XVI

La semaine suivante, le temps s’améliora. Les oiseaux oublièrent leurs chants lugubres pour entonner des airs plus légers. Peu à peu, le printemps pointait son nez.

Kerian repensa à son frère. Depuis longtemps, elle n’avait plus de nouvelle d’Ayensha, de Bueren Rose et de Dar. Or, les choses changeaient, et elle avait une requête à lui soumettre.

— Jeratt, je dois partir quelque temps, annonça-t-elle.

Si l’elfe conserva son air impassible coutumier, elle le connaissait assez pour dire qu’il était surpris.

— Je dois revoir le roi... Ta pensée, Jeratt ? Livre-la-moi.

— Reviendras-tu ?

— Oui.

— Alors, inutile que tu entendes mon opinion sur la question.

Sous le ciel gris, même les feux de camp semblaient pâles. L’Ancienne dormait près du plus grand. Kerian la regarda. Une vision lui traversa l’esprit : une bête difforme courant ventre à terre... Son cœur bondit dans sa poitrine, comme à la veille d’une bataille.

Des éclats de voix la ramenèrent à la réalité. Deux chasseurs étaient de retour, l’un portant une carcasse de biche en travers des épaules, l’autre avec des lièvres et des cailles à la ceinture.

Bruyère releva la sentinelle.

— Mes salutations au roi, ajouta Jeratt, pince-sans-rire.

Kerian sourit, mais la vision de la bête, surgie de nulle part, ne la quittait pas.

— Je te reverrai dans deux semaines. Ici même.

Son compagnon hocha la tête et lui tendit la main, qu’elle serra à la manière rude des guerriers.

Vêtue de chausses épaisses, d’une chemise de laine et de bottes, elle s’éloigna dans la forêt...

Tous ses sens aux aguets, elle apprit où était son bien-aimé longtemps avant d’atteindre Qualinost. Les serviteurs, Laurana, quelques sénateurs et le roi s’étaient retirés dans la maison de chasse royale.

Ayant trompé la vigilance des gardes, de la reine-mère et de la domesticité, elle se faufila dans les appartements privés du roi.


Kerian se tenait dans le carré de lumière qui tombait de l’ouverture au plafond...

Rouvrant les yeux, Gilthas vit sa bien-aimée baignée de lumière, et il ne sursauta pas.

Il s’assit sur ses draps.

— Kerian... J’ai rêvé que tu venais. J’entendais tes pas.

— Tu n’as pas rêvé, mon doux seigneur.

Il lui tendit les bras. En quelques vives enjambées, l’elfe sauvage combla la distance qui les séparait encore.

— Kerian, souffla Gilthas dans la masse soyeuse de ses cheveux. Est-ce bien toi ?

— Tu en as rêvé... Et maintenant, tu en douterais ?

En guise de réponse, il la serra dans ses bras. Conservés dans des tiroirs parfumés au bois de santal, ses vêtements de nuit fleuraient bon le savon et la propreté. Il étreignait pourtant sur son cœur une jeune elfe hirsute et crottée !

Puis il s’écarta doucement et se leva.

— Viens, tu dois avoir faim, mon amour...

Kerian secoua la tête.

— J’ai juste très envie d’un bain.

— Tu aurais parcouru tout ce chemin pour le privilège de prendre un bain ? Eh bien, qu’il en soit ainsi. J’appelle Planchet. Assieds-toi.

Nuit et jour, on tenait à la disposition du roi des chaudrons d’eau fumante. Dans la salle de bains, attenante à la chambre à coucher, Kerian se lava longuement, savourant sa détente, puis elle prouva à son amant combien il lui avait manqué.

Nichée dans ses bras, elle le regarda dormir, caressant une joue duveteuse, héritage de l’humain mystérieux qui avait engendré son père, Tanis Demi-Elfe.

Gilthas remua.

— Désolée de t’avoir réveillé...

— Eh bien, je ne le suis pas !

Il voulut la serrer fougueusement contre lui, mais elle l’en empêcha.

— Tu me crois rentrée pour de bon...

Ne sachant à quoi s’en tenir, il hocha la tête.

— Tu m’avais prévenue : si je partais, je ne pourrais jamais rentrer. Je ne t’ai pas écouté. J’ai beaucoup voyagé et accompli des actes dont je ne me serais jamais crue capable... Tu avais raison. Je suis de retour, mais à titre temporaire. Laisse-moi te raconter ce que j’ai vécu.

Elle commença par le drame de la Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse, mentionna l’incendie de la Croisée des Chemins, puis évoqua ses étranges « retrouvailles » avec son frère – qui l’avait traitée en étrangère et qu’elle avait le sentiment d’avoir définitivement perdu. Se surprenant elle-même, elle passa sous silence l’existence de l’Ancienne, mais tressa des lauriers au demi-elfe Jeratt et au jeune Ander, dont le silence complice l’avait sauvée du pire.

