entendait toujours leur musique subliminale, les cris des cellules infinitésimales qui grandissaient, se divisaient puis se constituaient en structures toujours plus complexes. Elle allait de la lumière aux ténèbres, de la vie à la mort, et la douleur sentimentale croissait en synchronisme parfait avec l’inflammation de ses articulations.

En arrivant près de chez elle, du sommet de la colline, elle vit les taches de lumière que les fenêtres projetaient sur le sol. La chambre de Quara et Grego était dans le noir ; elle ne serait pas obligée de s’exposer à leurs accusations insupportables – le silence de Quara, les méchancetés mornes de Grego. Mais de trop nombreuses lumières étaient allumées, y compris celle de sa chambre et celles de la pièce principale. Il se passait quelque chose d’inhabituel et elle n’aimait pas les choses inhabituelles.


Olhado était assis dans le salon, le casque sur la tête, comme toujours ; mais, ce soir, il avait également branché l’interface dans son œil. Apparemment, il sortait de vieilles images de l’ordinateur, ou bien enregistrait celles qu’il avait conservées. Comme souvent, elle regretta de ne pas pouvoir se débarrasser de ses propres images, et les effacer afin de pouvoir les remplacer par d’autres, plus agréables. Le cadavre de Pipo comptait parmi celles dont elle aurait été heureuse de se débarrasser, de remplacer par celles des jours heureux au cours desquels ils avaient travaillé tous les trois dans le Laboratoire du Zenador. Et le corps de Libo enroulé dans une toile, sa chair tendre maintenue en un seul morceau uniquement par la présence du tissu ; elle aurait voulu pouvoir remplacer ces souvenirs par d’autres, la caresse de ses lèvres, la tendresse de ses mains fines. Mais les souvenirs s’étaient enfuis, avaient disparu sous la masse de la douleur. Je les ai volés, ces instants agréables, de sorte qu’ils m’ont été repris et ont été remplacés par ce que je méritais.

Olhado se tourna vers elle, l’horrible câble sortant de son œil. Elle fut incapable de contrôler son frisson, sa honte. Excuse-moi, dit-elle intérieurement. Si tu avais eu une autre mère, tu aurais sans doute encore tes yeux. Tu aurais dû être le meilleur, Lauro, le plus sain, le plus beau, mais, naturellement, ce qui était né de ma chair ne pouvait rester longtemps intact.

Elle ne dit rien de tout cela, naturellement, tout comme Olhado ne lui adressa pas la parole. Elle prit le chemin de sa chambre afin de voir pourquoi la lumière était allumée.

— Maman, dit Olhado.

Il avait retiré le casque et ôtait la prise de son œil.

— Oui ?

— Nous avons un visiteur, dit-il. Le Porte-Parole.

Elle se sentit devenir glacée à l’intérieur. Pas ce soir ! hurla-t-elle silencieusement. Mais elle savait également qu’elle n’aurait pas davantage envie de le voir le lendemain, ni jamais.

— Son pantalon est propre, à présent, et il est allé se changer dans ta chambre. J’espère que cela ne t’ennuie pas.

Ela sortit de la cuisine.

— Tu es rentrée ! dit-elle. J’ai servi des cafezinhos, dont un pour toi.

— Je vais attendre dehors qu’il soit parti, dit Novinha.

Ela et Olhado se regardèrent. Novinha comprit immédiatement qu’ils la considéraient comme un problème qu’il était nécessaire de résoudre ; qu’ils souscrivaient apparemment à ce que le Porte-Parole voulait faire. Eh bien, je suis un dilemme que vous ne résoudrez pas.

— Maman, dit Olhado, il n’est pas comme disait l’évêque. Il est bon.

Novinha répondit avec l’ironie la plus blessante :

— Depuis quand es-tu capable de distinguer le bon du mauvais ?

Ela et Olhado se regardèrent à nouveau. Elle comprit ce qu’ils pensaient. Comment pouvons-nous expliquer ? Comment pouvons-nous la convaincre ? Eh bien, mes chers enfants, vous ne pouvez pas. Il est impossible de me convaincre, comme Libo l’a constaté quotidiennement. Il ne m’a jamais arraché le secret. Je ne suis pas responsable de sa mort.

