51 Contre l’Ombre

Dans la direction prise par Rand, le terrain avait tendance à monter, mais la peur insufflait de la force à ses jambes et elles dévoraient le terrain à longues foulées, fonçant à travers des buissons en fleurs et des enchevêtrements d’églantiers, dans un éparpillement de pétales, sans souci d’avoir les vêtements ou même la peau lacérés par des épines. Moiraine avait cessé de crier. Les hurlements avaient paru résonner pendant une éternité, chacun plus déchirant que le précédent, mais il savait qu’au total ils n’avaient duré que quelques instants. Les instants avant qu’Aginor se lance sur sa piste. Il avait compris que c’est lui qu’Aginor poursuivait. Il en avait puisé la certitude dans les yeux caves du Réprouvé, à cette ultime seconde avant que la terreur lui mette des ailes aux talons.

L’escarpement se fit de plus en plus raide, mais Rand continua en jouant des pieds et des mains, s’accrochant à des broussailles pour se hisser dans un glissement de caillasse, de terre et de feuilles qui détachaient sous lui et dévalaient la pente, puis finalement avançant à quatre pattes quand la déclivité devenait trop abrupte. Devant, au-dessus, le terrain s’aplatissait légèrement. Haletant, il gravit en rampant les quelques derniers empans, se redressa et s’arrêta, retenant un gémissement de désespoir.

À dix pas devant lui, le plateau s’interrompait brusquement. Il sut ce qu’il allait voir avant d’arriver au bord, mais il accomplit néanmoins les enjambées nécessaires, chacune plus pesante que la précédente, espérant une piste quelconque, un sentier de chèvre, n’importe quoi. Au bout, il plongea le regard au bas d’une falaise vertigineuse de trente mètres, un pan de pierre aussi lisse qu’un madrier bien raboté.

Il doit y avoir un moyen. Je vais rebrousser chemin, trouver un contournement. Rebrousser chemin et…

Quand il se détourna, Aginor était là, arrivant juste à la crête. Le Réprouvé avait escaladé la colline sans difficulté, gravissant la pente raide comme si c’était du terrain plat. Les yeux profondément enfoncés dans ce visage parcheminé dardaient sur lui un regard ardent ; il paraissait en quelque sorte moins desséché qu’avant, plus charnu, comme si Aginor s’était abondamment rassasié d’on ne sait quoi. Ces yeux étaient fixés sur lui et, pourtant, quand Aginor parla, ce fut presque pour lui-même.

« Ba’alzamon donnera des récompenses excédant les rêves les plus fous des mortels pour celui qui t’amènera au Shayol Ghul. Néanmoins, mes rêves ont toujours dépassé celui des autres hommes et j’ai renoncé à la mortalité depuis des millénaires. Quelle différence que tu serves le Grand Seigneur des Ténèbres vivant ou mort ? Aucune pour l’expansion de l’Ombre. Pourquoi partagerais-je le pouvoir avec toi ? Pourquoi plier le genou devant toi ? Moi qui ai affronté Lews Therin Télamon dans la Salle même des Serviteurs ? Moi qui ai projeté toute ma puissance contre le Seigneur du Matin et qui ai rendu coup pour coup ? Je ne suis pas de cet avis. »

La bouche de Rand devint sèche comme de la poussière ; sa langue lui donnait la sensation d’être aussi ratatinée qu’Aginor. Le bord du précipice crissa sous ses talons ; des pierres tombèrent. Il n’osa pas regarder en arrière, mais il entendit les cailloux bondir et rebondir le long de la falaise, comme le ferait son corps s’il reculait tant soit peu. C’est alors qu’il comprit qu’il avait reculé, pour s’écarter du Réprouvé. Sa peau fourmillait au point qu’il se dit qu’il la verrait remuer s’il regardait, s’il pouvait seulement détourner ses yeux du Réprouvé. Il doit y avoir un moyen de lui échapper. Un moyen de me sauver ! Il doit y en avoir un. Un moyen quelconque !

