32 Les Quatre-Rois dans l’Ombre

Le bourg était plus important que la plupart des autres, mais c’était néanmoins une agglomération bien minable pour porter un nom aussi prestigieux que les Quatre-Rois. Comme d’habitude, la Route de Caemlyn en traversait tout droit le centre, mais un second chemin à circulation intense y arrivait aussi du sud. Alors que la majorité des villages étaient des marchés et des lieux de réunion pour les fermiers des alentours, en revanche ici on voyait peu de paysans. Le bourg des Quatre-Rois survivait en tant que halte pour les caravanes de marchands se rendant à Caemlyn et aux villes minières des Montagnes de la Brume au-delà de Baerlon, ainsi qu’aux villages situés entre les deux. La route du sud drainait le charroi du commerce de Lugard avec les mines de l’ouest ; les marchands lugardois qui allaient à Caemlyn empruntaient un itinéraire plus direct. La campagne environnante ne comportait que peu de fermes, juste suffisantes pour nourrir leurs habitants et le bourg, et tout dans ce bourg était centré sur les commerçants et leurs chariots, les rouliers qui les conduisaient et les hommes de peine qui chargeaient les marchandises.

Disséminées à travers les Quatre-Rois, des parcelles de terre dénudée réduite à l’état de poussière étaient encombrées de chariots rangés roues à roues et abandonnés, à part quelques gardes blasés. Des écuries et des enclos à chevaux jalonnaient les rues, toutes assez larges pour permettre le passage des voitures et creusées d’ornières profondes par un trop grand nombre de roues. Il n’y avait pas d’esplanade gazonnée et les enfants jouaient dans ces ornières, se rejetant de côté pour éviter les charrettes et les jurons des charretiers. Des habitantes du bourg, la tête couverte d’une écharpe, gardaient les yeux baissés et marchaient vite, parfois poursuivies par des commentaires de voituriers qui faisaient rougir Rand ; même Mat sursautait en entendant certains d’entre eux. Aucune femme ne bavardait avec sa voisine par-dessus la clôture. De tristes maisons de bois s’entassaient les unes auprès des autres séparées seulement par d’étroites venelles et le blanc de leur badigeon – quand quelqu’un avait pris la peine de passer à la chaux des planches usées par les intempéries – était estompé comme s’il n’avait pas été renouvelé depuis des années. D’épais volets aux fenêtres des maisons n’avaient pas été ouverts depuis si longtemps que leurs gonds étaient devenus des masses compactes de rouille. Le bruit était omniprésent, « clang-clang » des marteaux de forgeron, cris des charretiers, rires bruyants sortant des auberges du bourg.

Rand sauta à bas de l’arrière d’un chariot bâché appartenant à un marchand quand ils arrivèrent à la hauteur d’une auberge peinte de façon voyante, avec des verts et des jaunes qui tiraient l’œil de loin au milieu des maisons ternes. La file de chariots continua à avancer. Aucun de leurs conducteurs ne sembla même remarquer que Mat et lui n’étaient plus là ; le crépuscule tombait et tous ne songeaient qu’à dételer les chevaux et à se rendre dans les auberges. Rand trébucha dans une ornière, puis sauta de côté pour éviter une voiture lourdement chargée qui survenait avec fracas en sens inverse. Le charretier l’injuria en passant devant lui. Une femme du pays le contourna et continua vivement sa route sans même croiser son regard.

Il commenta : « Cet endroit ne me dit rien qui vaille. » Il crut entendre de la musique mêlée au vacarme, mais il était incapable de déterminer d’où elle provenait. De l’auberge, peut-être, mais difficile de l’affirmer. « Il ne me plaît pas. Je me demande si nous ne ferions pas mieux de poursuivre notre chemin, cette fois-ci. »

Mat le toisa d’un air méprisant et roula les yeux en direction du ciel. Des nuages noirs s’amassaient là-haut. « Et dormir cette nuit sous une haie ? Par ce temps ? J’ai repris l’habitude de coucher dans un lit. » Il tendit l’oreille pour écouter, puis grommela : « Possible qu’une de ces auberges n’ait pas de musiciens. En tous cas, je suis prêt à parier qu’elles n’ont pas de jongleurs. » Il mit son arc en bandoulière et se dirigea vers la porte d’un jaune éclatant, en observant les alentours, les paupières plissées. Rand suivit à regret.

Il y avait des musiciens à l’intérieur, leur cithare et leur tambour rendus presque inaudibles par les gros rires et les propos tonitruants avinés. Rand ne s’attarda pas à chercher le propriétaire. Les deux auberges suivantes avaient aussi des musiciens, et la même cacophonie assourdissante. Des hommes aux habits grossiers occupaient toutes les tables et déambulaient entre elles d’un pas chancelant, en brandissant des chopes et essayant de tripoter les serveuses qui les évitaient avec des sourires patients et figés. Le boucan faisait trembler les murs, et l’air était imprégné d’une odeur aigre, un relent de vinasse et de corps pas lavés. Quant aux marchands, dans leurs soieries, velours et dentelles, il n’y en avait pas trace ; des salles à manger particulières à l’étage protégeaient leurs oreilles et leurs nez. Mat et lui se contentèrent de passer la tête par la porte avant de s’en aller. Rand commença à croire qu’ils n’auraient pas d’autre choix que de continuer leur route.

La quatrième auberge, Le charretier qui danse, était silencieuse.

Elle avait un aspect aussi criard que les autres, en jaune bordé de rouge vif et d’un vert jaunâtre qui vous faisait mal aux yeux, mais sa peinture était craquelée et s’écaillait. Rand et Mat entrèrent.

Il y avait seulement une demi-douzaine de clients assis aux tables qui remplissaient la salle commune, courbés au-dessus de leurs chopes, chacun plongé d’un air morne dans ses pensées. Les affaires ne marchaient manifestement pas, mais avaient dû connaître des temps meilleurs. Exactement autant de serveuses que de clients s’activaient dans la salle. Elles avaient de quoi s’occuper – le sol était incrusté de crasse et des toiles d’araignée bouchaient les angles du plafond – mais la plupart n’accomplissaient rien d’utile, elles se déplaçaient seulement pour qu’on ne les voie pas rester debout les bras croisés.

Un personnage osseux aux cheveux longs et huileux qui lui tombaient sur les épaules se retourna pour les regarder d’un air renfrogné quand ils franchirent le seuil. Le premier roulement de tonnerre résonna lentement dans le bourg des Quatre-Rois. « Qu’est-ce que vous voulez ? » Il se frottait les mains sur un tablier graisseux qui lui arrivait aux chevilles. Rand se demanda si la saleté se déposait davantage sur le tablier ou sur les mains du personnage. C’était le premier aubergiste maigre que voyait Rand. « Eh bien ? Parlez, commandez un verre ou sortez ! Est-ce que vous me prenez pour un phénomène de foire ? »

Rand rougit et se mit à débiter le boniment qu’il avait mis au point dans les autres auberges. « Je joue de la flûte et mon ami jongle, vous ne verrez pas deux comme nous en une année. Pour une chambre confortable et un bon repas, nous vous remplirons cette salle commune. » Il pensa aux salles bondées qu’il avait déjà vues ce soir et, en particulier, dans la dernière, à l’homme qui avait vomi juste devant lui. Il avait dû vite battre en retraite pour garder ses souliers propres. Il se troubla, puis se reprit en continua. « Nous remplirons votre auberge de clients qui vous rembourseront vingt fois le peu que nous coûtons avec la nourriture et la boisson qu’ils consommeront. Pourquoi ne pas…

— J’ai quelqu’un qui joue du tympanon, répliqua fièrement l’aubergiste.

