II

La jeune Kerianseray à la chevelure couleur de miel se glissa hors du lit de son amant. Elle fleurait bon les épices exotiques, son savon et son parfum venant de Tarsis. Les cadeaux d’un roi à sa bien-aimée... En cet instant, les cheveux parfumés de Kerian, sa seule parure, cascadaient au creux de ses reins. À pas de loup, elle foula d’antiques tapis silvanestis. Antérieurs au Premier Cataclysme, ils étaient d’une valeur inestimable.

Kerian ramassa ses vêtements roulés en boule – chemisier rose et mauve, pantalon et lingerie fine. Elle passa un caraco en soie blanche et une culotte assortie. Dans ses draps froissés, le monarque rêvait...

Kerian se rapprocha.

Le soleil n’était pas levé et les étoiles commençaient à peine à pâlir. Ses cheveux d’or auréolant l’oreiller, le roi des elfes dormait. La chiche lumière filtrant de la fenêtre éclairait ses traits délicats. Gilthas, le fils de Tanis Demi-Elfe, ne porterait jamais la barbe comme son père, car il n’avait pas autant de sang humain. Mais sous certains angles, on voyait du duvet couvrir ses joues.

Faisait-il un rêve ou un cauchemar ?

Gilthas était tourmenté, Kerian le savait.

Dans le couloir, des voix fantômes murmuraient... Campée devant un miroir, Kerian finit de s’habiller. Dans son dos, elle entendit Gilthas se redresser et s’asseoir.

— Bonjour, dit-elle en lui souriant dans la glace.

De haute taille pour un elfe, Gilthas comptait pour aïeul un humain dont personne ne connaissait le nom. On murmurait que Tanis Demi-Elfe était le fruit d’un viol...

D’un geste, Gilthas incita Kerian à se tourner vers lui.

— Laisse-moi natter tes cheveux.

— Gil, il faut que j’y aille. Si on ne me trouve pas dans mes quartiers...

Il lui fit signe d’approcher, presque impérieux. Mais son timbre de voix velouté exprimait toute la tendresse d’un amant.

— Ne t’inquiète pas. Rashas mettra des heures à s’habiller pour la procession. Depuis qu’il s’est miraculeusement tiré des griffes d’un dragon, alors que nous le pensions tous mort, il a parfois des comportements de vieux garçon coquet. Comme s’il n’avait plus toute sa tête. Et il a tant de servantes qu’il ne remarquera pas ton absence...

C’était la vérité. Il fallait moins de temps au roi qu’à l’orgueilleux sénateur pour se préparer aux festivités des récoltes de l’automne. Et pourquoi Rashas se serait-il aperçu de l’absence d’une simple servante ?

Kerian s’assit au bord du lit. Gilthas lissa la somptueuse chevelure puis la sépara en trois mèches épaisses qu’il natta avant de parfaire son œuvre avec un ruban rose. Joueur, il tira dessus. Kerian fit volte-face en riant. Il lui posa les mains sur les épaules et, des deux majeurs, suivit le tatouage qui ornait la nuque de sa belle : deux lianes entrelacées.

Cette caresse, ce regard ardent...

— Non. (Elle lui écarta les mains.) Je dois partir.

Kerian prendrait les passages secrets qu’elle était une des rares personnes à connaître. Gilthas avait installé son palais au sein d’un bosquet de grands chênes. Les pièces, les escaliers, les atriums et les jardins secrets étaient bâtis et aménagés en fonction... Et, on le savait peu, les murs cachaient des passages secrets. L’un d’eux passait dans la paroi est des appartements royaux pour déboucher sur un jardin.

À contrecœur, Gilthas hocha la tête.

— Va. Rashas ne doit pas se douter de notre liaison...

Personne ne devait le découvrir. Seuls la reine-mère, le serviteur de Gil, Planchet, et l’amie de Kerian, Zoé Vertebruyère, étaient dans le secret. Un secret bien gardé depuis trente ans, pour des raisons politiques...

C’était également pour des raisons politiques que le roi honorerait de sa présence la prochaine session du Sénat.

Car le sénateur Rashas insistait là-dessus. Aux yeux du monde entier, Gilthas faisait pâle figure... Un enfant-roi trop gâté, faible et indécis, pas même capable de déterminer quelle tunique allait avec quelles chausses... Bref, on pouvait compter sur un tel gamin pour ne jamais se mêler des affaires de l’État.

« Ce garçon... euh... le roi est jeune et il apprend», répétait Rashas à ses collègues sénateurs. « Notre jeune seigneur fait déjà preuve de sagesse en ces temps troublés, alors que la moitié de Krynn est entre les griffes des dragons. Il laisse à ses aînés le soin de gouverner en attendant de s’en sentir tout à fait capable. Vous voyez ? Nous avons un bon roi. »

Kerian, qui était à son service, connaissait bien le sénateur.

