XII

— Pouvons-nous rentrer ? demanda Kerian à Jeratt, assis au coin du feu.

Abrités par les collines, ils entendaient le vent gémir autour de lui. D’après les légendes, des rois disparus hantaient ces lieux : des elfes, des nains, voire des gobelins – pour autant qu’ils aient eu des monarques.

La nuit, ces histoires semblaient justifiées, mais chaque peuple savait exactement où ses rois étaient enterrés et quels lieux ils hantaient.

Derrière Jeratt et Kerian, Ander dormait – ou faisait semblant. La jeune elfe regarda sa forme immobile, sous la couverture.

Jeratt ne s’intéressait jamais au jeune elfe, et il ne lui adressait la parole qu’en cas de nécessité.

— Ah, Kerian, répondit-il, serais-tu de ces êtres qu’on jette régulièrement dehors ? (Il tisonna le feu avec la branche qui leur avait servi de broche.) Pour l’instant, le camp de la cascade n’existe plus. Mes compagnons ont entendu parler des chevaliers et des villageois lancés à tes trousses et ils ont préféré se disperser.

— À qui as-tu parlé, alors ?

Il sourit.

— À l’Ancienne. Elle a choisi de rester. Je l’ai trouvée assise près du feu. Mais je crois que personne ne pourra l’approcher, à moins qu’elle ne le veuille...

— Pourquoi les autres sont-ils partis ?

— Ils ne voulaient pas être enfermés, même par la magie de l’Ancienne. Elle les a laissés partir. Ils reviendront, quand ils le jugeront bon...

Décidément, les hors-la-loi ne luttaient pas pour leur territoire. Dès qu’une chose les effrayait, ils disparaissaient jusqu’à ce qu’ils pensent pouvoir revenir en toute sécurité. Telles des ombres, ils vivaient en marge du royaume.

— Ils ne t’en veulent pas, Kerianseray. Si tu es repérée, il faudra fuir. Reviens dès que tu le pourras.

— Et toi ? Tu ne sembles pas partager ce sentiment.

— Moi ? (Jeratt haussa les épaules.) Je suis là, non ? Comme promis.

Le ciel s’assombrissait.

— Nous devrons éviter les autres pendant un certain temps. D’après l’Ancienne, la chasse est ouverte au-delà de Sliathnost. Les chevaliers savent que tu n’es pas loin. Et si ce gamin ne les a pas mis sur ta trace, un de ses amis a dû le faire. Ils ont envahi les collines.

Il désigna le nord.

— Aurais-tu vu des cartes du royaume pendant que tu bavardais avec... ton roi ?

— Quelques-unes. Veux-tu que je t’en raconte une, ou que je te la dessine ?

— Inutile de me la raconter. Vos trucs d’elfes sauvages sont charmants, mais je n’y comprends rien. Dessine-la-moi. –

Kerian prit la broche et traça dans la poussière les cours d’eau de la Cascade de l’Éclair. Certains partaient vers le sud, d’autres vers l’est, pour alimenter de petits lacs du côté des contreforts des monts Kharolis.

— Ici, dit-elle en dessinant un ovale irrégulier à l’ouest de Qualinost. Ce lac est alimenté par des ruisseaux venus du plus profond de la forêt, là où se dressent les montagnes. Au-delà, il y a encore des bois, plus touffus qu’à l’est, et ensuite, la mer. Tu y es déjà allé ?

Jeratt secoua la tête. Ander se réveillait, il inspira profondément et s’étira.

— Moi, oui, dit-il.

— Quand ? demanda Kerian, ignorant le froncement de sourcils du demi-elfe.

— Il y a quelques années... (Ander s’assit.) Mon père était originaire de Lindalenost, une petite ville située près du lac du Tilleul, ainsi nommé parce qu’il est entouré de tilleuls. Leurs troncs sont si gris qu’on les dirait faits de brume. Quand il a été assassiné... nous y avons emporté son corps, pour que sa famille l’enterre parmi les siens.

Kerian fronça les sourcils.

— Les chevaliers se seraient déployés au sud, avec des draconiens.

Ander hocha la tête.

— Il paraît qu’ils tiennent les routes, ajouta Jeratt, soupçonneux. Que sais-tu, petit ?

— Uniquement ce que j’ai dit. Un voyageur me l’a appris.

— Y trouverions-nous refuge ? demanda Kerian.

Ander secoua de nouveau la tête.

— Le village borde la route de Qualinost. Les chevaliers et les draconiens nous repéreraient vite. Mais il y a beaucoup de hameaux isolés, quelques maisons rassemblées autour d’une taverne ou d’un gué. Et les chevaliers ne s’aventurent pas si loin dans la forêt...

Jeratt se leva.