— Vous avez un ivrogne, Saml Hake », dit une des serveuses. Elle passait devant lui avec un plateau et deux chopes, et elle s’arrêta pour adresser à Rand et à Mat un sourire qui creusa des fossettes dans ses joues rondes. « La plupart du temps, il n’y voit plus assez clair pour trouver la salle commune, confia-t-elle entre haut et bas. On ne l’a même pas aperçu depuis deux jours. »

Sans quitter des yeux Mat et Rand, Hake lui décocha en pleine figure un revers de main. Elle poussa un petit cri de surprise et tomba lourdement sur le sol malpropre ; une des chopes se brisa et le vin répandu creusa des rigoles dans la saleté. « La casse et le vin seront retenus sur votre salaire. Allez leur chercher d’autres consommations. Et dépêchez-vous. Les clients ne paient pas pour que vous tiriez votre flemme. » Le ton de sa voix était aussi indifférent que son geste. Aucun client ne leva le nez de sa chope, et les autres serveuses évitèrent de regarder de leur côté.

La serveuse rondelette se frotta la joue et darda un regard assassin sur Hake, mais elle ramassa la chope vide et les fragments de l’autre, puis s’éloigna avec son plateau sans un mot.

Hake se suçait pensivement les dents en toisant Rand et Mat. Ses yeux se posèrent longuement sur l’épée au héron avant de se détourner. « Écoutez, finit-il par dire, vous pouvez avoir deux paillasses dans une resserre vide au fond. Les chambres coûtent trop cher pour qu’on les donne gratis. Vous mangerez quand tout le monde sera parti. Il restera bien quelque chose. »

Rand regretta qu’il n’y ait pas eu aux Quatre-Rois une auberge où ils n’auraient pas encore tenté leur chance. Depuis leur départ de Pont-Blanc, il s’était trouvé confronté à de la froideur, de l’indifférence et à de la franche hostilité, mais rien qui lui inspire du malaise comme cet homme et ce bourg. Il se dit que c’était simplement à cause de la saleté, de l’atmosphère sordide et du vacarme, mais l’inquiétude ne s’en alla pas. Mat dévisageait Hake comme s’il soupçonnait quelque piège, mais il n’avait pas l’air prêt à renoncer au Charretier qui danse pour coucher sous une haie. Le tonnerre fit trembler les vitres. Rand soupira.

« Les paillasses iront si elles sont propres et s’il y a suffisamment de couvertures convenables. Mais nous mangerons deux heures après la tombée de la nuit, pas plus tard, et le meilleur de ce que vous avez. Tenez. Nous allons vous montrer ce que nous savons faire. » Il s’apprêta à prendre l’étui de la flûte, mais Hake secoua la tête.

« Peu importe. Ces gars-là seront contents de n’importe quel bruit à vous écorcher les oreilles pour autant qu’il a un rythme ressemblant à de la musique. » Ses yeux se posèrent de nouveau sur l’épée de Rand ; son sourire maigre affectait uniquement ses lèvres. « Mangez quand vous voulez mais, si vous n’attirez pas la foule ici, c’est dehors que vous vous retrouverez, dans la rue. » Il eut un mouvement de menton par-dessus son épaule en direction de deux hommes au faciès rude assis le long du mur. Ils ne buvaient pas, et ils avaient des bras gros comme des cuisses. Quand Hake eut ce mouvement de tête vers eux, leurs regards se fixèrent sur Rand et Mat, des regards qui plongèrent droit dans les leurs sans aucune expression.

Rand porta la main à la poignée de son épée, tout en espérant que la crispation de son estomac ne se répercutait pas sur sa figure. « Du moment que nous obtenons ce qui est convenu », dit-il d’une voix égale.

Hake cligna des paupières et, pendant une seconde, parut lui aussi mal à l’aise. Brusquement, il hocha la tête : « C’est ce que j’ai dit, hein ? Eh bien, allez-y. Vous n’amènerez personne en restant plantés là. » Il s’éloigna à pas majestueux, fronçant les sourcils et vociférant après les serveuses comme si cinquante clients attendaient impatiemment qu’elles s’occupent d’eux.

Il y avait une petite estrade à l’autre extrémité de la salle, près de la porte du fond. Rand hissa dessus un banc et rangea par-derrière son manteau, ses affaires de couchage, la cape de Thom roulée et l’épée posée dessus.

Il se demanda s’il avait été sage de continuer à porter cette épée ouvertement. Les épées n’étaient pas si rares, mais l’estampille du héron attirait attention et conjectures. Pas de la part de tout le monde, mais le simple fait d’être remarqué le mettait mal à l’aise. Autant laisser une piste balisée pour le Myrddraal – si les Évanescents ont besoin de cette sorte de piste. Ce qui ne semblait pas être le cas. Peu importe, il n’avait pas envie de cesser de la porter. Tam la lui avait donnée. Son père. Aussi longtemps qu’il avait son épée, une relation entre Tam et lui existait encore, un lien qui lui donnait le droit de l’appeler encore père. Trop tard, maintenant, pensa-t-il. Il n’était pas très sûr de ce qu’il voulait dire par là, mais il était certain que c’était vrai. Trop tard.

À la première note de Coq du Nord, la demi-douzaine de clients dans la salle relevèrent le nez de dessus leur vin. Même les deux « videurs » se penchèrent en avant. Tous applaudirent lorsqu’il eut fini, les deux brutes comprises, et de nouveau quand Mat lança un essaim de balles de couleur qui tournoyèrent entre ses mains. Au-dehors, le ciel gronda encore sourdement. La pluie ne tombait toujours pas, mais on en sentait le poids de façon palpable ; plus elle tardait, plus fort elle tomberait.

Le mot se répandit et, à la venue de la nuit, l’auberge était pleine d’hommes qui riaient et parlaient si haut que Rand entendait à peine ce qu’il jouait. Seul le tonnerre dominait le tintamarre de la salle. Des éclairs luisaient derrière les fenêtres et, dans les moments où le vacarme se calmait, il percevait vaguement le crépitement de la pluie sur le toit. Les clients qui entraient à présent laissaient derrière eux une traînée d’eau.