« Nous avons un bon roi... »

Autrement dit, un souverain malléable – un roi de paille...

Rashas avait toutes les raisons de le croire, car au début, Gilthas ne s’était guère affirmé. L’enfant souffreteux avait cédé la place à un adolescent timide et indécis. Ferait-il jamais honneur à des parents qui s’étaient si vaillamment distingués lors de la Guerre de la Lance ? Quel fils pouvait marcher sur les traces de la princesse Laurana, le Général Doré ? Ou s’affranchir de l’ombre tutélaire du légendaire Héros de la Lance, Tanis Demi-Elfe ?

Au début de son règne, Gilthas avait effectivement été une marionnette.

Mais depuis longtemps, il n’était plus ce garçon apathique qui ressassait les mêmes incertitudes et noircissait ses carnets de strophes mélancoliques...

Pour tout le monde, la reine-mère et Kerian exceptées, Gilthas restait un jeune elfe dépressif et insipide.

Pour celles qui l’aimaient, il représentait tellement plus !

Gilthas était toujours pétri d’incertitudes et hanté par les cauchemars – des prophéties ? Mais il ne se laissait plus arrêter par le doute.

Le courage a plus d’un visage... Dont celui qu’on montre au combat, et celui du cœur et de l’âme.

Gilthas avait découvert la noblesse de l’âme, et Kerian ne l’en aimait que davantage.

Beaucoup des présupposés de Rashas au sujet de son roi étaient faux. Et il y avait bien plus de choses encore qu’il ne soupçonnait même pas...

Il ignorait qu’une jeune elfe sauvage entrée à son service était la bien-aimée du roi.

Il ignorait qu’elle répétait tout ce qu’elle entendait à Gilthas – après avoir séparé le bon grain de l’ivraie.

Il ignorait – et pour longtemps encore, si les amants se montraient prudents – que de temps à autre, le roi était en réalité assez informé pour s’imposer à son propre Sénat.

Ces dernières années, il avait nommé dans des provinces de l’Est deux gouverneurs, qui guettaient l’occasion de lui prouver leur loyauté. Il avait accordé certaines faveurs à des seigneurs et à des dames, qui lui en étaient redevables.

Aujourd’hui, il espérait amener le jeune seigneur Crinière-Feu à la position que sa défunte mère avait occupée. Rashas comptait nommer un gouverneur n’ayant aucun lien avec la famille royale... Chez les elfes, de telles positions n’étaient pas héréditaires. Mais au besoin, Gilthas rappellerait – à juste titre – que Crinière-Feu, respecté par la population, était en outre le seul candidat fortuné à ce poste... Bien sûr, le Thalas-Enthia pouvait décider de financer un autre candidat. Mais Gilthas en doutait, la cupidité de Béryl coûtant déjà bien assez cher au Qualinesti.

Gilthas jouait un jeu dangereux. Il feignait de danser sur l’air du Sénat – lui-même à la botte du rusé Rashas – , tout en aidant sa mère, dans l’ombre, à lutter contre le joug des Chevaliers Noirs.

Dans le couloir, la voix de Planchet parvint aux oreilles du roi. La reine-mère ne prendrait pas le petit déjeuner avec son fils...

Kerian regarda son amant.

— Mère a reçu des nouvelles, la nuit dernière...

La jeune elfe levant un sourcil interrogateur, Gilthas eut un sourire en coin.

— Une missive, délivrée alors que tu dormais, mon amour. Laurana n’assistera pas à la procession ni à la séance du Sénat.

— Le traité ?

Gilthas hocha la tête. Cette affaire concernait peut-être l’Abanasinie, les Peuples des Plaines, ou Thorbardin – signe que le haut roi et les chefs nains envisageaient de s’allier aux elfes...

Comment savoir, avec les nains ? Au fil des siècles, ils avaient parfois été les amis des elfes, comme en témoignait la reconstruction de Pax Tharkas. Ils respectaient Laurana, qui avait joué un rôle prépondérant dans la Guerre de la Lance, mais ils refusaient de quitter leur montagne. À l’époque de la Guerre du Chaos, une guerre civile les avait divisés. Mais du bon vouloir de ces alliés d’antan dépendrait le pacte susceptible de libérer les elfes.

Dans le couloir, des serviteurs murmurèrent. L’un d’eux posa sur une console en ivoire le plateau lesté du petit déjeuner du roi pendant que d’autres préparaient ses atours.

