Felan se tenait devant le seigneur des chevaliers. De ses mains tremblantes, il faisait craquer le parchemin qu’il tendait, sa peur nettement visible. De la sueur coulait sur ses tempes.
— M-mon... seigneur, balbutia-t-il.
Thagol ne leva pas les yeux de la carte de la région étalée devant lui. Felan y vit la route de Qualinost qui reliait la capitale au reste du royaume. Ce jour-là, confié à la garde de chevaliers et de draconiens, un chariot de grains attendait dans un endroit tenu secret. D’autres le rejoindraient en nombre, et une fois le convoi formé, ce serait le départ pour Qualinost. Un des chariots serait rempli d’armes, un autre des antiques trésors dont Béryl raffolait.
Dans le Sud, colonisé par les riches manoirs, les seigneurs et les dames commençaient à s’acquitter du tribut avec leurs bijoux de famille.
Felan remarqua sur la carte une série de points rouges : les sites des dernières rencontres musclées entre les chevaliers et les Ombres de la Nuit... Aucune n’avait été à l’avantage des humains, et lors de la dernière escarmouche, quatorze hommes avaient trouvé la mort. Deux hors-la-loi avaient aussi péri, l’un d’un coup d’épée, l’autre dans la flaque d’acide laissée par le kapak qu’il venait d’occire.
Souhaitant que ses mains cessent de trembler, Felan déglutit. Il avait soif, mais il n’osait pas prendre sa gourde. Le garde draconien l’avait délesté de toutes ses armes... L’elfe avait supporté son contact glacial et son haleine puante quand il s’était emparé de sa dague, de son arc, de ses flèches et même de son couteau – que tout le monde gardait sur soi. Encore maintenant, il sentait ses mains griffues sur lui...
Vouloir prendre sa gourde serait une erreur.
— Mon seigneur..., répéta-t-il.
Derrière son comptoir, le tavernier leva la tête. Ils étaient quatre dans la salle : le chevalier, le draconien, Felan et le tavernier... Dans cette région, Thagol avait fait de l’établissement son quartier général. Le confort de la capitale lui manquait-il ? Felan en doutait. Le Chevalier du Crâne semblait être dans son élément à La Croisée des Chemins. Il y avait passé l’hiver précédent puis l’été. Le tavernier n’était pas payé pour le vin et la nourriture qu’il fournissait aux chevaliers et aux draconiens, et aucun elfe ne fréquentait plus son établissement.
Le pauvre était ruiné.
Thagol fît une autre marque sur sa carte neuve. Son visage était d’une pâleur de mort. Près de sa main, l’encrier évoquait un carafon de sang. Il l’écarta, posa sa plume et croisa le regard de l’elfe, dont les genoux tremblèrent. Son sang se glaçant dans ses veines, Felan crut que ce froid surnaturel allait provoquer l’arrêt de son cœur...
— Je vous connais ? fit Thagol.
En imagination, l’elfe entendit des bruits de pas, et il faillit se retourner. Il déglutit péniblement.
— Je suis Felan des Vallées du Nord, seigneur. Je... Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je vous ai apporté une... missive.
En imagination, il entendit les pas se rapprocher et jeta un discret coup d’œil par-dessus son épaule...
Le draconien puant était toujours près de la porte.
Felan tendit le parchemin taché de sueur. Mais l’encre n’avait pas coulé. Quand Thagol le prit, ses doigts effleurèrent ceux de l’elfe.
Thagol lut les quelques lignes. Le message était clair : son porteur devait être récompensé comme il le méritait.
— Et comment jugerais-je de votre mérite ?
Felan regrettait d’être là. Il aurait voulu fuir, disparaître dans la nuit...
— J’ai des informations, mon seigneur.
Thagol releva la tête. Felan songea que son visage était pâle comme la cicatrice d’une brûlure. Et ses yeux semblaient morts...
En imagination, il entendit les pas ralentir, comme s’ils approchaient du but.
— Quelles informations ?
— Les hors-la-loi... les Ombres de la Nuit... Je sais des choses... sur eux.
Le chevalier garda le silence.
— J’ai gagné leur confiance, mon seigneur... (La gorge sèche, il déglutit péniblement.) Ils jaillissent de la forêt pour faire leur sale besogne, et disparaissent aussi vite. Mais ils ne sont pas invisibles... Et leurs chefs sont seulement quatre.