Chaque fois qu’il marquait une pause, des voix criaient des titres de chansons à travers le boucan. Un bon nombre ne lui disait rien mais, s’il trouvait quelqu’un pour fredonner une bribe de l’air, il s’apercevait souvent qu’il connaissait la chanson. La même chose s’était déjà produite ailleurs. Le Joyeux Jaim était ici Rhea fait la fête et s’appelait Les Couleurs du soleil à une précédente halte. Certains titres restaient les mêmes ; d’autre changeaient à deux lieues et demie de distance, et il en avait aussi appris de nouvelles. Le Colporteur ivre en était une, même si parfois elle s’intitulait Un rétameur dans la cuisine. Deux rois s’en vinrent chasser était Deux chevaux au galop ainsi que plusieurs autres appellations. Il joua celles qu’il savait, et les clients martelaient les tables pour qu’il continue.

D’autres réclamaient que Mat recommence à jongler. Des bagarres éclataient de temps en temps entre ceux qui voulaient de la musique et ceux qui préféraient les jongleries. Une fois, un couteau étincela, une femme cria et un homme s’écarta d’une table en chancelant, avec du sang qui lui ruisselait sur la figure, mais Jak et Strom, les deux « videurs », s’approchèrent aussitôt et, avec une impartialité totale, jetèrent dans la rue avec des bosses sur la tête tous les participants. C’était leur tactique en cas de chambard. Les conversations et les rires se poursuivirent comme si de rien n’était. Personne ne se détourna pour regarder, sauf ceux que les « videurs » avaient bousculés en se dirigeant vers la porte.

Les clients n’hésitaient pas non plus à lutiner les serveuses dès qu’elles oubliaient de se tenir sur leurs gardes. À maintes reprises, Jak ou Strom durent venir à la rescousse de l’une d’entre elles, bien que sans y mettre beaucoup d’empressement. À le voir vitupérer et secouer la serveuse en cause, Hake estimait toujours que la fautive c’était elle, dont les yeux pleins de larmes et les excuses balbutiées disaient qu’elle était prête à accepter cette opinion. Ces femmes tremblaient dès que Hake fronçait les sourcils, même s’il regardait ailleurs. Rand se demanda pourquoi toutes se résignaient à pareille situation.

Hake souriait quand il avait la tête tournée vers Rand et Mat. Au bout d’un moment, Rand se rendit compte que Hake ne leur souriait pas ; les sourires naissaient quand ses yeux se dirigeaient derrière eux, où était l’épée estampillée au héron. Une fois où Rand avait posé la flûte aux ciselures d’or et d’argent à côté de son tabouret, la flûte eux droit également à un sourire.

Quand il prit ensuite la place de Mat sur le devant de l’estrade, il se pencha pour lui parler à l’oreille. Même d’aussi près, il dut parler fort mais, étant donné l’ampleur du vacarme, il doutait que quelqu’un d’autre l’entende. « Hake va essayer de nous voler. »

Mat hocha la tête comme si ce n’était rien d’inattendu. « Nous aurons à nous barricader cette nuit.

— Nous barricader ? Jak et Strom sont de force à enfoncer une porte avec leurs poings. Fichons le camp.

— Attends au moins que nous ayons mangé. J’ai faim. Ils ne peuvent rien faire ici », ajouta Mat. La salle bondée réclamait à grands cris qu’ils reprennent leur programme. Hake les poignardait du regard. « Dites donc, vous avez envie de coucher dehors, cette nuit ? » Un coup de foudre particulièrement violent noya tout le reste et, pendant un instant, par les fenêtres se déversa plus de clarté que n’en donnaient les lampes.

« Je veux seulement sortir d’ici sans avoir le crâne fendu », dit Rand, mais Mat se laissait déjà aller mollement sur le tabouret pour prendre son temps de repos. Rand soupira et attaqua La Route de Dun Aren. Beaucoup dans la compagnie semblaient aimer cette chanson-là ; il l’avait déjà jouée quatre fois et on la lui réclamait encore.

L’ennui, c’est que Mat avait raison, dans ce qu’il disait. Lui aussi avait faim. Et il ne voyait pas comment Hake pouvait s’attaquer à eux alors que la salle commune était bondée et que du monde arrivait encore. Pour un client qui partait ou était jeté dehors par Jak et par Strom, deux survenaient de la rue. Ils réclamaient le numéro de jonglerie ou un air en particulier, mais la plupart ne songeaient qu’à boire et à peloter les serveuses. Il y avait toutefois un client bien différent.

Il tranchait en tous points sur la cohue qui se pressait au Charretier qui danse. Les marchands dédaignaient apparemment cette auberge minable ; il n’y avait même pas de salles à manger privées à eux réservées pour autant qu’il pouvait s’en rendre compte. Les clients avaient tous des habits grossiers, avec la peau tannée de qui travaille sous le soleil et dans le vent. Cet homme-là avait un aspect bien en chair et florissant, avec des mains douces d’apparence, il était vêtu d’un costume de velours, et une cape de velours vert sombre doublée de soie bleue était jetée sur ses épaules. Tous ses vêtements sortaient visiblement des mains du bon faiseur. Ses souliers – des escarpins bas et souples en velours, pas des brodequins – ne convenaient pas pour les rues pleines d’ornières des Quatre-Rois ni, aussi bien, pour aucune rue.

Il était entré longtemps après la tombée de la nuit, secouant la pluie de sa cape tout en jetant un coup d’œil autour de lui, la bouche pincée de dégoût. Il avait promené son regard dans la salle et s’apprêtait déjà à ressortir quand il avait soudain eu un sursaut dû à rien que Rand ait pu discerner et il s’était installé à une table que Jak et Strom venaient juste de libérer. Une serveuse s’arrêta à sa table, lui rapporta une chope de vin qu’il poussa de côté et ne toucha plus. Les deux fois, la serveuse avait paru pressée de s’éloigner, quand bien même il n’avait pas tenté de la toucher et ne l’avait même pas regardée. Ce qu’il avait en lui qui causait le malaise de la serveuse, d’autres qui l’avaient approché y avaient été sensibles également. En dépit de son air mielleux, chaque fois qu’un charretier aux mains calleuses décidait de venir à cette table, un coup d’œil suffisait pour qu’il cherche une place ailleurs. Il était assis là comme s’il n’y avait dans la salle personne d’autre que lui – et Rand et Mat. Eux, il les observait au-dessus de ses mains réunies en château par le bout des doigts où, sur chacun, scintillait une bague. Il les observait avec le sourire de quelqu’un qui les a identifiés et en est satisfait.

Quand ils permutèrent, Rand chuchota à l’oreille de Mat qui acquiesça d’un signe. « Je l’ai vu, murmura Mat. Qui est-ce ? Je ne peux pas m’ôter de l’idée que je le connais. »

La même pensée était venue à Rand, lui titillant la mémoire sans qu’il parvienne à préciser ses souvenirs. Par ailleurs, il était certain de n’avoir jamais aperçu cette figure auparavant.