Soudain, il ressentit quelque chose, le vit, tout en sachant que ce n’était pas censé être vu. Une corde rayonnante qui partait d’Aginor, derrière lui, blanche comme le soleil aperçu à travers le nuage le plus pur, plus lourde qu’un bras de forgeron, plus légère que l’air, reliant le Réprouvé à quelque chose situé à une distance au-delà de toute imagination, quelque chose à portée de la main de Rand. La corde palpitait et à chaque pulsation Aginor devenait plus fort, plus en chair, un homme aussi grand et fort que lui-même, un homme plus dur que le Lige, plus dangereux que la Grande Dévastation. Pourtant, à côté de cette corde brillante, le Réprouvé semblait presque ne pas exister. La corde était tout. Elle vibrait. Elle chantait. Elle appelait l’âme de Rand. Un toron brillant gros comme un doigt s’écarta, plana, l’effleura et il eut le souffle coupé. De la lumière l’envahissait et une chaleur qui aurait dû brûler mais pourtant réchauffait comme si elle ôtait de ses os le froid de la tombe. Le toron s’épaissit. Il faut que je m’échappe !

« Non ! cria Aginor. Tu ne l’auras pas. Il m’appartient ! »

Rand ne bougeait pas, le Réprouvé non plus ; pourtant, ils luttaient comme s’ils se colletaient dans la poussière.

La sueur perlait sur la face d’Aginor, qui n’était plus parcheminée, qui n’était plus marquée par le passage des années, qui était celle d’un homme vigoureux dans la fleur de l’âge. Rand vibrait aux pulsations de la corde, comme le battement de cœur du monde. Son être en était envahi. La Lumière envahit son esprit jusqu’à ce que seul un petit coin reste pour ce qui était lui-même. Il établit le vide autour de ce recoin, se réfugia dans le néant. Pars !

« À moi ! clama Aginor. À moi ! »

Une chaleur grandit en Rand, la chaleur du soleil, le rayonnement du soleil dans toute sa gloire, une fantastique radiation de lumière, de la Lumière. Pars !

« À moi ! » Des flammes jaillirent de la bouche d’Aginor, traversèrent ses yeux comme des lances de feu, et il hurla.

Pars !

Et Rand ne fut plus sur le haut de la colline. Il frémissait de la Lumière qui l’imprégnait. Son esprit était comme paralysé ; lumière et chaleur le neutralisaient. La Lumière. Au sein du vide, la Lumière lui aveuglait l’esprit, le frappait d’un effroi sacré.

Il se trouvait dans la montagne, au milieu d’un vaste défilé, entouré de pics noirs pointus comme les dents du Ténébreux. C’était réel ; il était là. Il sentait les roches sous ses semelles, la brise glacée sur sa figure.

Une bataille se livrait autour de lui, ou plutôt la fin d’une bataille. Des hommes revêtus d’armures sur des chevaux caparaçonnés en guerre, l’acier brillant à présent terni, frappaient d’estoc et de taille des Trollocs grondants qui brandissaient des haches d’armes à double fer, un côté tranchant un côté dard, et des épées courbes comme des lames de faux. Certains hommes se battaient à pied, leur cheval tombé à terre, et des chevaux bardés galopaient au milieu du combat avec des selles vides. Des Évanescents se déplaçaient au milieu d’eux tous, leurs capes couleur de nuit pendant à la verticale, quelque rapide que fût le galop de leurs montures noires et, partout où leurs épées dévoreuses de lumière s’abattaient, des hommes mouraient. Le bruit assaillait Rand, l’assaillait et rebondissait loin de l’étrangeté qui le serrait à la gorge. Le cliquetis de l’acier contre l’acier, les halètements et grognements des hommes et des Trollocs qui s’affrontaient, les cris des hommes et des Trollocs qui mouraient. Par-dessus le fracas de la bataille, des étendards flottaient dans l’air chargé de poussière. Le Faucon Noir de Fal Dara, le Cerf Blanc du Shienar, d’autres. Et des bannières trolloques. Rien que dans le petit espace autour de lui, il vit le crâne cornu des Dha’vols, le Trident rouge sang des Ko’bals, le Poing de fer des Dhai’nions.

Néanmoins, c’était effectivement la fin d’une bataille, une pause tandis que les humains comme les Trollocs se repliaient pour se regrouper. Aucun ne sembla remarquer Rand tandis qu’ils assénaient quelques derniers coups et se dégageaient, partant au galop ou courant en chancelant vers les extrémités du défilé.

Rand se retrouvait face à l’extrémité du col où les humains se reformaient, les pennons frémissant sous les fers de lance luisants. Des blessés oscillaient sur leur selle. Des chevaux sans cavalier se cabraient et s’élançaient ventre à terre. De toute évidence, ils n’étaient pas en mesure de supporter le choc d’une autre rencontre, cependant ils étaient tout aussi visiblement en train de se préparer pour une dernière charge. Quelques-uns l’aperçurent alors ; des hommes se dressèrent sur leurs étriers pour le désigner du geste. Leurs cris parvinrent jusqu’à lui comme un faible pépiement.

