34 Le Dernier Village

La nuit était tombée quand ils arrivèrent au Gué-de-Cary, ayant mis plus longtemps que Rand ne l’avait escompté d’après ce qu’avait indiqué Maître Kinch quand il les avait déposés. Il se demanda si son appréciation du passage du temps n’était pas en train de s’altérer. Seulement trois soirs depuis Howal Gode et le bourg des Quatre-Rois, deux depuis que Paitr les avait pris par surprise à Shéran-le-Marché. Rien qu’une journée depuis que l’inconnue, Amie du Ténébreux, avait tenté de les tuer dans l’écurie du Serviteur de la Reine, mais même cela semblait remonter à un an, pour ne pas dire une éternité.

Quelque métamorphose que subisse le temps, le Gué-de-Cary donnait assez l’impression d’être normal, du moins à première vue. De coquettes maisons couvertes de vigne vierge, des ruelles étroites, à part la Route de Caemlyn, silencieuses et apparemment paisibles. Mais qu’y a-t-il sous ces apparences ? se demanda-t-il. Shéran-le-Marché avait eu l’air bien tranquille, de même que le bourg où cette femme… Il n’avait jamais su le nom du bourg et préférait ne pas y penser.

Des flots de lumière se déversaient par les fenêtres des maisons dans des rues pratiquement désertes. Ce qui convenait on ne peut mieux à Rand. Se faufilant d’un coin de rue à l’autre, il évitait les rares passants. Cramponné à son épaule, Mat se figeait quand un crissement de gravier annonçait l’approche de quelqu’un du pays, et se précipitait d’endroit sombre à endroit sombre quand la silhouette indistincte avait disparu.

La rivière Cary avait là trente mètres de large au plus et ses eaux noires coulaient à la paresseuse, mais le gué avait depuis longtemps été remplacé par un pont. Des siècles de pluie et de vent avaient usé les avant-becs en pierre des piles au point qu’ils donnaient l’impression d’être des formations naturelles. Des années de passage de chariots transportant des marchandises et de caravanes de marchands avaient usé aussi le bois des madriers. Les planches épaisses désajustées craquaient sous leurs souliers, résonnant aussi fort que des tambours. Longtemps après avoir traversé le bourg et s’être retrouvés en pleine campagne au-delà, Rand guetta la voix qui exigerait de savoir qui ils étaient. Ou pire : qui le saurait.

Au fur et à mesure de leur progression, les terres s’étaient peuplées, devenant de plus en plus exploitées. Il y avait constamment en vue des lumières de fermes. Des haies et des barrières s’alignaient le long de la route et des champs au-delà. Toujours des champs, pas un bout de forêt n’était proche de la route. On aurait dit qu’ils étaient perpétuellement aux abords d’un village, même quand ils se trouvaient à des heures du bourg le plus proche. Soignés et paisibles. Sans la moindre indication que des Amis du Ténébreux ou pire rôdaient dans les parages.

Brusquement, Mat s’assit sur la chaussée. Il avait repoussé l’écharpe au sommet de sa tête, maintenant que la seule clarté venait de la lune. Il marmotta : « Deux pas font un empan. Mille empans un quart de lieue. Quatre mille empans une lieue… Je refuse de faire dix pas de plus sauf s’il y a au bout un endroit pour dormir. Quelque chose à manger ne serait pas non plus de refus. Tu n’as rien caché dans tes poches, par hasard ? Une pomme, peut-être. Je ne te le reprocherais pas si c’était le cas. Tu pourrais au moins chercher. »

Rand inspecta la route dans les deux sens. Ils étaient les seuls à se déplacer dans la nuit. Il jeta un coup d’œil à Mat qui avait ôté un de ses brodequins et se massait le pied. Ou ils avaient été les seuls. Lui aussi avait mal aux pieds. Un frisson lui parcourut les jambes comme pour l’avertit qu’il n’avait pas encore récupéré autant de forces qu’il le pensait.

Des tas noirs se dressaient dans un champ juste devant eux. Des meules de foin rapetissées par des prélèvements de fourrage pour servir de nourriture cet hiver, mais néanmoins des meules.

Il poussa Mat du bout du pied. « Nous dormirons là-bas.

— Encore des meules de foin », soupira Mat, mais il renfila son soulier et se mit debout.

Le vent se levait, la fraîcheur de la nuit s’accentuait. Ils enjambèrent les perches lisses de la clôture et se creusèrent vite un trou dans le foin. La bâche qui protégeait le foin de la pluie empêchait au vent de passer.

Rand se tourna et se retourna dans le nid qu’il s’était aménagé jusqu’à ce qu’il trouve une position confortable. Le foin réussissait encore à le piquer à travers ses vêtements, mais il avait appris à s’en accommoder. Il essaya de compter le nombre de meules au creux desquelles il avait dormi depuis Pont-Blanc. Dans les contes, les héros n’étaient jamais obligés de dormir dans les meules de foin ni sous des haies. Mais feindre de se croire un héros de légende n’était pas facile, plus maintenant, même pour cinq minutes. En soupirant, il releva son col avec l’espoir que des brins de foin ne se glisseraient pas le long de son dos.

« Rand ? dit tout bas Mat. Rand, penses-tu que nous y arriverons ?