Quand ils eurent joué pendant deux heures, à peu de chose près suivant l’estimation de Rand, il glissa la flûte dans son étui, et Mat et lui rassemblèrent leurs effets personnels. Comme ils descendaient de l’estrade basse, Hake se précipita vers eux, son visage étroit crispé de colère.

Rand prit les devants et déclara : « Il est temps de manger et nous ne tenons pas à ce qu’on nous vole nos affaires. Voulez-vous prévenir la cuisinière ? » Hake hésita, toujours furieux, s’efforçant sans succès de ne pas regarder ce que Rand portait dans ses bras. D’un air indifférent, Rand déplaça ses charges de façon à pouvoir poser la main sur l’épée. « Ou vous pouvez essayer de nous jeter dehors. » Il avait accentué exprès le mot, puis il ajouta : « On a encore devant nous pas mal d’heures dans la soirée pour jouer. On doit garder nos forces si on veut jouer assez bien pour que cette cohue continue à dépenser de l’argent. Combien de temps croyez-vous que cette salle restera pleine si on s’évanouit de faim ? »

Les yeux de Hake, battant des paupières, firent le tour de la salle pleine de gens qui lui remplissaient les poches, puis il se retourna et passa la tête par l’embrasure de la porte donnant accès à l’arrière de l’auberge. « Donnez-leur à dîner ! » cria-t-il. Puis, ne désarmant pas vis-à-vis de Mat et de Rand, il ordonna avec hargne : « N’y passez pas toute la nuit. Je compte que vous restiez là-bas sur cette estrade jusqu’à ce que le dernier client soit parti. »

Quelques-uns justement réclamaient le musicien et le jongleur, et Hake s’en alla leur faire prendre patience. L’homme à la cape de velours était l’un des impatients. Rand indiqua d’un signe à Mat de le suivre.

Une porte solide séparait la cuisine de la salle d’auberge et, sauf quand elle s’ouvrait pour livrer passage à une serveuse, la pluie martelant le toit résonnait plus fort dans la cuisine que le tapage de la salle commune. C’était une vaste pièce, pleine de chaleur et de buée provenant des fourneaux et des fours, avec une énorme table couverte de nourriture en voie de préparation et de plats prêts à être servis. Quelques-unes des serveuses étaient réunies sur un banc près de la porte de derrière, se massant les pieds et babillant à perdre haleine avec la grosse cuisinière, qui leur répondait de même en brandissant une grande cuillère pour souligner ses propos. Toutes levèrent le nez quand Rand et Mat entrèrent, mais cela ne ralentit pas leurs bavardages ni n’arrêta leur massage de pieds.

« Nous devrions filer d’ici pendant que nous en avons encore la possibilité », dit Rand tout bas, mais Mat secoua la tête, les yeux fixés sur les deux assiettes que la cuisinière remplissait de bœuf, de pommes de terre et de petits pois. Elle regarda à peine les jeunes gens, continuant sa conversation avec les autres pendant qu’elle repoussait du coude des choses sur la table pour poser les assiettes auxquelles elle ajouta des fourchettes.

« Il sera bien temps après que nous aurons mangé. » Mat se glissa sur un banc et commença à manier sa fourchette comme si c’était une pelle.

Rand soupira mais ne demeura pas en reste avec Mat. Il n’avait eu à manger qu’un croûton de pain depuis la veille au soir. Son estomac était aussi vide qu’une escarcelle de mendiant, et les arômes de cuisson qui embaumaient la salle n’arrangeaient pas les choses. Il eut vite la bouche pleine, mais Mat faisait déjà remplir une deuxième fois son assiette par la cuisinière alors qu’il n’avait avalé que la moitié de sa propre portion.

Il n’avait pas eu l’intention d’être indiscret en écoutant les propos des serveuses, mais certaines paroles vinrent jusqu’à lui et retinrent son attention.

« Cela me paraît absurde.

— Absurde ou pas, c’est ce qu’on m’a dit. Il s’est rendu dans la moitié des auberges du pays avant de venir ici. Il se contentait d’entrer, jetait un coup d’œil et ressortait sans proférer un mot, même à L’Auberge Royale. Comme s’il ne tombait pas une goutte d’eau.

— Il a dû s’imaginer peut-être qu’ici c’était la plus confortable. » Ce qui suscita une tempête de rires.

« D’après ce que j’ai appris, il n’est même pas arrivé aux Quatre-Rois avant la nuit close et ses chevaux étaient essoufflés comme s’ils avaient été menés à fond de train.

— D’où venait-il donc pour se trouver en pleine campagne dans le noir ? Il n’y a qu’un imbécile ou un fou pour se rendre quelque part et projeter aussi mal son voyage.

— Ma foi, peut-être que c’est un imbécile, mais un imbécile riche. On m’a raconté qu’il a même une autre voiture pour ses domestiques et ses bagages. Il y a de la fortune là, notez bien ce que je vous dis. Avez-vous vu cette cape qu’il a ? Je ne dédaignerais pas d’en avoir une pareille.

— Il est un peu rembourré pour mon goût mais, à mon avis, un homme n’a jamais trop de graisse s’il a assez d’or pour aller avec. » Elles se plièrent en deux dans une crise de gaieté, et la cuisinière rejeta la tête en arrière pour rire à gorge déployée.

Rand laissa choir sa fourchette sur son assiette. Une pensée qui ne lui plaisait pas bouillonnait dans sa tête. Il murmura : « Je reviens dans une minute. » C’est à peine si Mat, qui enfournait un morceau de pomme de terre dans sa bouche, hocha la tête.

Rand ramassa en se levant son ceinturon avec sa cape, et le boucla autour de sa taille en se dirigeant vers la porte de derrière. Personne ne lui prêta attention.

La pluie tombait à verse. Il jeta sa cape sur ses épaules, ramena le capuchon sur sa tête et serra la cape autour de lui en traversant la cour de l’écurie au pas accéléré. Un rideau de pluie masquait tout sauf quand luisait un éclair, néanmoins il trouva ce qu’il cherchait. Les chevaux avaient été emmenés dans l’écurie, mais les deux voitures laquées noir luisaient d’eau au-dehors. Le tonnerre gronda et un éclair zébra le ciel au-dessus de l’auberge. Durant cette brève illumination, il déchiffra un nom inscrit en cursive dorée sur les portières : Howal Gode.

Indifférent à l’eau qui s’abattait sur lui, il restait les yeux fixés sur le nom qu’il ne pouvait plus distinguer. Il se rappelait où il avait vu pour la dernière fois des voitures laquées de noir avec le nom de leurs propriétaires sur la portière, et des hommes élégants, aux chairs rebondies, en cape de velours doublées de soie et en escarpins de velours. Pont-Blanc. Un marchand de Pont-Blanc avait une raison parfaitement légitime de se rendre à Caemlyn. Une raison qui l’envoie dans la moitié des auberges du bourg avant qu’il en choisisse une où vous êtes ? Une raison qui le fait vous regarder comme s’il avait trouvé ce qu’il cherchait ?