Titubant, il se retourna. Les armées du Ténébreux bloquaient l’autre extrémité du col, un hérissement de piques et de lances noires grossissant sur les flancs de la montagne rendus plus sombres encore par le rassemblement massif de Trollocs qui faisait paraître minuscule l’armée du Shienar. Des Évanescents par centaines chevauchaient devant le front de la horde, les faces au museau animal des Trollocs se détournant par crainte à leur passage, leurs énormes corps se reculant pour faire place. Au-dessus, des Draghkars aux ailes de cuir tournaient en rond, leurs criailleries aiguës s’efforçant de dominer le vent. Des Demi-Hommes l’apercevaient aussi à présent, le désignaient du doigt et des Draghkars virevoltèrent et plongèrent. Deux, trois. Six d’entre eux, poussant des cris perçants en se laissant choir comme une pierre vers lui.

Il les regarda. Il fut envahi de chaleur, la chaleur torride de la proximité du soleil. Il distinguait nettement les Draghkars, des yeux sans âme dans de blêmes faces d’hommes sur des corps ailés qui n’avaient rien d’humain. Une chaleur terrible. Une chaleur crépitante.

Du ciel clair jaillit la foudre, chaque éclair net et précis, qui l’aveuglait, chaque éclair frappant une forme noire ailée. Les appels de chasse devinrent des hurlements de mort, et des silhouettes carbonisées tombèrent du ciel redevenu libre.

La chaleur, la terrible chaleur de la Lumière.

Il se laissa choir à genoux ; il eut l’impression d’entendre grésiller ses larmes sur ses joues. « Non ! » Il se cramponna à des touffes d’herbes raides pour garder un peu de prise sur la réalité : l’herbe s’enflamma. « Par pitié, nooon ! »

Le vent s’éleva avec sa voix, mugit avec sa voix, rugit avec sa voix dans le défilé, attisant les flammes en une muraille de feu qui s’éloigna de lui plus vite qu’un cheval lancé au galop vers l’ost trolloque. Le feu se creusa un chemin au milieu des Trollocs, et les montagnes oscillèrent en répercutant leurs cris, des cris presque aussi forts que le vent et que sa propre voix.

« Il faut que ça finisse ! »

Il frappa le sol du poing et la terre résonna comme un gong. Il se meurtrit les mains sur le sol rocailleux et la terre trembla. Des ondulations coururent à travers le sol devant lui en vagues sans cesse grossissantes, des vagues de terre et de roc plus hautes que les Trollocs et les Évanescents, qui déferlèrent sur eux tandis que les montagnes explosaient sous leurs pieds aux formes de sabots. Une masse brûlante de chair et de déblais bouillonnait au milieu de l’armée trolloque. Ce qui restait debout était encore une ost imposante, mais maintenant tout juste deux fois plus forte en nombre que l’armée humaine et tournant en rond sous le coup de la peur et du désarroi.

Le vent mourut. Les cris s’éteignirent. La terre était immobile. La poussière et la fumée repartirent en sens inverse dans le défilé et l’enveloppèrent de leurs volutes.

« Que la Lumière vous aveugle, Ba’alzamon ! Il faut que cela finisse ! »

CELA NE DOIT PAS SE PASSER ICI.

La pensée qui faisait vibrer le crâne de Rand n’émanait pas de lui.

JE N’Y PRENDRAI AUCUNE PART. SEUL L’ÉLU PEUT FAIRE CE QUI DOIT ÊTRE FAIT S’IL LE DÉSIRE.

« Où ? » Il ne voulait pas le dire, mais il ne put s’en empêcher. « Où ? »

Le halo nébuleux qui l’environnait s’écarta, dégageant une coupole d’air clair et sain de dix empans de haut, limitée par des parois faites de vagues de poussière et de fumée. Des marches s’élevaient devant lui, chacune isolée et sans support, montant jusque dans la brume masquant le soleil.

PAS ICI.

À travers le brouillard, comme de l’autre bout de la terre, retentit un cri. « La Lumière le commande ! » Le sol résonna sourdement sous le tonnerre des sabots comme les forces de l’humanité lançaient leur ultime assaut.

