— Regardez ! Maudits chevaliers !
Le visage luisant de sueur, Ander approcha de Kerian. Le soleil de cette fin d’automne tapait fort. Malgré le couvert des arbres, l’air était étouffant.
Jeratt disait que le jeune elfe approchait du « premier sang » – de sa première bataille.
Il dessinait des cartes, réelles et imaginaires, pour expliquer la stratégie des combattants de la forêt : utiliser les bois comme couverture, en jaillir, tuer et disparaître. Ander comprenait vite. Entre le demi-elfe et l’adolescent, qui s’étaient acceptés à contrecœur, le respect grandissait.
Bien qu’il parlât surtout tactique, Jeratt expliquait aussi les risques à Kerian et à Ander.
— Vous tuez votre adversaire, ou il vous tue.
Ander tendit de nouveau un doigt. Kerian hocha la tête. La route étroite suivait un grand cours d’eau. Deux chevaliers y entouraient un chariot tiré par une mule. Le cocher était un elfe au sexe indéfinissable.
Felan ne s’était donc pas trompé : deux chevaliers et un chargement d’épées, de haches et de dagues...
— Parfois, ils transportent des armes fabriquées pour ses hommes sur ordre de Thagol. À d’autres occasions, de l’or et des joyaux achetés à la frontière, principalement à des nains des collines qui ne veulent pas mettre les pieds au Qualinesti.
« En automne, ils emportent nos récoltes. (Amer, Felan ajouta :) Nous gardons tout juste assez de grains pour les semailles et pour nous nourrir. Il ne nous reste rien à troquer contre des objets de nécessité courante comme des casseroles, du vin, des vêtements, de la laine ou des bottes...
À leur tour, les elfes de l’ouest se voyaient obligés de nourrir et d’armer les occupants à leurs frais. Felan, Bayel et bien d’autres considéraient ça comme une insulte. Voilà pourquoi ils avaient accepté d’ouvrir l’œil et de tendre l’oreille pour renseigner Kerian.
— Écoute, conseilla Jeratt. Apprends et ne perds pas patience.
Kerian regarda passer les chariots. Les convois les mieux gardés étaient les transports d’armes. En général, en arrivant sur la Route de Qualinost, ils faisaient jonction avec une escorte de draconiens qui les accompagnait jusqu’à Acris. De là, d’autres chevaliers et des draconiens les rejoignaient pour gagner la capitale.
— Thagol est à Acris, avait dit Felan. Dans cette région du royaume, ses chevaliers sont logés partout, mais il gère tout de sa tanière.
Felan et Bayel avaient juré qu’ils rallieraient une dizaine de jeunes elfes qui, depuis un an, renâclaient sous le joug de l’oppresseur.
— Nous les chasserons de la campagne et les repousserons jusqu’à Qualinost !
Kerian avait refusé.
— C’est votre fierté qui parle, avait répondu Jeratt. Et elle vous conduira à la mort. Loin de chasser les chevaliers de Thagol, vos dix combattants les aideront sûrement à aiguiser leurs épées... Kerian, Ander et moi avons une certaine expérience qui permet d’éviter les ennuis. Et nous n’avons pas de compagnon, ni d’enfant, ni de ferme à cultiver.
Felan avait pâli. Bayel s’était tu.
— Laissez-nous agir selon nos plans, avait ajouté Jeratt. Contentez-vous d’ouvrir l’œil et de tendre l’oreille. Plus tard... (Il avait haussé les épaules.) Les choses pourraient changer.
— Regardez, souffla Ander. Maudits chevaliers ! On dirait que la route leur appartient.
Kerian hocha la tête.
Jeratt sortit de l’ombre d’un buisson.
— Il y a trois draconiens sur la route de Qualinost, dit Kerian. Ils semblent attendre.
— Un paquet bien ficelé...
— Deux chevaliers et un elfe qui fuira ou se rangera de notre côté, ajouta Ander.
— Il pourrait se ranger du côté des chevaliers.
Ils approchaient. Les roues du chariot grinçaient. Quand elles se coincèrent dans une ornière, la mule protesta. Le chargement tinta.
— Un pleutre et deux chevaliers ! insista Ander. Nous pourrions les avoir.
— Tout doux, mon garçon, dit Jeratt. (Il regarda Kerian.) Écoute.
— Que dois-je entendre ?
Le demi-elfe eut un sourire carnassier.
— Mon signal.
Les ombres et la lumière se partageaient la route où les saules poussaient tellement à ras de terre que leurs branches la touchaient. Les chevaux étaient nerveux. Jurant, un des chevaliers regarda par-dessus son épaule. L’elfe fit claquer ses rênes sur la croupe de sa mule, mais le chariot ne bougea pas.
