Cet hiver-là, à l’est du royaume, il y eut de joyeuses retrouvailles quand Jeratt et Kerian retournèrent au camp de la Cascade de l’Éclair.
— Ou Tonnerre, comme l’appellent les nains..., rappela Ander à Bayel.
Le jeune elfe s’était intégré aux hors-la-loi.
Fort de sa réputation, Jeratt fut chaleureusement accueilli par les exilés.
Kerian leur revenait aussi, mais bien changée... La servante trop éloignée de son héritage avait été l’élève méritante de Jeratt dans l’art délicat de la survie.
— Aujourd’hui, on ne la reconnaît presque plus ! s’exclama Bruyère, une elfe aux cheveux roux qui partageait sa couche avec un guerrier blond. Regarde-la... Bon sang, quelle démarche !
Kerian avait cru qu’il y aurait des tensions car Jeratt, jadis le chef, cédait de plus en plus d’autorité à sa protégée. Mais comme il s’en fichait, personne n’y trouvait à redire.
— Elle est ce qu’elle est, dit Jeratt à ses amis, une nuit. Je suis ce que je suis. Ensemble, nous formons une bonne équipe contre l’orage qui se prépare.
L’Ancienne ne fit pas de commentaires, mais Jeratt, qui la connaissait depuis longtemps, comprit en restant à l’écoute de la forêt, de l’air et de la pierre, qu’elle était contente.
Alors, une étrange conversation s’engagea.
Sans en être sûre, Kerian voyait en l’Ancienne une chamane versée dans la magie de la terre, un Art oublié depuis des lustres par les Qualinestis et leurs aristocratiques cousins, les Silvanestis... Dans un monde déserté par la magie, où même les talismans légendaires perdaient de leur efficacité, l’Ancienne se servait des murmures de la terre.
Communiquer avec la chamane n’était jamais facile. Parfois, Kerian avait l’impression de plonger dans un maelström, tant son interlocutrice respirait la magie par tous les pores de sa peau... Et ce dans un monde que l’Art fuyait à la vitesse du vent ! Pourtant, aussi déstabilisantes et terrifiantes que fussent ces conversations, Kerian ne s’éloignait jamais de l’Ancienne sans l’impression tenace qu’elle aurait pu lever à sa guise une armée capable de tenir tête aux envahisseurs...
Une troupe susceptible de délivrer un roi prisonnier.
La ronde hivernale des chasseurs et des trappeurs recommença.
Kerian interdit les raids.
— Laissons nos ennemis tranquilles, pour l’instant, dit-elle. Ils ne perdent rien pour attendre !
De temps à autre, elle envoyait Bayel aux nouvelles, car les villageois et les chevaliers de la région ne le connaissaient pas. Il fréquentait les tavernes et les forges, où les langues se déliaient, et il rendait visite aux fermiers... Ainsi, il apprit que Chance le Bourreau n’avait pas oublié Kerianseray. L’homme traquait toujours les Kagonestis, qui se faisaient rares dans cette partie du royaume.
Bruyère annonça à Kerian qu’une seule tribu subsistait au cœur de la forêt : les Balbuzards Blancs de son frère Dar.
Elle apprit aussi que Gilthas allait bien. Dès qu’elle entendit son nom, elle se languit de ses étreintes. Mais elle se résigna à sublimer son désir, s’abandonnant à des rêves sensuels...
La reine-mère était en bonne santé. Bizarrement, peu de choses avaient changé sur le plan politique. Les nobles considéraient comme un gain chaque jour qui passait sans qu’ils subissent de pertes majeures. Pour le moment, ce petit jeu ne coûtait pas trop cher, car Thagol, ses chevaliers et ses draconiens étaient à l’est du royaume depuis des mois, et la neige les empêchait de regagner la capitale.
Toute la saison qui suivit son humiliation, le Chevalier du Crâne se fit rare.
Kerian lâcha les lièvres, posa son arc et s’accroupit près d’un cadavre, un humain en armure noire qui avait la gorge percée de six flèches empennées de blanc.
— Des Kagonestis ont eu le chevalier, dit Jeratt. Ils n’ont pas tué les autres...
Trois elfes avaient été massacrés à coups d’épée. Des chasseurs... L’un d’eux avait péri exsangue, l’artère de la jambe gauche sectionnée. L’épais filet de sang noirci évoquait un fil tiré pour détricoter sa vie... Le deuxième avait eu la gorge tranchée.
Le crâne fracassé, le troisième avait été piétiné à mort.
Quant au chevalier qui les avait tués... Kerian eut un sourire carnassier.
L’homme avait payé de sa vie.
— Tu as un drôle d’air, Kerianseray...
