— Ah, vous êtes tous fous !
Le jugement méprisant de Ragnar Hautepierre résonna dans la Cour des Chefs comme un coup de tonnerre. Ce Daewar aux sourcils broussailleux était le troisième dirigeant à rejeter la demande de Kerian. Ebon Flamme, des Theiwars, l’avait écartée, et Skarr Brilleforge, des Hylars, refusait d’envisager une alliance avec les elfes et les humains. Son discours avait été le plus raisonné, et Kerian lui aurait volontiers répondu, si elle avait pu placer un mot.
— Pourquoi, Thorbardin devrait-il risquer une seule goutte de sang pour les Étrangers ? Nous n’avons pas besoin d’eux, et leur demande nous exposerait aux foudres de Béryl. Non, décidément, je ne puis me prononcer en faveur d’une telle alliance !
Schiste Maindargent, des Klars soutenait le traité, mais avec maladresse. Donnai Fléaufeu se prononçait pour au nom des anciennes alliances. Personne ne connaissait l’opinion du chef des Aghars. Affalé sur le trône de son clan, il suçait la moelle d’un os, en se curant les ongles.
Quant à Tarn Beuglegranit, Kerian ignorait le fond de sa pensée. Pour le moment, le haut roi se contentait d’écouter les uns et les autres. Et il ne semblait pas enclin à laisser parler l’émissaire des elfes.
— Une geignarde ! fit Ragnar avec mépris. Par la barbe de Réorx ! Elle vient au nom de sa marionnette de roi?
Ses yeux de Daewar aussi fixes et glauques que ceux d’un serpent, Ragnar ajouta :
— C’est une insulte ! Au nom de tout ce que Réorx a forgé...
Bâillant tout en se grattant la barbe, Rhys Cognedur, des Neidars, se redressa.
— Au nom de tout ce que Réorx a forgé, ânonna-t-il du ton d’un nain qui meurt d’ennui, c’est une insulte... Une déclaration de guerre. Que ce roitelet – ce gamin qui a vendu son royaume pour parader dans sa capitale dorée couvert de bijoux et de fourrures – vienne nous demander de l’aide au nom d’une vieille amitié est tout simplement révoltant...
Il bâilla de nouveau à s’en décrocher les mâchoires.
— Au risque de t’insulter, Ragnar – ce qui n’est pas difficile – je te prierais de trouver de nouveaux arguments au lieu de nous assommer avec des discours mille fois entendus. Merci.
Dans le silence qui suivit, on entendit les flammes crépiter dans les braseros.
Kerian regarda tour à tour le chef des Daewar et celui des Neidars. À l’évidence, ces deux-là ne s’aimaient pas.
Rhys se gratta de nouveau la barde ; Ragnar se hérissa.
— Tu n’es qu’un imbécile, Ragnar. Tu n’as même pas écouté l’ambassadrice. Tu ignores ce qu’on l’a envoyée dire...
— Peuh ! Je sais ce qu’elle est venue raconter ! Il ne faut pas être bien malin... Vous voulez mon avis ? Il n’en sortira rien de bon !
Ragnar reprit son souffle et Kerian en profita.
— Seigneurs...
Elle avait parlé bas. Deux chefs se penchèrent vers elle.
— Et voilà ! grogna Ragnar. Cette mijaurée n’a aucune éducation. Interrompre le Conseil...
— Assez ! cria Tarn Beuglegranit.
Les yeux ronds, le Daewar s’empourpra. Ebon resta d’un calme menaçant. Comme Kerian le savait, les Theiwars au cœur noir étaient dangereux.
Les guerres qui éclatent à Thorbardin, avait dit Gil, ont pour instigateurs les Theiwars, pour guerriers les Daewars et pour pacificateurs les Hylars...
Pas cette fois, pensa Kerian.
Car le Theiwar et le Daewar étaient épaule contre épaule avec le Hylar.
Donnai le Daergar échangea un regard discret avec Schiste le Klar. Sur son trône, le nain des ravins ronflait comme un sonneur, un os à moelle coincé sous le bras...