Mais ils avaient réussi à la détourner de sa décision. Au lieu de s’en aller, elle se réfugia dans la cuisine, passant près d’Ela sans la toucher. Les petites tasses à café étaient proprement disposées en cercle sur la table, la cafetière fumante au milieu. Elle s’assit et posa les bras sur la table. Ainsi, le Porte-Parole était là, et il était venu chez eux en premier. Où irait-il ensuite ? Je suis responsable de sa présence, n’est-ce pas ? Comme mes enfants, il compte parmi les personnes dont j’ai détruit la vie, comme celles de Marcão, de Libo, de Pipo, et la mienne.

Une main masculine puissante mais étrangement lisse passa au-dessus de son épaule, prit la cafetière et versa, par le bec mince et délicat, un fin jet de café brûlant dans les tasses minuscules.

Posso derramar ? demanda-t-il.

Quelle question stupide, puisqu’il servait déjà ! Mais sa voix était douce, son portugais teinté par les accents élégants du castillan. Un Espagnol, alors ?

Desculpa-me, souffla-t-elle. (Excusez-moi.) Trouxe o senhor tantos quilômetros…

— Les vols interstellaires ne se mesurent pas en kilomètres, Dona Ivanova. Ils se mesurent en années.

Ses paroles étaient une accusation, mais sa voix évoquait les regrets, le pardon, la consolation, même. Je pourrais être séduite par cette voix. Cette voix ment.

— Si je pouvais défaire votre voyage et vous ramener vingt ans en arrière, je le ferais. Vous appeler était une erreur. Je m’excuse.

Sa voix était plate. Comme toute sa vie était un mensonge, ces excuses elles-mêmes semblaient préfabriquées.

— Je n’ai pas encore pris conscience du temps, dit le Porte-Parole. (Il se tenait toujours derrière elle, de sorte qu’elle n’avait toujours pas vu son visage.) De mon point de vue, il n’y a qu’une semaine que j’ai quitté ma sœur. Elle était ma dernière famille vivante. Sa fille n’était pas encore née et, à présent, elle a certainement terminé ses études, s’est mariée, et a peut-être des enfants. Je ne la connaîtrai jamais. Mais je connais vos enfants, Dona Ivanova.

Elle porta sa tasse à ses lèvres et la vida en une seule gorgée, bien qu’il lui brûlât la langue et la gorge et lui fît mal à l’estomac.

— En quelques petites heures, vous croyez les connaître ?

— Mieux que vous, Dona Ivanova.

L’audace du Porte-Parole arracha une exclamation assourdie à Ela. Et, bien que Novinha fût convaincue de la véracité vraisemblable de ces paroles, entendre un inconnu les prononcer la mit en rage. Elle se retourna afin de le regarder, de lui clouer le bec, mais il avait bougé et ne se trouvait plus derrière elle. Elle se tourna davantage, finissant par se lever dans l’espoir de le trouver, mais il n’était plus dans la pièce. Ela se tenait sur le seuil, les yeux dilatés.

— Revenez ! appela Novinha. Vous ne pouvez pas dire cela et disparaître ensuite !

Mais il ne répondit pas. Elle entendit des rires étouffés à l’arrière. Novinha suivit le bruit. Elle traversa les pièces jusqu’à l’autre bout de la maison. Miro était assis sur le lit de Novinha et le Porte-Parole se tenait près de la porte, riant avec lui. Miro vit sa mère et son sourire disparut. Cela lui fit mal. Il y avait des années qu’elle ne l’avait pas vu rire, de sorte qu’elle avait oublié comme son visage devenait beau, exactement comme le visage de son père ; et sa présence avait effacé ce sourire.

— Nous sommes venus parler ici parce que Quim était très en colère, expliqua Miro. Ela a fait le lit.

— Je ne crois pas que le Porte-Parole s’inquiète de savoir si le lit est fait ou pas, répliqua froidement Novinha. N’est-ce pas, Porte-Parole ?

— L’ordre et le désordre, dit le Porte-Parole, ont chacun leur beauté.

Cependant, il ne se tourna pas vers elle, et elle en fut heureuse, car cela signifiait qu’elle ne serait pas obligée de voir ses yeux lorsqu’elle communiquerait son désagréable message.

