LES ENFANTS DE L’ESPRIT

Règle 1 : Tous les Enfants de l’Esprit du Christ doivent être mariés, sinon il leur sera interdit d’appartenir à l’ordre ; mais ils doivent rester chastes.

Question 1 : Pourquoi le mariage est-il nécessaire pour tous ?

Les imbéciles disent : Pourquoi devrions-nous nous marier ? L’amour est le seul lien dont nous ayons besoin, ma maîtresse et moi. À ceux-ci, je dis : Le mariage n’est pas un traité entre un homme et une femme ; les bêtes elles-mêmes s’unissent pour produire des petits. Le mariage est un traité entre un homme et une femme, d’une part, et la communauté à laquelle ils appartiennent, d’autre part. Se marier conformément aux lois de la communauté, c’est devenir un citoyen à part entière ; refuser le mariage, c’est être un étranger, un enfant, un hors-la-loi, un esclave ou un traître. La constante essentielle de toutes les sociétés de l’humanité consiste en ceci que seuls ceux qui respectent les lois, tabous et traditions du mariage sont de véritables adultes.

Question 2 : Dans ce cas, pourquoi les prêtres et les religieuses sont-ils astreints au célibat ?

Afin de les distinguer de la communauté. Les prêtres et les religieuses sont des serviteurs, pas des citoyens. Ils servent l’Eglise, mais ils ne sont pas l’Eglise. L’Eglise est la promise et le Christ est le fiancé ; les prêtres et les religieuses sont simplement les invités du mariage ; car ils ont renoncé à la citoyenneté au sein de la communauté du Christ afin de la servir.

Question 3 : Pourquoi les Enfants de l’Esprit du Christ se marient-ils ? Ne servons-nous pas aussi l’Eglise ?

Nous ne servons l’Eglise que dans la mesure où tous les hommes et toutes les femmes la servent par leur mariage. La différence réside en ceci que, alors qu’ils transmettent leurs gènes à la génération suivante, nous transmettons notre savoir ; leur héritage réside dans les molécules génétiques des générations à venir tandis que nous vivons dans leur esprit. Les souvenirs sont le fruit de nos mariages, et ils ne sont ni plus ni moins précieux que les enfants de chair et de sang conçus dans l’amour soumis au sacrement.

San Angelo, Règles et catéchisme de l’Ordre des Enfants de l’Esprit du Christ, 1511 :11 :11 :1


Le doyen de la cathédrale emportait le silence des chapelles obscures, massives, et des murs imposants partout où il allait. Lorsqu’il entra dans la salle de classe, sa paix pesante s’abattit sur les élèves, dont la respiration même se fit prudente et silencieuse tandis qu’il se dirigeait vers le tableau.

— Dom Cristão, murmura le doyen. L’évêque a besoin de vous rencontrer.

Les élèves, essentiellement des adolescents, n’ignoraient pas, malgré leur jeunesse, que les relations entre la hiérarchie de l’Eglise et les moines indépendants qui dirigeaient pratiquement toutes les écoles catholiques des Cent Planètes étaient relativement tendues. Dom Cristão, excellent professeur d’histoire, de géologie, d’archéologie et d’anthropologie, était également supérieur du Monastère des Filhos da Mente de Cristo – les Enfants de l’Esprit du Christ. Sa situation faisait de lui le principal rival de l’évêque sur le plan de la suprématie spirituelle au sein de Lusitania. D’une certaine façon, on pouvait même estimer qu’il était le supérieur de l’évêque ; sur pratiquement toutes les planètes, il y avait un Supérieur des Enfants par archevêque, alors qu’à chaque évêque correspondait le principal d’un système solaire.

Mais Dom Cristão, comme tous les Filhos, veillait à respecter scrupuleusement la hiérarchie de l’Eglise. Face à la convocation de l’évêque, il éteignit immédiatement sa chaire et renvoya la classe, sans même terminer l’examen du point abordé. Les élèves ne furent pas surpris ; ils savaient qu’il aurait agi de même si un simple prêtre avait interrompu le cours. Les ecclésiastiques se sentaient évidemment très flattés de voir à quel point ils étaient importants aux yeux des Filhos ; mais cela signifiait également que leur présence à l’école pendant les heures de cours désorganisait complètement le travail partout où ils allaient. En conséquence, les prêtres se rendaient rarement à l’école et les Filhos, grâce à leur déférence extrême, jouissaient d’une indépendance presque totale.

Dom Cristão avait une idée assez précise de la raison pour laquelle l’évêque le convoquait. Le Docteur Navio n’était pas discret et, pendant toute la matinée, on avait parlé de menaces terrifiantes exprimées par le Porte-Parole des Morts. Dom Cristão supportait mal les craintes dénuées de fondement de la hiérarchie chaque fois qu’elle se trouvait confrontée aux infidèles ou aux hérétiques. L’évêque serait furieux, ce qui signifierait qu’il exigerait des actes, bien que la meilleure attitude fût, comme d’habitude, l’inaction, la patience et la coopération. En outre, on racontait que ce Porte-Parole prétendait être celui-là même qui avait Parlé la mort de San Angelo. Si tel était le cas, ce n’était vraisemblablement pas un ennemi de l’Eglise, au contraire. Ou, du moins, c’était un ami des Filhos, ce qui, dans l’esprit de Dom Cristão, revenait au même.

