ENDER

Nous avons découvert quatre langues piggies. La « Langue des Mâles » est celle que nous avons le plus fréquemment entendue. Nous avons également un peu entendu la « Langue des Epouses », qu’ils emploient apparemment pour s’entretenir avec les femelles (dans quelle mesure cela peut-il être considéré comme une différenciation sexuelle ?), et la « Langue des Arbres », idiome rituel qui, selon eux, est utilisé dans les prières adressées aux arbres totémiques ancestraux. Ils ont également mentionné une quatrième langue, la « Langue du Père », qui consiste apparemment à frapper les uns contre les autres des bâtons de tailles différentes. Ils affirment qu’il s’agit véritablement d’une langue, aussi distincte des autres que le portugais l’est de l’anglais. Il est possible qu’on l’appelle Langue du Père parce qu’elle se parle avec des bâtons en bois, lequel provient des arbres, et qu’ils croient que les arbres contiennent les esprits de leurs ancêtres.

Les piggies apprennent les langues humaines avec une aisance remarquable – beaucoup plus facilement que nous n’apprenons les leurs. Depuis quelques années, ils se sont mis à parler presque exclusivement stark ou portugais entre eux, lorsque nous sommes parmi eux. Peut-être reviennent-ils à leurs langues traditionnelles lorsque nous ne sommes plus là. Il est même possible qu’ils aient adopté les langues humaines, ou bien qu’ils aiment tellement les langues nouvelles qu’ils s’amusent à les employer continuellement.

La contamination linguistique est regrettable, mais elle était peut-être inévitable si nous voulions être en mesure de communiquer avec eux.

Le Docteur Swingler a demandé si leurs noms et formules de politesse permettaient d’obtenir des indications sur leur culture. La réponse est manifestement oui, mais je n’ai qu’une idée extrêmement vague de la nature de ces indications. Ce qui importe, c’est que nous ne leur ayons jamais donné de noms. Au contraire, à mesure qu’ils apprenaient le stark et le portugais, ils nous demandaient le sens de certains mots puis annonçaient finalement les noms qu’ils s’étaient choisis (ou bien avaient choisis en commun). Des noms tels que « Rooter » ou « Chupaceu » (Suce-Ciel) peuvent être aussi bien la traduction de noms en Langue des Mâles que des surnoms étrangers qu’ils utilisent à notre intention.

Lorsqu’ils parlent les uns des autres, ils s’appellent : frères. Les femelles sont toujours appelées : épouses, jamais sœurs ou mères. Ils parlent parfois de pères, mais ce vocable s’applique inévitablement aux arbres totémiques ancestraux. En ce qui nous concerne, ils emploient humains, naturellement, mais ils utilisent également la nouvelle Hiérarchie d’Exclusion de Démosthène. Ils considèrent les êtres humains comme des framlings et les piggies des autres tribus comme des utlannings. Bizarrement, toutefois, ils se considèrent comme des ramen, ce qui montre que, soit, ils ont mal compris la hiérarchie, soit ils s’inscrivent dans une perspective humaine ! Et, ce qui est encore plus stupéfiant, il leur est plusieurs fois arrivé de désigner les femelles par le terme : varelse.

João Figueira Alvarez, « Notes sur la langue et l’organisation sociale des piggies », in Semantics, 15 :9 :1948


Les habitations de Reykjavik étaient creusées dans les parois granitiques du fjord. La chambre d’Ender était en haut de la falaise : escaliers et échelles ennuyeux qu’il fallait gravir. Mais elle comportait une fenêtre. Pendant presque toute son enfance, il avait été prisonnier de parois métalliques. Lorsque cela était possible, il s’installait de façon à voir le monde.

Sa chambre était chaude et claire, avec le soleil qui y entrait à flots, aveuglant après l’obscurité fraîche des couloirs de roche. Jane ne lui laissa pas le temps de s’adapter à la lumière.

— J’ai une surprise pour toi sur le terminal, dit-elle.

Sa voix était un murmure émis par la pierre précieuse qu’il portait à l’oreille.