— Je dois vous dire, Porte-Parole, que vous êtes venu pour rien, déclara-t-elle. Détestez-moi si vous voulez, mais il n’y a pas de mort à Parler. J’étais une adolescente stupide. Naïvement j’ai cru que, lorsque j’appellerais, l’auteur de La Reine et l’Hégémon viendrait. J’avais perdu un homme qui était comme un père pour moi, et je voulais être consolée.

Il se tourna alors vers elle. C’était un homme encore jeune, plus jeune qu’elle, du moins, mais la douceur de son regard était séduisante. Perigoso, se dit-elle. Il est dangereux, il est beau, je risque de me noyer dans cette douceur.

— Dona Ivanova, dit-il, comment avez-vous pu lire La Reine et l’Hégémon et croire que son auteur vous apporterait du réconfort ?

Ce fut Miro qui répondit – Miro généralement silencieux et pondéré qui intervint dans la conversation avec une vigueur qui avait disparu depuis son enfance.

— Je l’ai lu, dit-il, et le premier Porte-Parole a écrit l’histoire de la reine avec une profonde compassion.

Le Porte-Parole eut un sourire triste.

— Mais il n’écrivait pas à l’intention des doryphores, n’est-ce pas ? Il écrivait à l’intention de l’humanité qui considérait encore la destruction des doryphores comme une grande victoire. Il a écrit avec cruauté, afin de transformer leur orgueil en regrets, leur joie en chagrin. Et, aujourd’hui, les êtres humains ont totalement oublié qu’ils haïssaient autrefois les doryphores, qu’ils ont autrefois honoré et fêté un nom qu’on ne peut plus prononcer…

— Je peux tout dire, intervint Ivanova. Il s’appelait Ender et il détruisait tout ce qu’il touchait.

Comme moi, ajouta-t-elle intérieurement.

— Oh ? Et que savez-vous de lui ? (Sa voix était coupante, rauque et cruelle.) Comment pouvez-vous être sûre qu’il n’avait pas de tendresse ? Que personne ne l’aimait, que quelqu’un n’était pas béni par son amour. Il détruisait tout ce qu’il touchait… C’est une chose que l’on ne peut dire honnêtement d’aucun être humain ayant jamais vécu.

— Est-ce là votre doctrine, Porte-Parole ? Dans ce cas, vous ne comprenez rien.

Elle était défiante, néanmoins, la colère de son interlocuteur l’effrayait. Elle avait cru que sa gentillesse était aussi imperturbable que celle d’un confesseur.

Presque aussitôt, celle-ci réapparut sur son visage.

— Vous pouvez apaiser votre conscience, dit-il. Votre appel est à l’origine de mon départ, mais d’autres personnes ont appelé un Porte-Parole, pendant mon voyage.

— Oh ?

Qui, dans cette ville bigote, connaissait assez bien La Reine et l’Hégémon pour désirer un Porte-Parole et qui était assez indépendant de l’Evêque Peregrino pour oser en appeler un ?

— Si tel est le cas, que faites-vous chez moi ?

— On m’a demandé de Parler la mort de Marcão Maria Ribeira, votre mari décédé.

C’était une idée stupéfiante.

— Lui ? Qui pourrait avoir encore envie de penser à lui, maintenant qu’il est mort ?

Le Porte-Parole ne répondit pas. Miro, toujours assis sur le lit, intervint sèchement :

— Grego, déjà. Le Porte-Parole nous a montré ce que nous aurions dû savoir – que le petit pleure son père et croit que nous le haïssons…

— Psychologie de bazar ! répliqua-t-elle. Nous avons nos propres psychologues, et ils ne valent pas mieux.

La voix d’Ela s’éleva derrière elle :

— Maman, je lui ai demandé de venir Parler la mort de papa. Je croyais que plusieurs décennies s’écouleraient avant son arrivée, mais je suis heureuse qu’il soit ici, alors qu’il peut encore nous aider.

— Comme s’il pouvait nous aider !

— Il l’a déjà fait, maman. Grego s’est endormi en l’embrassant et Quara lui a parlé.

— En fait, ajouta Miro, elle lui a dit qu’il puait.

— Ce qui est probablement vrai, précisa Èla, puisque Greginho avait fait pipi sur lui.

