49 Le Ténébreux se manifeste

L’aube réveilla Rand en sursaut, le soleil morne picotait ses paupières en dardant à regret ses rayons au-dessus des cimes d’arbres de la Dévastation. Même d’aussi bonne heure, la chaleur pesait sur les terres dévastées comme une couverture épaisse. Il resta sur le dos, la tête appuyée sur son paquetage en guise d’oreiller, contemplant le ciel. Il était encore bleu, ce ciel. Même ici, cela au moins n’avait pas été contaminé.

Il fut surpris en se rendant compte qu’il avait dormi. Pendant une minute, le vague souvenir d’une conversation surprise sembla appartenir à un rêve. Puis il vit les yeux rougis de Nynaeve ; elle n’avait manifestement pas dormi. Le visage de Lan était plus dur que jamais, comme s’il avait remis un masque et n’avait pas l’intention de le laisser glisser de nouveau.

Egwene vint à la Sagesse et s’accroupit sur ses talons, la mine soucieuse. Il ne parvenait pas à comprendre ce qu’elles disaient. Egwene parlait et Nynaeve secouait la tête. Egwene ajouta autre chose et la Sagesse eut un geste de la main pour la renvoyer. Au lieu de partir, Egwene rapprocha son visage du sien et, pendant quelques minutes, les deux jeunes femmes s’entretinrent encore plus bas, Nynaeve esquissant toujours une mimique négative. La Sagesse mit un terme à la conversation avec un rire, serrant Egwene dans ses bras et, d’après son expression, disant des paroles apaisantes. Néanmoins, quand elle se redressa, Egwene darda sur le Lige des coups d’œil furieux. Lan n’eut pas l’air de s’en apercevoir ; il ne regardait d’ailleurs pas dans leur direction.

Rand hocha la tête, rassembla ses affaires et se lava succinctement les mains, la figure et les dents avec le peu d’eau que Lan accordait pour ce faire. Il se demanda si les femmes avaient le moyen de lire l’esprit des hommes. C’était une pensée dérangeante. Toutes les femmes sont des Aes Sedai. Se disant qu’il laissait la Dévastation lui troubler les idées, il se rinça la bouche et se hâta d’aller seller le bai.

Ce ne fut pas qu’un peu déconcertant de voir le campement disparaître avant qu’il arrive à hauteur des chevaux, mais le temps qu’il serre la sangle de sa selle le sommet entier de la colline avait réapparu. Tout le monde se dépêchait.

Les sept tours étaient bien visibles dans la clarté matinale, lointains tronçons brisés, pareilles à de gigantesques collines abruptes évoquant simplement une grandeur anéantie. Les cent lacs étaient d’un bleu uni sans rides. Rien ne troublait leur surface ce matin.

Quand il regardait les lacs et les tours en ruine, il pouvait presque oublier les choses maladives qui croissaient autour de la colline. Lan ne s’abstenait pas à proprement parler de contempler les tours, non plus qu’il évitait Nynaeve mais, à vrai dire, il ne regardait jamais autour de lui quand il se concentrait pour les préparer au départ.

Une fois les paniers d’osier fixés de nouveau sur le cheval de bât, une fois effacée la moindre trace de détritus, suie et empreinte et tous les autres en selle, l’Aes Sedai se tint au centre du plateau, les yeux fermés, n’ayant même pas l’air de respirer. Rien ne se produisit que Rand put constater, à part que Nynaeve et Egwene frissonnèrent en dépit de la chaleur et se frottèrent énergiquement les bras. Les mains d’Egwene se figèrent soudain sur les siens et elle ouvrit la bouche, dévisageant la Sagesse. Avant qu’elle profère un mot, Nynaeve cessa aussi ses frictions et lui jeta un coup d’œil d’avertissement. Les deux jeunes femmes se regardèrent, puis Egwene hocha la tête, sourit et, un instant après, Nynaeve fit de même, bien que d’un sourire un peu contraint.

Rand se passa la main dans les cheveux, déjà plus humides de transpiration que de l’eau dont il s’était aspergé la figure. Il était sûr qu’il aurait dû comprendre le sens de cet échange muet, mais cette intuition légère comme une plume s’envola de son esprit avant qu’il parvienne à la préciser.

