— Entraîne-toi avec des arcs empruntés, sur des cibles fixées aux arbres, ordonna Jeratt. Tu ne chasseras pas avant d’avoir fabriqué ton arc et empenné tes propres flèches. En attendant, tu continueras de dépecer les prises.
Kerian retrouva vite des réflexes et des aptitudes à demi oubliés. Presque sans y penser, elle tenait compte du moindre souffle d’air avant de décocher, et visait un peu au-dessus de sa cible.
Rapidement, elle connut de nouveau la joie de faire mouche.
Guidée par Jeratt, elle sélectionna un if, s’assura de sa résistance et de sa souplesse, puis dégagea son cœur avec des outils grossiers mais bien entretenus.
— Ici, personne n’utiliserait autre chose que du bois d’if pour fabriquer un arc, approuva Jeratt. Aux armes prises à l’ennemi, nous préférerons toujours l’if façonné par nos mains.
Kerian hocha la tête. Mais au fond, elle ne comprenait pas comment un arc de la forêt pouvait être meilleur que ceux d’un armurier de métier.
Jeratt lui répondit qu’elle comprendrait la différence en temps voulu.
Kerian rabota le bois jusqu’à l’obtention d’une tige assez longue où elle fixa un repose-flèche, un peu au-dessus du centre.
— Connais ton arme, dit Jeratt, aussi bien que ton amant. Tu devras pouvoir compter sur elle.
Kerian utilisa des boyaux pour faire une corde solide. Personne n’eut à lui dire comment garder son arc poli, propre et au sec. Peu à peu, tout lui revenait en mémoire. Pendant les longues semaines d’hiver, elle étudia la fabrication des flèches, de la hampe jusqu’à la pointe. Elle étudia les dépouilles des volailles, attentive à repérer les bonnes plumes.
Une goutte de sang tomba dans la neige. Le sien... Elle n’était pas très douée pour l’empennage.
— Tu fends trop la flèche, expliqua Jeratt. Kerian, tu manques de patience. (Il prit la hampe, la jeta au feu et lui en tendit une autre.) La flèche te mord le doigt quand les entailles sont trop larges. Essaie encore.
L’odeur de plume brûlée lui piquant le nez, Kerian prit un petit couteau et commença à faire les entailles. Si elles étaient trop étroites, les plumes n’entraient pas, et trop larges...
La plume de coq glissa sans mal dans la fente supérieure. Kerian inséra les deux plumes de poule de chaque côté. Puis elle inspecta son œuvre.
Jeratt la lui arracha des mains.
— Quoi ? fit-elle. Cette flèche est parfaite !
— Pour un autre archer, peut-être ! Mais en hiver, une elfe sauvage n’utilise-t-elle pas des plumes blanches ?
Kerian récupéra son projectile.
— Je le ferai quand tes chasseurs rapporteront des oies blanches !
Jeratt éclatant de rire, les hors-la-loi se retournèrent pour voir ce qui l’amusait.
— Très bien, Kerianseray de Qualinost, dit-il. Les oies sont parties pour des climats plus chauds, mais tu auras quand même un carquois plein. Et après-demain, nous verrons si nous pouvons faire de toi une chasseuse.
Le vent picotait les joues de Kerian, lui rougissant le bout des oreilles. Elle portait une longue chemise en laine et un manteau en peau d’élan doublé de fourrure. Bien que chaudement vêtue, Kerian mourait d’envie de fourrer ses mains gelées sous ses manches.
Un cours d’eau coulait entre Jeratt et elle, bondissant sur les rochers. Sur les rives boueuses, Kerian avait repéré des empreintes de daim. Hochant la tête, Jeratt lui avait fait signe de se poster de l’autre côté du ruisseau.
Un martin-pêcheur plongea et remonta, un poisson argenté dans le bec. Le cri d’un choucas couvrit celui des autres oiseaux.
Piquée au vif par la remarque de Jeratt, Kerian ne remuait plus un cil.
Ceux qui se dandinent d’un pied sur l’autre finissent toujours par mourir de faim... Trouve une position et garde-la.
Elle avait cru entendre Dar ! Son frère l’emmenait rarement chasser avec lui – à l’époque, elle en était encore à apprendre le tir à l’arc. La remontrance de Jeratt faisait étrangement écho aux frustrations de Dar devant l’impatience de sa petite sœur.
Le temps lui parut interminable. Elle écouta le vent dans les branches, les clapotements de l’eau, les animaux fouiner dans les fougères... Ses muscles se rebellaient contre cette immobilité forcée. Elle avait une crampe dans la jambe gauche...
Le regard tourné vers les arbres, elle crut voir quelque chose bouger, mais l’illusion s’évanouit dès que le vent retomba. Jeratt leva légèrement la tête puis reprit la pause, arc contre la hanche.