Le seigneur Thagol haussa un sourcil.
— Quatre ?
— Oui, seigneur. C’est le cœur du problème, au fond... Us planifient leurs coups de main, appellent aux armes et renvoient ensuite les guerriers dans leurs pénates. Ce soir, je sais où ils se trouvent, et ils y resteront une nuit ou deux... (Felan approcha de la table et posa l’index sur la carte.) Ici ! Il y a une clairière entourée de hauts pins. De l’extérieur, on ne devinerait jamais qu’elle existe. Pour la voir, il faut y entrer. En ce moment, c’est leur cachette. Naturellement, ils en changeront bientôt par mesure de prudence. Mais pour l’heure, ils sont là. Tous les quatre. Occupés à tirer des plans...
Les quatre chefs. Une fois décapitée, la créature insaisissable qui sévissait dans cette partie du royaume de Béryl mourrait...
Thagol sourit.
Felan entendit le feu siffler et craquer dans l’âtre. Il tourna les yeux vers le tavernier, qui refusa de croiser son regard.
— Comment avez-vous gagné leur confiance ?
— J’étais des leurs. Pendant un temps... Jusqu’à ce que je comprenne qu’ils avaient tort. Et me voilà.
Thagol tapota le parchemin.
— Ce document vous a ramené à la lumière...
— Je l’ai reçu d’un de vos chevaliers, mon seigneur. Quand je lui ai dit ce que je savais, il m’a conseillé d’aller vous trouver.
— Très sage de votre part à tous les deux... Ça ne vous ennuie pas si je vous questionne plus en profondeur ?
Felan ouvrit la bouche... La peur glacée qui l’avait saisi depuis qu’il était en présence du Chevalier du Crâne referma ses griffes sur son esprit... Et Thagol lut dans ses pensées comme dans un livre ouvert. Ses griffes psychiques plongèrent dans son cerveau sans défense, balayant tout sur leur passage.
Felan hurla à la mort.
Alléché, le draconien se retourna.
Le tavernier se servit un verre – il en avait bien besoin pour tenter de calmer ses nerfs. La bouteille et le verre s’entrechoquèrent violemment...
Felan s’étouffait dans son propre sang...
Il tomba face contre terre aux pieds du Chevalier du Crâne, le suppliant de l’épargner.
Tel un glacier, le froid surnaturel se retira de son esprit, et l’elfe resta prostré, du sang lui coulant de la bouche, du nez, des oreilles et des yeux.
Thagol étouffa un bâillement.
— Je ne l’ai pas sondé en profondeur, vous savez, lança-t-il au témoin de la scène. Il a dit vrai. C’était un renégat. Mais... (Il haussa les épaules.) Il avait l’esprit un peu faible.
Le tavernier traîna le cadavre dehors, le maudissant silencieusement de saloper son plancher avec ses traînées de sang... Tout haut, il se plaignit de devoir aller puiser de l’eau, afin de laver toute cette saleté.
Le garde draconien s’écarta en riant. L’elfe porta le corps de Felan de l’autre côté de la cour, derrière la remise qui abritait le puits. Des fromages y séchaient et les bouteilles de lait y étaient au frais. Puis il s’arma d’une pelle... Personne ne vint le déranger. Il passa le reste de la journée à creuser une tombe, assez loin de la source pour ne pas la contaminer. Puis il couvrit la terre fraîchement retournée de pierres.
La nuit, allongé sur son lit étroit, dans la plus mauvaise chambre de l’auberge, au-dessus de la cuisine, il entendit des sabots ferrés marteler la cour. Cinq ou six chevaliers festoyèrent avec les trésors de son garde-manger. Ensuite, leur seigneur se retira, un seul draconien montant la garde devant sa porte.
Ces viles créatures ne semblent jamais dormir..., pensa le tavernier, dégoûté.
Le Chevalier du Crâne non plus... Installé dans la meilleure chambre de La Croisée des Chemins, il rêva de sa rencontre avec Felan... Il n’avait rien trouvé dans son esprit qui contredise ses paroles. Pas la moindre exagération. Là était le problème.
La vérité de l’elfe avait été... trop vraie.