Enfin, elle parla de Felan, de sa veuve et du pauvre bébé qui naîtrait sans père.

— Nous sommes des hors-la-loi, mon amour, et pourtant, nous ne devrions pas nous donner ce nom. Au fond, nous représentons bien davantage encore.

Gilthas tendit l’oreille. Elle éveillait son intérêt.

— Certains d’entre nous sont bel et bien des hors-la-loi, continua Kerian avec un sourire ironique. Les dieux disparus savent combien ma tête est mise à prix ! Mais la plupart de mes frères d’armes sont des Kagonestis ou des guerriers perdus du Silvanesti et du Qualinesti qui ont combattu aux côtés de ton oncle.

Dans le couloir, les amants entendirent Planchet s’adresser à une servante. Puis des bruits de pas se rapprochèrent et s’éloignèrent.

— Mon roi, reprit Kerian, vibrant de fierté, l’été et l’automne durant, nous avons constamment harcelé les chevaliers à l’ouest du royaume !

Planchet avait porté les vêtements à laver et à raccommoder. Mais il n’avait pas touché aux armes.

Au clair de lune, Kerian dégaina sa lame, qui scintilla.

— Par cette épée, sache-le, tu as l’allégeance de mon cœur et la loyauté de tous ceux qui ne renonceront jamais à leur liberté !

L’âme de poète de Gilthas s’enflamma.

Bientôt, l’aube pointerait.

Soudain, le jeune souverain se rembrunit.

— Pour nous, la situation se détériore..., avoua-t-il.

— L’alliance ?

— Depuis toujours, ma mère a placé tous ses espoirs dans une alliance avec les nains. Et aujourd’hui, nous en avons besoin plus que jamais. Béryl amasse ses trésors. L’occupant a signifié au Sénat de lui fournir un tribut plus conséquent en armes. (Gilthas eut un sourire amer.) Bien sûr, les versements d’or et de pierres précieuses ne devront pas baisser.

« D’après nos amis, les autres dragons voient tout cela d’un mauvais œil. Une fois que Béryl aura sous ses ailes une montagne de richesses, qu’en fera-t-elle ? Il nous faut absolument trouver une issue. C’est désormais une question de vie ou de mort !

Une issue !

Aussi soudain que l’éclat de la lune sur la lame de l’épée, le moment qu’attendait Kerian se cristallisa.

— Mon amour, tu as besoin de temps... Pour l’instant, nous n’avons aucun moyen de nous débarrasser de Béryl et de Thagol. Mais ce n’est plus notre objectif, n’est-ce pas ? Pour l’heure, il s’agit de les occuper jusqu’à ce que Thorbardin se décide...

« Je sais comment te gagner un répit. Je suis venue t’offrir des guerriers. Nous ne sommes pas nombreux, mais les elfes sauvages nous apprécient. Je crois pouvoir grossir nos rangs jusqu’à ce que ton armée ait une taille conséquente.

Rayonnant d’espérance, Gilthas dévisagea sa bien-aimée.

— Qui es-tu ? murmura-t-il, une note d’émerveillement dans la voix.

Kerian prit ses mains dans les siennes.

— Je croyais que tu le savais... La Rebelle du roi ! Je suis ton épée et ta maîtresse, mon seigneur. N’en doute jamais.

À la lumière dorée du feu, il la dévora des yeux comme il eût couvé du regard un puissant talisman magique.

Le sien.

Les amants abordèrent alors un sujet que nul n’avait osé évoquer depuis tant d’années d’occupation, et ce en dépit des exactions perpétrées par les chevaliers. Tandis que le sénateur Rashas et ses pairs, vendus à l’ennemi, jouissaient des largesses d’un roi qu’ils feignaient de respecter et d’honorer, Gilthas et son intrépide maîtresse parlèrent de résister à tout ce qu’ils avaient dû supporter jusque-là.


Le lendemain, par un jour gris et glacial, Kerian quitta son bien-aimé. Gilthas lui avait remis de la nourriture et une bourse pleine. Elle portait son arc à l’épaule et son carquois attaché à la cuisse. À son ceinturon, le couteau au manche en os qu’un nain lui avait donné et son épée ne la quittaient pas.

Vibrante d’espérance, Kerian retourna dans la forêt. Son rapport sur les Kagonestis était fondé. Elle tenterait de rallier les tribus et de les convaincre d’épouser la cause du roi.

À commencer par Dar.

Elle connaissait l’emplacement du camp du Vol de l’Aigle grâce à Jeratt, qui rendait souvent visite à sa cousine.

Son frère ne lui ferait pas un bon accueil. Mais Kerian s’en fichait. Il n’avait pas à lui dicter ses faits et gestes !