— À Tar Valon ? C’est encore loin, mais…

— À Caemlyn. Tu estimes que nous atteindrons Caemlyn ? »

Rand redressa la tête, mais leur refuge était obscur ; seule la voix de Mat lui indiquait où il était. « Maître Kinch a dit deux jours. Après-demain, le jour suivant, nous y serons.

— S’il n’y a pas une centaine d’Amis du Ténébreux qui nous attendent en chemin, ou encore un Évanescent ou deux. » Il y eut un silence pendant un instant, puis Mat reprit : « Je suis persuadé que nous sommes les seuls qui restent, Rand. » Il donnait l’impression d’avoir peur. « Quoi qu’il en soit de cette aventure, il n’y a plus que nous deux à présent. Rien que nous deux. »

Rand fit un signe de dénégation. Il savait que Mat ne le verrait pas dans l’obscurité mais c’était davantage pour lui-même que pour Mat, en vérité. « Dors donc, Mat », répliqua-t-il d’une voix lasse. N’empêche que lui-même resta longtemps les yeux ouverts avant d’être pris par le sommeil. Rien que nous deux.

Le chant d’un coq le réveilla et il s’extirpa du foin en brossant ses vêtements dans les premières lueurs d’avant l’aube. En dépit de ses précautions, des brins d’herbe sèche s’étaient infiltrés dans son dos ; les tiges accrochées entre ses omoplates le démangeaient. Il enleva sa tunique et sortit sa chemise de ses chausses pour enlever ces tiges. Il avait une main descendant le long de son cou et l’autre qui remontait en se tortillant quand il s’avisa qu’il y avait du monde à proximité.

Le soleil n’avait pas encore paru, mais déjà des gens, par un ou par deux, défilaient de façon ininterrompue sur la route en direction de Caemlyn, quelques-uns avec des sacs ou des paquets sur le dos, d’autres avec simplement un bâton de marche, si même ils en avaient. La plupart étaient des hommes jeunes mais, de temps à autre, il y avait une jeune fille ou une femme plus âgée. Tous sans exception avaient l’apparence avachie par le voyage de qui a longtemps marché. Certains gardaient les yeux baissés sur leurs pieds et, en dépit de l’heure matinale, leurs épaules se voûtaient de fatigue ; d’autres fixaient un point invisible devant eux, en direction de l’aube.

Mat sortit de la meule en roulant sur lui-même et se gratta vigoureusement. Il ne s’interrompit que le temps de draper l’écharpe autour de sa tête ; elle lui ombrageait un peu moins les yeux ce matin. « Tu penses que nous dénicherons quelque chose à manger, aujourd’hui ? »

L’estomac de Rand émit solidairement un gargouillis. « Nous y réfléchirons quand nous serons en route », dit-il. Remettant précipitamment ses vêtements en ordre, il extirpa du foin sa part de leurs bagages.

Quand ils arrivèrent au bord du pré, Mat remarqua à son tour le défilé. Il s’arrêta dans le champ, les sourcils froncés, pendant que Rand escaladait la clôture. Un jeune homme, guère plus âgé qu’eux, leur jeta un coup d’œil au passage. Ses habits étaient poussiéreux, ainsi que le rouleau de matériel de couchage accroché dans son dos.

« Où allez-vous ? lança Mat.

— Eh bien, à Caemlyn, voir le Dragon », cria en réponse le garçon sans s’arrêter. Il haussa un sourcil ironique à l’adresse des couvertures et sacoches de selle suspendues à leurs épaules et ajouta : « Exactement comme vous. » Il rit et continua à marcher, son regard fouillant déjà avec ardeur le chemin devant lui.

Mat posa plusieurs fois la même question pendant la journée, et les seules personnes qui ne répondirent pas de façon identique étaient les habitants de la région. Et si ceux-là répondaient, c’était en crachant par terre et en se détournant avec mépris. Ils se détournaient mais restaient sur leurs gardes. Ils dévisageaient tous les voyageurs pareillement, du coin de l’œil. Visiblement, à leur expression, pour eux les étrangers étaient capables de n’importe quoi si on ne les surveillait pas de près.

Les natifs du pays n’étaient pas seulement méfiants à l’égard des étrangers, ils semblaient plus qu’un peu contrariés. Il y avait juste assez de gens sur la route, juste assez disséminés pour que, lorsque les charrettes des paysans apparurent au moment où le soleil surgit à l’horizon, leur allure habituellement lente soit ralentie encore de moitié. Aucun n’était en humeur d’offrir d’emmener qui que ce soit. Une mine revêche, et peut-être un juron à l’idée du retard qu’ils prenaient dans leurs travaux, était la réaction la plus courante.

Les chariots des marchands passaient sans guère plus d’encombre qu’un brandissement de poings, qu’ils roulent vers Caemlyn ou en viennent. Quand, de bonne heure, le premier convoi surgit à un trot soutenu, alors que le soleil était juste au-dessus de l’horizon derrière les chariots, Rand s’écarta de la chaussée. Ils ne donnaient aucun signe de vouloir ralentir et il vit d’autres gens se précipiter hors du chemin. Il monta complètement sur le bas-côté mais continua à marcher.