Rand frissonna et, soudain, prit conscience que la pluie lui dégoulinait dans le dos. Sa cape avait un tissage serré, mais elle n’avait pas été prévue pour supporter pareil déluge. Il retourna en hâte à l’auberge, faisant gicler des éclaboussures dans les flaques qui s’agrandissaient. Jak lui bloqua le passage quand il voulut franchir la porte.

« Tiens, tiens, tiens. Seul dehors dans le noir. La nuit est dangereuse, jeune homme. »

La pluie avait rabattu les cheveux de Rand sur son front. La cour de l’écurie était déserte à part eux. Il se demanda si Hake avait conclu qu’il désirait assez ardemment l’épée et la flûte pour renoncer à retenir des clients dans son auberge.

S’essuyant d’une main pour en chasser l’eau, il posa l’autre sur l’épée. Même humide, le cuir grenu assurait une prise ferme à ses doigts. « Hake a-t-il pensé finalement que tous ces clients resteront ici juste pour son aie au lieu d’aller dans un endroit où il y a aussi un spectacle ? Dans ce cas, nous considérerons le repas comme paiement de ce que nous avons fait jusqu’ici et nous partirons. »

Bien au sec sur le seuil, le colosse regarda la pluie au-dehors et ricana. « Par ce temps ? » Ses yeux glissèrent vers la main de Rand posée sur l’épée. « Vous savez, Strom et moi, on a engagé un pari. Il pense que vous avez volé ça à votre vieille grand-mère. Moi, je crois que votre grand-mère vous a baladé à coups de pied tout autour de la porcherie, puis vous a mis à sécher sur la corde à linge. » Il sourit largement. Ses dents jaunes poussaient de travers et son sourire lui donnait l’air encore plus mauvais. « La nuit est loin d’être finie, jeunot. »

Rand fonça rapidement devant lui et, avec un ricanement déplaisant, Jak s’abstint de lui barrer le chemin.

À l’intérieur, il se débarrassa de sa cape et se laissa choir sur le banc devant la table qu’il avait quittée seulement quelques minutes. Mat en avait terminé avec sa deuxième assiettée et s’attaquait à une troisième, mangeant maintenant avec plus de lenteur mais avec détermination, comme s’il avait résolu de la vider jusqu’à la dernière bouchée dût-il en périr. Jak prit position près de la porte donnant sur la cour, adossé au mur et l’œil sur eux. Même la cuisinière sembla ne ressentir aucun besoin de parler, lui étant là.

« Il vient de Pont-Blanc », dit tout bas Rand. Pas besoin de préciser qui était ce « il ». La tête de Mat pivota dans sa direction, un morceau de bœuf au bout de sa fourchette suspendu à mi-chemin de sa bouche.

Conscient qu’ils étaient observés par Jak, Rand remua les aliments sur son assiette. Il aurait été incapable d’avaler quoi que ce soit même mourant de faim, mais il s’efforça de feindre de l’intérêt pour les petits pois tout en parlant à Mat des voitures et de ce que les femmes avaient dit au cas où Mat n’aurait pas écouté.

Visiblement, c’était le cas. Mat cilla de surprise et siffla entre ses dents, puis regarda en fronçant les sourcils la viande embrochée sur sa fourchette et grogna en jetant la fourchette sur son assiette. Rand aurait bien aimé qu’il se donne au moins la peine d’être prudent.

« À nos trousses », commenta Mat quand Rand eut fini. Les rides sur son front s’accentuèrent. « Un Ami du Ténébreux ?

— Possible. Je ne sais pas. » Rand jeta un coup d’œil à Jak et le colosse s’étira avec minutie, remuant des épaules aussi larges que celles d’un forgeron. « Crois-tu que nous réussirions à lui passer devant ?

— Pas avant qu’il fasse assez de vacarme pour alerter Hake et l’autre. Je savais bien que nous n’aurions pas dû mettre les pieds ici. »

Rand en fut estomaqué mais, avant qu’il ait pu émettre la moindre protestation, Hake franchit la porte de la salle commune. Strom dressait sa masse imposante au-dessus de son épaule. Jak se posta devant la porte de la cour. Hake les apostropha d’une voix agressive : « Vous allez manger toute la nuit ? Je ne vous nourris pas pour que vous restiez à vous prélasser ici. »

Rand regarda son ami. Plus tard, répliqua Mat à la muette, et ils rassemblèrent leurs effets sous l’œil attentif de Hake, Strom et Jak.

Dans la grande salle, des cris pour réclamer le jongleur et des titres de chansons s’élevèrent au-dessus du vacarme dès que Rand et Mat apparurent. L’homme à la cape de velours – Howal Gode – avait toujours l’air d’ignorer son entourage mais, néanmoins, il était perché sur le bord de sa chaise. Quand il les aperçut, il se rassit confortablement, le sourire satisfait se reformant sur ses lèvres, Rand prit le premier tour sur l’estrade et joua Tirant de l’eau du puits, l’esprit en partie ailleurs. Personne ne parut remarquer les quelques fausses notes. Il essaya de réfléchir à la manière de s’enfuir et tenta aussi de ne pas regarder Gode. S’il était à leur poursuite, inutile de l’avertir qu’ils le savaient. Quant à partir d’ici…

Il ne s’était encore jamais rendu compte à quel point une auberge forme un bon piège. Hake, Jak et Strom n’avaient même pas à les surveiller de près ; la foule se chargerait de les prévenir si lui ou Mat quittait l’estrade. Aussi longtemps que la salle demeurerait pleine, Hake ne pouvait pas leur lâcher dessus Jak et Strom, par contre aussi longtemps que la salle était bondée, ils ne pouvaient pas s’en aller sans que Hake en soit averti. Sans compter que Gode surveillait leur moindre mouvement. C’était si comique qu’il en aurait ri s’il n’avait pas eu à se retenir de vomir. Ils n’avaient donc plus qu’à se montrer prudents et guetter leur chance.

Après avoir cédé sa place à Mat, Rand gémit intérieurement. Mat dardait des regards farouches sur Hake. Strom et Jak sans se soucier qu’ils en deviennent conscients et s’en demandent la raison. Quand il ne manipulait pas ses balles, sa main était fourrée dans sa tunique. Rand lui parla tout bas entre ses dents, mais il n’en tint pas compte. Si Hake voyait ce rubis, il pourrait bien ne pas attendre qu’ils soient seuls. Si les clients de la salle l’apercevaient, la moitié d’entre eux seraient capables de se joindre à Hake.

Le plus grave était que Mat dévisageait le marchand de Pont-Blanc – l’Ami du Ténébreux ? – avec deux fois plus d’attention que les autres, et que Gode le remarqua. Il ne pouvait pas ne pas le remarquer. Mais cela n’ébranla en rien son aplomb. Son sourire s’accentua au contraire et il salua Mat d’un hochement de tête comme pour une vieille connaissance, puis il regarda Rand et haussa un sourcil interrogateur. Rand ne voulait pas savoir ce qu’était sa question. Il tâcha d’éviter de regarder le bonhomme, mais il savait que c’était trop tard pour prendre cette précaution-là. Trop tard. Trop tard, de nouveau.