— À cause de l’étrange perte des sens... (Il effaça la carte.) Ça ne devrait pas être un problème... À moins que ta famille t’ait dit le contraire ?

Ander regarda Kerian, puis Jeratt.

— Je n’ai revu personne depuis l’enterrement de mon père.

Jeratt étudia le ciel. Kerian vit les étoiles disparaître dans la grisaille de l’aube.

— Bien, allons-y.


Les trois compagnons s’enfoncèrent dans des territoires qu’aucun d’eux ne connaissait. Kerian éprouvait une certaine excitation chaque fois qu’elle offrait son visage à la caresse du vent qui soufflait de la rivière de l’Elfe. De la frontière du Qualinesti à la forêt des Ombres, en Abanasinie, elle portait le nom de Blanche Furie.

Au fil des jours d’hiver, gris de menace ou blancs de neige, Ander marchait à leurs côtés. Jamais il n’avait été si loin de chez lui au nord, à la limite du royaume elfique et des terres des humains. Ce voyage le remplissait d’émerveillement. Ravi, il s’épanouissait.

— Je crois qu’il n’avait pas une vie très heureuse, dit Kerian à Jeratt, une nuit.

Le demi-elfe ne répondit pas. Kerian lui avait confié le sort du petit villageois, et il s’y était résigné. Mais il refusait de lui faire confiance, et le gamin le lui rendait bien. Jeratt avait été très clair : il en voulait à Kerian d’avoir amené Ander à leur rendez-vous. Il détestait qu’on lui force la main.

— Tu penses à toutes ces vieilles histoires d’horreur sur les beaux-pères ? Ne sois pas idiote, Kerianseray !

Elle se demanda ce qu’elle avait dit ou fait, cette fois, pour mériter d’être traitée d’idiote. Le dédain que Jeratt lui témoignait devenait lassant.

— Tu ne crois pas que le gamin est un peu amoureux ? ajouta-t-il.

Vraiment surprise, Kerian éclata de rire.

— Non. Il vivait au milieu de gens capables de le battre et de tuer son chien... (Plus bas, elle ajouta :) À ses yeux, tu ne dois pas avoir l’air accueillant.


Ils chassaient pour se nourrir. Au moins, Ander savait conserver les viandes et les poissons. Il les fumait, les rendant durablement consommables.

Tels des loups, ils restaient au même endroit tant que la chasse était bonne, puis repartaient dès que le gibier commençait à manquer ou que des elfes ou des chevaliers approchaient – un événement rare.

Se cantonnant au plus profond des bois, de tout l’hiver, ils virent seulement quelques chasseurs isolés.

Une fois, ils aperçurent deux chevaliers en armure noire, près d’un gué. Kerian voulut se cacher pour espionner leur conversation. Jeratt lui plaqua une main sur la bouche et jeta un regard noir à Ander, lui ordonnant de le suivre.

Plus tard, ses yeux lançant des éclairs, il prit le visage de la jeune fille en coupe entre ses mains.

— Au nom de tous les dieux disparus, que t’importe ce que raconte la vermine de Thagol ? Si tu veux garder cette jolie tête sur tes épaules, Kerianseray, reste le plus loin d’eux possible.

Les yeux ronds comme des soucoupes, Ander les regarda se disputer. Cette nuit-là, croyant Kerian endormie, il s’enhardit et demanda à Jeratt :

— Qui est-elle ? Ton amante ? Le demi-elfe s’esclaffa.

— Non. Elle est très chère à une vieille connaissance...

Allongée dans le noir, Kerian réfléchit. Au début, elle crut qu’il faisait allusion au roi, puis elle comprit qu’elle s’égarait. Son frère, alors ? Non, ils ne parlaient jamais d’Iydahar.

La dernière interlocutrice de Jeratt était l’Ancienne...

Elle avait dû le charger de veiller sur Kerian.


Même si l’hiver n’était pas très rude, les voyageurs mobilisaient leur énergie pour trouver de la nourriture. Kerian n’avait plus besoin que Jeratt lui précise quels animaux venaient boire au ruisseau qui coulait près de leur abri... Maintenant, elle enseignait à Ander la différence entre des empreintes de lièvre et de lapin, de loup et de chien.

— Les chiens retournés à l’état sauvage sont plus dangereux que les loups, expliqua Kerian. Domestiqués, ils le sont aussi, à cause de leurs maîtres.

— Et comment repère-t-on les draconiens ?

Ander approcha du feu.

Kerian gardant le silence, il se tourna vers Jeratt.

— Il est peu probable que nous en voyions dans la forêt. Comme nous, ils sont toujours en mouvement. Mais... (il sourit)... nous les sentirons avant qu’ils ne captent notre odeur.