— Il est temps que je m’en aille, souffla Kerian.

À l’aube d’un jour cher aux Qualinestis, le royaume célébrerait le changement de saison en faisant comme si les Chevaliers Noirs n’existaient pas. Qualinost était entre les mains de l’ennemi, mais on y vivait mieux que dans bien d’autres royaumes draconiques. Le dragon bleu Khellendros affamait son peuple, et la rouge Malystrix tirait des larmes de sang au sien.

Ici, en échange de tributs, les elfes gardaient un semblant de liberté.

Kerian effleura d’un baiser les lèvres de son amant et le sentit sourire tristement.

— Va. Mais reviens ce soir.

Elle promit, l’embrassant de nouveau.

Il la retint un instant encore.


Dans la capitale, les elfes s’étaient vêtus aux couleurs de l’automne : des chausses brun noisette, des chemises rouge pomme, jaune érable, ou bordeaux comme le feuillage des cornouillers, des tuniques et des robes d’un bleu rappelant certaines fleurs des champs ou d’un pourpre évoquant des baies...

Leurs chevelures luxuriantes s’ornaient de rubans assortis en soie, en satin ou en lin.

Tous, sans distinction d’âge, de sexe ou de rang, flânaient gaiement dans les rues, se pressant autour des carrioles de pommes et des charrettes des fermiers venus écouler le meilleur de leurs récoltes. À la foire aux chevaux, très renommée, on assistait à la vente aux enchères des bêtes de trait, des palefrois ou des poneys.

Les chiens gambadaient dans les jardins. Les enfants turbulents portaient des bracelets de clochettes argentées aux poignets et aux chevilles. Il y avait des flûtistes et des bardes à chaque coin de rue. Assises sous les tonnelles en fleur, les jeunes elfes écoutaient les ménestrels chanter la passion, le chagrin d’amour et l’espérance. Ces chants faisaient monter les larmes aux yeux des jouvencelles et sourire les passants.

Le roi parcourait sa capitale en liesse dans une litière tendue de soie verte que portaient quatre beaux elfes. Rejetons des branches mineures de la dynastie royale, cet honneur leur revenait de droit.

Le Thalas-Enthia au complet chevauchait aux côtés de Gilthas. Les grands seigneurs et les gentes dames de Qualinost avaient sorti pour l’occasion leurs plus beaux bijoux et leurs soieries fines. Des fanions ornaient les selles et des rubans la crinière et la queue des fringantes montures.

Un seul elfe précédait le roi : Rashas. Resplendissant dans sa toge violette à ceinture rose, le sénateur, couvert de rubis et d’améthystes, arborait une couronne de feuilles d’or extraordinairement fines.

Paupières mi-closes, Gilthas était gêné par les reflets que lui renvoyaient les exquises feuilles d’or... Regrettant d’avoir offert cette couronne au sénateur à l’occasion de la Nuit d’Hiver, il soupira à pierre fendre. L’attention de dame Evantha, de la Maison Cléric, en fut aussitôt attirée.

— Le parcours est long, cette année, dit-il, feignant de cacher un bâillement derrière sa main ornée de bagues.

Loin d’être assommé d’ennui, le roi se sentait au contraire nerveux. Il aurait tant aimé enfourcher un cheval aussi majestueux que le bai de Rashas !

La capitale brillait de tous ses feux.

Parmi les exclamations du bon peuple, Gilthas eut l’oreille attirée par un accent rustique. Sans doute un fermier venu de sa province, déterminé à participer dignement au festival... Après le marché aux chevaux, il avait sûrement offert une robe à sa femme dans la rue des Tailleurs, et un jouet à sa fille dans la ruelle des Merveilles. L’hiver venu, la petite famille reparlerait encore de cette semaine de liesse...

Gilthas écarta les tentures de sa litière et avisa un jeune elfe, la main sur l’épaule d’une fillette intriguée...

Son père la hissa sur ses épaules pour qu’elle voie mieux.

— Le roi ! cria l’enfant ravie en agitant la main. (Les clochettes de son bracelet tintèrent gaiement.) Joyeuse Moisson !

Les festivaliers sourirent. Son père leva l’enfant à bout de bras, lui arrachant des petits cris de ravissement.

Près de Gilthas, Evantha exprima, dédaigneuse, son opinion sur les provinciaux.

— Ils sont aussi incultes que nos serviteurs kagonestis. Pire, à vivre trop près de la forêt, ils en oublient les bonnes manières. Alors que...

Evantha hocha la tête, approuvant sa propre conclusion avant de l’avoir formulée. Le soleil se reflétait sur ses boucles d’oreilles en or et la brise soulevait les voiles rouge orangé de sa jupe.