Elle montra le sang gelé.
— Les chevaliers tuent des elfes dans les collines, Jeratt, des Kagonestis et des Qualinestis. Devrais-je m’en réjouir ?
Hantée par leurs conversations passées, Kerian dévisagea son compagnon. Les tributs exigés par Béryl saignaient à blanc un royaume jadis riche et prospère. Accablés par les rigueurs de l’hiver, les rebelles tentaient de se réchauffer en partageant leurs espoirs, et ils se remémoraient les rois d’antan, jusqu’à Silvanos qui avaient rassemblé les elfes au Silvanesti...
De tels récits enflammaient les cœurs et les imaginations. Mais les exilés accepteraient-ils de combattre les chevaliers quand Kerian en donnerait l’ordre ? Lèveraient-ils leurs épées au nom d’un roi qu’ils avaient toutes les raisons de mépriser ?
Tu peux compter sur eux, répétait Jeratt chaque fois qu’elle lui faisait part de ses doutes.
Kerian ramassa ses lièvres.
— Viens. Tu veux les donner à la veuve ou tu préfères que j’y aille seule ?
Ils descendirent au pied de la colline. L’air frais leur rougissant les joues, les deux amis marchaient vite. Une pierre ici, un tronc d’arbre cagneux là... Ils n’avaient pas besoin d’autres repères. Ils contournèrent un rocher et continuèrent vers l’ouest, passant sous les branches chargées de neige des pins, si basses qu’elles formaient un tunnel. Puis ils marquèrent une pause et observèrent la vallée qui s’étendait devant eux, avec sa chaumière caractéristique en pierre... Elle avait appartenu à un fermier prospère et à sa famille. Mais son fils et lui étaient morts, victimes d’un accident de chasse.
Felyce, la veuve, refusait de quitter son domaine.
De la fumée montait de la cheminée. Des poules picoraient le sol boueux de la cour, cherchant les grains de maïs qui leur avaient échappé. Rien ne bougeait autour de l’étable et de la grange, construites au nord de la propriété.
Alertée par un silence anormal, Kerian tendit l’oreille. Les vaches devaient être rentrées dans l’étable. En cette saison, la nuit tombant toujours très vite, Felyce n’aimait pas courir après ses laitières...
Jeratt se rapprocha de sa compagne, son souffle lui chatouillant la joue.
— C’est trop calme...
Subrepticement, Kerian saisit son arc.
Des effluves de sève, de musc... Un daim... Elle crut même percevoir une odeur d’équidé. Mais le vent retomba.
Un vol de corbeaux assombrit le ciel.
Une lampe s’alluma à la fenêtre, près de la porte.
— Bien, soupira Jeratt.
Il dévala la colline à grandes enjambées. Son ascendance humaine le faisait paraître légèrement plus vieux qu’un elfe de pure souche au même âge. Mais la lumière rasante de fin du jour et l’impatience le rajeunissaient singulièrement...
Kerian le suivit, ouvrant l’œil. Elle huma l’air et capta de nouveau une odeur caractéristique de daim. Aucun relent habituel d’étable, en revanche... Elle ne sentit pas non plus de fumet alléchant de soupe, de ragoût ou de rôti. Pourtant, à une heure si tardive, une fermière était toujours à ses fourneaux.
La jeune elfe s’arrêta et tendit l’oreille. Le ciel était dégagé. Pourquoi les vaches se taisaient-elles ?
— Jeratt..., appela-t-elle tout bas.
Le demi-elfe se retourna et la vit écarquiller les yeux... Felyce était sortie sur le seuil de sa demeure. Même à cette distance, sa pâleur anormale et la manière dont elle se tordait nerveusement les mains se remarquaient forcément.
Kerian rattrapa Jeratt et le retint.
— Attends..., murmura-t-elle.
Sous ses doigts, elle le sentit trembler.
S’armant de naturel, Kerian lança :
— Bonsoir, Felyce ! On passe à l’improviste, alors j’espère que ça ne te dérange pas... Nous t’apportons des lapins.
— En effet, je ne vous attendais pas, maîtresse Gellis..., répondit Felyce, entrant dans le jeu. Je vous croyais en visite dans votre famille...
— L’hiver nous a pris de court, lança Kerian. Je suis coincée par ici, que ça me plaise ou non. Au printemps... (elle flanqua un coup de coude à Jeratt) ... mon père et moi irons à Lauranost.
Outré, Jeratt écarquilla les yeux... Mais il se tut. Il tendit les lièvres à Felyce, qui approcha.
— Partez, murmura-t-elle, très pâle, la peur brillant dans ses yeux. Il y a un chevalier dans la maison. Et d’autres vont arriver.