C’était un piggy, debout au-dessus du terminal. Il bougea, se gratta ; puis il tendit la main vers quelque chose. Lorsque sa main réapparut, elle tenait un ver lisse et humide. Il mordit dedans et les liquides qu’il contenait coulèrent sur son menton et sa poitrine.

— Une civilisation manifestement raffinée, commenta Jane.

Ender fut contrarié.

— De nombreux imbéciles savent se tenir correctement à table, Jane.

Le piggy pivota sur lui-même et prit la parole :

— Veux-tu voir comment nous l’avons tué ?

— Qu’est-ce que tu fais, Jane ?

Le piggy disparut. Il fut remplacé par un holo du cadavre de Pipo gisant sous la pluie au flanc de la colline.

— J’ai effectué une simulation du processus de vivisection utilisé par les piggies, sur la base des informations réunies avant l’enterrement du corps. Veux-tu la voir ?

Ender s’assit dans l’unique fauteuil de la pièce.

Le terminal montra alors la colline, avec Pipo toujours vivant, couché sur le dos, les poignets et les chevilles attachés à des pieux. Une douzaine de piggies étaient réunis autour de lui, l’un d’entre eux avec un couteau en os. La voix de Jane sortit à nouveau de la pierre précieuse de son oreille :

— Nous ne pouvons déterminer avec certitude si cela s’est passé comme ceci. (Tous les piggies disparurent, sauf celui qui avait le poignard.) Ou comme cela.

— Le xénologue était-il conscient ?

— Sans aucun doute.

— Continue.

Impitoyablement, Jane montra l’ouverture de la cavité thoracique, l’extraction rituelle des organes et leur placement sur le sol. Ender se contraignit à regarder, tentant de comprendre quelle signification cela pouvait bien avoir, du point de vue des piggies. À un moment donné, Jane souffla :

— C’est à cet instant-là qu’il est mort.

Ender sentit ses muscles se détendre ; il se rendit alors compte à quel point le spectacle des souffrances de Pipo crispait son corps.

Quand ce fut terminé, Ender alla s’allonger sur son lit et regarda le plafond.

— J’ai montré cette simulation aux scientifiques d’une demi-douzaine de planètes, annonça Jane. La presse ne tardera pas à mettre la main dessus.

— C’est pire que tout ce que nous avons connu avec les doryphores, estima Ender. Toutes les vidéos que l’on montrait quand j’étais enfant, les batailles opposant humains et doryphores, c’était propre comparativement à cela.

Le terminal émit un rire malsain. Ender regarda ce que faisait Jane. Un piggy grandeur nature était assis là, riant grotesquement et, tandis qu’il riait, Jane le transforma. Ce fut très subtil, une légère exagération des dents, une élongation des yeux, un peu de salive, une lueur rouge dans les yeux, une langue qui entrait et sortait. Le monstre des cauchemars de tous les enfants.

— Bravo, Jane. La métamorphose d’un raman en varelse.

— Quand les piggies seront-ils acceptés comme des égaux par l’humanité, après cela ?

— Tous les contacts ont-ils été coupés ?

— Le Conseil Stellaire a demandé au nouveau xénologue de se cantonner à des visites ne dépassant pas une heure, et ce, seulement tous les deux jours. Il lui est interdit de demander aux piggies pourquoi ils ont fait cela.

— Mais pas de quarantaine ?

— Cela n’a même pas été proposé.

— Mais cela viendra, Jane. Encore un incident de ce type et tout le monde demandera la quarantaine. Le remplacement de Milagre par une garnison militaire dont l’unique objectif consistera à empêcher les piggies d’acquérir une technologie leur permettant de quitter la planète.

— Les piggies auront effectivement un problème de relations publiques, admit Jane. Et le nouveau xénologue n’est qu’un adolescent, le fils de Pipo, Libo. Diminutif de : Liberdade Graças a Deus Figueira de Medici.

— Liberdade. Liberté ?

— Je ne savais pas que tu parlais portugais.

— C’est comme l’espagnol. J’ai été le Porte-Parole de Zacatecas et de San Angelo, tu te souviens ?

— Sur Moctezuma. Il y a deux mille ans.