Kerian ne remua pas d’un cil.
Les nuages gris acier dissipés, elle plissa les yeux tandis que Jeratt semblait disparaître derrière un éclair. Puis l’épaisse couverture nuageuse se reforma, et Kerian se remit de son éblouissement.
Alors, elle sentit ce que Jeratt avait capté avant elle : la neige.
Un lourd silence tomba sur la forêt. Pas plus que Kerian, Jeratt n’en connaissait la cause.
Il reprit son arc.
Kerian sortit doucement une flèche du carquois attaché sur sa cuisse et l’encocha. Les muscles de son épaule et de son bras tremblant d’excitation, elle inspira profondément, histoire de se calmer.
Derrière elle, quelque chose de lourd piétinait le sous-bois. Kerian vit Jeratt s’apprêter à tirer. Elle se retourna et vit un animal arriver sur elle.
Un loup ! pensa-t-elle.
Elle leva son arc et aperçut...
... Un jeune garçon !
— Ulf !
— Jeratt, non !
Une flèche passa en sifflant près de la joue de Kerian, juste au moment où elle criait :
— Baisse-toi, petit !
Il obéit ou trébucha, elle n’en fut pas très sûre. Soulagée, elle vit la flèche se ficher dans le pin, derrière lui.
Jeratt jura. Babines retroussées sur ses crocs blancs, le loup passa près de Kerian.
Elle entendit siffler une seconde flèche.
— Petit !
— Couché, Ulf ! Couché !
Le loup obéit. En jurant, le gamin bondit sur ses pieds et se précipita vers Jeratt, qui prenait une autre flèche.
— Jeratt... ! Ce n’est qu’un gamin !
Du coin de l’œil, Kerian vit le garçon tirer un couteau de sa ceinture. Se retournant vivement, elle lui saisit le poignet et le tordit, puis écarta d’un coup de pied le couteau qu’il avait lâché.
Jeratt ramassa l’arme, le gamin feula un juron, et Kerian le tira brutalement par le poignet. Elle s’aperçut alors qu’il était moins jeune qu’elle ne l’avait cru – même s’il ne devait pas avoir plus de soixante ans, soit trois fois rien pour un elfe.
Efflanqué, il avait tout d’un freluquet.
— D’où viens-tu ? demanda Jeratt.
Le gamin lui décocha un regard noir. Dans le silence, le loup gémit, luttant pour se relever.
Alarmé, le gamin se tourna vers lui.
— Rien n’est encore décidé, fît Kerian en lui serrant le poignet. D’où viens-tu ?
— De l’ouest, dans la vallée, répondit le jeune elfe sans quitter Ulf des yeux.
— Bailnost ?
Morose, il hocha la tête.
— Comment t’appelles-tu ?
Au lieu de répondre, il regarda le loup – en réalité un brave chien de chasse, s’aperçut Kerian – se relever péniblement et marcher vers lui. La flèche lui avait entaillé l’épaule, mais la blessure n’était pas mortelle. Ulf poussa son museau sous les doigts tendus de son maître.
— Je suis Ander, le fils du meunier. (Il lorgna leurs vêtements rapiécés et mal assortis.) Laissez-moi partir ou j’avertirai tout le monde, mon père et les autres, que j’ai vu des hors-la-loi !
Jeratt éclata d’un rire dur et sans joie.
— Petit, tu ne vivras pas assez longtemps.
Ander pâlit.
— Arrêtez ! cria Kerian. Ander ne nous a rien fait alors que nous avons blessé son chien et failli le tuer ! Laisse-le partir.
Jeratt fronça les sourcils. Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, elle se tourna vers le jeune elfe.
— Va.
Ander l’étudia, puis marmonna des remerciements et fila.
— Imbécile sans cervelle ! grogna Jeratt.
Kerian secoua la tête.
— Pourquoi, parce qu’il... ?
— Pas lui. Toi ! Ce gamin sait que nous ne venons pas d’un village des environs. Il a compris que nous étions des hors-la-loi. Il peut t’identifier, et des hordes de chevaliers donneraient cher pour savoir où tu te caches. Au nom de quoi ne nous trahirait-il pas pour quelques pièces ?
Elle n’y avait pas réfléchi. La neige tourbillonnait sous un ciel noir.
La bouche sèche, Kerian demanda :
— Que faire, Jeratt ?
— Il faut le tuer. Le jeter du haut d’un rocher, pour que ça ait l’air d’un accident... Et achever le chien...
Kerian dévisagea son compagnon, n’en croyant pas ses oreilles.
— Quoi ? cracha-t-il. Tu es encore malade en repensant à ton dernier crime ?
— Je... C’est un gosse !
— Ce gosse pourrait causer notre mort à tous, s’il parle.
Le demi-elfe parut soudain infiniment vieux.