Pour finaliser le traité qui était l’œuvre de Tanis Demi-Elfe et de la princesse Laurana – et maintenant l’unique espoir du royaume occupé de leur fils – , il avait fallu pas moins de dix ans...
Au nom de tous les dieux disparus, pensa Kerian, accablée, le sort de Gilthas va-t-il dépendre d’un nain des ravins endormi et d’un roi qui n’a pas su s’imposer ?
— Assez ! répéta Tarn avec une fermeté mêlée de lassitude. Voilà des semaines que nous en débattons vainement. Ce problème occupe toutes nos pensées depuis trop longtemps.
« Aujourd’hui, il faut nous prononcer dans un sens ou dans l’autre. Nous perdre en atermoiements serait déshonorant.
Le Daewar ricana – tout bas. Il avait compris l’avertissement.
Tarn posa les mains sur les accoudoirs de son trône.
— Mes chers amis, cette jeune plénipotentiaire est la raison de ce Conseil extraordinaire. (Il jeta un regard noir à Ragnar.) Je la prie de parler.
Parler ! Kerian allait pouvoir exposer le point de vue de son roi. Enfin ! Elle était devant eux, dans cette salle qui avait été le cadre d’une partie de la fabuleuse histoire de la famille de son bien-aimé.
— Seigneurs, commença-t-elle, toujours sans élever la voix. (Si les nains voulaient l’entendre, ils tendraient l’oreille.) Je me tiens devant vous, dans une salle légendaire dont l’histoire, je ne vous l’apprendrai pas, est intimement liée à celle de mon roi.
« Je ne vous répéterai pas ce que vous savez déjà sur les amitiés d’antan et les traités de jadis. Vous en avez récemment honoré un, en participant à la reconstruction de la forteresse de Pax Tharkas. Les Qualinestis et vous-mêmes vous êtes souvenus du pacte signé il y a si longtemps... Un accord historique conclu entre les nains, les elfes et les humains.
Ragnar grogna.
Le nain des ravins lâcha un ronflement sonore.
Skarr se pencha en avant.
— Ce pacte vous fut bénéfique... Jadis, le père de mon roi s’est tenu devant vous, comme moi aujourd’hui. (Kerian croisa le regard du Hylar.) Vous vous en souvenez. Il n’y a pas si longtemps, Tanis Demi-Elfe et dame Lunedor – l’Élue d’un dieu – persuadèrent le baron Hornfel d’accorder l’asile à des réfugiés humains, loin des exactions d’un seigneur des Dragons... Hornfel écouta son cœur, qui lui fut de bon conseil.
Elle marqua une pause, sensible à l’écho immortel des espoirs et des peurs qui hantaient ce haut lieu de l’histoire de Krynn...
Impressionnés malgré eux, les nains étaient suspendus aux lèvres de la jeune guerrière.
Le haut roi la dévisageait.
— Dites-moi, maîtresse Kerianseray, pourquoi une elfe sauvage se fait-elle le champion d’un roi qui réduit son peuple en esclavage ?
Des murmures surpris coururent dans l’assistance. Les sourcils du Hylar se rejoignirent pour former un V au-dessus de son nez d’aigle.
— Ces elfes maudits asservissent leurs semblables ! renchérit Skarr.
C’était aussi l’avis d’Iydahar, avec qui Kerian tombait rarement d’accord... Et elle n’avait jamais cherché à réfuter ses arguments. Comment l’aurait-elle pu ? Ce qui se disait chez les seigneurs elfes à propos des relations entre les Kagonestis et les Qualinestis, elle l’avait entendu mille fois...
Elle-même, n’avait-elle pas été capturée et emmenée de force à Qualinost ?
Sans mordre à l’hameçon, Kerian hocha la tête.
— Votre Majesté a tout à fait raison... (Écartant sa chevelure d’un gracieux mouvement d’épaule, elle exhiba fièrement ses tatouages.) Je suis une elfe sauvage, et ce n’est pas toujours facile pour nous, au Qualinesti.