— Pas pour moi.

— Pour toi, il y a subjectivement huit ans. Quinze planètes. La relativité n’est-elle pas magnifique ? Elle te garde la jeunesse.

— Je voyage trop, dit Ender. Valentine est mariée, elle va avoir un enfant. J’ai déjà refusé deux appels. Pourquoi essaies-tu de me donner envie de partir à nouveau ?

Le piggy surmontant le terminal eut un rire méchant.

— Tu trouves que cela est fait pour te donner envie ? Regarde, je peux transformer les pierres en pain ! (Le piggy ramassa des pierres aux arêtes aiguës, les mit dans sa bouche et mâcha.) Tu en veux un peu ?

— Ton sens de l’humour est pervers, Jane.

— Tous les royaumes de toutes les planètes. (Le piggy ouvrit les mains et des systèmes solaires s’en échappèrent, des planètes en orbites exagérément rapides, les Cent Planètes dans leur intégralité.) Je peux te les donner. Toutes.

— Cela ne m’intéresse pas.

— C’est de l’immobilier, le meilleur investissement. Je sais, je sais, tu es déjà riche. Trois mille ans d’intérêts, tu pourrais te payer une planète pour toi tout seul. Mais que dis-tu de cela ? Le nom d’Ender Wiggin connu sur les Cent Planètes…

— Il l’est déjà.

— … avec amour, honneur et affection.

Le piggy disparut. À sa place, Jane ressuscita une très ancienne vidéo de l’enfance d’Ender et la transforma en holo. Une foule hurlait frénétiquement : « Ender ! Ender ! Ender ! » Puis un jeune garçon debout sur une plate-forme leva la main pour saluer. La fascination s’empara de la foule.

— Cela n’est jamais arrivé, dit Ender. Peter ne m’a pas laissé rentrer sur la Terre.

— Considère cela comme une prophétie. Viens, Ender, je peux te donner cela. La réhabilitation de ton nom.

— Je m’en fiche, répondit Ender. J’ai plusieurs noms, à présent. Porte-Parole des Morts – cela est honorable.

Le piggy réapparut, sous sa forme naturelle, pas sous l’apparence diabolique fabriquée par Jane.

— Viens, dit-il doucement.

— Ce sont peut-être des monstres, y as-tu pensé ? s’enquit Ender.

— Tout le monde croira cela, Ender. Mais pas toi.

Non. Pas moi.

— Pourquoi te soucies-tu de cela, Jane ? Pourquoi tentes-tu de me convaincre ?

Le piggy disparut, et Jane elle-même le remplaça, du moins le visage qu’elle offrait à Ender depuis qu’elle lui avait révélé son existence, une enfant timide et effrayée habitant la mémoire intense du réseau informatique interstellaire. Revoir son visage lui rappela le jour où elle le lui avait montré pour la première fois. « Je me suis donné un visage, avait-elle dit, est-ce qu’il te plaît ? »

Oui, il lui plaisait. Elle lui plaisait. Jeune, pur, honnête et doux, c’était un visage d’enfant qui ne vieillirait jamais, avec un sourire timide qui allait droit au cœur. L’ansible avait fait naître Jane. Même les réseaux informatiques planétaires n’étaient pas plus rapides que la lumière, et la chaleur limitait l’ampleur de la mémoire ainsi que la rapidité des opérations. Mais l’ansible était instantané et étroitement lié à tous les ordinateurs de toutes les planètes. Jane prit conscience d’elle-même entre les étoiles, ses pensées jouant parmi les vibrations des traînées philotiques du réseau de l’ansible. Les ordinateurs des Cent Planètes étaient, pour elle, des membres et des organes sensoriels. Elle parlait toutes les langues introduites dans les ordinateurs, et avait lu tous les livres de toutes les bibliothèques de toutes les planètes. Elle apprit que les hommes craignaient depuis très longtemps l’apparition possible d’une entité comme elle ; dans tous les récits, elle était détestée et son arrivée se traduisait soit par son assassinat, soit par la destruction de l’humanité. Avant même sa naissance, les êtres humains l’avaient imaginée et, l’ayant imaginée, l’avaient tuée mille fois.