À l’intérieur du vide, son esprit connut un moment de panique. Les cavaliers qui attaquaient ne pouvaient pas le voir dans la poussière ; leur charge fonçait droit sur lui et allait le piétiner. La majeure partie de lui-même se moquait des secousses du sol comme d’un détail ne méritant pas l’attention. Une sourde colère animait ses pieds, et il gravit les premières marches. Il faut que cela finisse.

Les ténèbres l’enveloppaient, le noir le plus profond du néant total. Les marches étaient toujours là, suspendues dans l’obscurité, sous ses pieds et devant lui. Quand il regarda en arrière, celles du dessous avaient disparu, estompées jusqu’à disparaître, fondues dans le néant qui l’entourait. Par contre, la corde était encore là, s’allongeant derrière lui, la ligne rayonnante s’amenuisant et devenant invisible dans le lointain. Elle n’était pas aussi épaisse qu’avant, mais elle vibrait toujours, lui insufflant de la force, lui insufflant de la vie, l’emplissant de la Lumière. Il continua son ascension.

Il eut l’impression de monter sans fin. Éternellement et quelques minutes. Le Temps était immobile dans le néant. Le Temps coulait plus vite. Il monta jusqu’à ce que se dresse soudain devant lui une porte, à la surface fendillée et rugueuse, une porte dont il se souvenait bien. Il la toucha et elle explosa en fragments. Ils s’éparpillaient encore vers le sol quand il franchit le seuil, des bouts de bois brisé tombant de ses épaules.

La salle, elle aussi, était telle qu’il se la rappelait, le ciel strié de folles nuées tourbillonnantes derrière le balcon, les murs fondus par le feu, la table cirée, la terrible cheminée avec ses flammes ronflantes sans chaleur. Quelques-uns de ces visages qui constituaient l’âtre, se crispant dans les tourments, hurlant en silence, s’imposaient à sa mémoire comme s’il les connaissait, mais il maintint le vide autour de lui, flottant dans le néant. Il était seul. Quand il regarda dans le miroir sur le mur, son visage était là, aussi net que si c’était lui-même. Il y a le calme dans le vide.

« Oui, dit Ba’alzamon qui se trouvait devant la cheminée, j’avais bien pensé qu’Aginor se laisserait subjuguer par son avidité. Toutefois, cela ne fait finalement pas de différence. Une longue quête mais maintenant terminée. Tu es ici et je sais qui tu es. »

Le vide dérivait au sein de la Lumière et Rand flottait au sein du vide. Il se raccrocha au sol de sa terre natale et eut la sensation d’un rocher solide, ferme et sec, de pierre sans pitié où seuls peuvent survivre les forts, seuls ceux qui sont aussi rudes que les montagnes. « Je suis las de fuir. » Il ne pouvait pas croire que sa voix avait ce ton si calme. « Je suis las que vous menaciez mes amis. Je ne veux plus fuir. »

Ba’alzamon, lui aussi, avait une corde, il s’en aperçut. Une corde noire, bien plus épaisse que la sienne, si large qu’un corps humain à côté aurait paru menu, et pourtant petite par contraste à côté de Ba’alzamon. Chaque pulsation de cette veine noire dévorait la clarté.

« Tu crois que cela fait une différence, que tu fuies ou que tu restes ? » Les flammes dans la bouche de Ba’alzamon rirent. Les visages dans l’âtre se mirent à pleurer devant la gaieté de leur maître. « Tu m’as échappé souvent et chaque fois je t’ai retrouvé et je t’ai fait ravaler ton orgueil avec des pleurnicheries comme assaisonnement. Tu as souvent tenu bon et combattu, puis vaincu tu t’es prosterné et implorant merci. Tu as ce choix, ver de terre, et ce choix seulement : agenouille-toi à mes pieds et sers-moi bien, alors je te donnerai une puissance dominant les trônes ; ou bien sois la marionnette fantoche de Tar Valon et hurle pendant que tu seras broyé jusqu’à n’être plus que la poussière du temps. »

Rand changea de pied, avec un coup d’œil derrière lui par l’embrasure de la porte comme s’il cherchait un moyen de s’échapper. Que le Ténébreux le croie. Au-delà du seuil, il y avait toujours le noir du néant, où tranchait le fil brillant qui partait de son corps. Et là-bas de l’autre côté la corde plus épaisse de Ba’alzamon s’étirait aussi, si noire qu’elle ressortait dans l’obscurité comme sur de la neige. Les deux cordes battaient telles des artères à contre-mesure, l’une après l’autre, la lumineuse résistant tout juste aux vagues de l’obscure.