Miro et Ela rirent en évoquant ce souvenir, et le Porte-Parole sourit également. Cela déconcerta totalement Novinha – cette bonne humeur avait été absente de la maison depuis que Marcão l’avait conduite ici, l’année suivant la mort de Pipo. En dépit d’elle-même, Novinha se souvint de sa joie, lorsque Miro était bébé, et lorsque Ela était petite, les quelques premières années de leur vie, comment Miro bavardait continuellement, comment Ela le suivait dans toute la maison, comment les enfants jouaient et couraient dans l’herbe en face de la forêt des piggies, qui se dressait juste de l’autre côté de la clôture ; ce fut la joie que les enfants procuraient à Novinha qui empoisonna Marcão, qui le conduisit à les haïr tous les deux, parce qu’il savait qu’ils ne lui appartenaient ni l’un ni l’autre. Lorsque Quim vint au monde, la colère pesait sur la maison, et il apprit à ne jamais rire librement en présence de ses parents. Entendre Miro et Ela rire ensemble fut comme l’ouverture soudaine d’un épais rideau noir ; d’un seul coup, ce fut à nouveau le jour, alors que Novinha avait oublié qu’il y avait autre chose que la nuit.

Comment cet inconnu osait-il s’imposer chez elle et déchirer brutalement tous les rideaux qu’elle avait fermés !

— Je n’accepterai pas, déclara-t-elle. Vous n’avez pas le droit de fouiller dans la vie de mon mari.

Il haussa les sourcils. Elle connaissait le Code Stellaire aussi bien que lui, de sorte qu’elle savait parfaitement bien que non seulement il en avait le droit, mais aussi que la loi le protégeait dans sa recherche de la vérité sur la vie de la personne décédée.

— Marcão était un individu pitoyable, insista-t-elle, et dire la vérité à son sujet ne provoquera que de la douleur.

— Vous avez raison. La vérité sur sa vie ne provoquera que de la douleur, mais pas parce que c’était un individu pitoyable, précisa le Porte-Parole. Si je ne disais que ce que tout le monde sait déjà – qu’il haïssait ses enfants, battait sa femme et causait du désordre, dans les bars où il s’enivrait, jusqu’à ce que les gendarmes le reconduisent chez lui –, dans ce cas, ce ne serait pas douloureux, n’est-ce pas ? Ce serait même très satisfaisant, parce que tout le monde aurait le sentiment d’avoir eu raison depuis le départ : c’était une ordure, de sorte qu’il était parfaitement justifié de le considérer comme tel.

— Et vous croyez qu’il n’en était pas une ?

— Aucun être humain, lorsque l’on comprend ses désirs, n’est dépourvu de valeur. Aucune vie n’est totalement négative. Les individus les plus détestables eux-mêmes, lorsque l’on comprend leur cœur, ont à leur crédit un acte généreux qui les rachète, même un tout petit peu.

— Si vous croyez cela, vous êtes plus jeune que vous ne paraissez, dit Novinha.

Vraiment ? fit le Porte-Parole. J’ai reçu votre appel il y a moins de deux semaines. Je me suis renseigné sur vous à ce moment-là et, même si vous ne vous en souvenez pas, Novinha, moi je me souviens que, lorsque vous étiez adolescente, vous étiez douce, belle et bonne. Vous aviez vécu dans la solitude, mais Pipo et Libo ont tous les deux trouvé de bonnes raisons de vous aimer.

— Pipo est mort.

— Mais il vous aimait.

— Vous ne comprenez rien, Porte-Parole ! Vous étiez à vingt-deux années-lumière ! En outre, ce n’était pas moi que je considérais comme dépourvue de valeur, c’était Marcão.

— Mais vous ne croyez pas cela, Novinha. Parce que vous connaissez l’acte tendre et généreux qui rachète la vie de ce pauvre homme.

Novinha ne comprit pas la terreur qui s’empara d’elle, mais elle se rendit compte qu’elle devait le faire taire avant qu’il ait pu préciser, bien qu’elle ne sût pas quel acte généreux il avait découvert dans l’existence de Cão.

— Comment osez-vous m’appeler Novinha ! cria-t-elle. Personne ne m’appelle plus ainsi depuis des années !