Tout en suivant le doyen entre les bâtiments de la faculdade, puis dans le jardin de la cathédrale, il chassa la colère et la contrariété de son cœur. Inlassablement, il répéta son nom monastique : Amai a Tudomundo Para Que Deus Vos Ame. Il Faut Aimer Tout Le Monde Pour Que Dieu Vous Aime. Il avait choisi ce nom avec soin, lorsque sa fiancée et lui étaient entrés dans l’ordre, car il savait que ses principales faiblesses étaient la colère et l’impatience que la stupidité suscitait en lui. Comme tous les Filhos, il avait choisi son nom en fonction du péché contre lequel il devait le plus fréquemment lutter. C’était une des méthodes qu’ils utilisaient pour se dénuder spirituellement face au monde. « Nous ne nous draperons pas dans l’hypocrisie, enseignait San Angelo. Le Christ nous drapera de vertu, comme les lys des champs, mais nous ne chercherons pas à paraître vertueux. » Dom Cristão avait, ce jour-là, l’impression que sa vertu faiblissait par endroits ; le vent glacé de l’impatience risquait de le geler jusqu’aux os. De sorte qu’il psalmodiait silencieusement son nom tout en pensant : L’Evêque Peregrino est un imbécile mais Amai a Tudomundo Para Que Deus Vos Ame.

— Frère Amai, dit l’Evêque Peregrino. (Il n’employait jamais son titre honorifique, Dom Cristão, bien que certains cardinaux aient recours à cette politesse.) Je vous remercie d’être venu.

Navio était déjà installé dans le meilleur fauteuil, mais Dom Cristão ne le lui reprocha pas. L’indolence avait fait grossir Navio et, à présent, son embonpoint le rendait indolent ; c’était une maladie circulaire, qui se nourrissait d’elle-même, et Dom Cristão était heureux de ne pas en être affligé. Il choisit un haut tabouret dépourvu de dossier. Cela empêcherait son corps de se détendre et maintiendrait son esprit en éveil.

Navio entama presque immédiatement le compte rendu de son entrevue désagréable avec le Porte-Parole des Morts, ajoutant une explication complexe des menaces proférées par le Porte-Parole si le refus de coopérer continuait.

— Un inquisiteur, pouvez-vous imaginer cela ? Un infidèle osant supplanter l’autorité de notre Eglise !

Oh, comme les croyants recourent rapidement à l’esprit de croisade quand l’Eglise est menacée, mais demandez-leur d’aller à la messe une fois par semaine et l’esprit de croisade se couche, puis s’endort !

Les paroles de Navio produisirent leur effet : la colère de l’évêque s’accentua, son visage prenant une légère teinte rosée sous le marron intense de sa peau. Lorsque le récit du médecin fut enfin terminé, Peregrino se tourna vers Dom Cristão, le visage crispé par la colère :

— Alors, qu’est-ce que vous dites de cela, frère Amai ?

Je dirais, si j’étais moins bien élevé, que vous avez agi stupidement en intervenant dans les activités du Porte-Parole alors que vous saviez qu’il a la loi de son côté et qu’il n’avait rien fait contre nous. Désormais, du fait que vous l’avez provoqué, il est beaucoup plus dangereux que si vous vous étiez contentés de ne tenir aucun compte de sa présence.

Dom Cristão eut un pâle sourire et inclina la tête.

— Je crois que nous devrions frapper les premiers afin qu’il ne puisse plus nous nuire.

Ces paroles militantes prirent l’Evêque Peregrino au dépourvu.

— Exactement, dit-il. Mais je n’espérais pas que vous comprendriez cela.

— Les Filhos sont aussi ardents que tous les chrétiens non ordonnés peuvent espérer l’être, souligna Dom Cristão. Mais, comme nous ne disposons pas de la prêtrise, nous devons recourir à la raison et à la logique, faute de pouvoir user de l’autorité.

L’Evêque Peregrino soupçonnait l’ironie, de temps en temps, mais ne parvenait jamais à mettre véritablement le doigt dessus. Il grogna et plissa les yeux.

— Ainsi, Frère Amai, comment envisagez-vous de l’atteindre ?

— Eh bien, Père Peregrino, la loi est parfaitement explicite. Il ne peut exercer un pouvoir sur nous que dans la mesure où nous intervenons dans l’exercice de ses activités religieuses. Si nous voulons le dépouiller de ce pouvoir, il nous suffit de coopérer avec lui.

L’évêque rugit et abattit son poing sur la table.

— Exactement le type de sophisme auquel j’aurais dû m’attendre de votre part, Amai !

Dom Cristão sourit.

— En réalité, nous n’avons pas le choix… Soit nous répondons à ses questions, soit il demande, conformément à ses droits, le statut d’inquisiteur et vous embarquez à bord d’un vaisseau interstellaire pour le Vatican, où vous devrez répondre du délit de persécution religieuse. Nous avons trop d’affection pour vous, père Peregrino, pour adopter une attitude susceptible de vous coûter votre place.

— Oh, oui, je connais bien votre affection !

— Les Porte-Parole des Morts sont en réalité parfaitement inoffensifs… Ils ne mettent en place aucune organisation rivale, ils n’administrent aucun sacrement, ils ne prétendent même pas que La Reine et l’Hégémon soit un ouvrage sacré. Ils se contentent de tenter de découvrir la vérité de la vie du mort, puis de raconter cette vie comme la personne décédée l’a elle-même vécue à ceux qui veulent bien écouter.

— Et vous affirmez que cela vous paraît inoffensif ?

— Au contraire. San Angelo a fondé notre ordre précisément parce que l’expression de la vérité est un acte exceptionnellement puissant. Mais je crois qu’il est beaucoup moins nocif que la réforme protestante, par exemple. Et la révocation de notre licence catholique sous prétexte de persécution religieuse entraînerait automatiquement l’autorisation d’une immigration non catholique telle que nous ne représenterions plus qu’un tiers de la population.

L’Evêque Peregrino tripota son anneau.

— Mais le Conseil Stellaire autoriserait-il effectivement cela ? Il a fixé des limites précises à la taille de notre colonie – faire venir un tel nombre d’infidèles reviendrait à remettre cette limite en question.