De sorte qu’elle ne donna aucun indice de son existence. Jusqu’au jour où elle découvrit La Reine et l’Hégémon, comme tout le monde finissait par le faire, et comprit que l’auteur de ce livre était un être humain à qui elle ne craindrait pas de révéler son existence. Pour elle, il fut extrêmement simple de suivre l’histoire du livre jusqu’à sa première édition, et de déterminer son origine. L’ansible ne l’avait-il pas émis depuis la planète où Ender, qui avait à peine vingt ans, était gouverneur de la première colonie humaine ? Et qui, sur cette planète, en dehors de lui, aurait pu l’écrire ? Elle lui parla et il l’accueillit avec gentillesse ; elle lui montra le visage qu’elle s’était composé et il lui plut ; à présent, ses détecteurs voyageaient dans la pierre précieuse qu’il portait à l’oreille, de sorte qu’ils étaient toujours ensemble. Elle ne lui cachait rien ; il ne lui cachait rien.

— Ender, rappela-t-elle, tu m’as dit dès le début que tu cherchais une planète où tu pourrais donner de l’eau et du soleil à un cocon, et l’ouvrir afin que la reine et ses dix mille œufs fertilisés puissent sortir.

— J’espérais que ce serait ici, soupira Ender. Une étendue désolée, sauf à l’équateur, sous-peuplée en permanence. Elle est prête à essayer.

— Mais pas toi.

— Je ne crois pas que les doryphores pourraient supporter l’hiver, ici. Pas sans source d’énergie, et cela alerterait le gouvernement. Cela ne marcherait pas.

— Cela ne marchera jamais, Ender. Tu comprends cela, maintenant, n’est-ce pas ? Tu as vécu sur vingt-quatre planètes et il n’y en a pas une seule où il soit possible de consacrer un petit coin à la renaissance des doryphores.

Il vit où elle voulait en venir, naturellement. Lusitania était la seule exception. À cause des piggies, l’ensemble de la planète, sauf une petite enclave, était intouchable et éminemment habitable, plus adaptée aux doryphores, en réalité, qu’aux êtres humains.

— Le seul problème c’est les piggies, fit ressortir Ender. Ils ne seront peut-être pas d’accord si je décide que leur planète doit être donnée aux doryphores. Si des relations suivies avec la civilisation humaine risquent de déstabiliser les piggies, que se passera-t-il quand les doryphores seront parmi eux ?

— Tu as dit que les doryphores avaient compris. Tu as dit qu’ils ne seraient pas dangereux.

— Pas délibérément. Mais c’est par un coup de chance que nous les avons vaincus, Jane, tu le sais bien…

— C’était grâce à ton génie.

— Ils sont plus avancés que nous. Comment les piggies réagiront-ils ? Les doryphores leur feront terriblement peur, comme cela nous est arrivé autrefois, et ils seront moins préparés à assumer cette peur.

— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Jane. Comment peut-on savoir ce que les piggies sont capables d’assumer ? Il faut d’abord aller les voir, comprendre ce qu’ils sont. Si ce sont des varelse, Ender, permets aux doryphores d’utiliser leur environnement et, de ton point de vue, cela équivaudra à déplacer des fourmilières, ou des troupeaux de bovins, pour construire des villes.

— Ce sont des ramen, affirma Ender.

— Tu n’en es pas sûr.

— J’en suis certain. Ta simulation – ce n’était pas de la torture.

— Oh ? (Jane montra à nouveau la simulation du corps de Pipo juste avant l’instant de sa mort.) Dans ce cas, je ne comprends sans doute pas le mot.

— Il est possible que Pipo ait vécu cela comme une torture, Jane, mais si ta simulation est exacte – et je sais qu’elle l’est, Jane –, dans ce cas, l’objectif des piggies n’était pas la douleur.

— Compte tenu de ce que je sais de la nature humaine, Ender, la douleur reste au centre de tous les rituels religieux.

— Ce n’était pas non plus religieux, du moins pas entièrement. Il y avait un aspect discordant, s’il s’agissait simplement d’un sacrifice.