Pour toute réponse, il leva la main et passa légèrement le bout des doigts sur sa joue. Ce fut un geste timide, presque un geste d’adolescent ; il lui rappela Libo et cela lui fut insupportable. Elle lui saisit la main, l’écarta brutalement, puis passa devant lui pour entrer dans la chambre.

— Sors ! cria-t-elle à Miro.

Son fils se leva immédiatement puis recula jusqu’à la porte. Elle constata, à l’expression de son visage, que, après tout ce que Miro avait vu dans cette maison, sa fureur le surprenait encore.

— Vous n’obtiendrez rien de moi ! cria-t-elle au Porte-Parole.

— Je ne suis pas venu vous prendre quoi que ce soit, répondit-il calmement.

— Je ne veux pas non plus de ce que vous pouvez donner ! Vous ne signifiez rien pour moi, vous entendez ? Vous ne valez rien ! Lixo, ruina, estrago – vai fora d’aqui, não tens direito estar em minha casa !

Vous n’avez rien à faire chez moi.

Não ères estrago, souffla-t-il, ères solo fecundo, e vou plantar jardim aï.

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, il ferma la porte et s’en alla.

En vérité, elle ne savait que répondre, tant ses paroles étaient impudentes. Elle l’avait traité d’estrago, mais il avait répondu comme si elle s’était elle-même traitée d’épave. Et elle lui avait parlé d’une façon blessante, employant le tu familier et humiliant au lieu de o Senhor ou même de voce, la forme de politesse. C’était ainsi que l’on parlait à un enfant ou un chien. Pourtant, lorsqu’il avait répondu sur le même ton, avec la même familiarité, cela avait été totalement différent. « Tu es une terre fertile et je planterai un jardin en toi. » C’était le genre de chose qu’un poète dit à sa maîtresse, ou le mari à son épouse et le tu, dans ce cas, était intime, pas arrogant. Comment peut-il oser ! se dit-elle, touchant sa joue à l’endroit qu’il avait caressé. Il est beaucoup plus cruel que ne l’étaient les Porte-Parole de mon imagination. L’évêque Peregrino avait raison. Il est dangereux l’infidèle, l’antéchrist, il pénètre audacieusement dans les coins de mon cœur que je considère comme des lieux saints, où personne n’a jamais été autorisé à entrer. Il marche sur les rares petites pousses qui s’accrochent à la vie sur ce sol rocheux, comment peut-il oser ! Je regrette de ne pas être morte, il va sûrement me détruire avant d’avoir terminé.

Elle entendit des sanglots. Quara. Naturellement, les cris l’avaient réveillée ; elle avait le sommeil léger. Novinha faillit ouvrir la porte et aller la consoler, mais les sanglots cessèrent et une douce voix masculine se mit à chanter. La chanson était dans une autre langue. L’allemand, se dit Novinha, ou le Scandinave ; de toute façon, elle ne comprenait pas. Mais elle savait qui chantait et comprit que Quara était consolée.

Novinha n’avait pas éprouvé une telle peur depuis le jour où elle avait compris que Miro avait décidé de devenir Zenador et de poursuivre l’œuvre des deux victimes des piggies. Cet homme dénoue les fils de ma famille et en rétablit la cohérence ; mais, ce faisant, il découvrira mes secrets. S’il découvre comment Pipo est mort, et Parle la vérité, Miro apprendra ce secret et cela le tuera. Je ne sacrifierai plus rien aux piggies ; ce sont des dieux trop cruels que je ne veux plus adorer.

Plus tard, allongée sur son lit, derrière sa porte fermée, elle entendit à nouveau des rires dans le salon et, cette fois, Quim et Olhado riaient avec Miro et Ela. Elle imagina qu’elle pouvait les voir, la bonne humeur illuminant la pièce. Mais, lorsque le sommeil s’empara d’elle et que l’image se mua en rêve, ce n’était plus le Porte-Parole qui était assis parmi ses enfants, leur apprenant à rire ; c’était Libo, toujours vivant, tout le monde sachant qu’il était son véritable mari, l’homme qu’elle avait épousé dans son cœur, bien qu’elle eût toujours refusé de l’épouser à l’église. Malgré le sommeil, cela lui fut une joie insupportable et les larmes mouillèrent les draps de son lit.

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