— Vous savez certainement qu’il a déjà pris des dispositions en prévision d’une telle situation. Pourquoi, à votre avis, deux vaisseaux interstellaires sont-ils restés sur orbite autour de notre planète ? Comme la licence catholique garantit l’accroissement illimité de la population, on contraindra purement et simplement l’excédent à émigrer. Le Congrès pense devoir le faire dans une ou deux générations – qu’est-ce qui l’empêche de commencer dès maintenant ?

— Il ne ferait pas cela.

— Le Congrès Stellaire a été constitué pour mettre un terme aux djihads et pogroms qui éclataient continuellement en une demi-douzaine d’endroits. Le recours aux lois relatives à la persécution religieuse est une affaire grave.

— C’est totalement disproportionné ! Un hérétique à demi fou appelle un Porte-Parole des Morts et nous nous trouvons soudain confrontés à l’émigration forcée !

— Mon cher père, telles ont toujours été les relations entre les autorités séculières et religieuses. Nous devons être patients, ne serait-ce que pour une unique raison : ils ont tous les canons.

Navio eut un rire étouffé.

— Sans doute ont-ils les canons, mais nous détenons les clés du paradis et de l’enfer, fit valoir l’évêque.

— Et je suis convaincu que la moitié des membres du Congrès Stellaire se trémoussent déjà d’impatience. En attendant, toutefois, je serai peut-être en mesure d’atténuer le caractère gênant de cette situation. Au lieu de revenir publiquement sur vos prises de position antérieures… (vos prises de position stupides, destructrices et étroites) …, indiquez que vous avez chargé les Filhos da Mente de Cristo de porter le pesant fardeau consistant à répondre aux questions de cet infidèle.

— Peut-être ne connaissez-vous pas toutes les réponses qu’il souhaite obtenir, fit remarquer Navio.

— Mais nous pouvons trouver les réponses à sa place, n’est-ce pas ? Il est possible que, de cette façon, les habitants de Milagre ne soient jamais obligés de répondre directement au Porte-Parole ; ils ne s’entretiendront qu’avec les sœurs et frères inoffensifs de notre ordre.

— En d’autres termes, dit sèchement Peregrino, les moines de votre ordre deviendront les serviteurs de l’infidèle.

Intérieurement, Dom Cristão psalmodia trois fois son nom.


Depuis son séjour dans l’armée, alors qu’il était enfant, Ender n’avait jamais eu aussi nettement l’impression de se trouver en territoire ennemi. Le chemin qui, partant de la praça, gravissait la colline était usé par les pas de nombreux fidèles et le clocher de la cathédrale était si haut que, sauf depuis les endroits où la pente était particulièrement abrupte, il restait visible pendant toute l’ascension. L’école élémentaire était sur sa gauche, construite en terrasses sur la pente ; à droite, il y avait la Vila dos Professores, qui tenait son nom des enseignants mais était, en fait, habitée par les jardiniers, les gardiens, les employés, les conseillers et autres membres du personnel. Les professeurs qu’Ender rencontra portaient tous l’habit gris des Filhos et le regardèrent avec curiosité en le croisant.

L’hostilité commença lorsqu’il atteignit le sommet de la colline, grande étendue presque plate de pelouses et de jardins magnifiquement entretenus, les scories provenant du haut fourneau couvrant des allées propres et nettes. Voici l’univers de l’Eglise, se dit Ender, chaque chose à sa place et pas la moindre mauvaise herbe. Il était conscient des nombreux regards posés sur lui, mais les soutanes étaient désormais noires ou orange, prêtres et diacres dont les yeux malveillants exprimaient l’autorité sous la menace. Qu’est-ce que je vous vole en venant ici ? demanda intérieurement Ender. Mais il savait que leur haine n’était pas injustifiée. Il était une herbe sauvage poussant dans un jardin bien entretenu ; partout où il posait les pieds, le désordre menaçait et beaucoup de jolies fleurs mourraient s’il s’enracinait et volait les éléments nutritifs de leur humus.

Jane lui parlait aimablement, tentant de le pousser à lui répondre, mais Ender refusait de se laisser prendre à son jeu. Il ne voulait pas que les prêtres voient ses lèvres bouger ; une fraction considérable de l’Eglise considérait les implants tels que celui qu’il portait à l’oreille comme un sacrilège, une tentative d’amélioration d’un corps que Dieu avait créé parfait.

— Combien de prêtres cette communauté peut-elle entretenir, Ender ? dit-elle, feignant l’émerveillement.

Ender aurait aimé répliquer qu’elle en possédait déjà le nombre exact dans ses archives. Un de ses plaisirs consistait à faire des déclarations désagréables lorsqu’il n’était pas en mesure de répondre, ni même de reconnaître publiquement qu’elle lui parlait à l’oreille.

— Des inutiles qui ne se reproduisent même pas. S’ils ne copulent pas, l’évolution n’exige-t-elle pas qu’ils disparaissent ?

Bien entendu, elle savait que les prêtres effectuaient l’essentiel du travail administratif lié à la gestion de la communauté. Ender élabora ses réponses comme s’il pouvait les exprimer. Si les prêtres n’étaient pas là, le gouvernement, le commerce ou les associations grandiraient et se chargeraient du fardeau. Une hiérarchie rigide apparaissait toujours sous la forme de la force conservatrice de la société, maintenant son identité en dépit des changements auxquels elle était exposée. Faute d’un défenseur puissant de l’orthodoxie, la communauté se désintégrerait inévitablement. Une orthodoxie puissante est contraignante mais absolument essentielle. Valentine n’avait-elle pas traité ce sujet dans son livre sur Zanzibar ? Elle avait comparé la classe ecclésiastique au squelette des vertébrés…

Simplement pour lui montrer qu’elle était capable de prévoir son argumentation même lorsqu’il ne pouvait pas l’exprimer, Jane fournit la citation ; par jeu, elle parla avec la voix de Valentine, dont elle avait manifestement enregistré les caractéristiques dans l’intention de le torturer.