À la fin de l’hiver, les trois compagnons longèrent la rive ouest du fleuve en évitant les routes. Peu à peu, ils approchaient de la célèbre forêt de Wayreth. Là, ils virent de nombreux signes des occupants... Kerian s’en étonna. Pourquoi y avait-il tant de chevaliers ? Pourquoi élargissaient-ils les routes principales ?

— Toujours pour la même raison, répondit Jeratt.

Les trois elfes s’étaient installés sur une avancée rocheuse, à l’aplomb d’une route bordée d’arbres coupés et de branchages. Plus loin s’étendait une ville de taille respectable. Au nord, la fumée des cheminées montait à l’assaut du ciel.

— Les routes sont élargies pour faciliter le passage des caravanes. Les chevaliers protègent les travaux. Regardez là-bas... La grande forge... On voit à travers les arbres les reflets argentés d’un plan d’eau. Sans doute un armurier... La femelle dragon aime ça tout autant que l’or et les joyaux.

Quelque part, une taverne logeait, nourrissait et blanchissait les chevaliers du seigneur Thagol. Une serveuse esquivait les mains baladeuses, et un garçon à tout faire se dépêchait pour éviter les coups...

Ce fléau se répandait partout au Qualinesti.


L’Elfe coulait des marches orientales des monts Kharolis jusqu’à la frontière nord, où un de ses bras, l’Eau Noire, venait de la forêt Sombre. Un autre – la Blanche Furie – , séparait un pays libre d’un royaume assujetti.

Kerian voulait aller respirer de l’air « libre ». Jeratt n’y voyait pas d’objection, et le loyal Ander l’aurait suivie n’importe où. Mais ils devaient rester au plus profond des bois, autant pour chasser que pour éviter les patrouilles.

— Ce n’est pas comme dans ma forêt..., bougonna Jeratt.

Kerian se demanda s’il était prêt à retourner parmi ses amis. Pour sa part, découvrir de nouveaux sentiers et de nouveaux paysages l’enchantait. Elle se demandait pourquoi son frère méprisait les Qualinestis. Les fermiers des vallées encaissées n’avaient jamais été à Qualinost pour un festival. Ils vivaient au rythme du soleil et des saisons, heureux de cultiver des terres fertiles.

Les trois elfes firent la connaissance d’un couple d’agriculteurs au bord d’un ruisseau, et ils furent invités à partager son repas.

Le mari, Felan, remarqua les tatouages de Kerian et les vêtements grossiers des voyageurs.

— Les chevaliers sont partout, mais nous savons les repérer. (Il poussa des petits pains vers Ander pendant que sa femme remplissait leurs chopes.) Les envahisseurs ne nous feront jamais oublier les règles élémentaires de l’hospitalité !

— Vous font-ils des ennuis ? demanda Kerian.

Elle prit un petit pain, le coupa en deux, le beurra et le nappa de miel.

L’elfe haussa les épaules.

— Ces brutes ne nous importunent pas trop... À leurs yeux, nous n’en valons pas la peine.

Kerian leva un sourcil sceptique, car la ferme semblait prospère. Felan lui fit signe de le suivre. Intriguée, elle obéit. Il ouvrit la porte et sortit dans la cour.

— Regarde, dit-il en montrant les collines aux pentes escarpées. Accéder à cette vallée très étroite n’est pas facile. Et en repartir encore moins.

Le ciel s’assombrissait. Dans les champs et les bois, les créatures nocturnes s’affairaient. Kerian entendit une chouette et le chant argenté d’un ruisseau, en bordure du champ de maïs.

— Resterez-vous, cette nuit ? demanda Felan.

Ces fermiers étaient de braves gens. Ils veillèrent très tard, à écouter les récits de leurs hôtes. Puis on passa aux dernières rumeurs circulant sur les chevaliers, qui s’étaient installés dans les villes. Un peu plus à l’est, personne ne pouvait plus emprunter les routes sans les supplier d’abord.

Selon Felan, les restrictions étaient devenues plus sévères, dans la capitale. Repensant à Gil et à Laurana, Kerian se demanda si ça n’avait pas sonné le glas du traité qu’ils désiraient tant conclure entre les elfes, les humains et les nains.

Remontant vers le nord, par les contreforts et les vallées, Kerian et ses compagnons découvrirent que les fermiers comme Felan et son épouse étaient ravis d’accueillir des voyageurs – surtout des chasseurs qui apportaient des cailles ou du poisson.

Tous partageaient généreusement la nourriture, la chaleur de l’âtre et les nouvelles.

Kerian constata que les contreforts du nord étaient moins verdoyants que ceux du sud, avec un sol rocheux impropre aux cultures. Les hors-la-loi de cette région-là, nettement moins hospitaliers que ceux de Qualinost, vivaient sans foi ni loi depuis des générations.