Le Klar releva la tête, intéressé. S’il n’existait pas de caste de serviteurs à Thorbardin, les clans avaient néanmoins les Klars, ces Neidars restés dans le royaume souterrain lors de la Guerre de la Porte de Nains. Leurs cousins des montagnes et des collines ne les aimaient pas. Aux Klars, on réservait toujours les corvées et les taches ingrates...
— Être un elfe sauvage dans nos cités n’est pas facile. Et la situation, loin de s’arranger, s’envenime. Mais sachez-le, seigneurs, je représente le roi du Qualinesti parce que sa cause est juste. J’ignore si c’est à moi de vous en convaincre. Je ne connais pas vos cœurs, pas plus que vous ne connaissez le sien. Cependant, je sais une chose...
Elle se tut et les regarda tour à tour, du haut roi qui lissait pensivement sa barbe jusqu’au nain des ravins assoupi.
— Seigneurs, si vous opposez un refus à mon roi... (elle haussa le ton)... vous signerez votre propre arrêt de mort !
Ragnar bondit.
— L’avez-vous entendue ? Elle ose nous menacer !
Malgré eux, les chefs étaient troublés.
Ebon des Theiwars prit la parole.
— Je me suis toujours demandé si cette alliance était de la sagesse ou de la folie... Et maintenant, voilà que cette elfe nous menace au nom de son roi !
Kerian soutint le regard de Tarn.
— Vous connaissez les présages, Votre Majesté, dit-elle, ignorant Ragnar et Ebon.
Elle en faisait une affaire de rois, et Tarn Beuglegranit ne la contredit pas. Un silence gêné tomba. Des fantômes semblèrent danser au gré des volutes de fumée, leurs filets de voix presque audibles dans les soupirs des braises...
Daewar, Theiwar et Hylar...
Tarn dévisagea les chefs des Klars, des Neidars, des Daergars et des Aghars.
Thorbardin comptait un huitième clan dont le trône vide restait à l’écart dans l’ombre... Il symbolisait la mémoire vivante de tous les nains disparus au fil des millénaires.
Tarn jeta un coup d’œil à ce trône.
Puis il se leva.
— Mes frères, Kerianseray du Qualinesti ne nous menace pas. Elle répète ce que savent son roi et les humains des Royaumes Libres. Et ce que je sais aussi... Le roi des elfes ne nous menace pas. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Ou auriez-vous déjà oublié que Béryl saigne à blanc son royaume et ses sujets ? Il n’a pas d’armée. Un Chevalier du Crâne abuse de son peuple...
— Parce que Gilthas le permet ! rappela Skarr.
Tarn soutint son regard.
— En effet. C’est un roi sage. Le pouvoir est entre les mains de son Conseil et il n’y peut rien. Si tous ses sujets le soutenaient au lieu de le critiquer et prenaient les armes contre l’occupant, il pourrait – peut-être – vaincre les Chevaliers Noirs ! Mais la femelle dragon...
« Je ne connais pas ce garçon. Comme vous, ce que je sais de lui se borne aux dires de sa mère et de cette guerrière. Vous estimez que Gilthas est un lâche ? Moi, je le prendrais pour un fou furieux s’il s’opposait à Béryl !
Sa voix claqua comme un coup de fouet :
— Celui qui sacrifie son peuple au nom d’une vaine gloire n’est pas un roi digne de ce nom !
« En revanche, celui qui cherche à sauver son peuple par tous les moyens fait preuve d’un grand courage. En signant ce traité, nous aiderons les elfes à fuir dans les Plaines, loin des serres de Béryl. Ce traité redonnera l’espoir à tout un peuple. Je vous le dis, mes frères, si nous tournons le dos à nos anciens alliés, et si tous les royaumes de Krynn tombent sous le joug des dragons, notre sursis sera de courte durée. À notre tour, nous serons balayés.
Tarn regarda le trône du huitième clan – celui des morts.
— Mes frères, un elfe courageux implore notre aide depuis trop longtemps. Ces délibérations seront les dernières. Et n’oubliez pas : les morts nous écoutent ! Dans leurs rangs figurent d’illustres monarques des temps anciens... À notre place, beaucoup se seraient arraché la peau et les os au nom de la sauvegarde des clans.