Kerian regardait les lucioles danser entre les troncs. Elle respirait à peine et ne mangeait rien. Jeratt lui flanqua un coup de coude. Quand elle leva les yeux, il lui désigna le fromage, le pain et les pommes – les dernières provisions apportées par Felan, dans la besace rebondie qu’ils aimaient voir à l’épaule du fermier... Il y avait de cela trois jours. Le lendemain, il s’était porté volontaire pour apporter le message à Thagol, à Acris. Et personne ne pensait le revoir au camp. Mais Bayel, ou un autre, aurait dû pouvoir transmettre qu’il était rentré sain et sauf chez lui...
Or, la femme de Felan n’avait pas eu de nouvelles.
— Mange, dit Jeratt. Jeûner à la veille d’un combat est une mauvaise habitude.
Kerian hocha la tête, sans toucher à la nourriture. Elle aimait se battre l’estomac vide. La faim lui conférait plus de vivacité et de... tranchant.
Les Ombres de la Nuit affluaient dans la clairière. Fermiers ou chasseurs, ils se déplaçaient sans bruit – au point de pouvoir surprendre une biche en train de s’abreuver. Nul ne connaissait mieux les lieux que ces jeunes gens des vallées. Personne n’était plus décidé qu’eux à combattre l’oppresseur. Ils haïssaient Thagol, ses chevaliers et les draconiens. Ici, loin de la capitale et des déchirantes « raisons d’État », ils désiraient une seule chose : éliminer ceux qui prétendaient les spolier du fruit de leur labeur et les priver de leur dignité !
— Kerian..., dit Jeratt. (Elle leva les yeux et sut qu’il connaissait ses pensées.) Il était volontaire.
Kerian hocha la tête.
— Felan a participé à l’élaboration de la stratégie.
— Je sais.
— Tu ne l’as pas envoyé à sa mort... Tu sais pourquoi il a insisté.
La femme de Felan était enceinte. Il avait toujours été un rebelle enthousiaste, heureux de servir leur cause. Mais apprendre qu’il allait être père l’avait enflammé. Il ne s’agissait plus du royaume, ou de la soif de vengeance... Felan avait juste voulu un monde meilleur pour son enfant.
— Je veux que mon enfant puisse fouler librement ces terres, comme je l’ai fait. Que la forêt et ses richesses lui appartiennent. La ferme que je lui léguerai les nourrira, ses enfants et lui. Je veux qu’il sache qui il est... un elfe libre – pas l’esclave d’une femelle dragon tyrannique ! J’irai défier le Chevalier du Crâne dans sa tanière, s’il le faut!
Les Ombres continuaient d’arriver. Personne ne parla et nul ne se salua. Bientôt, treize rebelles se dressèrent dans la clairière. Bayel passait parmi eux, serrant la main des uns, flanquant des claques amicales dans le dos des autres... Kerian le vit se pencher pour écouter ce qu’une jeune elfe avait à lui dire. Il hocha la tête, puis s’assit près du feu et accepta la miche de pain que lui tendait Jeratt.
— Il est mort... Wael de La Croisée des Chemins l’a vu agoniser.
— Comment ? demanda Kerian, le cœur pris dans un étau.
— Le Chevalier du Crâne l’a tué. (Bayel détourna le regard un instant.) Mais Felan a délivré le message. D’après Wael, notre ennemi a gobé l’appât en souriant.
— Comment ? répéta Kerian, froide et dure.
Bayel secoua tristement la tête.
— En sondant son esprit, pour voir s’il mentait... Felan a tenu bon, ne trahissant rien de nos intentions à ce salaud...
Et ça lui avait coûté la vie.
D’autres guerriers arrivèrent. Ils étaient maintenant vingt-huit.
— Combien de chevaliers sont en route ? demanda distraitement Kerian.
— D’après Wael, le détachement de La Croisée des Chemins... Soit six. Plus un ou deux draconiens, et Thagol en personne, s’il pense pouvoir nous décapiter facilement.
Peut-être... Kerian n’y comptait pas trop, mais elle l’avait envisagé. Quel plaisir que de prendre Thagol au piège !
Elle resta silencieuse. Le sacrifice de Felan l’attristait. Bientôt, trente-cinq guerriers seraient réunis dans la clairière.
— Bayel, penses-tu que le Chevalier du Crâne ne soupçonne vraiment rien ?