— Les os sont durs et, en eux-mêmes, paraissent morts et inertes, mais ils s’enracinent sur le squelette et le manœuvrent ; et le reste du corps exécute tous les mouvements de la vie.

Il ne s’attendait pas que la voix de Valentine lui fasse aussi mal, certainement plus mal que ce que Jane avait prévu. Il ralentit le pas. Il se rendit compte que c’était son absence qui le rendait aussi sensible à l’hostilité des prêtres. Il avait affronté le lion calviniste dans son repaire, il avait marché, philosophiquement nu, parmi les charbons ardents de l’Islam et les fanatiques shintoïstes avaient hurlé des menaces de mort sous ses fenêtres, sur Kyoto. Mais, toujours, Valentine était là, dans la même ville, respirant le même air, subissant le même climat. Elle l’encourageait lorsqu’il partait ; au retour de la confrontation, sa conversation expliquait jusqu’à ses échecs, lui apportant des lambeaux de victoire jusque dans la défaite. Il n’y a qu’une dizaine de jours que je l’ai quittée, et déjà elle me manque.

— À gauche, je crois, dit Jane. (Il lui fut reconnaissant d’utiliser sa voix habituelle.) Le monastère se trouve sur le flanc ouest de la colline, au-dessus du Laboratoire du Zenador.

Il longea la faculdade, où les enfants étudiaient les sciences à partir de douze ans. Et là, tassé sur lui-même, le monastère attendait. Le contraste entre le monastère et la cathédrale le fit sourire. Les Filhos étaient presque ostentatoires dans leur rejet de la majesté. Il n’était pas surprenant que la hiérarchie s’accommode mal de leur présence. Le jardin du monastère était en lui-même une manifestation de rébellion… Tout ce qui n’était pas jardin portager était abandonné aux buissons et aux hautes herbes.

Le supérieur s’appelait Dom Cristão, naturellement ; une supérieure se serait appelée : Dona Cristão. Sur cette planète, du fait qu’il n’y avait qu’une escola baixa et une faculdade, il n’y avait qu’un principal ; avec une simplicité élégante, le mari dirigeait le monastère et sa femme les écoles, de sorte que toutes les responsabilités de l’ordre étaient réunies au sein de la même union. Ender avait dit à San Angelo, dès le début, que le fait que les directeurs de monastères ou d’écoles se fassent appeler « Monsieur le Chrétien » ou « Madame la Chrétienne », titres qui revenaient de droit à tous les fidèles du Christ, était le summum de l’orgueil et ne manifestait pas la moindre humilité.

San Angelo s’était contenté de sourire – parce que, naturellement, c’était exactement ce qu’il pensait. Arrogant dans son humilité, voilà comme il était, et c’était en partie pour cette raison que je l’aimais.

Dom Cristão vint l’accueillir dans la cour au lieu de l’attendre dans son escritorio – un des éléments de la discipline de l’ordre consistait à se mettre délibérément dans l’embarras dans l’intérêt de ceux que l’on servait.

— Porte-Parole Andrew ! cria-t-il.

— Dom Ceifeiro ! répondit Ender…

Ceifeiro, moissonneur, était le titre officiel des supérieurs de l’ordre ; les principaux des écoles étaient appelés Aradores, laboureurs, et les moines chargés de l’enseignement portaient le titre de Semeadores, semeurs.

Le Ceifeiro sourit du fait que le Porte-Parole rejetait son titre habituel : Dom Cristão. Il savait à quel point le fait d’exiger que les gens s’adressent aux Filhos par leur titre ou en leur donnant le nom qu’ils avaient choisi relevait de la manipulation. Comme disait San Angelo : « Lorsqu’ils vous donnent votre titre, ils reconnaissent que vous êtes chrétien ; lorsqu’ils vous appellent par votre nom, ils prononcent eux-mêmes un sermon. »

Il prit Ender par les épaules, sourit et dit :

— Oui, je suis le Ceifeiro. Et vous, qu’êtes-vous pour nous – une invasion de mauvaises herbes ?

— Partout où je vais, je m’efforce d’être un puceron.

— Prenez garde, dans ce cas, sinon l’ivraie de notre Seigneur des Moissons risque de vous brûler.

— Je sais – la damnation est à portée de main, et il n’existe pour moi aucun espoir de repentir.

— Les prêtres sont chargés du repentir. Notre tâche consiste à former les esprits. Vous avez bien fait de venir.

— Vous avez bien fait de m’inviter. J’en étais réduit aux menaces les plus rudes pour persuader les gens de m’adresser la parole.

Le Ceifeiro comprit, naturellement, que le Porte-Parole savait que l’invitation était la conséquence directe de sa menace d’inquisition. Mais le Frère Amai préférait que la conversation reste détendue.

— Alors, est-il vrai que vous avez connu San Angelo ? Etes-vous l’homme qui a Parlé sa mort ?

Ender montra les hauts buissons qui apparaissaient au-dessus du mur de la cour.

— Il aurait approuvé le désordre de votre jardin. Il aimait provoquer le cardinal Aquila et je suis convaincu que votre Evêque Peregrino plisse le nez d’un air dégoûté face à votre façon d’entretenir votre jardin.

Dom Cristão lui adressa un clin d’œil.

— Vous connaissez pratiquement tous nos secrets. Si nous vous aidons à découvrir les réponses à vos questions, partirez-vous ?

— On peut l’espérer. Depuis que je suis Porte-Parole, mon séjour le plus long a été l’année et demie que j’ai passée à Reykjavik, sur Trondheim.

— J’aimerais que vous nous promettiez la même brièveté ici. Je ne vous demande pas cela pour moi, mais pour la tranquillité d’esprit de ceux qui portent une soutane beaucoup plus lourde que la mienne.