L’ombre d’un mouvement comme le premier chariot approchait avec fracas fut le seul avertissement qu’il reçut. Il se retrouva aplati par terre tandis que le fouet du charretier claquait en l’air à l’endroit où s’était trouvée sa tête. D’où il gisait, il croisa le regard du conducteur quand le chariot le dépassa. Des yeux à l’expression dure au-dessus d’une bouche pincée dans une grimace. Pas l’ombre d’une inquiétude qu’il l’ait cinglé au sang ou lui ait arraché un œil.

« Que la Lumière t’aveugle ! cria Mat derrière le chariot. Tu ne peux pas… » Un convoyeur à cheval le frappa à l’épaule avec le talon de sa lance, le projetant au sol par-dessus Rand.

« Ôte-toi de là, espèce de sale Ami du Ténébreux ! » grommela le convoyeur sans ralentir.

Après quoi, ils se tinrent à distance des chariots. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y en avait pas mal. Le cliquetis et le ferraillement d’un convoi avaient à peine diminué qu’on entendait l’arrivée d’un autre. Convoyeurs et charretiers, tous regardaient les voyageurs cheminant à pied vers Caemlyn comme s’ils voyaient marcher de la crotte.

Une fois, Rand évalua mal la dimension du fouet d’un roulier, juste de la longueur du bout de la mèche. Plaquant la main sur l’entaille peu profonde au-dessus de son sourcil, il déglutit pour se retenir de vomir en pensant de combien peu s’en était fallu que la mèche lui crève un œil. Le routier ricana en le regardant. De son autre main, Rand empoigna Mat pour l’empêcher d’encocher une flèche. Il dit :

« Laisse tomber. » Il eut un brusque mouvement de tête vers les convoyeurs chevauchant à côté des chariots. Quelques-uns riaient, d’autres regardaient fixement l’arc de Mat. « Si nous avons de la chance, il se contenteront de nous bâtonner à coups de lance. Si nous sommes chanceux. »

Mat grommela d’un ton amer, mais il se laissa entraîner par Rand à redescendre sur la route.

Par deux fois, des escadrons de Gardes de la Reine arrivèrent au trot sur la route, les pennons au bout de leurs lances ondulant dans le vent. Des fermiers les hélaient, car ils voulaient que quelque chose soit fait au sujet des étrangers et les Gardes s’arrêtaient toujours patiemment pour les entendre. Près de midi, Rand s’arrêta pour écouter une de ces conversations.

Derrière les barres du ventail de son casque, la bouche du capitaine de la Garde se pinçait en une ligne serrée. « Si l’un d’eux vole quelque chose ou s’introduit dans votre propriété, répliqua-t-il d’une voix rogue au fermier efflanqué qui se tenait, la mine soucieuse, près de son étrier, je le ferai comparaître devant un magistrat, mais ils n’enfreignent aucune loi de la Reine quand ils empruntent le grand chemin.

— Mais il y en a partout, protesta le fermier. Qui sait qui ils sont ou ce qu’ils sont. Toutes ces histoires à propos du Dragon…

— Par la Lumière, mon brave ! Vous n’en avez qu’une poignée par ici. Les remparts de Caemlyn sont prêts à exploser tant ils pullulent et d’autres arrivent tous les jours. » L’expression rude du capitaine s’assombrit encore lorsqu’il aperçut Rand et Mat, debout à côté d’eux. Il désigna la route d’un gantelet renforcé d’acier. « Dégagez, sinon je vous arrête pour entrave à la circulation. »

Sa voix n’avait pas un ton plus brusque avec eux qu’avec le fermier ; mais ils se remirent en marche. Le regard du capitaine les suivit pendant un moment ; Rand le sentait peser sur son dos. Il soupçonnait les Gardes d’avoir peu de patience de reste pour les voyageurs et aucune sympathie pour un voleur affamé. Il décida de s’opposer à Mat s’il suggérait de nouveau de voler des œufs.

Néanmoins, cette foule de chariots et de gens sur le grand chemin avait son bon côté, surtout le nombre de jeunes se rendant à Caemlyn. Pour les Amis du Ténébreux qui les rechercheraient, ce serait comme d’essayer de repérer deux pigeons en particulier parmi mille autres. Si lors de la Nuit de l’Hiver le Myrddraal n’avait pas su exactement à qui s’en prendre, peut-être que son homologue n’y réussirait pas mieux ici.

Son estomac gargouillait fréquemment, lui rappelant qu’ils n’avaient pour ainsi dire plus d’argent, en tout cas pas assez pour un repas aux prix demandés aussi près de Caemlyn. À un moment donné, il se rendit compte qu’il avait la main sur l’étui de la flûte et il le repoussa fermement dans son dos. Gode avait été au courant de la flûte et des tours de jonglerie. Qui sait ce que Ba’alzamon avait appris de lui avant la fin – si ce que Rand avait vu était bien la fin – ou quelles indications avaient été transmises à d’autres Amis du Ténébreux.

Il jeta un coup d’œil empreint de regret à une ferme devant laquelle ils passaient. Un homme patrouillait le long des clôtures avec une paire de chiens qui grondaient et tiraient sur leur laisse. L’homme avait l’air de n’attendre que le moindre prétexte pour les lâcher. Ce n’est pas toutes les fermes qui avaient sorti les chiens, mais aucune n’offrait de petits travaux aux voyageurs.