Ah, pensa Kerian, fais encore claquer tes rênes...
Le cocher obéit obligeamment.
La mule braya, et l’impact de sabots contre le chariot se répercuta dans la forêt. Les chevaliers jurèrent ; l’elfe fit de nouveau claquer ses rênes.
La mule rua une seconde fois, puis une troisième. Le cocher sauta à temps au moment où le véhicule se renversait, éparpillant son chargement sur la chaussée.
— Maintenant ! souffla Jeratt en flanquant un coup de coude à Ander.
Le demi-elfe et lui bondirent... Deux flèches sifflèrent, puis une troisième. Un chevalier tomba de selle, sa monture hennissant de douleur. La flèche de Kerian lui avait transpercé le cou.
Jeratt et Kerian visèrent le second chevalier. Deux flèches plantées dans la cuisse, son camarade tenta de se relever.
Ander tira sans faire mouche. Il rata même le cheval à l’agonie.
Jeratt l’attrapa par l’épaule et le secoua.
— Que t’ai-je dit ? (Il le poussa puis se tourna vers Kerian.) Allez !
Elle dévala l’escarpement en glissant sur des feuilles mortes. D’un geste sûr, elle trancha la gorge du cheval. Du sang lui éclaboussa les mains et le visage.
Les yeux écarquillés, son maître, également blessé, leva une main pour supplier l’elfe couverte de sang de l’épargner ou pour dévier un coup fatal.
— Fais-le ! cria Jeratt. Maintenant !
Maintenant, où les draconiens débouleraient, attirés par le raffut.
Kerian levait son couteau quand un choc, dans son dos, lui fit le lâcher. Une voix jura en qualinesti à son oreille.
Le charretier lui enfonça son genou dans les reins et l’attrapa par les cheveux.
Son propre couteau se posa sur sa gorge, étranglant son cri de protestation et de peur.
— Non!
L’elfe qui la tenait bascula soudain en arrière et Kerian tomba avec lui.
Quand elle voulut se relever, on l’y aida sans ménagement et elle se retrouva face au visage barbu de Jeratt.
— Allez ! cria-t-il. Un cheval s’est emballé. Les draconiens vont le voir arriver !
Aller où ? Dépouiller les chevaliers de ce qui pourrait être utile... Jeter les armes dans la rivière... Mieux valait qu’elles rouillent au fond de l’eau plutôt que de finir entre les mains des chevaliers !
Kerian aperçut du coin de l’œil le cocher transpercé de deux flèches. Celles de Jeratt et d’Ander...
D’après l’angle de pénétration, ils avaient dû tirer en même temps.
Traînant les sacs jusqu’à la rivière, Jeratt et Ander immergèrent le chargement d’acier. Pendant ce temps, Kerian collecta les bottes des vaincus, leurs armes, leurs ceintures et leurs chemises.
Elle abandonna les dépouilles à l’ombre des saules.
Une fois qu’elle se fut suffisamment éloignée, elle ne lutta plus contre sa nausée.
— Vous avez abattu un des nôtres, dit Kerian, des heures plus tard. Alors que nous sommes supposés combattre les chevaliers et...
— ... Tous ceux qui tentent de nous tuer, coupa Jeratt. Or, cet elfe allait t’égorger...
— Il ignorait qui nous étions... (Kerian secoua la tête, encore sous le choc.) Vous auriez pu le blesser. Vous n’étiez pas forcés de le tuer.
— Nous n’avons pas eu le temps de finasser ! cracha Jeratt.
Le silence retomba.
Kerian était d’un côté du camp et les rebelles de l’autre. Ce soir-là, aucun lièvre ne rôtissait et nulle truite ne grillait sur une pierre. Jeratt mangeait le fromage et le pain que la femme de Felan leur avait donnés la veille. Il fit signe à Ander, qui tira de sa poche un parchemin.
Jeratt fit un autre signe, et Ander tendit le document à Kerian. Elle le saisit vivement avant que des étincelles ne le consument.
— Lis, ordonna le demi-elfe.
Elle obéit. Le message recommandait son porteur à l’« estimé seigneur Eamutt Thagol de Qualinost, frais émoulu du Monastère de l’Os », l’invitant à le récompenser comme il le méritait.
— Nous l’avons trouvé dans la poche du charretier, précisa Jeratt.
Kerian regarda fixement les lignes.
— De rien, ajouta le demi-elfe, pince-sans-rire.
— Oui, merci...
Ander se pencha vers les flammes.
— Il t’aurait tuée, Kerian. Il voulait ta peau !