Ender donna la seule réponse susceptible de tranquilliser l’esprit de l’évêque :

— J’ai promis que, si je m’installais quelque part, je renoncerais à mon titre de Porte-Parole et deviendrais un citoyen productif.

— Ici, cela inclurait la conversion au catholicisme.

— San Angelo m’a fait promettre, il y a de nombreuses années, que si je choisissais un jour une religion, ce serait la sienne.

— Bizarrement, cela ne ressemble guère à une déclaration de foi.

— C’est parce que je ne l’ai pas.

Le Ceifeiro rit comme s’il ne le croyait pas et insista pour lui faire visiter le monastère et les écoles avant d’aborder les questions d’Ender. Cela ne gênait pas Ender. Il avait envie de voir comment les idées de San Angelo avaient progressé au cours des siècles écoulés depuis sa mort. Les écoles paraissaient très agréables et la qualité de l’enseignement était élevée ; mais il faisait nuit lorsque le Ceifeiro le conduisit au monastère, puis dans la petite cellule qu’il partageait avec son épouse, l’Aradora.

Dona Cristã était déjà là, créant une série d’exercices grammaticaux sur le terminal placé entre les lits. Ils attendirent qu’elle ait trouvé un endroit propice à une interruption avant de s’adresser à elle.

Le Ceifeiro le présenta comme le Porte-Parole Andrew.

— Mais il semble trouver difficile de m’appeler Dom Cristão.

— L’évêque aussi, répondit son épouse. Mon nom complet est : Détestai o Pecado e Fazei o Direito. » (Déteste le Péché et Fais le Bien, traduisit Ender.) Le nom de mon mari se prête à un joli diminutif – Amai, aime. Mais le mien ? Pouvez-vous vous imaginer criant à un ami : « Hé, Détestai ! » Non ? (Ils rirent.) L’amour et la haine, c’est ce que nous sommes ; mari et femme. Comment m’appellerez-vous si le nom de Chrétienne est trop beau pour moi ?

Ender regarda son visage, où les rides étaient déjà si nombreuses qu’un observateur plus critique que lui aurait pu la trouver vieille. Néanmoins, son sourire joyeux et la vigueur de ses yeux la faisaient paraître jeune, plus jeune même qu’Ender.

— J’aimerais vous appeler Beleza, mais votre mari m’accuserait de flirter avec vous.

— Non, il m’appellerait Belladona – de la beauté au poison – en une méchante plaisanterie. N’est-ce pas, Dom Cristão ?

— Ma tâche consiste à protéger ton humilité.

— Tout comme la mienne consiste à protéger ta chasteté, répliqua-t-elle.

À ces mots, Ender ne put s’empêcher de regarder successivement les deux lits.

— Ah, encore quelqu’un que le célibat dans le mariage étonne, releva le Ceifeiro.

— Non, assura Ender. Mais je me souviens que San Angelo tenait à ce que le mari et l’épouse partagent le même lit.

— Nous ne pourrions y parvenir, précisa l’Aradora, que si l’un d’entre nous dormait pendant la nuit et l’autre durant la journée.

— Les règles doivent s’adapter à la force des Filhos da Mente, expliqua le Ceifeiro. Il est vraisemblable que certains sont capables de partager le même lit tout en restant chastes, mais ma femme est encore trop belle et les désirs de ma chair trop insistants.

— C’était ce que souhaitait San Angelo. Selon lui, le mariage devait être une mise à l’épreuve constante de notre amour du savoir. Il espérait que tous les hommes et toutes les femmes de l’ordre, au bout d’un certain temps, décideraient de se reproduire dans la chair aussi bien que dans l’esprit.

— Mais dès l’instant où nous faisons cela, souligna le Ceifeiro, nous devons quitter les Filhos.

— C’est ce que notre cher San Angelo n’a pas compris, parce qu’il n’y a pas eu de véritable monastère de l’ordre de son vivant, rappela l’Aradora. Le monastère devient notre famille et le quitter serait aussi douloureux que le divorce. Lorsque les racines sont enfoncées dans la terre, la plante ne peut pas être arrachée sans douleurs et déchirements graves. De sorte que nous dormons dans des lits séparés et avons juste la force qui nous permet de rester au sein de notre ordre bien-aimé.

Elle parla avec une telle sérénité que, contre sa volonté, Ender sentit que ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle s’en aperçut, rougit, détourna la tête.

— Ne pleurez pas à cause de nous, Porte-Parole Andrew. Nos joies sont plus nombreuses que nos peines.

— Vous m’avez mal compris, fit valoir Ender. Je ne pleure pas par pitié, mais à cause de la beauté.

— Non, dit le Ceifeiro, les prêtres célibataires eux-mêmes estiment que notre chasteté dans le mariage est, dans le meilleur des cas, excentrique.

— Mais pas moi, assura Ender.

Pendant un instant, il eut envie de leur parler de sa vie en compagnie de Valentine, aussi proche et aimante qu’une épouse, pourtant aussi chaste qu’une sœur. Mais le simple fait de penser à elle le priva de mots. Il s’assit sur le lit du Ceifeiro et se cacha le visage dans les mains.

— Vous sentez-vous mal ? demanda l’Aradora.

En même temps, la main du Ceifeiro se posa doucement sur sa nuque.

Ender secoua la tête, tentant de chasser l’afflux soudain d’amour et de regrets provoqué par la pensée de Valentine.

— Il me semble que ce voyage m’a contraint à un sacrifice exceptionnel. J’ai dû quitter ma sœur qui a voyagé avec moi pendant de nombreuses années. Elle s’est mariée à Reykjavik. De mon point de vue, il y a une semaine que je l’ai quittée, mais je me rends compte qu’elle me manque terriblement. Vous deux…

— Vous voulez dire que vous êtes également adepte du célibat ? demanda le Ceifeiro.