— Il ne nous retrouvera pas, Jeratt ! Et les chevaliers non plus. (Kerian regarda les arbres, sur les sentiers du flanc ouest de la colline.) Il nous a vus ici, mais nous aurions pu avoir parcouru des lieues avant de le croiser. Quand il parlera – s’il parle – , nous serons déjà loin.
Jeratt la toisa, puis lâcha qu’ils avaient raté un beau gibier.
— Je refuse de rentrer les mains vides, marmonna-t-il. Et de guider les villageois ou les chevaliers jusqu’aux nôtres.
Ils remontèrent le cours d’eau jusqu’à l’endroit où des pins et des rochers formaient une sorte d’abri naturel contre le vent. Là, le ruisseau devenait plus vif. Kerian sortit des filets de son sac et attrapa des truites.
Ils les nettoyèrent, les préparèrent, puis les mangèrent en silence. La jeune elfe prit le premier tour de garde. Il neigeait toujours...
Quand Jeratt la relaya, Kerian s’endormit comme une masse.
Quelques heures plus tard, elle se réveilla en sursaut. Elle avait rêvé de Jeratt et de son regard d’acier, quand il avait déclaré vouloir abattre le jeune elfe...
Kerian était seule. Le ciel s’éclaircissait déjà.
Elle ranima le feu, se demandant ce que Jeratt était parti faire en forêt. Le cœur battant, elle tendit l’oreille, espérant le repérer. Elle reconnut le cri d’une chouette, puis celui d’un lapin.
Jeratt avait abandonné son poste. Pourquoi ?
Partagée entre l’inquiétude et la colère, Kerian sentit le rouge lui monter aux joues au souvenir de son rêve et de la détermination du demi-elfe à tuer pour protéger ses arrières.
Couteau au poing, elle bondit.
Des bruits de pas retentirent dans son dos...
Elle fit volte-face et dégaina son couteau.
— Lève le camp, Kerianseray ! ordonna Jeratt.
La trouvant trop lente à réagir, il se campa entre les flammes et elle et couvrit le feu de terre.
— Que fais-tu ? Jeratt, tu n’as pas tué... ?
— Ce gamin ? (Le demi-elfe ramassa leurs sacs et tendit le sien à Kerian.) Nous aurions dû le tuer. Toute la vallée est à notre recherche ! Bientôt, il fera jour... et le village est déjà éclairé par des torches. Tu crois que les habitants pourraient vouloir t’attraper, histoire que les chevaliers leur fichent la paix ?
Kerian prit son sac, son arc, et répondit sur un ton plus posé qu’elle ne s’en serait crue capable :
— Il vaut mieux nous séparer... Tu iras dans une direction, et moi dans l’autre. Retourne à la cascade dès que le danger sera écarté. Pendant ce temps, je les entraînerai ailleurs.
— Où iras-tu ?
— Je l’ignore.
— Nous allons nous séparer – l’idée est bonne. Nous nous retrouverons à l’Obsession du Roi, à la lisière des Terres de Pierre. Tu sais où c’est ?
Kerian en avait entendu parler : une ligne brisée de collines, à l’est du canyon qui longeait la frontière du Qualinesti.
— Prends vers le sud-est. Je t’y retrouverai quand la lune sera noire.
Soit dans quatre jours.
— Et les autres ? Et la cascade ?
— Il fallait t’en inquiéter avant, grogna-t-il. Laisse-moi m’en charger. Va, et évite les routes.
Une précision inutile.
— Jeratt...
— Va ! Inutile de mourir à cause de ta stupidité, Kerianseray. Enfin, pas encore... Tu auras tout le temps pour ça, si tu t’en sors.
Kerian quitta Jeratt sans lui souhaiter bonne chance ni s’excuser. Peu importait ce qui arriverait, elle ne s’excuserait pas d’avoir épargné la vie d’un jeune elfe ! Sans un regard en arrière, elle s’éclipsa, essayant de se souvenir de l’emplacement des routes à éviter.
Le vent glacé la poussait à travers la forêt, lui mugissant aux oreilles. Le premier jour, Kerian jeûna, n’osant prendre le temps de chasser – et même si un lièvre lui avait sauté dans les bras, elle n’aurait pas pu allumer de feu. Elle ouvrit l’œil, cherchant quelque chose à se mettre sous la dent. Mais les écureuils et les fermiers avaient ramassé les noisettes. Elle trouva des pommes de pin, mangea des pignons et fourra le reste dans sa poche en rêvant d’une nourriture plus substantielle.
Le lendemain, quand elle se désaltéra, elle remarqua des empreintes dans la boue. La nuit, quelqu’un s’était agenouillé pour boire au ruisseau... Effrayée, elle eut beau tendre l’oreille, elle n’entendit que le vent. D’où elle se trouvait, son camp n’était pas visible, mais l’inconnu avait dû repérer sa trace.