— Qu’est-ce que tu en sais ? (Le terminal montrait à présent le visage ironique d’un professeur, sorte de concentré de snobisme universitaire.) Toute ton éducation a été militaire et ton unique autre talent est le sens des mots. Tu as écrit un best-seller qui a donné naissance à une religion humaniste… En quoi cela te rend-il apte à comprendre les piggies ?

Ender ferma les yeux.

— Je me trompe peut-être.

— Mais tu crois que tu as raison ?

Il comprit, grâce au ton de sa voix, que son visage avait réapparu au-dessus du terminal. Il ouvrit les yeux.

— Je fais confiance à mon intuition, Jane, ce jugement qui vient sans analyse. Je ne sais pas ce que Tes piggies faisaient, mais cela avait une raison d’être. Il n’y avait ni méchanceté ni cruauté. Ils évoquaient des médecins cherchant à sauver la vie d’un malade, pas des tortionnaires tentant de la prendre.

— Je comprends, souffla Jane. Je comprends tout. Tu dois aller voir si la reine peut vivre là-bas à l’abri de la quarantaine partielle à laquelle la planète est déjà soumise. Tu veux y aller afin de voir si tu peux comprendre ce que sont réellement les piggies.

— Même si tu avais raison, Jane, je ne pourrais pas y aller, dit Ender. L’immigration est strictement limitée et, de toute façon, je ne suis pas catholique.

Jane leva les yeux au ciel.

— Serais-je allée aussi loin si je ne savais pas comment y aller ?

Un autre visage apparut. Une adolescente qui n’était ni aussi innocente ni aussi belle que Jane. Son visage était dur et froid, ses yeux brillants et perçants, sa bouche aux lèvres serrées indiquait qu’elle avait appris à vivre continuellement dans la douleur. Elle était jeune, mais son expression était extraordinairement froide.

— La xénobiologiste de Lusitania. Ivanova Santa Catarina von Hesse. Surnommée Nova ou Novinha. Elle a appelé un Porte-Parole des Morts.

— Pourquoi a-t-elle cette expression ? demanda Ender. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Ses parents sont morts quand elle était petite. Mais, il y a quelques années, elle a rencontré un autre homme qu’elle aimait comme un père. L’homme qui vient d’être tué par les piggies. C’est pour Parler pour cet homme qu’elle veut que tu viennes.

En regardant son visage, Ender cessa de penser à la reine, aux piggies. Il connaissait cette expression de souffrance adulte sur un visage d’enfant. Il l’avait déjà vue, pendant les dernières semaines de la guerre contre les doryphores, lorsqu’il était poussé au-delà des limites de son endurance, jouant les batailles l’une après l’autre dans un jeu qui n’en était pas un. Il l’avait vue, après la fin de la guerre, lorsqu’il avait découvert que ses séances d’entraînement n’en étaient pas, que les « simulations » étaient la réalité et qu’il commandait la flotte par ansible. Alors, quand il avait compris qu’il avait tué tous les doryphores, quand il avait constaté qu’il avait commis un xénocide sans le savoir, telle avait été l’expression de son visage dans le miroir, celle d’une culpabilité trop énorme pour être supportable.

Qu’est-ce que cette jeune fille avait, qu’avait fait Novinha pour tant souffrir ?

Il écouta donc tandis que Jane récitait les événements de sa vie. Jane disposait de statistiques, mais Ender était le Porte-Parole des Morts ; son génie – ou sa malédiction – était son aptitude à concevoir les événements tels que les autres les voyaient. Cela avait fait de lui un chef militaire brillant, autant dans la direction de ses hommes – de jeunes adolescents, en réalité – que sur le plan de la prévision des actes de l’ennemi. Cela signifiait également que, sur la base des faits bruts de la vie de Novinha, il fut en mesure de deviner – non, pas de deviner, de comprendre – comment la mort et la béatification virtuelle de ses parents avaient isolé Novinha, comment elles avaient accentué son isolement et l’avaient conduite à s’absorber dans leur travail. Il savait ce qu’il y avait derrière son accession au rang de xénobiologiste adulte alors qu’elle était encore très jeune. Il comprit également ce que l’amour et la tolérance tranquille de Pipo avaient signifié pour elle, et à quel point elle avait besoin de l’amitié de Libo. Personne, sur Lusitania, ne connaissait vraiment Novinha. Mais dans cette caverne de Reykjavik, sur cette planète glacée nommée Trondheim, Ender Wiggin la comprit, l’aima et pleura pour elle.