Quand elle le rejoignit, elle découvrit un être qui vacillait au bord du gouffre...


Les narines agressées par la puanteur des chairs brûlées et des os carbonisés, sous un ciel gris acier, Kerian trouva Iydahar agenouillé devant un cratère d’où montaient encore des volutes de fumée...

S’il la vit venir, il n’en laissa rien paraître. Malgré la proximité de loups, il n’avait aucune arme sur lui, pas même un couteau.

Iydahar plongea les mains dans les cendres, se releva puis se retourna lentement et vint à la rencontre de sa sœur...

Alarmée, Kerian réprima une envie folle de tirer son couteau...

— Petite sœur, tu nous rends visite ? Trop tard. Les hommes t’ont précédée avec leurs torches et leurs épées. Nous nous sommes défendus, mais...

Douze chevaliers équipés d’épées et de masses d’arme, protégés par leurs armures et leurs destriers aux sabots ferrés... Les bêtes avaient piétiné à mort les elfes les plus faibles, tandis que leurs maîtres décochaient des volées de flèches...

Dar désigna les ruines fumantes du campement d’hiver de la tribu.

— Je reste seul.

Kerian devint livide.

Ayensha ! Oh, dieux... Bueren Rose !

— Pardon... Ma femme, Bueren Rose et quelques autres ont survécu. Ils sont partis rejoindre tes hors-la-loi.

Dar lui serra douloureusement le poignet sans qu’elle cherche à se dégager. Puis il se pencha. Fascinée, elle le regarda enfoncer ses doigts dans les cendres, tel un peintre et sa palette... Se redressant, il lui dessina des motifs sur le visage.

— Te souviens-tu, Kerianseray ? Ou as-tu oublié de quelle façon les elfes sauvages pleuraient leurs morts ? Te rappelles-tu comment peindre le deuil sur ton visage ?

Il lui noircit le front, passa à ses tempes, et fit courir un pouce couvert de suie sur son nez, tout en lui barbouillant le menton avec la partie charnue de la paume. Un sourire terrible découvrant ses dents blanches, il lui peignit aussi les joues.

Alors, il brandit les poings vers le ciel.

— Ils sont morts ! cria-t-il à sa sœur, à la forêt, au ciel vers qui tous s’étaient tournés pour supplier les dieux... Les enfants ! Les mères ! Les pères !

Ses forces l’abandonnant, Dar chancela... Kerian le rattrapa avant que ses genoux ne se dérobent. S’il l’entraîna dans sa chute, elle réussit à l’amortir.

Oui, elle se rappelait comment les siens honoraient leurs morts... Dar pleura ceux qu’il avait connus, et Kerian ceux qu’elle ne connaîtrait jamais.

La nuit tombant, ils parlèrent à cœur ouvert... Iydahar de sa révolte et Kerian de sa mission.

Il répéta combien il haïssait les chevaliers et en quel souverain mépris il tenait le fils de Laurana...

— Ce morveux a vendu son trône ! Et pour quoi ? Un an ou deux à jouer les rois de pacotille ?

La colère réchauffa les joues glacées de Kerian.

— Ne parle pas ainsi de Gilthas, Dar ! Il est...

Le visage de son frère se ferma.

— Ah, Keri... Ton «secret» crève les yeux, ma pauvre ! Ainsi, tu réchauffes sans vergogne le lit de cet individu ? Cet insignifiant roitelet sans armée s’accroche décidément aux pires privilèges... Quel est ton statut, à ses yeux ? Comment te considère-t-il ? Aurait-il honte de toi?

Kerian le gifla. Tous deux se regardèrent, aussi surpris l’un que l’autre. Puis, le visage en feu, la jeune elfe bondit sur ses pieds.

La joue de Dar était marquée par l’empreinte de sa main.

Kerian, qui avait voulu lui parler de ses plans, constata qu’elle ne le pouvait pas. Comment lui demander de se joindre à une rébellion sous la bannière d’un monarque qu’il méprisait à ce point ?

— Que puis-je faire, Dar ?

— Je ne reste pas ici...

— Et Ayensha ?

— Elle croit avoir trouvé sa cause. Elle est avec son oncle et tes hors-la-loi.

Kerian regarda la terre brûlée, le bûcher, les loups aux aguets... Lentement, la nuit assombrissait le ciel.

La lune se leva.

Face au regard si distant de son frère, la « Tortue » ressentit un grand vide dans son cœur. En pensée, il était déjà à mille lieues d’elle.

— Où comptes-tu aller ?

— Loin.

— Ne va pas au sud, Dar. Il y a des draconiens. À l’ouest, ils tiennent toutes les routes.

Il ne la remercia pas pour ses conseils.

Elle se redressa et s’en fut, n’espérant plus le revoir un jour.

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