— Je sais, j’étais là... (Kerian froissa le document.) Un collaborateur ! Un lâche à la solde des Chevaliers Noirs !
De rage, elle allait livrer le parchemin aux flammes, quand elle se ravisa et le défroissa sur sa cuisse.
— Quoi ? fit Jeratt.
Kerian secoua la tête et replia soigneusement la feuille.
— Rien. Prévenons Felan et Bayel. Une de leurs connaissances pourrait être un espion. Nos amis prennent plus de risques que nous le pensions.
— Nous n’avons jamais eu l’intention d’établir nos bases ici, rappela le demi-elfe.
Ils comptaient lancer plusieurs opérations de résistance dans cette partie du royaume, puis retourner à l’est en laissant Thagol avec des questions sans réponse. Ensuite, à partir de la Cascade de l’Éclair, ils reprendraient leur campagne contre les chevaliers.
Jeratt y était allé deux fois, pour parler à l’Ancienne, à Ayensha et à Bueren Rose.
— Oui, répondit Kerian, mais ils vivront toujours ici. Il s’agit de planter nos racines. Bottons le train à Thagol avant de partir. Qu’il sache que la rébellion couve !
Jeratt hocha la tête. À voir son expression, il se demandait qui était le chef, elle ou lui.
— Qu’avons-nous à manger ?
Le demi-elfe éclata de rire.
— Nous avions du pain et du fromage, dont il reste un croûton et une croûte. Il faudra t’endurcir, Kerian. (Du menton, il désigna Ander.) Toi aussi, mon gars. Vous verrez des choses terribles et vous vous salirez de plus en plus les mains. Alors, pourquoi combattre l’estomac dans les talons ?
Il était trop tard pour chasser ou pêcher. Kerian et Ander se couchèrent le ventre vide. À son réveil, au milieu de la nuit, la jeune elfe s’étonna d’avoir dormi. Les yeux écarquillés, Ander contemplait la voûte des arbres. Frissonnant, il tendit la main vers l’épée posée près de lui...
Ils avaient pris ces armes aux cadavres de leurs victimes.
Au matin, sans consulter Jeratt, Kerian demanda à Ander d’aller à la ferme de Felan, puis à celle de Bayel.
— Dis-leur qu’un collaborateur vivait parmi eux et qu’il peut y en avoir d’autres. Ils ont le choix : jeter l’éponge, continuer comme ça ou se joindre à nous.
Ander hocha la tête, impatient de remplir sa mission. L’air indéchiffrable, Jeratt étudiait ses compagnons.
— Ne reviens pas ici. (Kerian sortit sa chaîne en or de sous sa chemise et en retira le premier anneau du roi, qu’elle lui donna.) Avant de partir, parle à Jeratt.
« Il te dira comment gagner la Cascade de l’Éclair. Sois très prudent, car là-bas, les chevaliers me cherchaient – et ils me cherchent sans doute toujours. Toi aussi peut-être... En arrivant près de la cascade, tu seras arrêté par des hors-la-loi, comme nous. Réponds humblement à leurs questions, puis montre-leur l’anneau et demande à parler à l’Ancienne. Tu lui raconteras ce qui s’est passé ici.
Partagé entre l’excitation et la tristesse, Ander écouta attentivement, sans la quitter des yeux.
— Ajoute que Jeratt et moi arriverons avant l’hiver. Les choses changent dans le royaume...
— Entendu, Kerian. Promis.
— Ne reviens pas. Il est peu probable que tu sois suivi, mais pas question de courir le risque.
— Tu es stupide ! lança Jeratt quand le gamin fut parti. Envoyer ce petit si loin, tout seul, et l’investir d’une telle mission, c’est mal ! Il aura beaucoup de chance de ne pas se faire tuer avant d’atteindre la cascade. Au nom de tous les dieux disparus, tu es stupide !
— Ne m’insulte plus jamais ainsi !
Dans la forêt soudain silencieuse, le demi-elfe ne céda pas un pouce de terrain.
— Oh, tu crois ne pas être idiote ? Kerian, ce gamin est amoureux de toi ! Il ferait n’importe quoi pour te plaire... Un jour, ça pourrait coûter la vie à quelqu’un.
— Deviendrais-tu clairvoyant, comme l’Ancienne ?
— Et tu te demandes pourquoi je te trouve stupide ? (Jeratt rit de la voir se hérisser de nouveau et se frappa la poitrine.) Ma chère, j’ai quelques années de plus que toi ! Je n’ai jamais vécu dans un palais doré, mais dans la forêt, un endroit dangereux pour les idiots ! Sans avoir le don de double vue, je suis assez observateur.
Le feu les séparait, mais ils auraient pu être nez à nez.