Avant le coucher du soleil, Mat et lui traversèrent deux autres bourgs. Les villageois rassemblés en petits groupes discutaient entre eux en regardant passer ce flot continu. Leur expression n’était pas plus amicale que celle des fermiers ou des charretiers, ou des Gardes de la Reine. Tous ces étrangers qui allaient voir le faux Dragon. Les imbéciles qui n’avaient pas assez de sagesse pour rester chez eux. Peut-être des partisans du faux Dragon. Peut-être même des Amis du Ténébreux. S’il y avait une différence entre les deux.

Avec la venue du soir, le flot commença à s’amenuiser au second bourg. Les quelques-uns qui avaient de l’argent disparurent dans l’auberge apparemment, non sans un peu de discussion pour être admis à l’intérieur ; d’autres commencèrent à se mettre en quête de haies propices ou de champs sans chien. Au crépuscule, Mat et lui avaient la Route de Caemlyn pour eux seuls. Mat commença à parler de trouver une meule de foin, mais Rand insista pour continuer.

« Aussi longtemps qu’on peut distinguer la route, dit-il, le chemin que nous aurons fait avant de nous arrêter, ce sera autant d’avance que nous gagnerons. » S’ils te poursuivent. Pourquoi courraient-ils après toi maintenant, alors qu’ils ont attendu que tu parviennes tellement loin ?

L’argument suffit à Mat. Jetant fréquemment un coup d’œil par-dessus son épaule, il hâta le pas. Rand dut se dépêcher pour rester à sa hauteur.

L’obscurité s’épaissit, à peine allégée par un peu de clair de lune. L’accès d’énergie de Mat s’épuisa, et ses récriminations recommencèrent. Des nœuds douloureux se formaient dans les mollets de Rand. Il se dit qu’il avait marché plus loin en travaillant avec Tam à la ferme pendant une dure journée, mais il eut beau se le répéter, il ne réussit pas à s’en convaincre. Il serra les dents et, refusant de tenir compte des crampes et douleurs, ne s’arrêta pas.

Mat se plaignant et lui-même se concentrant sur chaque nouveau pas, ils arrivèrent presque au village avant qu’il aperçoive les lumières. Il s’immobilisa en chancelant, soudain conscient d’une brûlure qui montait des pieds jusqu’en haut des jambes. Il se dit qu’il devait avoir une ampoule au pied droit.

À la vue des lumières du village, Mat s’affaissa sur les genoux avec un gémissement. « Est-ce qu’on peut s’arrêter, maintenant ? dit-il d’une voix haletante. Ou bien as-tu l’intention d’aller dans une auberge accrocher une pancarte pour nous signaler aux Amis du Ténébreux ? Ou à un Évanescent ?

— On s’arrêtera de l’autre côté du bourg », répliqua Rand qui contemplait les lumières. À cette distance, dans le noir, ç’aurait pu être le Champ d’Emond. Qu’est-ce qui guette là ? « Rien qu’un quart de lieue.

— Rien que ça ! Je ne fais pas un pas de plus. » Rand se sentait les jambes en feu, mais il se força à mettre un pied devant l’autre. La marche ne devint pas plus facile, mais il persévéra. Il n’avait pas avancé de dix pas qu’il entendit Mat trébucher à sa suite en marmonnant. Il ne comprit pas ce que disait Mat et réfléchit que c’était aussi bien.

L’heure était assez tardive pour que les rues du village soient désertes, bien que la plupart des maisons aient au moins une fenêtre avec de la lumière. L’auberge au centre du bourg était brillamment éclairée, entourée d’un halo doré qui repoussait les ténèbres. De la musique et des rires, étouffés par des murs épais, filtraient hors du bâtiment. L’enseigne au-dessus de la porte grinçait au vent. De leur côté de l’auberge, une charrette et un cheval attendaient sur la Route de Caemlyn tandis qu’un homme en vérifiait l’attelage. Deux autres hommes se tenaient à l’autre bout de l’auberge, juste à la lisière de la flaque de clarté.

Rand s’arrêta dans le noir, près d’une maison où rien n’était allumé. Il était trop fatigué pour chercher un détour par les petites rues. Une minute de repos ne serait pas de trop. Juste une minute. Juste le temps que les hommes s’en aillent. Mat s’affaissa contre le mur avec un soupir de soulagement, s’adossant comme s’il avait l’intention de s’endormir sur place.

Les hommes à la limite de l’ombre avaient quelque chose qui causait un certain malaise à Rand. Il ne parvint pas à mettre le doigt sur quoi que ce soit, au début, mais il s’aperçut que l’homme à la charrette éprouvait la même sensation que lui. Il arriva à l’extrémité de la courroie qu’il vérifiait, ajusta le mors dans la bouche du cheval, puis revint en arrière et recommença ses vérifications depuis le début. Il gardait tout le temps la tête baissée, les yeux fixés sur ce dont il s’occupait sans jamais les tourner vers les autres. Ç’aurait pu être simplement qu’il ne se rendait pas compte de leur présence, encore qu’ils aient été à moins de cinquante pas, s’il n’y avait pas eu cette raideur dans ses mouvements et l’attitude gauche qu’il prenait parfois afin de ne pas être face à eux.