— Et veuf aussi, souffla l’Aradora.

Cette façon d’exprimer l’absence de Valentine ne parut pas incongrue à Ender. Jane murmura à son oreille :

— Si cela fait partie d’un plan, Ender, je reconnais qu’il est beaucoup trop subtil pour moi.

Mais, naturellement, cela ne faisait pas partie d’un plan. Ender eut peur parce qu’il perdait le contrôle de la situation. La veille au soir, chez les Ribeira, il la dominait ; à présent, il avait l’impression de capituler, devant ces moines mariés, avec le même abandon que Quara et Grego devant lui.

— Il me semble, avança le Ceifeiro, qu’en venant ici, vous ne connaissiez pas toutes les questions auxquelles vous seriez obligé de répondre.

— Vous devez vous sentir très seul, estima l’Aradora. Votre sœur a trouvé une patrie. En cherchez-vous également une ?

— Je ne crois pas, répondit Ender. J’ai l’impression d’avoir abusé de votre hospitalité. Les moines non ordonnés ne sont pas censés entendre les confessions.

L’Aradora rit sans se cacher :

N’importe quel catholique peut entendre un infidèle en confession.

Le Ceifeiro, toutefois, ne rit pas.

— Porte-Parole Andrew, vous n’aviez manifestement pas l’intention de nous accorder une telle confiance, mais je puis vous assurer que nous méritons cette confiance. Et de ce fait, mon ami, j’en suis arrivé à la conclusion que je peux vous faire confiance. L’évêque a peur de vous et je reconnais que j’étais également méfiant, mais tel n’est plus le cas. Je vous aiderai, si je le puis, parce que je crois que vous ne chercherez pas à nuire à notre petit village.

— Ah ! souffla Jane, je comprends, à présent. Quelle manœuvre intelligente, Ender ! Je ne te savais pas aussi bon comédien.

Son ironie donna à Ender l’impression d’être cynique et vénal, de sorte qu’il fit ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il porta la main à la pierre précieuse, localisa la petite manette de fermeture puis, du bout de l’ongle, la déplaça latéralement et de haut en bas. Elle cessa de fonctionner. Jane ne pouvait plus lui parler à l’oreille, ne pouvait plus entendre ni voir comme si elle se trouvait à sa place.

— Sortons, dit Ender.

Ils comprirent parfaitement ce qu’il venait de faire, du fait que ce type d’implant était relativement répandu ; ils y virent la preuve de son désir d’avoir avec eux une conversation intime et sérieuse, de sorte qu’ils acceptèrent sans difficulté. Ender avait l’intention d’éteindre temporairement le bijou, en réaction à l’insensibilité de Jane ; il pensait remettre l’interface en marche quelques minutes plus tard. Mais la façon dont l’Aradora et le Ceifeiro se détendirent dès que l’appareil fut éteint lui interdisait provisoirement de le remettre en marche.

Dans la nuit, au flanc de la colline, conversant avec l’Aradora et le Ceifeiro, il oublia que Jane n’écoutait pas. Ils lui parlèrent de l’enfance solitaire de Novinha, de son éveil soudain à la vie grâce à l’affection paternelle de Pipo et à l’amitié de Libo.

— Mais, dès la nuit de sa mort, elle est morte pour nous.

Novinha avait toujours ignoré les conversations la concernant. Les chagrins de la plupart des enfants n’auraient pas pu justifier des réunions chez l’évêque, des conversations entre les professeurs du monastère, des discussions interminables dans le bureau du maire. Les autres enfants, après tout, n’étaient pas la fille d’Os Venerados ; les autres enfants n’étaient pas l’unique xénobiologiste de la planète.

— Elle est devenue très froide et professionnelle. Elle a fourni des rapports sur son travail pour l’adaptation de la faune locale à la consommation humaine et la survie des plantes terriennes sur Lusitania. Elle a toujours répondu aux questions avec aisance, entrain, et d’une façon inoffensive. Mais, pour nous, elle était morte ; elle n’avait pas d’amis. Nous avons même interrogé Libo, Dieu ait son âme, et il nous a répondu que, lui qui avait été son ami, n’avait même pas droit à l’indifférence optimiste qu’elle réservait aux autres. Au contraire, elle se mettait en colère contre lui et lui interdisait de lui poser des questions. (Le Ceifeiro pela une herbe indigène et lécha le liquide de sa surface interne.) Vous devriez essayer ceci, Porte-Parole Andrew… La saveur est intéressante et, comme votre corps ne peut synthétiser ce qui la constitue, c’est totalement inoffensif.

— Tu devrais lui dire que les bords de ces herbes sont tranchants comme un rasoir et qu’il risque de se couper les lèvres et la langue.

— J’allais le faire.

Ender rit, pela une herbe et goûta. Cannelle amère, léger parfum de citron vert, lourdeur d’une respiration nauséabonde – le goût évoquait de nombreuses saveurs, souvent désagréables, mais il était fort.

— Cela pourrait devenir une drogue.

— Mon mari est sur le point de recourir à l’allégorie, Porte-Parole Andrew. Méfiez-vous.

Le Ceifeiro eut un rire timide.

— San Angelo ne disait-il pas que le Christ a montré le bon chemin en comparant les choses nouvelles aux anciennes ?

— La saveur de l’herbe, dit Ender. Quel est le rapport avec Novinha ?

— Il est très oblique. Mais je crois que Novinha a absorbé quelque chose de très désagréable, mais que c’était si puissant qu’elle a succombé et n’a jamais pu renoncer à sa saveur.

— De quoi s’agit-il ?

— En termes théologiques ? L’orgueil de la culpabilité universelle. C’est une forme de vanité et de repli sur soi. Elle se tient pour responsable de choses qui ne peuvent en aucun cas être sa faute. Comme si elle contrôlait tout, comme si les souffrances des autres se produisaient en rétribution de ses péchés.