— Alors que nos serviteurs ont acquis... Comment dire ?... Sinon une certaine grâce, au moins du raffinement. N’est-ce pas votre avis, Majesté ?

Gilthas hocha distraitement la tête. Il vit le fermier et sa fille se perdre dans la foule. La capitale devait leur sembler fabuleuse ! Comme l’émerveillement et la spontanéité de l’enfant étaient doux à son cœur...

Joyeuse Moisson !

La bénédiction enfantine qui résonnait encore à ses oreilles le réchauffa autant que du vin mousseux tandis que les chefs des Maisons du Qualinesti escortaient leur roi. La procession longea la Tour du Soleil et des Étoiles, les maisons des humbles et des riches. Certaines étaient construites parmi les arbres, à l’ancienne mode. D’autres s’accrochaient à flanc de falaise.

Gilthas fit halte au manoir des Lunes, qui comptait les jardins les plus calmes de la cité. Aucun célébrant n’y dansait, riait ou chantait. Au « manoir » – une tour de marbre – vivaient les prêtres de dieux disparus. Jadis – Gil s’en souvenait –, il y avait eu trois lunes dans le ciel de Krynn : la blanche Solinari, la rouge Lunitari et la noire Nuitari. En ce temps-là, les dieux arpentaient le monde et inspiraient la magie.

Aujourd’hui, les divinités ne parlaient plus aux mortels, et les sorciers étaient des loqueteux aux espoirs en lambeaux.

Sur ordre du roi, la procession gagna les jardins de la bibliothèque de Qualinost. Aujourd’hui encore, même si Béryl en interdisait l’accès, l’édifice restait célèbre dans le monde entier.

Les tentures écartées, le roi admira une troupe d’artistes : les joueurs de flûtes et de tambours encerclaient les danseurs qui virevoltaient comme autant de feuilles voletant au gré du vent. Il s’adoucit en découvrant Kerian parmi les artistes.

Ils exécutaient la Danse de l’Année, un enchaînement de pas compliqués aux spirales qui s’entrecoupaient. Ainsi, les Qualinestis postés à leur balcon voyaient des motifs se former, comme dans un kaléidoscope. On dansait des variations de ce ballet dans tous les jardins de la capitale. Ceux qui voulaient participer au festival de la moisson répétaient dès le printemps.

Si Kerian n’était pas vraiment au point, elle compensait par la fougue son manque de précision et de talent.

Les tambourins guidaient les pas des danseurs. Adorable dans sa tenue de festival, Kerian, qui dansait pieds nus, avait noué ses cheveux en queue-de-cheval avec une écharpe couleur maïs. Dorée comme les chênes en automne, son ample jupe tourbillonnait. Des clochettes en argent tintaient à ses poignets et à ses chevilles. Elle portait une tunique en soie fine bleue, les manches festonnées assez courtes pour laisser deviner la naissance de ses tatouages, sur ses épaules.

Gil savait où ces tatouages commençaient et finissaient... Certains Kagonestis les cachaient, leurs maîtres leur ayant appris à avoir honte de leur héritage d’elfes sauvages. D’autres les voilaient par simple pudeur.

Kerian, elle, s’en fichait.

— Je suppose que tous nos serviteurs n’ont pas appris les bonnes manières, fit Evantha.

— En effet, sourit le roi. (Il feignit d’hésiter.) Pourtant, voyez comme cette danseuse ne semble pas toucher terre... C’est une forme de grâce, n’en convenez-vous pas ?

— Elle est à moitié dévêtue !

En vérité, la tunique était si fine que Kerian devait porter un caraco dessous – guère plus épais... Contrarié, Gilthas grogna... Conscient qu’Evantha le surveillait de près, il croisa nonchalamment les doigts sur ses genoux, sans quitter les danseurs des yeux.

Virevoltant au gré d’une chorégraphie endiablée à souhait, Kerian faisait onduler sa chevelure de miel. Son foulard fut emporté par le vent et tomba aux pieds d’un jeune admirateur, qui le ramassa. Si Gilthas n’entendit pas ce qu’il disait, ses gestes étaient éloquents : il rendrait son bien à la belle en échange d’un baiser. Le rire perlé de Kerian tinta comme ses clochettes. Sans un seul faux pas, elle récupéra son foulard en s’acquittant de « l’amende ».

— En avant ! ordonna Gilthas, agacé.

Il n’écarta plus les tentures jusqu’à ce que la musique et les rires se perdent dans le lointain.

Dans le quartier réservé aux chevaliers, le seigneur Eamutt Thagol distribuait ses ordres. À la demande de Rashas, agent de liaison entre le Sénat et les Chevaliers Noirs, Thagol avait accepté de se faire discret.