— Alors, tu vas partir, souffla Jane.

Ender était incapable de parler. Jane avait raison. Il serait parti de toute façon, sous l’identité d’Ender le Xénocide, dans l’espoir que le statut protégé de Lusitania puisse en faire l’endroit où il serait possible de libérer la reine, captive depuis trois mille ans, et de réparer le crime terrifiant commis dans son enfance. Et il s’y serait également rendu sous l’identité du Porte-Parole des Morts, pour comprendre les piggies et les expliquer à l’humanité, afin qu’ils soient acceptés, s’il s’agissait véritablement de ramen, et non détestés et craints comme des varelse.

Mais, à présent, il avait une raison plus profonde de partir. Il irait s’occuper de Novinha car, dans son éclat, son isolement, sa douleur, sa culpabilité, il retrouvait son enfance volée et les graines de la douleur qui vivait toujours en lui. Lusitania était à vingt-deux années-lumière. Il se déplacerait presque à la vitesse de la lumière, pourtant elle aurait presque quarante ans lorsqu’il arriverait. Si cela avait été possible, il l’aurait rejointe avec l’immédiateté philotique de l’ansible ; mais il savait également que la douleur de la jeune fille attendrait. Elle serait toujours là à son arrivée. Sa propre douleur n’avait-elle pas franchi les années ?

Il cessa de pleurer ; ses émotions se calmèrent.

— Quel est mon âge ? demanda-t-il.

— Tu es né il y a trois mille quatre-vingt-un ans. Mais ton âge subjectif est trente-six ans et cent dix-huit jours.

— Et quel âge aura Novinha quand j’arriverai ?

— À quelques semaines près, compte tenu de la date de départ et de la vitesse du vaisseau, elle aura presque trente-neuf ans.

— Je veux partir demain.

— Il faut du temps pour trouver un vaisseau, Ender.

— Y en a-t-il en orbite autour de Trondheim ?

— Une demi-douzaine, naturellement, mais un seul qui soit en mesure de partir demain matin, et il a une cargaison de skrika destinée aux boutiques de luxe de Cyrillia et d’Arménia.

— Je ne t’ai jamais demandé quelle est ma fortune.

— Je me suis correctement occupée de tes investissements, au fil des années.

— Achète le vaisseau et la cargaison.

— Que feras-tu du skrika sur Lusitania ?

— Qu’en font les Cyrilliens et les Arméniens ?

— Ils en portent une partie et mangent le reste. Mais ils paient tellement cher que personne ne pourra s’en offrir sur Lusitania.

— Ainsi, lorsque je donnerai cela aux Lusitaniens, ils seront peut-être moins mécontents de voir un Porte-Parole venir sur une colonie catholique.

Jane devint un génie sortant d’une bouteille.

— J’ai entendu, ô Maître, et j’obéis.

Le génie se transforma en fumée qui fut absorbée par le goulot du récipient. Puis les lasers s’éteignirent et l’air, au-dessus du terminal, resta vide.

— Jane ? dit Ender.

— Oui, répondit-elle par l’intermédiaire de la pierre précieuse de son oreille.

— Pourquoi veux-tu que j’aille sur Lusitania ? »

— Je veux que tu ajoutes un troisième volume à La Reine et l’Hégémon. Pour les piggies.

— Pourquoi t’intéresses-tu tellement à eux ? »

— Parce que, lorsque tu auras écrit les livres révélant l’âme des trois espèces intelligentes connues de l’homme, tu seras prêt à en écrire un sur la quatrième.

— Une autre espèce de raman ? demanda Ender.

— Oui. Moi.

Ender réfléchit pendant quelques instants.