Une seule chose semblait ébranler l’aplomb de l’homme à la cape de velours. L’épée de Rand. Il l’avait gardée sur lui. Deux ou trois clients vinrent lui demander s’il jugeait sa façon de jouer si mauvaise qu’il avait besoin de protection, mais aucun n’avait vu la marque du héron. Gode la vit. Ses mains blanches se crispèrent, et il contempla longuement l’épée avec une mine rembrunie avant de retrouver son sourire. Quand ce sourire réapparut, il n’avait plus autant d’assurance.

Voilà au moins une bonne chose, se dit Rand. S’il me croit à la hauteur de l’insigne du héron, peut-être nous laissera-t-il en paix. Alors nous n’aurons plus à nous tracasser que de Hake et de ses hommes de main. Ce n’était guère une pensée réconfortante et, épée ou pas, Gode continuait à les observer. Et à sourire.

Pour Rand, la soirée parut durer un an. Tous ces yeux qui le regardaient : Hake, Jak et Strom comme des vautours guettant un mouton enlisé dans une fondrière, Gode attendant comme quelque chose d’encore pire. Il commença à avoir l’impression que tout le monde dans la salle les surveillait avec des mobiles secrets. L’odeur aigre du vin et la puanteur de corps sales et suants lui donnaient des étourdissements, et le vacarme des voix l’assaillait au point que sa vue se brouillait et que même le son de sa flûte lui écorchait les oreilles. Le tonnerre lui donnait l’impression de retentir à l’intérieur de son crâne. La fatigue pesait sur lui comme un poids de fonte.

Finalement, la nécessité d’être debout à l’aube commença à entraîner à regret des clients à sortir dans le noir. Un fermier n’a à répondre qu’envers lui-même, mais les marchands étaient de notoriété publique insensibles aux gueules de bois quand ils payaient les gages des charretiers. Après minuit, la salle se vida lentement tandis que même ceux qui avaient des chambres à l’étage s’en allaient en trébuchant retrouver leur lit.

Gode fut le dernier client. Quand en bâillant Rand allongea la main vers l’étui en cuir de la flûte, Gode se leva et jeta sa cape sur son bras. Les serveuses faisaient le ménage et récriminaient entre elles contre le gâchis de vin répandu et de vaisselle cassée. Hake fermait la porte d’entrée avec une grosse clef. Gode prit Hake à part un instant, et Hake appela une des serveuses pour qu’elle le conduise à une chambre. L’homme à la cape de velours adressa un sourire entendu à Mat et à Rand avant de disparaître à l’étage supérieur.

Hake regardait Rand et Mat. Jak et Strom l’encadraient.

Rand se dépêcha d’accrocher ses affaires à son épaule, les tenant toutes maladroitement rejetées en arrière derrière lui avec la main gauche afin de pouvoir atteindre son épée. Il ne fit aucun geste pour la prendre, mais il voulait être sûr qu’elle était à sa portée. Il réprima un bâillement ; à quel point il était fatigué, voilà une chose que le trio ne devait pas savoir.

Mat endossa son arc et ses autres possessions gauchement, mais il fourra sa main sous sa cotte quand il vit s’approcher Hake et ses brutes.

Hake tenait une lampe à huile et, à la surprise de Rand, il s’inclina légèrement et indiqua avec cette lampe une porte de côté. « Vos paillasses sont par ici. » Seul un léger rictus gâtait son numéro.

Mat désigna d’un coup de menton Jak et Strom. « Vous avez besoin de ces deux-là pour nous montrer nos lits ?

— Je suis propriétaire, déclara Hake en lissant le devant de son tablier sale, et les gens qui possèdent des biens ne sauraient être trop prudents. » Un coup de tonnerre fit trembler les vitres, il jeta un coup d’œil significatif vers le plafond et leur dédia un sourire découvrant toutes ses dents. « Vous voulez voir vos lits ou non ? »

Rand se demanda ce qui se produirait s’il disait qu’ils souhaitaient partir. Si vraiment tu en connaissais sur le maniement de l’épée davantage que les quelques démonstrations de Lan… « Montrez le chemin, dit-il s’efforçant de durcir le ton de sa voix. Je n’aime pas avoir quelqu’un derrière moi. »

Strom ricana tout bas, mais Hake hocha placidement la tête et se dirigea vers la porte de côté ; les deux colosses lui emboîtèrent le pas en plastronnant. Rand s’emplit d’air les poumons et jeta un coup d’œil nostalgique à la porte de la cuisine. Si Hake avait déjà fermé la porte de derrière, s’enfuir maintenant ne ferait que déclencher ce qu’il espérait éviter. Il suivit l’aubergiste sans entrain.

Sur le seuil de la porte, il hésita et Mat vint lui buter dans le dos. La raison pour la lampe de Hake était évidente. La porte ouvrait sur un couloir noir comme un four. Seule la lampe que portait Hake, éclairant en silhouette Jak et Strom, lui donna le courage de continuer. S’ils se retournaient, il le saurait. Et ferait quoi ? Le plancher craquait sous ses semelles.

Le couloir s’achevait devant une porte rudimentaire dépourvue de peinture. Il n’avait pas remarqué s’il y avait d’autres portes le long du chemin. Hake et ses brutes pénétrèrent à l’intérieur et il suivit vivement, avant qu’ils aient une chance de leur tendre un piège, mais Hake se contenta de lever haut la lampe et de désigner la pièce d’un geste.

« C’est ici. »

Une vieille resserre, l’avait-il appelée, et d’après l’apparence inutilisée depuis pas mal de temps. Des tonneaux usagés et des cageots cassés occupaient la moitié de l’espace au sol. Des gouttes tombaient régulièrement du plafond à plus d’un endroit et un carreau cassé dans la fenêtre crasseuse laissait entrer librement la pluie. Des objets dépareillés non identifiables jonchaient les étagères, et de la poussière recouvrait presque tout en couche épaisse. La présence des paillasses promises était une surprise.

L’épée le rend nerveux. Il ne tentera rien avant que nous soyons en plein sommeil. Rand n’avait aucune intention de dormir sous le toit de Hake. Il projetait de filer par la fenêtre dès que l’aubergiste serait sorti. « Cela ira », dit-il. Il ne quittait pas Hake des yeux, guettant un signal aux deux hommes hilares qui encadraient l’aubergiste. Il dut faire un effort pour ne pas s’humecter les lèvres. « Laissez la lampe. »

Hake grommela, mais poussa la lampe sur une étagère. Il hésita en les regardant et Rand fut persuadé qu’il allait donner à Jak et à Strom le signal de leur sauter dessus, mais ses yeux allèrent se poser sur l’épée de Rand avec une expression songeuse et calculatrice, et il eut un brusque mouvement de tête à l’adresse des deux colosses. La surprise marqua brièvement les traits de leurs grosses faces, mais ils le suivirent sans un regard en arrière quand Hake sortit.