À l’approche du pont est, Gilthas serra les dents, oppressé. Relié aux trois autres par des tours de guet, l’édifice n’était pas à l’origine différent des autres.

Mais récemment, cela avait changé.

Gilthas en eut un goût amer dans la bouche. Le pont était hérissé de lances, des têtes d’elfes fraîchement coupées plantées au bout. Au-dessus, tel un nuage noir dans le ciel bleu, des corbeaux tournaient en cercles.

Aux oreilles du roi, les échos de la fête semblèrent soudain aussi lointains que le ressac.

Un sac à la main, un Chevalier Noir sortit de la tour de guet. De la forêt, un vol de corbeaux piqua vers lui. Il tira du sac une tête aux traits finement ciselés et aux longs cheveux roux englués de sang noir... L’homme enfonça le macabre trophée sur une pique. La mâchoire inférieure de la morte se rouvrit sur un cri silencieux.

Près du roi, Evantha ne semblait s’être aperçue de rien. Des sénateurs murmurèrent. L’un d’eux eut un haut-le-cœur mal étouffé. Les chevaux d’apparat, qui n’avaient jamais été au combat, renâclèrent.

Imperturbable, Rashas observa la scène sans s’émouvoir.

— Mon roi, dit-il, vous voyez le résultat des ordres du seigneur Thagol. Il craint que les elfes de la forêt ne deviennent trop... audacieux. (Aussi inexpressif qu’un masque de cire, le sénateur tourna son regard froid vers Gilthas.) Il ne veut pas que les voleurs attirent l’attention de Béryl. Bien sûr, vous n’avez pas à vous inquiéter. Les attaques cesseront dès que la nouvelle de ces exécutions se sera répandue. Thagol désire la paix. Il aspire à l’ordre et à l’obéissance.

« Comme nous tous, Majesté. La femelle dragon, ses hommes, votre loyal Thalas-Enthia... La paix, l’ordre et... l’obéissance.

Le message était clair...

Je traiterai avec ce chevalier et avec nos ennemis. Pas vous, mon garçon. Alors je ne veux plus entendre parler de Crinière-Feu devant le Thalas-Enthia. À partir d’aujourd’hui, vous vous conformerez à mes désirs.

Sur un ordre de Rashas, la procession repartit.

Gilthas laissa retomber les tentures. Puis il demanda à Evantha d’informer Rashas que le roi, fatigué, désirait rentrer.

Une fois au palais, Gilthas gagna ses appartements. Il avait besoin de calme et de solitude pour que sa colère retombe. Il n’avait pas voulu donner la satisfaction à Rashas de le voir s’emporter...

Un feu brûlait dans la cheminée. Malgré un temps radieux, cette première nuit d’automne s’annonçait fraîche. Sur une console en marbre, dans la petite salle à manger adjacente à la bibliothèque et à la chambre royales, Gilthas trouva un plateau lesté de deux coupes en or et d’une carafe en cristal remplie d’un vin à la robe couleur rubis.

Gilthas retira toutes ses bagues, sauf une. Surmonté d’une topaze au cœur de feu, le bijou lui rappelait son père, le demi-elfe Tanis, à qui il se comparait souvent. Comment aurait-il réagi devant les têtes tranchées, exhibées sur le pont argenté ? Qu’aurait-il fait ?

Gil posa négligemment les anneaux sur le plateau et avisa un parchemin, près d’une coupe. La belle écriture avait l’assurance de celle d’un général en campagne...

Après tant d’années, Laurana, le Général Doré, écrivait toujours des dépêches... Pas des lettres à proprement parler.

Le roi se servit un verre de vin, le goûta, puis regarda la bibliothèque. Des strophes mélancoliques lui revinrent en mémoire...

Sinistres oraisons funèbres à la mémoire de ceux qu’on assassinait.

Grisé par l’odeur des livres et de l’encre, Gilthas aurait voulu se perdre dans les mots. Il inspira profondément... Le Sénat ne se réunirait pas avant des heures.

Posant sa coupe, il lut la note de sa mère.

Votre Majesté,

Je pensais que nous aurions un invité à dîner, mais sa santé semble incertaine. J’ai donc averti l’intendant de ne pas compter sur lui.

L.

Le cœur de Gil se serra. Cet « invité » était le traité. Il relut le message, y cherchant une lueur d’espérance entre les lignes... Une santé incertaine n’était pas une condamnation à mort, n’est-ce pas ?

Las, Gilthas jeta le billet au feu et gagna sa chambre.

Il y trouva Kerian.

En larmes...

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