— Kerian, tu connaissais Felan. C’était un cœur vaillant. Il a tenu bon sous la torture, pour nous, son enfant à naître et le royaume... Six chevaliers, plus deux draconiens. Ils attaqueront avant l’aube. Ils se voient déjà rapporter quatre têtes à la Croisée des Chemins et continuer ce qu’ils ont commencé dans la capitale... Histoire que tout le monde sache qu’il est inutile de leur résister.
Kerian leva les yeux vers le ciel étoilé. Au pied des arbres, l’obscurité régnait. Cette nuit, la forêt serait mortellement sombre...
L’elfe sauvage sentit Jeratt et Bayel se rapprocher. Les yeux de Bayel luisaient à la lueur des flammes. Jeratt, lui, était indéchiffrable.
— Felan est mort. Quelque chose a changé. Je le sens.
Bayel fronça les sourcils. Jeratt hocha la tête, comprenant ce qu’elle voulait dire.
— Tu flaires le danger, tu écoutes ton instinct et ensuite, tu t’interroges sur les causes...
Lui décochant un clin d’œil, il lui flanqua une claque sur le genou.
— Thagol enverra davantage que six hommes contre nous, dit Kerian.
Elle désigna leurs plans, tracés dans la poussière.
— Cette nuit, nous avons prévu deux offensives : une ici, là où Thagol et ses hommes se jetteront tête baissée dans notre piège, et une là, où Jeratt et Bayel attaqueront le convoi. (Du pied, elle effaça les traces.) Que ce salaud y vienne donc ! Avec autant d’hommes qu’il veut ! Il trouvera une clairière désertée...
— Que comptes-tu faire, Kerian ? demanda Jeratt.
Elle lui répondit.
Il l’avertit qu’elle ne pourrait plus rester dans la région.
— Nous n’avons jamais eu l’intention de nous enraciner. Ander et les autres nous attendent.
Jeratt eut un sourire approbateur.
Trouvant l’idée excellente, Bayel hocha la tête.
Les autres guerriers vérifiaient leurs armes.
— Il est l’heure, dit Kerian. Jeratt, à toi de jouer. Bayel, tes gars et toi venez avec moi. Nous nous retrouverons ici, quand tout sera fini... Des questions ?
Personne n’en avait.
— Alors, allons-y. En mémoire de Felan !
La forêt appartenait à Kerian et aux Ombres de la Nuit qui en connaissaient chaque piste et chaque ruisseau...
Cette nuit-là, le visage noirci à la suie, les guerriers vêtus de cuir comme des chasseurs et lestés de leurs armes de prédilection traversèrent les bois familiers à pas de loup, évoquant quelque vision onirique enveloppée de silence...
Jeratt envoya cinq de ses elfes à l’est, et autant à l’ouest. Sept gagnèrent le sud avec lui, sans que les neuf chevaliers qui venaient du nord ne soupçonnent un instant leur présence... Tels des loups, les elfes restèrent sous le vent, évitant que les chevaux ne captent leur odeur.
Visière levée, les chevaliers portaient une simple cotte de mailles, sans armure, pour ne pas faire de bruit. Le sentier devenant accidenté, ils mirent pied à terre et guidèrent leurs destriers par la bride en leur couvrant les naseaux. Grâce des bandes de cuir glissées aux bons endroits, les mors et les brides ne produisaient pas de cliquetis.
Jeratt nota qu’il y avait seulement des humains – les draconiens étaient trop bruyants.
Les chevaliers se rapprochant, Jeratt reconnut celui de tête à la pâleur de son visage et à ses yeux morts...
La colonne ennemie continua son chemin.
Jeratt se tourna vers le sud... le village où Thagol avait pris ses quartiers. Grâce à ses ascendances elfiques, il discernait les contours des créatures tapies dans le noir, les lueurs rougeâtres fluctuantes trahissant la chaleur de leurs corps. Leurs forces vitales...
Dans la pénombre sylvestre, Jeratt sourit de satisfaction en décelant Kerian et ses guerriers, en train de progresser vers le croisement. Puis il vit que la moitié bifurquait vers l’ouest...
Les humains seraient pris à revers.
— Brave fille...
Un de ses guerriers leva les yeux. Il secoua la tête, et tous s’immobilisèrent, si silencieux que le cri d’un engoulevent surprit Jeratt.