Rand attendit que le crissement de leur pas se soit évanoui, puis compta jusqu’à cinquante avant de passer la tête dans le couloir. Seul un rectangle de lumière qui semblait aussi lointain que la lune trouait la pénombre : la porte ouvrant sur la salle commune. Comme il rentrait la tête, quelque chose de massif bougea dans le noir près de la porte du fond. Jak qui montait la garde, ou Strom.

Un examen rapide de leur porte lui apprit tout ce qu’il avait besoin de connaître, bien peu de réconfortant. Les planches étaient épaisses et robustes, mais il n’y avait pas de serrure et pas de bâcle à l’intérieur. Toutefois, elle se rabattait en dedans.

« Je croyais qu’ils allaient nous attaquer, dit Mat. Qu’est-ce qu’ils attendent ? » Il avait sorti le poignard, serré dans un poing aux jointures blanchies. La lueur de la lampe scintillait sur la lame. Son arc et son carquois gisaient oubliés par terre.

« Que nous soyons endormis. » Rand se mit à fourrager dans les tonneaux et cageots. « Aide-moi à trouver quelque chose pour bloquer la porte.

— Pourquoi ? Tu n’as tout de même pas l’intention de dormir ici, hein ? Sortons par la fenêtre et filons. J’aime mieux être trempé que mort.

— Il y en a un posté au bout du couloir. Faisons du bruit et ils seront sur nous avant qu’on ait eu le temps de dire « ouf ». Je pense que Hake préférerait encore nous affronter réveillés plutôt que de courir le risque de nous laisser nous enfuir. »

Ronchonnant, Mat se joignit à ses recherches, mais rien ne pouvait leur servir dans le fouillis qui gisait par terre. Les tonneaux étaient vides, les caisses fendues, et toute leur masse empilée devant la porte n’empêcherait personne de l’ouvrir. Puis quelque chose de familier sur une planche attira l’œil de Rand. Deux coins à fendre le bois, couverts de rouille et de poussière. Il les descendit de leur étagère avec un sourire.

Il les inséra vivement sous la porte et, quand le roulement de tonnerre suivant ébranla l’auberge, il les enfonça à bloc de deux rapides coups de talon. Le bruit du tonnerre s’éteignit et il retint son souffle, l’oreille au guet. Tout ce qu’il entendit fut le martèlement de la pluie sur le toit. Aucune latte de plancher ne craqua sous des pas qui accouraient.

« La fenêtre », dit-il.

C’était une fenêtre à guillotine qui n’avait pas été ouverte depuis des années, à voir la saleté autour. Ils peinèrent ensemble, poussant de toutes leurs forces pour soulever le châssis. Les genoux de Rand étaient prêts à céder sous lui avant que le châssis coulisse ; il grinçait à chaque centimètre gagné péniblement. Quand l’ouverture fut assez large pour qu’ils se glissent au travers, Rand se courba, puis s’immobilisa.

« Sang et cendres ! grommela Mat. Pas étonnant que Hake n’ait pas craint que nous lui filions entre les doigts. »

Des barreaux de fer dans un cadre également en fer luisaient d’eau à la clarté de la lampe. Rand leur imprima une poussée ; ils étaient aussi inamovibles qu’un rocher.

« J’ai vu quelque chose », dit Mat. Il palpa précipitamment le fouillis sur les étagères et revint avec un levier rouillé. Il en glissa une extrémité sous le cadre de fer, et Rand tiqua.

« N’oublie pas le bruit. Mat. »

Mat grimaça et marmonna indistinctement, mais il attendit. Rand plaça ses mains sur le levier et tenta de trouver un point d’appui solide pour ses pieds dans la flaque d’eau grandissant sous la fenêtre. Le tonnerre gronda et ils pesèrent sur le levier. Avec un crissement de clous déchirant qui hérissa les cheveux sur la nuque de Rand, le cadre bougea – de six millimètres, au maximum. Attendant que résonnent coups de tonnerre et crépitements d’éclairs, ils pesèrent sans relâche sur le levier. Rien. Six millimètres. Rien. L’épaisseur d’un cheveu. Rien. Rien.

Soudain, les pieds de Rand glissèrent dans l’eau, et ils s’écroulèrent sur le sol. Le levier heurta les barreaux avec un fracas de gong. Gisant dans une flaque, Rand retint son souffle, l’oreille tendue. Silence à part la pluie.

Mat massa ses jointures meurtries et lui décocha un coup d’œil furieux. « À ce train-là, on ne sortira jamais. » Le cadre de métal n’était même pas écarté de la fenêtre suffisamment pour glisser deux doigts dessous. Des douzaines de gros clous barraient le passage étroit.

« Il faut continuer à essayer », dit Rand en se relevant, mais au moment où il insérait le levier sous le bord du cadre, la porte grinça : quelqu’un cherchait à l’ouvrir. Les coins la maintenaient close. Il échangea avec Mat un regard soucieux. Mat sortit de nouveau le poignard. La porte grinça de nouveau.

Rand respira à fond et s’efforça de garder un ton ferme. « Fichez-nous la paix, Hake. Nous voulons dormir.

— Je crains que vous ne fassiez erreur. » La voix était si suave et si pénétrée de sa propre importance qu’elle désignait son propriétaire. Howal Gode. « Maître Hake et ses… séides ne nous dérangeront pas. Ils dorment sur leurs deux oreilles et, au matin, ils ne pourront que se demander où vous vous êtes envolés. Ouvrez-moi, mes jeunes amis. Il faut que nous parlions.

— Nous n’avons rien à vous dire, répliqua Mat. Allez-vous-en et laissez-nous dormir. »

Le ricanement de Gode était déplaisant. « Mais si, nous avons des choses à discuter. Vous le savez aussi bien que moi. Je l’ai lu dans vos yeux. Je sais qui vous êtes, peut-être mieux que vous-mêmes. Je le sens émaner de vous par vagues. Vous appartenez déjà à moitié à mon maître. Cessez de fuir et résignez-vous. Les choses seront tellement plus faciles pour vous. Si les sorcières de Tar Valon vous découvrent, vous regretterez de ne pas vous être coupé la gorge avant qu’elles en aient fini, mais vous en serez incapables. Seul mon maître a le pouvoir de vous protéger d’elles. »

Rand ravala sa salive. « Nous ne voyons pas de quoi vous parler. Laissez-nous tranquilles. » Les lames du plancher craquèrent dans le couloir. Gode n’était pas seul. Combien d’hommes pouvait-il avoir amenés dans deux voitures ?

« Cessez de vous conduire sottement, mes jeunes amis. Vous le savez. Vous le savez parfaitement. Le Puissant Seigneur des Ténèbres vous a marqués de son sceau. C’est écrit que, lorsqu’il s’éveillera, les nouveaux Seigneurs de l’Épouvante seront là pour chanter ses louanges. Vous devez être deux d’entre eux, sinon je n’aurais pas été envoyé pour vous trouver. Pensez-y. La vie éternelle et un pouvoir au-delà de toute imagination. » Sa voix vibrait de sa propre ardeur à posséder ce pouvoir.