Une ombre noire se découpa derrière la fenêtre.
— Tu vas bien, Felyce ? demanda Jeratt.
— Oui. (Elle écarta une mèche de sa joue.) L’homme ne m’a pas fait de mal. Il attend ses camarades.
— Pourquoi sont-ils ici ?
Felyce secoua la tête.
— Je l’ignore. Il est du genre taciturne. Je crois que ce sont des éclaireurs, Kerian. Ils traquent les Kagonestis, mais ils n’ont pas oublié ce qui les a attirés ici, l’an dernier.
Kerian flanqua une claque sur l’épaule de Jeratt.
— Allons-y.
L’elfe sembla hésiter.
— Pars, insista Felyce, du rose colorant ses joues pâles. Merci pour le gibier. Maintenant, partez !
Ils obéirent avant que l’hôte indésirable de Felyce ne revienne à la fenêtre. Mais ils ne s’éloignèrent pas et contournèrent la vallée en quête d’un bon poste d’observation. Puis ils s’installèrent sur un éperon rocheux qui dominait la région.
La nuit tomba. Trois chevaliers visiblement éreintés arrivèrent par la piste que les deux elfes venaient d’emprunter. L’un d’eux désigna la lumière et éperonna son cheval. Les autres l’imitèrent.
Pensive, Kerian les observa. Quand ils eurent atteint la porte, elle se pencha vers Jeratt.
— Ils passeront la nuit là. Je doute qu’ils s’en prennent à Felyce.
Jeratt leva son arc.
— Non ! dit Kerian. Si nous intervenons, ces hommes la tueront. Tu peux y compter. Retourne au camp.
En cette saison, le fief rebelle abritait tout juste dix-huit guerriers.
— Ramène dix des nôtres. En ton absence, il n’arrivera rien de mal à Felyce. Ensuite, ces salauds seront faits comme des rats !
Jeratt sourit. Et s’éclipsa sans un mot.
Il ne fut pas long à revenir.
Kerian suivit du regard une chouette qui, les ailes déployées, planait en silence. Du haut de son perchoir, indétectable, elle écoutait le vent murmurer dans les arbres. Tels de gros yeux orange, les fenêtres de la ferme brillaient dans la nuit. Parfois, un chevalier passait devant l’une d’elles, à l’étage ou au rez-de-chaussée.
— Ils sont en terrain conquis, ma parole ! fulmina Jeratt. Ils se croient chez eux, ces chiens !
— Ils ne lui feront pas de mal tant qu’ils auront besoin d’elle pour cuisiner et les servir, rappela Kerian, méprisante.
Ils avaient vu Felyce sortir trois fois pour aller puiser de l’eau au ruisseau, derrière la ferme. Grâce à la lumière de la cheminée, ils l’avaient regardée mettre la table et servir des portions généreuses aux intrus.
— Mes lièvres..., marmonna Jeratt, amer.
— Ne t’inquiète pas, souffla Kerian.
Les dix hors-la-loi s’étaient cachés autour de la propriété, prêts à entrer en action. Kerian leur avait rapidement exposé son plan, qui tenait en trois mots : massacrer les chevaliers.
Aucun d’eux ne devrait en réchapper.
— Ils partiront à l’aube, dit Jeratt, et prendront sûrement la route du sud pour rallier celle de Qualinost et la taverne du Bourreau.
— D’après Bayel, il logerait au Pré Vert.
La lune solitaire se coucha et la nuit céda la place à la grisaille de l’aurore. Le premier, le demi-elfe vit des silhouettes sombres se découper dans l’embrasure de la fenêtre, près de la porte.
Les chevaux s’ébrouèrent.
— Prêt ? souffla-t-il.
Kerian toucha sa chaîne en or et l’anneau – de nouveau entier – que Gilthas lui avait donné.
— Pratiquement..., murmura-t-elle à l’oreille de Jeratt. Surveillons les routes du nord et du sud. Un seul signal : le mouvement des chevaliers. Tu sais ce que tu as à faire.
Ils se séparèrent. Kerian avait six elfes sous son commandement.
— Les humains quittent la ferme ! annonça Ander.
Dans la cour, Kerian vit quatre chevaliers, aux contours vaguement rougeâtres. Ses yeux d’elfe distinguaient leur corps de chair et d’os, mais aussi la chaleur de leur sang, le halo scintillant que dégageaient leurs forces vitales...
Tels des fantômes écarlates, ils entouraient Felyce.
— Elle est saine et sauve, soupira Ander.
Kerian le fit taire. Par-dessus les premiers gazouillis des oiseaux, les murmures du ruisseau et les soupirs du vent, elle entendit des éclats de voix humaines. Un chevalier lança à la fermière une pièce qui accrocha le premier rayon de soleil en roulant à ses pieds.