L’un des deux hommes dans l’ombre n’était qu’une forme noire, mais l’autre se trouvait davantage éclairé, le dos à Rand. Même ainsi, c’était évident que la conversation qu’il avait ne le remplissait pas d’allégresse. Il se tordait les mains et tenait les yeux à terre, hochant la tête avec brusquerie en signe d’acquiescement à ce que disait l’autre. Rand n’entendait rien, mais il eut l’impression que c’était l’homme dans l’Ombre qui parlait tout le temps ; l’homme nerveux se contentait d’écouter, d’acquiescer et de se tordre les mains avec anxiété.

Finalement, celui qui était enveloppé de ténèbres s’éloigna et le nerveux rentra dans le cercle de lumière. En dépit de la fraîcheur la température, il s’épongeait la figure avec le long tablier qu’il portait, comme s’il était trempé de sueur.

La peau toute fourmillante, Rand regarda la silhouette s’éloigner dans la nuit. Sans qu’il sache pourquoi, son malaise semblait s’attacher à cette forme, un vague picotement dans la nuque et les poils se hérissant sur ses bras comme s’il se rendait subitement compte que quelque chose s’approchait subrepticement de lui. Il s’ébroua d’un mouvement vif et se frotta les bras avec énergie. Te voilà donc aussi bête que Mat, dis-moi ?

À ce moment, la silhouette se faufila à la limite de la lumière tombant d’une fenêtre – juste au bord – et Rand eut la chair de poule. L’enseigne de l’auberge se balançait dans le vent en grinçant – cri-cri-cri – mais le manteau noir ne remuait absolument pas.

« Un Évanescent », chuchota-t-il, et Mat se redressa d’une secousse comme s’il avait crié.

« Quoi… ? »

Il plaqua la main sur la bouche de Mat. « Chut. » La forme sombre avait disparu dans la nuit. Où ? « Il est parti, maintenant. Je crois. Je l’espère. » Il ôta sa main ; le seul son qui émana de Mat fut une longue aspiration.

L’homme nerveux avait presque atteint la porte de l’auberge. Il s’arrêta et lissa son tablier, se composant visiblement une attitude avant d’entrer.

« De drôles d’amis que vous avez là, Raimun Holdwin », dit soudain l’homme à la charrette. C’était une voix d’homme âgé mais ferme. Il se redressa en secouant la tête. « De drôles d’amis à fréquenter dans le noir pour un aubergiste. »

L’homme nerveux avait sursauté quand il avait pris la parole, en regardant autour de lui comme s’il remarquait seulement la charrette et l’autre homme. Il respira à fond et se reprit, puis questionna d’un ton sec : « Qu’est-ce que vous voulez dire par là, Almen Bunt ?

— Exactement ce que j’ai dit, Holdwin. Il n’est pas du pays, hein ? Des quantités de gens bizarres passent par ici, ces dernières semaines. Une quantité folle de drôles de types.

— Vous êtes bien qualifié pour en juger. » Holdwin pencha la tête de côté. « Je connais beaucoup de gens, même des gens de Caemlyn. Pas comme vous, enterré tout seul dans votre trou de ferme. » Il marqua une pause, puis continua comme s’il se croyait obligé de s’expliquer. « Il est du bourg des Quatre-Rois. Y recherche deux voleurs. Des jeunes. Ils lui ont pris une épée à la marque du héron. »

Rand avait eu le souffle coupé à la mention des Quatre-Rois ; à celle de l’épée, il jeta un coup d’œil à Mat. Son ami avait le dos pressé contre le mur et scrutait la pénombre avec des yeux si écarquillés qu’ils semblaient tout blancs. Rand avait envie, lui aussi, de sonder la nuit – le Demi-Homme pouvait se trouver n’importe où – mais ses yeux revinrent aux deux hommes devant l’auberge.

« Une épée estampillée au héron ! s’exclama Bunt. Pas étonnant qu’il ait envie de la récupérer. »

Holdwin hocha la tête. « Oui, et eux aussi. Mon ami est quelqu’un de riche, un… un marchand, et ils ont suscité des ennuis parmi les hommes qui travaillent pour lui. Raconté des histoires à dormir debout et bouleversé les gens. Ce sont des Amis du Ténébreux et aussi des partisans de Logain.

— Des Amis du Ténébreux et des partisans du faux Dragon ? Et racontant aussi des histoires invraisemblables ? C’est beaucoup pour de jeunes gars. Vous avez dit qu’ils étaient jeunes ? » Il y avait une note soudaine d’amusement dans la voix de Bunt, mais l’aubergiste ne parut pas s’en apercevoir.

« Oui. Pas encore vingt ans. Il y a une récompense – cent couronnes d’or – pour les deux. » Holdwin hésita, puis ajouta : « Ils ont la langue dorée, ces deux-là. La Lumière seule sait quel genre d’histoires ils raconteront pour essayer de dresser les gens les uns contre les autres. Et ils sont dangereux aussi, sans en avoir l’air. Mauvais. Au cas où vous penseriez les avoir repérés, gardez vos distances, cela vaudra mieux. Deux jeunes avec une épée, et l’un et l’autre regardant par-dessus leur épaule. Si ce sont bien eux, mon… mon ami les arrêtera une fois qu’ils seront localisés.

— Vous donnez presque l’impression d’être capable de les reconnaître rien qu’à les voir.