Kerian inspira profondément. Si l’intrus lui avait voulu du mal, elle l’aurait déjà su. Il devait être dans les parages. Regrettant d’avoir laissé son arc et ses flèches près de son sac, elle tira son couteau. Sans bruit, elle se leva... et vit d’autres empreintes.
L’extérieur des talons était usé. Ander ! Kerian regarda autour d’elle, mais ne vit aucune empreinte de chien ni touffe de poils accrochée aux branches basses comme en laissaient les animaux à fourrure épaisse.
Intéressant...
Les traces ne partaient pas vers le nord ou le sud. Ander n’avait pas non plus traversé le ruisseau...
Kerian prit une décision. Elle s’était endormie le ventre creux, mais au matin, elle ramassa du bois et en alluma un. Puis elle sortit du fil, sélectionna une branche pour se fabriquer une canne à pêche et s’installa dans un coin ensoleillé.
Sur ses gardes, Kerian n’entendit rien d’inhabituel.
Elle attrapa trois grosses traites. Quand l’odeur du poisson grillé flotta dans l’air, sa patience fut récompensée... Ander sortit des bois et approcha au bord de l’eau. Le visage marbré d’hématomes, il avait la lèvre supérieure fendue.
— Tu as faim ? demanda-t-elle en désignant les traites qui cuisaient sur une pierre plate.
— Je pourrais être avec la moitié du village... Tu n’es pas inquiète ?
Amusée, elle lui fit signe de la rejoindre.
— Et tous ces gens attendraient en silence que j’attrape leur petit déjeuner ?
Ander rougit.
— Viens manger. (Elle l’étudia longuement.) Où est ton chien ?
Ander franchit le ruisseau d’un bond.
Il apportait du fromage et une miche de pain rassis.
— C’est tout ce qu’il me reste...
Il lui montra ses pièges emmêlés, avouant tristement qu’il n’avait rien attrapé. Les lapins semblaient l’entendre arriver à des lieues à la ronde.
— Tu es le fils d’un meunier, souligna Kerian.
— En fait, son beau-fils.
Veuve, sa mère s’était remariée rapidement après la mort de son père. Ander hésita, mâchant une bouchée de pain.
— Après le meurtre de mon père..., lâcha-t-il, le visage fermé.
— Qui l’a tué ? demanda Kerian.
Des hors-la-loi ? Avait-elle invité un être assoiffé de vengeance à partager son feu ?
Elle savait combien de temps il lui faudrait pour dégainer son couteau.
— Un chevalier...
Kerian ne se détendit pas pour autant.
— Je suis navrée.
— Je les hais ! grogna Ander. (Il mordit son pain, puis releva les yeux.) Je sais qui tu es. Ils veulent te mettre à mort.
Kerian ne répondit pas.
— Tu aurais tué un chevalier à Sliathnost... C’est vrai ?
— Oui. Il l’avait mérité.
— Alors, tu es une hors-la-loi ?
— Je l’ignore. (Kerian tisonna le feu.) Mais je suis une fugitive, non ? Béryl m’a déclarée hors-la-loi.
— Le roi aussi.
Kerian en fut attristée.
— Je suppose...
— Il permet tous les excès aux chevaliers.
— Je ne sais pas grand-chose des rois...
— Et l’autre ? Le demi-elfe ?
— Tu veux parler de Jeratt ?
— Celui qui voulait me tuer.
— Tu l’as entendu ?
— Je ne suis pas sourd. Où est-il ? T’a-t-il abandonnée parce que tu t’y es opposée ?
— Non, fit Kerian, amusée. Nous avons jugé plus sage de nous séparer.
Dans le silence qui suivit, les bruits de la forêt semblèrent tonitruants. Ils entendirent un corbeau croasser, puis un cerf bramer. Kerian se leva, aussitôt imitée par Ander. Ils nettoyèrent le camp, enterrèrent les restes des poissons, puis éteignirent le feu.
Cela fait, le jeune elfe demanda si sa compagne voulait toujours savoir où était son chien.
— Oui, répondit-elle en s’adossant à un rocher.
— Il est mort. (Il baissa les yeux, puis les releva brièvement.) Ils voulaient que je leur avoue où tu étais... pour te livrer aux chevaliers. Mais j’ai refusé de répondre. Tu aurais pu me tuer. Jeratt le voulait, mais tu l’en as empêché. Je ne pouvais pas te trahir, alors ils... (Il toucha sa lèvre tuméfiée.) Ils ont tenté de me faire parler, et Ulf...
La pauvre bête avait sans doute voulu défendre son maître.
— Sais-tu où aller, Ander ?
Il secoua la tête.
— Je suis venu te prévenir... Non.
— Moi, oui. Si tu veux, suis-moi.