« Il y a d’autres choix, riposta Rand. C’est la Roue qui tisse le Dessin, pas vous. Tous les pièges que vous m’avez tendus, je les ai évités. J’ai échappé à vos Évanescents et à vos Trollocs, j’ai échappé à vos Amis des Ténèbres. Je vous ai traqué jusqu’ici et j’ai détruit en chemin votre armée. Vous ne tissez pas le Dessin. »

Les yeux de Ba’alzamon flamboyèrent comme deux fournaises. Ses lèvres ne remuaient pas, mais Rand pensa entendre un juron hurlé à l’adresse d’Aginor. Puis les feux s’éteignirent, et ce visage humain ordinaire lui sourit d’une façon qui glaçait même au travers de la chaleur de la Lumière.

« On peut lever d’autres armées, imbécile. Et tu as suivi ma piste ? Toi larve sous une pierre, me traquer ? J’ai mis en place le tracé de ta route le jour de ta naissance, une voie qui te menait à ta tombe ou ici. Les Aielles autorisées à fuir et une à vivre pour prononcer les mots qui devaient résonner au fil des années. Jain Farstrider, un héros » – il prononçait les mots d’un ton de mépris moqueur – « que j’ai transformé en imbécile et envoyé aux Ogiers persuadé qu’il était libéré de moi. L’Ajah Noire, rampant sur le ventre comme des vers dans le monde entier à ta recherche. Je tire les ficelles et le Trône d’Amyrlin danse en s’imaginant avoir le contrôle des événements. »

Le vide vacilla ; Rand le raffermit précipitamment. Il connaît tout. Il pourrait l’avoir fait. Cela pourrait s’être passé comme il le dit. La Lumière réchauffa le vide. Le doute poussa un cri et fut peu à peu réduit au silence jusqu’à ce que n’en reste que la semence. Rand se débattit entre deux partis, ne sachant pas s’il voulait enterrer cette semence ou la faire croître. Le vide s’affirma, plus petit qu’avant, et il flotta dans le calme.

Ba’alzamon ne remarqua apparemment rien. « Peu importe que je t’aie vif ou mort, sauf pour toi, et pour le pouvoir qui pourrait être le tien. Tu me serviras, ou ce sera ton âme qui le fera. Toutefois, je préférerais que tu te mettes vivant à genoux devant moi plutôt que mort. Un seul Poing de Trollocs envoyé dans ton village alors que j’aurais pu en dépêcher mille. Un seul Ami des Ténèbres pour t’affronter quand cent auraient pu te surprendre endormi. Et toi, fol que tu es, tu ne les connais même pas tous, ni ceux qui sont devant, ni ceux qui sont derrière, ni ceux qui te côtoient. Tu es à moi, tu as toujours été mien, mon chien en laisse, et je t’ai amené ici pour que tu t’inclines devant ton maître ou que tu meures et laisses ton âme s’agenouiller.

— Je refuse de vous croire. Vous n’avez aucun pouvoir sur moi, et je ne m’inclinerai pas devant vous, ni vivant ni mort.

— Regarde, répliqua Ba’alzamon. Regarde. » Malgré lui, Rand tourna quand même la tête.

Egwene était là, ainsi que Nynaeve, pâles et effrayées, avec des fleurs dans les cheveux. Et une autre femme, un peu plus âgée que la Sagesse, belle, aux yeux noirs, vêtue d’une robe des Deux Rivières, brodée de fleurs aux couleurs vives autour de l’encolure.

« Maman ? » murmura-t-il, et elle sourit, d’un sourire résigné. Le sourire de sa mère. « Non ! Ma mère est morte et les deux autres sont à l’abri loin d’ici. Je ne vous crois pas ! » Egwene et Nynaeve s’estompèrent, devinrent une brume emportée par la brise, se dissipèrent. Kari al’Thor était toujours là, les yeux dilatés par la peur.