— Je les reconnaîtrai quand je les verrai, déclara Holdwin avec assurance. Seulement n’essayez pas de les arrêter vous-même. Pas la peine de risquer que quelqu’un attrape du mal. Venez me prévenir si vous les voyez. Mon… ami s’occupera d’eux. Cent couronnes pour les deux, mais il veut les deux à la fois.

— Cent couronnes pour les deux, répéta Bunt d’un ton rêveur. Et combien pour l’épée dont il a tellement envie ? »

Tout d’un coup, Holdwin parut se rendre compte que l’autre se moquait de lui. « Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça, lança-t-il d’un ton sec. Vous êtes toujours entiché de votre projet ridicule, à ce que je constate.

— Pas tellement ridicule, répliqua Bunt avec placidité. Il n’y aura peut-être pas d’autre faux Dragon à voir avant que je meure – que la Lumière m’exauce ! – et je suis trop vieux pour bouffer la poussière d’un marchand quelconque tout le long du chemin jusqu’à Caemlyn. J’aurai la route pour moi et je serai demain de bonne heure à Caemlyn.

— La route pour vous seul ? » La voix de l’aubergiste avait un frémissement déplaisant. « On ne peut jamais savoir ce qu’on risque de rencontrer la nuit, Almen Bunt. Seul sur la route dans le noir. Quelqu’un vous entendrait-il hurler, que personne ne débâclerait sa porte vous secourir. Pas à notre époque, Bunt. Pas votre plus proche voisin. »

Ce qui ne démonta nullement le vieux fermier ; sa réponse fut aussi calme qu’auparavant. « En supposant que les Gardes de la Reine soient incapables d’assurer la sécurité sur la route à une telle proximité de Caemlyn, alors aucun de nous n’est en sécurité même dans son lit. À mon avis, voyez-vous, une chose que pourraient faire les Gardes pour que les routes soient sûres serait de mettre aux fers cet ami à vous. Qui rôde dans le noir, et qui a peur de laisser quiconque le voir. Ne me dites pas qu’il n’a pas une mauvaise idée en tête.

— Peur ! s’exclama Holdwin. Espèce de vieil imbécile, si vous saviez… » Ses mâchoires se serrèrent subitement dans un claquement sec et il se secoua. « Je me demande pourquoi je perds mon temps avec vous. Fichez-moi le camp ! Cessez d’encombrer le seuil de mon établissement. » La porte de l’auberge se referma derrière lui avec un boum retentissant.

Marmonnant entre ses dents, Bunt saisit le bord du siège du conducteur et posa le pied sur le moyeu de la roue.

Rand n’hésita qu’une minute. Mat l’empoigna par le bras dès son premier pas.

« Es-tu fou, Rand ? Il va sûrement nous reconnaître !

— Tu préfères rester ici ? Avec un Évanescent dans les parages ? Crois-tu que nous irons loin à pied avant qu’il nous rattrape ? » Il essaya de ne pas réfléchir à la distance qu’ils auraient parcourue en charrette si l’Évanescent les trouvait. D’une secousse, il se libéra de Mat et s’avança d’un pas rapide dans la rue. Il tenait sa cape soigneusement fermée pour que l’épée soit cachée ; ce que le vent et le froid justifiaient fort bien.

« Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre que vous vous rendiez à Caemlyn », dit-il.

Bunt sursauta et extirpa prestement de la charrette un long bâton. Son visage tanné était une masse de rides, la moitié de ses dents avaient disparu, mais ses mains noueuses tenaient le bâton avec fermeté. Au bout d’une minute, il abaissa sur le sol une des extrémités du bâton et s’appuya sur l’autre. « Alors, vous deux, vous allez à Caemlyn. Voir le Dragon, hein ? »

Rand ne s’était pas rendu compte que Mat l’avait suivi. Toutefois, Mat se tenait soigneusement à l’écart, hors du cercle de clarté, surveillant l’auberge et le vieux fermier avec autant de défiance qu’il observait la nuit.

« Le faux Dragon », souligna Rand.

Bunt hocha la tête. « Bien sûr. Bien sûr. » Il jeta un coup d’œil de côté à l’auberge, puis fourra brusquement le bâton de nouveau sous le siège. « Eh bien, si vous voulez que je vous emmène, montez. J’ai assez perdu de temps. » Il grimpait déjà sur le siège.

Rand escalada l’arrière de la charrette comme le fermier secouait les guides. Mat courut le rejoindre quand la charrette s’ébranla. Rand l’agrippa par les bras et le hissa à bord.

Le village disparut vite dans le noir au train que menait Bunt. Rand s’était étendu sur le plancher nu au fond de la charrette, luttant contre le grincement berceur des roues. Mat étouffait ses bâillements avec le poing, parcourant la campagne d’un regard soupçonneux. L’obscurité pesait lourdement sur les champs et les fermes, trouée ça et là par les lumières des maisons. Ces lumières semblaient lointaines, semblaient tenter en vain de résister à la nuit. Un hibou ulula, un cri funèbre, et le vent poussa une plainte d’âmes perdues dans les Ténèbres.

Il peut se trouver n’importe où là-bas, songea Rand.