— Tu as le droit d’avoir tes opinions, répondit Kerian. J’ignore si tu as raison pour Ander, et je ne peux pas changer son cœur, mais j’entends l’utiliser à bon escient. Il avertira les autres de nos projets, et ils se prépareront à notre retour. En outre, il sera loin de moi.
Radouci, Jeratt se détendit.
— Tu fais ce que tu peux, je te l’accorde. (Après une petite pause, il ajouta :) Ton plan n’est pas complètement stupide. Ça aussi je l’admets.
— Mais ?
— Tu aurais dû l’éloigner de toi depuis longtemps.
Le silence de Kerian en dit long...
— Je ne te traiterai plus d’idiote, mais un jour, il faudra que tu apprennes à réfléchir avant d’agir. Tu as l’esprit vif, Kerian, et tu es brillante.
« Cela dit, ma fille, tu as quitté le palais de ton roi pour la forêt dans le but de retrouver un frère qui n’a pas eu le bon sens de s’en réjouir. Maintenant, tu échafaudes un plan dont ton souverain ne doit même pas oser rêver. Tu t’enthousiasmes vite. Parfois, c’est un bien... Pas toujours !
Kerian flanqua un coup de pied dans la poussière. Jeratt fit de même. À eux deux, ils étouffèrent le feu.
— Même quand j’estime que tu... hum... n’es pas très sensée, je suis avec toi, Kerianseray du Qualinesti. J’aime l’éclat de ta lame.
Si Jeratt aimait l’éclat de la lame de Kerian, le seigneur Thagol apprit vite à le haïr... Il dut bientôt doubler les escortes des caravanes en route pour Acris. Au début, on prit les attaques pour des incidents sporadiques, mais il fallut rapidement se rendre à l’évidence. Quel que soit le nombre de chevaliers, les rebelles faisaient preuve d’une grande efficacité. Les survivants parlaient d’une horde d’elfes qui semblait sans cesse grossir. Et la tactique de ces hors-la-loi n’était pas prévisible – pour la simple raison qu’ils la réinventaient chaque jour.
Bayel et Felan se joignirent à Kerian et Jeratt. D’autres jeunes fermiers et fermières des vallées se rallièrent à eux. Ils ne formaient jamais un groupe identifiable. Tantôt ils attaquaient à huit, tantôt à neuf ou à dix. Ensuite, ils se dispersaient et retournaient à leurs travaux agricoles, comme de paisibles citoyens d’un royaume qui saignait... Leurs tâches accomplies, ils répondaient à l’appel, et chacun se méfiait des collaborateurs, ces ennemis invisibles. Tous tenaient leur langue.
On les nomma les Ombres de la Nuit, car ils frappaient souvent à la lumière de la lune et disparaissaient avant d’avoir pu être identifiés. Leurs visages noircis à la suie faisaient ressortir leurs yeux.
Les Ombres de la Nuit... Kerian prononçait ce nom devant ses guerriers de plus en plus nombreux comme s’il s’agissait d’un Ordre renommé...
— Ils sont sortis du bois, de partout..., souffla un chevalier agonisant à son maître.
Le Chevalier du Crâne prit la tête de l’homme entre ses mains et se pencha, jusqu’à ce qu’il voie uniquement ses pupilles. Le mourant frissonna, et sa blessure saigna de plus belle. Il sentit Thagol arpenter son esprit.
Le seigneur voulait un nom, un visage, une silhouette... connaître son ennemi. Mais l’agonisant ne put rien lui donner de tout ça.
Il n’eut pas le temps de mourir de ses blessures...
Les Ombres de la Nuit changèrent de stratégie.
Les rebelles frappèrent plus vite et plus fort, tuant autant de chevaliers que possible avant d’attirer les survivants dans un piège... D’autres elfes leur tombaient dessus en lançant des cris de guerre à glacer les sangs. Les rebelles ne faisaient pas de quartier – et aucun prisonnier, chevalier ou draconien. Ils détroussaient leurs victimes, collectaient les pièces d’équipement dont ils avaient besoin, et détruisaient le reste.
Parfois, des Ombres de la Nuit mouraient dans les combats, mais leurs frères d’armes emportaient les corps. Ainsi, les occupants ne savaient plus à qui se fier.
Dans sa taverne, à Acris, Thagol sonda brutalement l’esprit de ses blessés. Puis il envoya un message à la cantonade : l’elfe qui lui apporterait la tête d’un des hors-la-loi serait richement récompensé.
Même alors, il ne connut pas le visage de son ennemi.
Jusqu’au jour où il eut vent d’une attaque avant qu’elle n’arrive.