« Elle, du moins, répliqua Ba’alzamon, m’appartient pour en user à ma guise. »

Rand secoua la tête. « Je ne vous crois pas. » Il dut se forcer pour prononcer ces mots. « Elle est morte et hors de votre atteinte dans la Lumière. »

Les lèvres de sa mère tremblèrent. Des larmes roulèrent sur ses joues ; chacune le brûla comme une goutte d’acide. « Le Seigneur du Tombeau est plus fort qu’il ne l’a été jadis, mon fils, dit-elle. Son pouvoir est plus étendu. Le Père des Mensonges a une langue de miel pour les âmes sans méfiance. Mon fils. Mon fils unique, bien-aimé. Je voudrais t’épargner si je le pouvais, mais il est mon maître à présent, la loi de mon existence, je suis l’objet de son caprice. Je ne peux que lui obéir et me prosterner pour gagner sa faveur. Toi seul peux me libérer. Je t’en prie, mon fils. Je t’en prie, aide-moi. Aide-moi. Aide-moi ! JE T’EN PRIE ! »

La plainte s’arracha de ses lèvres comme des Évanescents au visage découvert, blêmes et sans yeux, l’entouraient. Ses vêtements furent arrachés par leurs mains exsangues, des mains qui tenaient des tenailles, des pinces et des choses qui piquaient, brûlaient, fouettaient sa chair nue. Son hurlement ne s’arrêtait pas.

Le cri de Rand lui fit écho. Le vide bouillonna dans son esprit. Son épée était dans sa main. Pas l’épée estampillée au héron, mais une lame de lumière, une épée de la Lumière. Au moment même où il la brandit, un éclair de feu blanc jaillit de la pointe, comme si la lame s’était allongée d’elle-même. Elle toucha l’Évanescent le plus proche, et une blancheur aveuglante emplit la salle, brillant à travers les Demi-Hommes comme une chandelle à travers du papier, les brûlant de part en part, aveuglant les yeux de Rand et les rendant incapables de voir ce qui se passait.

Du cœur de cette brillance, il entendit un chuchotement. « Merci, mon fils. La Lumière. La Lumière bénie. »

L’éclair s’éteignit et il se retrouva seul dans la salle avec Ba’alzamon. Les yeux de celui-ci ardaient comme le Gouffre du Destin, mais il recula devant l’épée comme si c’était la Lumière même. « Imbécile ! Tu vas te détruire ! Tu ne peux pas en user comme ça, pas encore ! Pas avant que je t’apprenne !

— C’est fini », répliqua Rand, et il abattit l’épée sur la corde noire de Ba’alzamon.

Ba’alzamon cria quand l’épée fendit l’air, cria à en faire trembler les murs de pierre, et ce cri interminable redoubla d’intensité quand l’épée de la Lumière trancha la corde. Les bouts séparés s’écartèrent brusquement comme s’ils avaient été sous tension. L’extrémité qui s’étirait jusque dans le néant extérieur commença à se recroqueviller quand elle sauta en arrière ; l’autre cingla Ba’alzamon que ce choc en retour projeta contre la cheminée. Il y eut un rire silencieux dans les clameurs muettes des visages torturés. Les murs frémirent et se fendirent ; le sol se souleva et des fragments de pierre détachés du plafond s’écrasèrent par terre.

Tandis que tout explosait autour de lui, Rand pointa l’épée sur le cœur de Ba’alzamon. « C’est fini ! »

De la lumière jaillit de l’épée, scintillant dans une pluie d’étincelles ardentes comme des gouttelettes de métal blanc en fusion. Gémissant, Ba’alzamon leva les bras dans un vain effort pour se protéger. Des flammes sifflèrent dans ses yeux, se joignant à d’autres flammes comme les pierres s’enflammaient, la pierre des murs qui se fendaient, la pierre du sol qui oscillait, la pierre qui tombait du plafond. Rand sentit s’amenuiser le fil brillant qui était attaché à lui, jusqu’à ce que seule demeure la luminosité, mais il se concentra avec une ardeur redoublée, ne sachant pas ce qu’il faisait, ni comment, sachant seulement que ceci devait finir. IL FALLAIT que cela finisse !

Le feu emplissait la salle, en une flamme unique. Rand vit Ba’alzamon se dessécher comme une feuille, l’entendit hurler, sentit ses clameurs crisper ses nerfs. La flamme devint une pure lumière blanche, plus vive que le soleil. Puis le dernier éclat du fil brillant s’éteignit, et Rand tomba à travers des ténèbres insondables où résonnait de moins en moins fort le hurlement de Ba’alzamon.

Quelque chose le frappa avec une force terrible, le réduisant à l’état de masse gélatineuse, et cette gelée trembla et cria sous l’effet d’un feu faisant rage en elle, d’un froid dévorant brûlant à jamais.

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