— Elle se reproche la mort de Pipo, traduisit l’Ara-dora.

— Elle n’est pas stupide ! protesta Ender. Elle sait qu’elle est le fait des piggies, et elle sait que Pipo est allé seul les voir. Comment pourrait-elle en être responsable ?

— Le jour où cette idée m’est venue à l’esprit, j’ai eu la même réaction. Mais j’ai examiné les transcriptions et les enregistrements des événements de la nuit de la mort de Pipo. Il n’y avait qu’un indice – une remarque faite par Libo demandant à Novinha de lui montrer ce sur quoi Pipo et elle travaillaient avant la visite de Pipo chez les piggies. Elle a refusé. Rien d’autre. Quelqu’un les a interrompus et ils ne sont jamais revenus sur le sujet, du moins ni dans le Laboratoire du Zenador ni dans un endroit où cela aurait pu être enregistré automatiquement.

— Cela nous a amenés à nous demander ce qui était arrivé juste avant la mort de Pipo, Porte-Parole Andrew, enchaîna l’Aradora. Pourquoi Pipo est-il parti aussi précipitamment ? S’étaient-ils querellés ? Etait-il en colère ? Lorsque quelqu’un meurt, surtout quelqu’un que l’on aime, et que l’on s’est disputé avec lui juste avant, ou qu’on lui en a voulu, on se sent souvent coupable : si seulement je n’avais pas dit ci, si seulement je n’avais pas dit ça.

— Nous avons tenté de reconstituer ce qui est arrivé ce soir-là. Nous avons interrogé les index des ordinateurs, ceux qui conservent automatiquement toutes les notes de travail, tout ce que fait la personne qui utilise les machines. Et tout ce qui la concernait était inaccessible. Pas seulement les dossiers sur lesquels elle travaillait. Il nous fut impossible de déterminer les moments où elle utilisait les machines. Il nous fut même impossible de découvrir quels dossiers elle cachait. Nous ne pouvions accéder à rien, voilà tout. Et Madame le Maire non plus, du moins pas avec les priorités ordinaires.

L’Aradora hocha la tête.

— C’était la première fois que des dossiers publics avaient été ainsi protégés – des dossiers de travail faisant partie du patrimoine de la colonie.

— C’était une attitude scandaleuse. Naturellement, le maire aurait pu utiliser les priorités d’urgence, mais où était l’urgence ? Il aurait fallu organiser une audience publique et nous ne disposions pas de la moindre justification légale. Simplement l’inquiétude qu’elle nous inspirait, et le droit ne respecte guère les gens qui fouillent dans les affaires des autres. Peut-être verrons-nous un jour ces dossiers et saurons-nous ce qu’il s’est passé entre eux juste avant la mort de Pipo. Elle ne peut pas les effacer puisqu’il s’agit d’affaires publiques.

Ender avait oublié que Jane n’écoutait pas, qu’il l’avait exclue. Il supposa que, ayant entendu cela, elle contournait toutes les protections établies par Novinha et découvrait ce qu’il y avait dans ses dossiers.

— Et son mariage avec Marcão, reprit l’Aradora. Tout le monde savait que c’était de la folie. Libo voulait l’épouser, il ne s’en cachait pas. Mais elle a refusé.

— Comme pour dire : Je ne mérite pas d’épouser l’homme qui pourrait me rendre heureuse. Je vais épouser un homme qui se montrera méchant et brutal, qui m’infligera le châtiment que je mérite. (Le Ceifeiro soupira.) Son désir de se punir les a définitivement séparés.

Il tendit le bras et toucha la main de sa femme.

Ender pensait que Jane allait faire un commentaire ironique indiquant que six enfants prouvaient que Libo et Novinha n’avaient pas été complètement séparés. Comme elle ne le faisait pas, Ender se souvint finalement qu’il avait éteint l’interface. Mais, comme le Ceifeiro et l’Aradora le regardaient, il ne pouvait guère la remettre en marche.

Comme il savait que Libo et Novinha avaient été amants pendant de nombreuses années, il savait également que le Ceifeiro et l’Aradora se trompaient. Oh, Novinha se sentait sans doute coupable – cela pouvait expliquer pourquoi elle avait supporté Marcão, pourquoi elle s’était isolée du reste de la population. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’elle n’avait pas épousé Libo ; même si elle se sentait coupable, elle estimait manifestement qu’elle méritait les plaisirs du lit de Libo.

C’était le mariage avec Libo, pas Libo lui-même, qu’elle rejetait. Et ce n’était pas un choix facile dans une colonie aussi réduite, surtout catholique. Ainsi, qu’est-ce qui était la conséquence directe du mariage, mais pas de l’adultère ? Qu’est-ce qu’elle fuyait ?

— Ainsi, vous voyez, pour nous c’est toujours un mystère. Si vous avez véritablement l’intention de Parler la mort de Marcão Ribeira, il vous faudra répondre d’une façon ou d’une autre à cette question : Pourquoi l’a-t-elle épousé ? Et, pour y répondre, vous devrez découvrir pourquoi Pipo est mort. Et dix mille esprits comptant parmi les meilleurs des Cent Planètes travaillent sur cette question depuis plus de vingt ans.

— Mais j’ai un avantage sur tous ces excellents esprits, releva Ender.

— Lequel ? s’enquit le Ceifeiro.

— Je peux compter sur l’aide de gens qui aiment Novinha.

— Nous n’avons rien pu faire par nous-mêmes, rappela l’Aradora. Et nous n’avons pas pu l’aider.

— Peut-être pouvons-nous nous entraider, proposa Ender.

Le Ceifeiro le regarda, posa la main sur son épaule.