Rand jeta un coup d’œil derrière lui à la fenêtre juste au moment où un éclair déchira le ciel, et il faillit gémir. Cette brève illumination avait fait apparaître des hommes au-dehors, des hommes indifférents à la pluie qui les trempait pendant qu’ils surveillaient la fenêtre.

« J’en ai assez, annonça Gode. Soumettez-vous à mon maître – à votre maître – ou l’on vous y obligera. Ce ne sera pas agréable pour vous. Le Puissant Seigneur des Ténèbres règne sur la mort et il peut donner la vie dans la mort ou la mort dans la vie, à son gré. Ouvrez cette porte. D’une façon ou de l’autre, votre fuite est terminée. Ouvrez, j’ai dit ! »

Il devait avoir dit aussi autre chose, car subitement un corps lourd heurta la porte avec un bruit sourd. Elle trembla et les coins se déplacèrent sur une fraction de pouce avec un grincement de rouille qui se décape sur du bois. À mainte et mainte reprise, la porte trembla sous le choc de corps qui se précipitaient contre elle. Parfois, les coins résistaient ; parfois, ils glissaient encore un tout petit peu, et petit peu par petit peu la porte se rabattait inexorablement à l’intérieur.

« Soumettez-vous, ordonna Gode depuis le couloir, ou passez l’éternité à regretter de ne pas l’avoir fait ! »

« Si nous n’avons pas le choix… » Mat s’humecta les lèvres devant l’expression de Rand. Ses yeux roulaient d’un côté à l’autre comme ceux d’un blaireau pris au piège ; sa figure était blême et il haletait en parlant. « Nous pourrions dire oui, puis nous enfuir après. Sang et cendres, Rand, il n’y a pas d’autre moyen d’en sortir ! »

Ces paroles semblèrent parvenir à Rand à travers de la laine qui bouchait ses oreilles. Pas d’autre moyen d’en sortir. Le tonnerre gronda sourdement et fut étouffé sous un claquement de foudre. Il faut que je trouve un autre moyen d’en sortir. Gode leur parla, exigeant, exhortant la porte glissa encore d’un pouce vers son ouverture. Un moyen d’en sortir !

De la lumière envahit la pièce, aveuglante ; l’air rugit et brûla. Rand se sentit soulevé et projeté contre le mur. Il glissa sur le sol comme une masse, des tintements dans les oreilles et tous les poils de son corps cherchant à se hérisser. Hébété, il se releva en chancelant. Il avait les genoux en coton et il appuya une main sur le mur pour garder son équilibre. Il regarda autour de lui avec stupeur.

La lampe, couchée sur le côté au bord de l’une des quelques étagères encore fixées aux murs, était restée allumée et donnait de la clarté. Tous les tonneaux et caisses, certains noircis et brûlant à l’étouffée, gisaient renversés à l’endroit où ils avaient été projetés. La fenêtre, barreaux compris, et la majeure partie du mur aussi avaient disparu, laissant un trou béant déchiqueté. Le toit s’affaissait et des volutes de fumée luttaient contre la pluie autour des bords de l’ouverture hachée. La porte pendait hors de ses gonds, coincée en biais dans le chambranle en travers du couloir.

Avec un sentiment confus d’irréalité, il redressa la lampe. S’assurer qu’elle ne se briserait pas semblait la chose la plus importante du monde.

Une pile de cageots se souleva en se dispersant et Mat se redressa au milieu. Il oscillait sur ses pieds, clignait des paupières et se tâtait comme se demandant si tout était encore attaché ensemble. Il plissa les yeux en direction de Rand. « Rand ? Est-ce toi ? Tu es vivant. Je croyais que nous étions tous les deux… » Il s’interrompit, se mordant la lèvre, agité de tremblements. Il fallut un moment à Rand pour se rendre compte qu’il riait et était au bord de la crise de nerfs.

« Qu’est-ce qui s’est passé. Mat ? Mat ? Mat ! Qu’est-ce qu’il y a eu ? »

Un dernier frisson secoua Mat, puis il se calma. « La foudre, Rand. Je regardais justement la fenêtre quand elle a frappé les barreaux. Je ne vois pas grand-cho… » Il s’interrompit, regardant en plissant les paupières la porte de guingois, et sa voix devint sèche. « Où est Gode ? »

Rien ne bougeait dans le couloir obscur de l’autre côté porte. De Gode et de ses compagnons ne provenaient ni signe ni son, ce qui n’empêchait pas que n’importe quoi pouvait se trouver étendu dans le noir. Rand s’avisa qu’il les espérait morts, mais on lui aurait offert un empire qu’il n’aurait pas passé la tête dans le couloir pour s’en assurer. Rien ne bougeait non plus au-dehors dans la nuit par-delà ce qui avait été le mur, mais d’autres s’étaient levés. Des appels confus venaient de l’étage de l’auberge et un martèlement de pieds qui couraient.

« Filons pendant que la voie est libre », dit Rand.

L’aidant précipitamment à extirper leurs affaires des décombres, il agrippa Mat par le bras et à demi tira, à demi guida son ami dans la nuit en passant par la brèche béante. Mat se cramponnait à son bras, butait en perdant presque l’équilibre, la tête tendue en avant dans effort pour voir.

Comme la première rafale de pluie cinglait Rand au visage, un éclair arborescent zigzagua au-dessus de l’auberge et il s’immobilisa dans un sursaut. Les hommes de Gode étaient toujours là, gisant les pieds tournés vers le trou béant. Mitraillés par la pluie, leurs yeux ouverts fixaient le ciel.

« Qu’est-ce qu’il y a ? questionna Mat. Sang et cendres ! Que je sois pendu, je vois à peine ma propre main !

— Ce n’est rien », dit Rand. La chance. La Lumière qui protège les siens… est-ce cela ? Frissonnant, il aida précautionneusement Mat à contourner les cadavres. « Seulement la foudre. »

Il n’y avait aucune clarté en dehors des éclairs, et Rand trébucha dans les ornières tandis qu’ils s’éloignaient de l’auberge à un pas de course chancelant. Avec Mat quasiment accroché à lui, chaque faux pas manquait de peu les faire choir ensemble, mais, vacillant sur leurs jambes, haletants, ils continuaient à courir.

Une fois, il regarda en arrière. Une fois avant que la pluie s’épaississe en un rideau assourdissant qui masqua la vue du Charretier qui danse. Un éclair fit apparaître la silhouette d’un homme debout à l’arrière de l’auberge, un homme qui brandissait le poing à leur adresse ou à celle du ciel. Gode ou Hake, il ne le savait pas, mais l’un ne valait pas mieux que l’autre. La pluie s’abattit en déluge qui les isola sous une muraille d’eau. Il se hâta dans la nuit, guettant des bruits de poursuite à travers les grondements de l’orage.

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