Du camp montèrent des cris... Des bordées de jurons couvrirent la fuite éperdue des créatures sauvages.
Un cliquetis d’acier, et un hurlement trop puissant pour une gorge humaine...
Un cheval de moins !
Les elfes embusqués aperçurent des silhouettes rougeoyantes...
La forêt retentit des hurlements de rage des humains et des cris de guerre des Ombres de la Nuit.
Les chevaliers de Thagol fuirent à pied. Un seul avait gardé son destrier.
Jeratt vit ses elfes faire mine de battre également en retraite, bondissant par-dessus les ruisseaux, les arbres abattus et les rochers... et attirant leurs ennemis sur un terrain dangereux. Les chevaliers crurent être lancés à la poursuite des rebelles qui leur avaient tendu une embuscade. Aiguillonnés par les jurons de Thagol, ils passèrent devant Jeratt et ses guerriers embusqués...
Quand le Chevalier du Crâne arriva à sa hauteur, le demi-elfe lança le cri de l’engoulevent.
Hurlant comme des spectres, ses guerriers jaillirent devant les « poursuivants ». Les elfes « en déroute » firent volte-face et encerclèrent les humains avec l’efficacité d’un nœud coulant qui se resserre...
Trois moururent sans résistance.
Le quatrième expira à l’issue d’un bref échange.
Le cinquième, Thagol, tourna bride et détala.
Kerian vit ses guerriers se mettre en place. Elle chercha des yeux Bayel, qui contournait la taverne. À pas de loup, il vint s’accroupir près d’elle, à l’orée du bois.
— Ils sont sept, murmura-t-il. Le tavernier, deux chevaliers et quatre draconiens...
— Nous sommes prêts. Le tavernier, n’oublie pas...
Les yeux rivés sur La Croisée des Chemins, il répondit :
— Tout sera fait selon tes désirs, Kerian.
Une ombre grotesque passa devant la fenêtre. Un draconien, d’après la forme... La porte de la taverne s’ouvrit, et deux hommes-lézards sortirent dans la nuit. D’où elle était, Kerian capta leur puanteur reptilienne et leur haleine acide...
La lumière argentée des étoiles se reflétait sur les harnais des draconiens.
— Je l’ai fauché à l’elfe ! grogna un des monstres en brandissant un splendide couteau. Juste avant que sa tête n’explose...
Bayel broncha. Kerian lui agrippa le bras.
— Non ? lança l’autre. Elle n’a pas vraiment explosé, tout de même ? Il n’y avait pas d’os et de cervelle partout ?
— C’est tout comme. Il pissait le sang par tous les orifices – la bouche, les oreilles, les yeux... Notre seigneur a une technique bien à lui !
Les monstres admirèrent la lame... Fallait-il la remettre au seigneur Thagol ? Ils convinrent que c’était inutile. Après tout, il ne l’avait pas réclamée.
Kerian les regarda se diriger vers la route. Thagol avait détalé avec la majorité de ses chevaliers. Ce salopard laissait son quartier général sans surveillance !
Les draconiens prirent leurs postes, l’un sur la route nord-sud, l’autre sur le tronçon est-ouest.
Kerian fit signe à Bayel. Le cri d’une chouette déchira le silence... Un draconien leva la tête, s’attendant à voir le rapace surgir du couvert des arbres avec un lapin dans ses serres.
Il se tourna vers son compagnon.
— Pas de chance. Je suppose...
Quatre flèches sifflèrent dans les airs. Le draconien tomba... et se liquéfia.
Quatre autres projectiles volèrent. Deux manquèrent leur cible. La troisième ricocha sur la peau écailleuse du second draconien et finit dans la mare d’acide.
La quatrième atteignit le monstre sous le cou.
Il brailla en griffant la hampe. La porte de la taverne s’ouvrit, et une voix humaine lança une question.
Kerian serra l’épaule de Bayel. Les cris de guerre stridents que les chevaliers avaient appris à détester éclatèrent dans la nuit.
Kerian et ses guerriers convergèrent vers la taverne. Un premier elfe mourut victime de l’étreinte mortelle d’un draconien. La puanteur de l’acide et des chairs brûlées flotta dans les airs, bientôt mêlée à celle du sang versé.