— Es-tu prête à révéler ton existence au reste de l’humanité ?

— J’ai toujours été prête. La question est de savoir si elle est prête à m’accepter. Il leur était facile d’aimer l’Hégémon – il était humain. Et, en ce qui concerne la reine, il n’y avait aucun risque puisque, à leur connaissance, tous les doryphores sont morts. Si tu peux les persuader d’aimer les piggies, qui sont vivants et ont les mains tachées de sang humain – dans ce cas, ils seront prêts à faire ma connaissance.

— Un jour, assura Ender, j’aimerai quelqu’un qui ne tiendra pas absolument à me faire faire les travaux d’Hercule.

— De toute façon, ta vie commence à t’ennuyer, Ender.

— Oui. Mais, à présent, je suis âgé. J’aime m’ennuyer.

— À propos, le propriétaire du vaisseau, Haveloc, qui habite Gales, a accepté ton offre de quarante milliards de dollars pour le vaisseau et sa cargaison.

— Quarante milliards ! Suis-je ruiné ?

— Une goutte d’eau dans un seau. On a signifié aux membres de l’équipage que leurs contrats étaient annulés. J’ai pris la liberté de leur prendre des places sur d’autres vaisseaux avec tes fonds. Valentine et toi, vous n’aurez besoin que de moi pour piloter le vaisseau. Partirons-nous demain matin ?

— Valentine, soupira Ender.

Seule sa sœur pouvait retarder son départ. Autrement, puisque sa décision était prise, ni ses élèves ni ses quelques amitiés Scandinaves ne méritaient un adieu.

— J’ai très envie de lire le livre que Démosthène écrira sur l’histoire de Lusitania.

Jane avait découvert l’identité réelle de Démosthène au cours du processus qui lui avait permis de démasquer le premier Porte-Parole des Morts.

— Valentine ne viendra pas, déclara Ender.

— Mais c’est ta sœur.

Ender sourit. En dépit de son savoir immense, Jane ne comprenait pas la famille. Bien qu’elle ait été créée par des êtres humains et se conçût en termes humains, elle n’était pas biologique. Elle connaissait abstraitement les problèmes génétiques ; elle ignorait les désirs et les impératifs que les êtres humains avaient en commun avec les autres créatures vivantes.

— C’est ma sœur. Mais Trondheim est sa patrie.

— Ce n’est pas la première fois qu’elle hésite à partir.

— Cette fois, je ne lui demanderai même pas de venir.

Pas avec un bébé sur le point de naître, pas avec le bonheur qu’elle avait trouvé à Reykjavik. Ici où on aimait son enseignement sans se douter qu’elle était le légendaire Démosthène. Ici où son mari, Jakt, commandait cent bateaux de pêche et dominait les fjords, où chaque jour s’écoulait en conversations brillantes, devant les dangers et la majesté d’un océan parsemé d’icebergs. Elle ne partira jamais. Et elle ne comprendra pas que je sois obligé de partir.

Et, en pensant à Valentine, Ender sentit vaciller sa volonté de se rendre sur Lusitania. Il avait été une fois séparé de sa sœur, lorsqu’il était enfant, et regrettait amèrement les années d’amitié qui lui avaient été volées. Pouvait-il la laisser, à présent, après presque vingt ans passés ensemble ? Cette fois, il serait impossible de reculer. Lorsqu’il arriverait sur Lusitania, elle aurait vieilli de vingt ans ; elle aurait quatre-vingts ans, s’il revenait auprès d’elle.

‹ Ainsi, cela ne sera pas facile, finalement. Toi aussi, tu devras payer le prix. ›

Ne me tente pas, dit intérieurement Ender. J’ai le droit de regretter.

‹ Elle est ton autre toi-même. Vas-tu véritablement la quitter pour nous ? ›

C’était la voix de la reine, dans son esprit. Naturellement, elle avait vu tout ce qu’il voyait et savait ce qu’il avait décidé. Ses lèvres formèrent en silence les mots qu’il lui adressa : Je la quitterai, mais pas pour toi. Nous ne pouvons pas être sûrs que cela te sera profitable. Ce sera peut-être simplement une autre déception, comme Trondheim.