Puis les hommes enfourchèrent leurs chevaux, les talonnèrent et partirent au galop vers le sud. Ils retournaient donc au Pré Vert faire leur rapport au Bourreau...
— Attends, Ander, dit Kerian. Nous les suivrons bientôt.
Dans la forêt, Jeratt et ses six guerriers, défenseurs d’une cause presque oubliée, se fondirent dans l’obscurité des bois et gagnèrent par des chemins détournés la route de Qualinost.
Souriant, Kerian souffla :
— Maintenant, Ander !
Quatre chevaliers caracolaient dans la forêt. L’un se déclara content de voir le soleil rosir le ciel et disperser les ombres. Un autre regarda le jour parer d’argent le ruisseau qu’ils suivaient. Garants des lois de Béryl, et bras armés d’un Chevalier du Crâne, ils plastronnaient tels de véritables seigneurs des bois. Et ils venaient de passer la nuit à vider la cave de la veuve...
Dans les pins, un geai lança un long trille. Un autre lui répondit.
Deux chevaliers se retournèrent et ne repérèrent rien, à part la brume matinale qui montait des bas-côtés. Leurs compagnons s’attendirent à voir la forêt miroiter... Mais tout semblait paisible et normal.
Un cheval renâcla. Son maître referma les doigts sur le pommeau de son épée. La tension monta.
Les hommes comprirent que quelque chose clochait terriblement.
Pourquoi entendaient-ils uniquement des geais chanter, et aucun autre oiseau ?
La première flèche siffla aux oreilles du chevalier qu’elle dépassa et frappa son compagnon, lui crevant l’œil.
Kerian courut devant ses elfes.
— Les chevaux ! cria-t-elle. Commencez par abattre ces maudits chevaux !
Bruyère aux cheveux de feu bondit pour s’emparer de l’épée d’un chevalier mort et éventra le destrier d’un autre, qui s’apprêtait à la piétiner. Faisant volte-face, l’elfe ouvrit la cuisse de l’homme.
Le sang gicla.
Deux chevaux de plus s’écroulèrent avec des hennissements de détresse. L’odeur âcre du sang versé plana. Coincé sous sa monture, un chevalier gémit, à l’article de la mort.
Kerian cria en elfique, une langue que les humains ne comprenaient pas. Deux hors-la-loi ululèrent.
Et les elfes s’éclipsèrent.
Épée au poing, les deux chevaliers survivants se tinrent dos à dos. Leur respiration haletante troublait le silence soudain...
... Un silence de mort.
— Tu vois quelque chose ? murmura l’un d’eux.
Son compagnon secoua la tête.
Dans l’obscurité, sous les pins, Kerian inspira tout bas. Près d’elle, Ander était prêt à tirer. Elle sentit trembler les muscles de son épaule, qui touchait la sienne.
Le vent changea.
— Attends..., chuchota Kerian.
Ses hors-la-loi semblaient s’être transformés en pierre.
Les deux chevaliers s’éloignèrent d’un pas, se consultant à voix basse. Faute d’ennemi sur qui se venger, ils durent repartir. Leurs lames brillaient au jour naissant. Des lames vierges de sang elfique...
C’était là leur disgrâce.
Kerian fit signe à ses guerriers : laissez-les partir.
Ils obéirent à contrecœur. Les chevaliers disparurent vers le sud... Et revinrent bientôt sous forme de cadavres...
Les elfes de Jeratt et de Kerian réunis les délestèrent de leurs armes, sans toucher aux effets personnels. Que les maudits chevaliers gardent donc leurs bagues et leurs talismans à six pieds sous terre !
Kerian ordonna une chose, que seul Jeratt comprit.
Il emmena Pré et Bruyère, et ils rentrèrent au camp à l’aube.
— C’est fait ? demanda Kerian.
Jeratt hocha la tête.
Elle l’invita à se joindre à elle pour le petit déjeuner.
Devant le Pré Vert, quatre casques vides étaient perchés sur des bâtons, macabre parodie de la sentence qui souillait le pont est de Qualinost...
La première chose que vit Chance le Bourreau en sortant...
Furieux, il ordonna à ses hommes de sauter en selle pour remonter la piste, et retrouva ses quatre chevaliers dans la clairière. Les flèches n’étaient pas empennées de blanc... Il ne pouvait donc s’agir de Kagonestis.
Chevaux abattus, cadavres détroussés...
Un frisson prémonitoire courut le long de la colonne vertébrale de Chance le Bourreau...
Le genre de frisson qui avertit un homme de sa chute imminente.