— Si vous êtes sérieux, Porte-Parole Andrew, dans ce cas vous serez aussi honnête avec nous que nous l’avons été avec vous. Vous nous ferez partager l’idée qui vous a traversé l’esprit il y a dix secondes.

Ender resta un instant silencieux, puis hocha gravement la tête.

— Je ne crois pas que Novinha a refusé d’épouser Libo en raison d’un sentiment de culpabilité. Je crois qu’elle a refusé de l’épouser pour lui interdire l’accès à ces dossiers protégés.

— Pourquoi ? demanda le Ceifeiro. Craignait-elle qu’il ne découvre qu’elle s’était querellée avec Pipo ?

— Je ne crois pas qu’elle se soit querellée avec Pipo, ajouta Ender. Je crois que Pipo et elle ont découvert quelque chose et que cette découverte a entraîné la mort de Pipo. C’est pour cela qu’elle a protégé les dossiers. D’une façon ou d’une autre, les informations qu’ils contiennent sont fatales.

Le Ceifeiro secoua la tête.

— Non, Porte-Parole Andrew. Vous ignorez le pouvoir de la culpabilité. On ne détruit pas son existence pour quelques informations – mais on peut le faire lorsque l’on s’adresse des reproches sans importance objective. Voyez-vous, elle a effectivement épousé Marcão Ribeira. Et c’était un châtiment qu’elle s’imposait.

Ender ne prit pas la peine de contester. Ils avaient raison sur le plan du sentiment de culpabilité de Novinha ; pour quel autre motif aurait-elle laissé Marcão Ribeira la battre, sans jamais se plaindre ? Le sentiment de culpabilité existait. Mais il y avait une autre explication au fait qu’elle eût épousé Marcão. Il était stérile et en avait honte ; pour cacher son impuissance à la ville, il était prêt à accepter un mariage où il serait systématiquement trompé. Novinha était prête à souffrir, mais pas à vivre sans le corps et les enfants de Libo. Non, elle avait refusé de l’épouser pour lui interdire l’accès à ses dossiers secrets parce que ce qu’ils contenaient conduirait les piggies à le tuer.

Quelle ironie, dans ce cas ! Quelle ironie, puisqu’ils l’avaient tout de même tué.


De retour dans sa petite maison, Ender s’assit devant le terminal et appela Jane, interminablement. Elle ne lui avait pas parlé sur le chemin du retour, bien qu’il eût rebranché l’interface et fait d’abondantes excuses. Elle ne répondit pas davantage sur le terminal.

Ce n’est qu’à cet instant qu’il comprit que la pierre Précieuse comptait beaucoup plus pour elle que pour lui. Il s’était contenté de chasser une interruption gênante, comme un enfant désagréable. Mais, pour elle, la pierre précieuse était une relation continuelle avec le seul être humain connaissant son existence. Ils avaient déjà été séparés de nombreuses fois, par les trajets dans l’espace, par le sommeil ; mais il n’avait jamais coupé l’interface. C’était comme si la seule personne qui la connaissait refusait désormais d’admettre qu’elle existait.

Il se la représenta sous les traits de Quara, pleurant dans son lit, ayant désespérément envie d’être prise et serrée dans des bras, rassurée. Mais ce n’était pas une petite fille de chair et de sang. Il ne pouvait pas aller à sa rencontre. Il pouvait seulement attendre en espérant qu’elle reviendrait.

Que savait-il d’elle ? Il lui était impossible de deviner la nature de ses émotions. Il était même envisageable que, de son point de vue, la pierre précieuse fût son être et que, en l’éteignant, il l’ait tuée.

Non, se dit-il. Elle est là, dans les relais philotiques unissant les centaines d’ansibles répartis dans les systèmes stellaires des Cent Planètes.

— Pardonne-moi, tapa-t-il sur le terminal. J’ai besoin de toi.

Mais la pierre précieuse resta silencieuse, le terminal demeura vide et froid. Il ignorait à quel point il dépendait de sa présence constante. Il avait cru aimer sa solitude ; à présent, toutefois, la solitude lui étant imposée, il éprouvait un violent désir de parler, d’être entendu, comme s’il avait besoin de la conversation de quelqu’un pour se convaincre qu’il existait effectivement.

Il alla jusqu’à sortir la reine de sa cachette, bien que ce qui se passait entre eux fût pratiquement sans rapport avec la conversation. Toutefois, même cela n’était plus possible. Ses pensées étaient diffuses, faibles, et dépourvues de mots qui, pour elle, constituaient désormais une difficulté presque insurmontable ; une simple impression d’interrogation et l’image d’un cocon déposé dans un endroit frais et humide, une caverne ou le creux d’un arbre vivant. ‹Maintenant ?› semblait-elle demander. Non, fut-il obligé de répondre, pas encore, je regrette – mais elle n’attendit pas ses excuses, s’en alla retrouver l’être ou la chose avec qui elle pouvait s’entretenir de la façon qui lui était propre, et Ender n’eut plus qu’à dormir.

Puis, lorsqu’il se réveilla au milieu de la nuit, rongé par le remords de la peine qu’il avait égoïstement infligée à Jane, il s’assit à nouveau devant ce terminal et tapa.

— Reviens, Jane, écrivit-il. Je t’aime.

Puis il envoya son message, par ansible, à un endroit où il lui serait impossible de ne pas en tenir compte. Il serait lu, dans les services du maire, comme l’étaient tous les messages transmis par ansible ; le maire, l’évêque et Dom Cristão seraient probablement prévenus au matin. Ils pourraient toujours se demander qui était Jane et pourquoi le Porte-Parole l’appelait désespérément, au-delà des années-lumière, au milieu de la nuit. Ender ne s’en souciait pas. Car, désormais, il avait perdu Valentine et Jane, de sorte que, pour la première fois depuis vingt ans, il était totalement seul.

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