— Fuyez-les, leur dit Bayel, le fils d’un fermier. Ils s’intéressent uniquement à ce qu’ils peuvent vous prendre.

— Harcèlent-ils les chevaliers ?

— Ils se cantonnent à l’ouest des montagnes et viennent rarement dans nos bois. Les chevaliers installés dans les villes, à l’est de l’éperon, ne vont pas si loin. Pour le moment.

Bayel savait écouter et il était doué, côté déductions. Kerian lui demanda s’il avait entendu parler du seigneur Thagol.

— Je ne l’ai jamais vu, mais d’après un de mes amis, il ressemble à un spectre, avec une peau blafarde et des yeux noirs. Et il semble entouré de fantômes. Autour de lui, l’air est glacial.

— Oui, c’est bien lui..., confirma Jeratt. Son visage a l’air d’une cicatrice géante, et il paraît toujours prêt à tuer. Je l’ai vu plus d’une fois, avec ses hommes. Ces Chevaliers du Crâne sont les pires de tous ! Ils peuvent s’immiscer dans l’esprit d’un ennemi et lui flanquer des cauchemars.

« Thagol a ordonné à ses sbires de massacrer les elfes, à l’est, et il a planté leurs têtes au bout de piques, dans la capitale. Kerian les a vues.

— Les draconiens leur prêtent main-forte. (Bayel inspira profondément.) L’un d’eux a tué mon cousin... Sous prétexte qu’il voyageait sans permis. Il avait une ferme, près de Lindalenost. Il avait pris la route pour rendre visite à un parent... Qui aurait cru qu’il fallait un permis pour ça ? C’est tellement injuste !

Le silence tomba. Le fermier tisonna le feu, puis se pencha vers Kerian.

— Reste, dit-il d’un ton pressant. (Il regarda Jeratt et Ander.) Vous aussi êtes les bienvenus.

Ander s’agita et Jeratt lui flanqua un coup de coude.

— Impossible, répondit Kerian. Nous ne devons pas nous attarder longtemps au même endroit.

Les yeux du jeune elfe brillèrent d’intérêt.

— J’aimerais pouvoir faire pareil... (Il regarda autour de lui, s’assurant que personne ne l’épiait.) Et rendre la monnaie de leur pièce à ces maudits chevaliers ! Ou aux draconiens.

— D’autres que toi partagent-ils ce sentiment ? demanda Kerian.

— Oh, oui ! On parle beaucoup dans les cuisines des fermes, mais on agit peu.

Les compagnons repartirent au petit matin. Ils continuèrent vers le nord, évitant les endroits fréquentés par les bandits et les chevaliers. Cette nuit-là, pour la première fois depuis des semaines, ils campèrent à la belle étoile. Kerian montant la garde, Jeratt envoya Ander dormir. Il prendrait le dernier tour de veille.

La lune se leva, couronnant la cime des arbres.

— À quoi penses-tu, Kerian ?

— Il y a de braves gens, ici, dans les vallées... J’ai passé presque toute ma vie dans la cité, au service d’un sénateur et aux côtés d’un roi. Jeratt, le souverain observe les chevaliers, la manière dont ils traitent son royaume. (Elle secoua la tête.) S’il voyait ce que j’ai vu, s’il entendait ce que j’ai entendu...

— Que ferait-il ?

Le mépris et la colère de Jeratt irritèrent Kerian.

— Tout, s’il le pouvait. Mais c’est un roi sans cour, face à un Sénat qui a tous les pouvoirs...

— ... Et qui les a offerts sur un plateau à Thagol.

— Gilthas est réduit à l’impuissance. Aussi longtemps qu’il n’aura pas d’armée, il restera pieds et poings liés. Mais s’il en avait une... (Elle se pencha.) S’il en avait une que nul ne saurait être sienne, des guerriers de l’ombre, sans base fixe...

— Une armée de fantômes, qui frapperait vite et fort et disparaîtrait dans la nuit.

— Exactement !

— Avec le prince Porthios, nous avions cette force de frappe. Je suis venu avec lui du Silvanesti et je me suis découvert un don pour le combat en forêt. (Il eut un sourire triste.) Avec les Kagonestis et sans les dragons, nous aurions gagné... Alors, il serait resté un seul royaume.

Kerian écouta le vent se lever, charriant une odeur de pluie. Les chevaliers arrivaient dans les vallées...

— Commençons ici.

Jeratt éclata de rire, réveillant Ander en sursaut.

— Sauras-tu que faire des agriculteurs, une fois que tu les auras attirés hors de leurs vallées, des bois et des collines ?

— Moi, non... Mais je suis sûre que tu le sais, pas vrai, Jeratt ?

Загрузка...