Son visage restant dans l’ombre, un chevalier bloqua la porte, épée tirée. Kerian bondit sur le porche et le sang de l’humain gicla de son poignet tranché. D’un coup de pied, l’elfe écarta la main coupée qui serrait toujours l’arme. Le chevalier mutilé hurla... D’un seul coup, Kerian le fît taire.
Un autre hurlement retentit derrière la taverne. Humain ou elfique ?
S’engouffrant dans la taverne, Kerian plongea dans la mêlée.
— Chienne !
Épée levée, elle fit volte-face pour bloquer une attaque brutale. L’impact fut si violent que toute son épaule vibra.
Kerian recula. Son adversaire pressant son avantage, elle manœuvra adroitement pour qu’il se retrouve dos à la porte... Du coin de l’œil, elle vit Wael s’enfuir par-derrière.
Le chevalier abattit son épée. Loin de tenter de résister, Kerian feignit de se soumettre. Les yeux de l’humain flambèrent de haine. L’elfe recula encore, puis se retourna vivement, son épée décrivant un cercle argenté sous la lumière rougeâtre. Déséquilibré par son élan, l’homme trébucha...
Kerian frappa à la vitesse de l’éclair.
— Kerian ! cria Bayel.
Elle se retourna et vit, comme jailli des flammes, un draconien se précipiter sur elle...
L’affronter, c’était mourir avec lui.
— Baisse-toi ! hurla Bayel.
Kerian tomba à genoux dans le sang du chevalier qu’elle venait d’occire.
Deux flèches sifflèrent au-dessus de sa tête... et manquèrent leur cible. Bayel se jeta à terre.
Kerian découvrit devant elle Thullea, une elfe des vallées du Nord...
Un trait d’argent vola dans les airs... Le draconien s’écroula en hurlant, une dague elfique plantée dans l’œil.
Kerian se releva et poussa Bayel dehors...
... Où il régnait un silence « assourdissant », classique après une bataille. Les Ombres de la Nuit entouraient deux chevaliers ficelés.
Wael regardait sa taverne se consumer.
Les rebelles n’eurent pas à attendre longtemps que Jeratt et ses guerriers les rejoignent. Trois sur seize avaient péri.
— Notre piège a fonctionné, dit Jeratt. (Il baissa les yeux.) Hélas, Thagol s’est échappé. Il nous a glissé entre les doigts.
Les vainqueurs évoquèrent leurs pertes et leurs souffrances. Kerian regrettait de n’avoir pu tuer Thagol là à l’endroit où il avait torturé Felan à mort... Elle lui ferait payer cher tous ses crimes.
La chaleur de l’incendie força les elfes à reculer vers le croisement. Ils entraînèrent leurs prisonniers avec eux.
Puis Kerian ordonna leur exécution.
— Qu’on escorte Wael en lieu sûr, ajouta-t-elle.
— Et le Chevalier du Crâne ? demanda Jeratt.
— La nuit n’est pas finie...
Le demi-elfe comprit.
Bayel, cinq autres elfes et lui longèrent la route de Qualinost en passant par les bois. À la tête du second groupe, Kerian suivit une trajectoire parallèle.
Une heure avant l’aube, ils tombèrent sur le convoi de chariots. Les six chevaliers et les quatre draconiens qui assuraient le tour de garde entendirent le cri d’un engoulevent. Les autres le perçurent dans leur sommeil... Beaucoup de chevaliers moururent avant de comprendre ce qui leur arrivait. Les Ombres abattirent les draconiens à l’arc, et les flaques d’acide firent de nombreuses victimes.
Kerian détacha les chevaux, qui s’égaillèrent dans les bois. Puis Jeratt, Bayel et elle prélevèrent des armes dans un des chariots et les distribuèrent. Dans un autre, ils puisèrent quatre sacs de pièces d’acier.
L’un d’eux serait remis au tavernier.
— Les autres seront pour la veuve de Felan. Donnez-lui aussi une bonne épée – le legs de Felan à leur enfant.
Les rebelles brûlèrent les chariots, ne laissant rien d’utilisable. Avant que la fumée puisse donner l’alerte, les guerriers, redevenus de simples fermiers, rentrèrent dans leurs pénates.
Thagol comprendrait que tout le royaume se soulevait...