Bunt parut ressentir lui aussi l’oppression ambiante, car il prit soudain la parole. « Êtes-vous jamais allés à Caemlyn déjà, vous deux ? » Il eut un petit rire. « J’parie que non. Eh bien, attendez de la voir. La plus grande ville du monde. Oh, j’ai entendu tout ce qu’on a dit d’Illian, d’Ebou Dar, de Tear et des autres – il y a toujours un jobard pour s’imaginer qu’une chose est plus grande et plus belle simplement parce qu’elle se trouve quelque part au-delà de l’horizon – mais, à mon avis, Caemlyn est la plus magnifique qui existe. Ne pourrait pas être plus belle. Non, pas possible. Sauf, peut-être, si la Reine Morgase, que la Lumière l’illumine, se débarrasse de cette sorcière de Tar Valon. »

Rand, couché sur le dos, la tête étayée par son rouleau de couvertures perché sur le paquet du manteau de Thom en guise d’oreiller, regardait la nuit défiler et laissait le flot de paroles du fermier déferler. Une voix humaine tenait en échec l’obscurité et amortissait le vent lugubre. Il se contorsionna pour regarder la masse sombre du dos de Bunt. « Vous voulez parler d’une Aes Sedai ?

— De quoi est-ce que je voudrais parler d’autre ? Tapie là-bas au Palais comme une araignée. Je suis un serviteur fidèle de la Reine – ne dites pas le contraire – mais ce n’est pas bien. Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’Élaida a trop d’influence sur la Reine. Pas moi. Et quant aux imbéciles qui proclament qu’Elaida est la reine de fait en tout sauf de nom… » Il cracha dans le noir. « Voilà pour eux. Morgase n’est pas une marionnette que manipulera jamais une sorcière de Tar Valon. »

Une autre Aes Sedai. Si… quand Moiraine viendra à Caemlyn, possible qu’elle aille trouver une consœur Aes Sedai. Si le pire se produisait, cette Elaida les aiderait peut-être à atteindre Tar Valon. Il se tourna vers Mat et, exactement comme s’il avait prononcé les mots à haute voix, Mat secoua négativement la tête. Il ne voyait pas les traits de Mat, mais il savait qu’ils étaient figés dans une expression de refus.

Bunt continua à parler, secouant légèrement les guides quand son cheval ralentissait l’allure mais, sinon, laissant ses mains reposer sur ses genoux. « Je suis un serviteur fidèle de la Reine, je le répète, mais même les imbéciles disent parfois quelque chose qui en vaut la peine. Même un porc aveugle réussit à trouver un gland. Il faut des changements. Ce temps, ces récoltes qui avortent, les vaches qui tarissent, les veaux et les agneaux mort-nés ou nés avec deux têtes. Ces maudits corbeaux n’attendent même pas que les choses meurent. Les gens ont peur. Ils ont envie de rejeter le blâme sur quelqu’un. Des portes se trouvent marquées du Croc du Dragon. Des choses errent furtivement dans la nuit. Des granges brûlent. Des individus traînent dans les parages comme cet ami de Holdwin qui vous donne la frousse. La Reine doit faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. Vous comprenez ça, hein ? »

Rand répondit par un son diplomatique. Apparemment, ils étaient encore plus chanceux qu’il ne l’avait cru d’avoir trouvé ce vieil homme et sa charrette. Ils auraient risqué de ne pas aller plus loin que ce dernier village s’ils avaient attendu le jour. Des choses errant dans la nuit. Il se souleva pour regarder dans l’obscurité par-dessus le côté de la charrette. Des ombres et des formes semblaient se tordre dans le noir. Il se laissa choir de nouveau à plat avant que son imagination le persuade qu’il y avait quelque chose là-bas.

Bunt prit sa réponse pour un acquiescement. « D’accord, je suis un serviteur fidèle de la Reine et je me mettrai en travers du chemin de quiconque essaierait de lui nuire, mais j’ai raison. Tenez, prenez la Damoiselle Elayne et le Seigneur Gawyn. Là, un changement ne nuirait pas et pourrait arranger en bien la situation. Certes, nous avons toujours fait comme ça en Andor. Envoyé la Fille-Héritière à Tar Valon étudier avec les Aes Sedai et le fils aîné s’instruire auprès des Liges. Je crois aux traditions, bien sûr, mais regardez ce que cela nous a valu la dernière fois. Luc mort dans la Grande Désolation avant même d’avoir été consacré Premier Prince de l’Épée et Tigraine disparue – en fugue ou morte – quand le moment est venu pour elle de monter sur le trône. Cela nous tourmente encore.

« Certains disent qu’elle est toujours vivante, que Morgase n’est pas la souveraine légitime. Tristes idiots. Je me rappelle ce qui s’est passé. M’en souviens comme si c’était hier. Pas de Fille-Héritière pour prendre le trône quand la vieille Reine est morte, et toutes les Maisons d’Andor qui complotaient et bataillaient pour avoir le gâteau. Et Taringail Damodred. On n’aurait jamais cru qu’il avait perdu sa femme, à le voir si acharné à calculer quelle Maison allait gagner pour qu’il puisse se remarier et devenir enfin Prince Consort. Eh bien, il y a réussi, quoique pourquoi Morgase a choisi… ah, aucun homme ne connaît ce qui se passe dans la tête d’une femme, et une reine est deux fois femme, mariée à un homme, mariée au pays. En tout cas, Taringail Damodred a eu ce qu’il voulait, même si ce n’est pas comme il le voulait.