Il s’inclina devant Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, je saurai où vous trouver.
La jeune elfe prit congé et sortit de la Cour des Chefs.
Le sort en était jeté.
Deux semaines plus tard, le haut roi des Huit Clans de Thorbardin retrouva Kerian à la Malédiction de Stanach. Assise dans la salle déserte, elle buvait de la bière. L’aubergiste la logeait et la nourrissait à l’œil, car elle n’avait pas d’argent sur elle.
Notre roi réglera la note, avait dit Stanach. Peut-être... Les souverains font ce qui leur plaît.
Le soir, la clientèle d’habitués se restaurait avec Kerian, lui apprenant à jouer aux fléchettes à la manière naine – qui exigeait bien davantage que de l’adresse. En effet, le joueur devait viser tout en racontant une histoire.
Parfois, elle s’interrogeait sur l’origine du nom de la taverne, mais personne n’éclairait sa lanterne. L’enseigne n’avait pas la forme traditionnelle d’un bouclier, mais celle d’une enclume avec, apposés dessus, un marteau de forgeron cassé et les runes signifiant «Malédiction de Stanach ».
— Nous n’en parlons jamais, avait dit Kern.
Le roi entra, tira deux tabourets près du comptoir et commanda de la bière.
Stanach mit un tonneau en perce, posa une chope devant son souverain et en servit deux autres, dont une pour Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, notre Conseil a pris une décision, annonça Tarn Beuglegranit.
Le cœur de l’elfe s’emballa.
Tarn but une première gorgée, puis s’essuya la bouche du revers de la main.
— Les chefs sont têtus. Mais, en fin de compte, tous se sont rangés de votre côté... à une exception près. Or, la décision doit être unanime – et ce n’est pas moi qui passerai outre les droits des clans.
Ragnar, pensa Kerian.
— C’est ce têtu de Hylar ! continua Tarn après une autre gorgée de bière. Il ne donnera pas son accord tant qu’un des siens n’aura pas vu votre roi.
Stanach grogna.
Intriguée, Kerian observa les deux nains.
— Majesté..., gémit Stanach.
— Sinon toi, souffla Tarn, qui d’autre ?
— N’importe quel Hylar !
— Non. C’est ton oncle, mon garçon. (Le roi eut un rire sans joie.) Ta malédiction, c’est ta réputation d’intégrité... Tous insistent pour avoir affaire à toi !
Résigné, Stanach prit la troisième chope et la leva en l’honneur de son roi.
L’elfe et le nain quittèrent Thorbardin par des chemins secrets. Ils descendirent au dernier niveau, là où les cicatrices de la guerre civile étaient les plus visibles, pour atteindre le rivage de la mer d’Urkhan.
À l’opposé, Stanach désigna une paroi grêlée de grottes. Sous ses pieds, Kerian sentit des vibrations...
— Des vers, annonça Stanach.
— Impossible ! Les vers ne mangent pas...
— En es-tu sûre ?
Intriguée, Kerian étudia les trous. Le grondement se rapprochait. Les vibrations remontèrent dans ses jambes, son ventre, ses épaules... L’eau sombre vint laper le quai. Une longue créature aux cornes d’escargot apparut à l’entrée d’une grotte. Malgré la distance, Kerian jugea les seules cornes aussi hautes et épaisses qu’elle. La créature n’avait ni yeux ni nez, rien qu’une bouche sans cesse en mouvement...
— Un ver, murmura-t-elle.
— Les vers grignotent la pierre à longueur de temps. Derrière la paroi court un labyrinthe de tunnels. Ces vers plus ou moins apprivoisés sortent uniquement pour boire. Nous leur fichons la paix.
Stanach plissa les yeux, puis ajouta qu’il était temps de partir.
— Il vaut mieux ne pas utiliser ta jolie émeraude trop tôt... Me retrouver coincé dans un tunnel sans issue ne me dit rien qui vaille !
Kerian ne recourut pas à son talisman avant d’être à ciel ouvert.