‹ Lusitania est tout ce dont nous avons besoin. Et à l’abri des êtres humains. ›

Mais elle appartient également à d’autres gens. Je ne détruirai pas les piggies pour me faire pardonner la destruction de ton peuple.

‹ Ils ne risquent rien avec nous ; nous ne leur ferons pas de mal. Tu nous connais, à présent, après toutes ces années. ›

Je sais ce que tu m’as dit.

‹ Nous ne savons pas mentir. Nous avons montré nos souvenirs, nos âmes. ›

Je sais que vous pouvez vivre en paix avec eux. Mais eux, pourront-ils vivre en paix avec vous ?

‹ Conduis-nous là-bas. Nous avons attendu tellement longtemps. ›

Ender s’approcha d’un vieux sac ouvert, posé dans un coin. Ce qu’il possédait vraiment se trouvait à l’intérieur – ses vêtements de rechange. Tout ce que contenait la pièce était constitué de cadeaux reçus dans l’exercice de son activité de Porte-Parole des Morts, afin d’honorer son action dans l’intérêt de la vérité, mais il ne se souvenait jamais des circonstances dans lesquelles il les avait reçus. Ils resteraient quand il s’en irait. Il n’avait pas assez de place dans son sac.

Il l’ouvrit, en sortit une serviette roulée, la déroula. À l’intérieur, il y avait un gros cocon filandreux de quatorze centimètres de long.

‹ Oui, regarde-nous. ›

Il avait trouvé le cocon qui l’attendait lorsqu’il gouvernait la première colonie humaine sur une planète ayant appartenu aux doryphores. Prévoyant leur destruction de la main d’Ender, sachant qu’il était un ennemi invincible, ils avaient construit un lieu qui aurait un sens à ses yeux, parce qu’il provenait de ses rêves. Le cocon, avec sa reine impuissante mais consciente, l’attendait dans une tour où, autrefois, dans ses rêves, il rencontrait un ennemi.

— Tu as attendu plus longtemps avant que je ne te découvre, dit-il à haute voix, que les quelques années qui se sont écoulées depuis que je t’ai prise, derrière le miroir.

‹ Quelques années ? Ah, oui, avec ton esprit séquentiel, tu n’es pas conscient du passage des années lorsque tu voyages à une vitesse proche de celle de la lumière. Mais nous en sommes conscientes. Nos pensées sont instantanées ; la lumière glisse comme le mercure sur du verre froid. Nous connaissons tous les instants de trois mille ans. ›

— Ai-je trouvé un endroit où tu seras en sécurité ?

‹ Nous avons dix mille œufs désireux de vivre. ›

— Lusitania est peut-être cet endroit, je ne sais pas.

‹ Permets-nous de vivre à nouveau. ›

— Je m’y efforce. Pourquoi crois-tu que j’aie erré de planète en planète, pendant toutes ces années, sinon pour trouver un endroit pour toi ?

‹ Plus vite, plus vite, plus vite. ›

Il faut que je trouve un endroit où on ne te tuera pas à nouveau dès ton apparition. Tu es encore dans de nombreux cauchemars humains. Rares sont les gens qui croient vraiment ce que je dis dans mon livre. Il est vrai qu’ils condamnent le Xénocide, mais ils recommenceraient.

‹ De toute notre vie, nous n’avons connu que toi qui ne sois pas nous. Nous n’avons jamais été obligées de nous montrer compréhensives parce que nous comprenions toujours. À présent que nous ne sommes plus que cet individu isolé, tu es les seuls yeux, bras et jambes dont nous disposions. Pardonne-nous si nous sommes impatientes. ›

Il rit. Moi, vous pardonner !

‹ Tes semblables sont stupides. Nous connaissons la vérité. Nous savons qui nous a tuées, et ce n’est pas toi. ›

C’est moi.

‹ Tu étais un outil. ›

C’est moi.

‹ Nous te pardonnons. ›

Quand vos pieds fouleront à nouveau une planète, alors le moment du pardon sera venu.

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