« Il avait entraîné avant dans le complot le pays de Cairhien et on sait comment ça a fini. L’Arbre abattu et des Aiels voilés de noir qui ont passé par-dessus les Remparts du Dragon. Ma foi, il s’est fait convenablement tuer après avoir engendré Elayne et Gawyn, alors cela met un point final à l’affaire, je suppose. Mais pourquoi les envoyer à Tar Valon ? Il est temps que l’on cesse de relier perpétuellement le trône d’Andor et Tar Valon. S’ils sont obligés de partir de chez eux pour apprendre ce dont ils ont besoin, eh bien, Illian a des bibliothèques aussi bonnes que Tar Valon, et elles en apprendront à la Damoiselle Elayne autant que ces sorcières sur la façon de gouverner et d’intriguer. Personne ne sait ruser mieux qu’un Illianien. Et si les Gardes ne sont pas capables d’enseigner suffisamment bien le métier des armes au Seigneur Gawyn, ma foi, ils ont aussi des soldats en Illian. Et dans le Shienar et dans le Tear de même, d’ailleurs. Je suis un loyal serviteur de la Reine, mais je dis qu’il faut arrêter toutes ces relations avec Tar Valon. Trois mille ans, c’est assez long. Trop long. La Reine Morgase peut nous diriger et maintenir l’ordre sans aide de la Tour Blanche. Croyez-moi, c’est une femme qui rend un homme fier de s’agenouiller devant elle pour recevoir sa bénédiction. Tenez une fois… »

Rand lutta contre le sommeil que réclamait son corps avec insistance, mais le grincement et le balancement cadencés de la charrette le berçaient et il perdit peu à peu conscience, emporté par le flot monotone de la voix de Bunt. Il rêva de Tam. Pour commencer, ils étaient assis à la grande table de chêne, dans la ferme, en train de boire du thé pendant que Tam lui parlait de Princes Consorts, de Filles-Héritières, des Remparts du Dragon et d’Aiels voilés de noir. L’épée marquée au signe du héron était posée sur la table entre eux, mais ils ne la regardaient ni l’un ni l’autre. Subitement, il se retrouva dans le Bois de l’Ouest, tirant le travois improvisé dans la nuit illuminée par la lune. Quand il tourna la tête, ce n’est pas son père qui était sur le travois mais Thom, assis en tailleur et jonglant au clair de lune.

« La Reine est mariée au pays, déclara Thom pendant que les balles de couleur dansaient en cercle, mais le Dragon… mais le Dragon fait corps avec le pays et le pays ne fait qu’un avec le Dragon. »

Dans le lointain, Rand vit approcher un Évanescent, son manteau noir insensible au vent, son cheval passant sans bruit tel un fantôme au milieu des arbres.

Deux têtes coupées pendaient à la selle du Myrddraal, dégoulinantes de sang qui coulait en ruisseaux plus sombres sur l’épaule noire comme du charbon de sa monture. Lan et Moiraine, aux traits déformés par des crispations de souffrance. L’Évanescent avançait en tirant après lui une poignée de cordes. Chaque corde aboutissait aux poignets liés d’un de ceux qui couraient derrière les sabots silencieux, le visage figé par le désespoir. Mat et Perrin. Et Egwene.

« Pas elle ! cria Rand. Que la Lumière vous anéantisse, c’est moi que vous voulez, pas elle ! »

Le Demi-Homme esquissa un geste et des flammes consumèrent Egwene, sa chair se réduisit en cendres, ses os noircirent et se désintégrèrent.

« Le Dragon fait corps avec le pays, dit Thom qui jonglait toujours d’un air insouciant, et le pays ne fait qu’un avec le Dragon. »

Rand hurla… et ouvrit les yeux.

La charrette roulait en grinçant sur la Route de Caemlyn, envahie par l’obscurité, un parfum de foin depuis longtemps disparu et une faible odeur de cheval. Une forme plus sombre que la nuit était posée sur sa poitrine et des yeux plus noirs que la mort fixaient les siens.

« Tu es à moi », déclara le corbeau, et le bec pointu frappa son œil. Rand hurla quand le bec extirpa de son orbite le globe de l’œil.

Avec un cri strident à lui arracher la gorge, il se dressa sur son séant en plaquant ses deux mains sur sa figure.

La clarté de l’aube baignait la charrette. Hébété, il examina ses mains. Pas de sang. Pas de douleur. Le reste du rêve s’estompait déjà, mais cela… Il se tâta délicatement le visage et frémit.

« Du moins… » Mat bâilla à s’en décrocher la mâchoire, « … Du moins as-tu dormi un peu. » Il n’y avait guère de sympathie dans ses yeux larmoyants. Il était blotti sous sa cape, avec son rouleau de couvertures replié sous la tête. « Il a parlé toute cette sacrée nuit.

— Vous êtes bien réveillé ? dit Bunt du haut de sa banquette. M’avez tourné les sangs, pour sûr, en criant comme ça. Eh bien, nous y voilà. » Il désigna ce qui était devant eux d’un geste majestueux de la main. « Caemlyn, la plus belle ville du monde. »

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