« Qu’est-ce qu’on attend ? » demanda Mat avec humeur, son écharpe en bandeau abaissée sur son front. Il avait son arc en travers du pommeau de sa selle avec une flèche encochée, et son carquois ramené en avant sur son ceinturon pour être facilement accessible.

Moiraine ouvrit les paupières et commença à descendre la colline. « Nous attendons que j’enlève le dernier vestige de ce que j’ai fait ici hier soir. Les résidus se seraient dissipés d’eux-mêmes en un jour, mais je ne veux prendre maintenant aucun risque que je peux éviter. Nous sommes trop près, et l’Ombre est trop forte ici. Lan ? »

Le Lige attendait seulement qu’elle s’installe sur la selle d’Aldieb pour les conduire au nord, vers les Montagnes du Destin qui s’élevaient non loin de là. Même dans le soleil levant, leurs pics se dressaient noirs et sans vie, comme des dents ébréchées. Elles s’étendaient comme une muraille continue vers l’est et vers l’ouest aussi loin que portait la vue.

« Atteindrons-nous l’Œil aujourd’hui, Moiraine Sedai ? » questionna Egwene.

L’Aes Sedai jeta à Loial un regard en biais, « J’espère que oui. La première fois que je l’ai trouvé, il était juste de l’autre côté des montagnes, au pied des cols.

— Il dit que l’Œil se déplace, objecta Mat avec un mouvement menton vers Loial. Qu’est-ce qui se passe s’il n’est pas à l’endroit où vous y comptez ?

— Alors nous continuerons à chercher jusqu’à ce que nous l’ayons découvert. L’Homme Vert devine intuitivement la nécessité et il n’y en a pas de plus urgente que la nôtre. Notre besoin concentre l’espoir du monde. »

Les montagnes devenaient plus proches et en même temps la Dévastation. Alors qu’auparavant une feuille portait des taches noires et des marbrures jaunes, à présent les feuillages tombaient mollement sous les yeux de Rand, se détachant sous le poids de leur état de putréfaction. Les arbres eux-mêmes étaient de pauvres choses torturées, estropiées, aux branches mortes tendues vers le ciel comme implorant merci d’une puissance qui refusait d’entendre. Des suintements pareils à du pus émergeaient d’entre les fentes et crevasses l’écorce. On aurait dit que rien de vraiment solide ne subsistait en eux, à voir les arbres se balancer au passage des cheveux sur le sol.

« On a l’impression qu’ils cherchent à nous attraper », commenta Mat avec nervosité. Nynaeve lui adressa un coup d’œil à la fois méprisant et exaspéré, et il ajouta avec hargne. « Eh bien si, ils en ont l’air.

— Et quelques-uns en ont réellement envie », confirma l’Aes Sedai. Elle avait tourné la tête par-dessus son épaule et l’expression de ses yeux fut pendant un instant plus dure que celle des yeux de Lan. « Mais ils ne veulent rien avoir à faire avec moi, et ma présence vous protège. »

Mat eut un rire gêné, comme s’il croyait à une plaisanterie de sa part.

Rand n’en était pas si sûr. On était dans la Dévastation, somme toute. Mais les arbres ne bougent pas. Pourquoi un arbre attraperait-il un homme même s’il le pouvait ? Nous sommes en train de nous monter l’imagination et elle essaie simplement de nous maintenir en état d’alerte.

Brusquement, son attention se détourna à sa gauche, vers la forêt. Cet arbre, à vingt pas de là, avait remué et ce n’était pas un effet de son imagination. Il était incapable de dire quelle était ou avait été son espèce, tant sa forme était tordue et tourmentée. Sous ses yeux, l’arbre fouetta l’air de nouveau, puis se courba, balayant le sol comme un fléau. Quelque chose poussa un hurlement aigu et perçant. L’arbre se redressa à la verticale ; ses branchages s’entrelaçaient autour d’une masse sombre qui se contorsionnait, crachait, hurlait.

Il avala sa salive et s’efforça d’écarter légèrement le Rouge, mais il y avait des arbres de chaque côté et ces arbres frémissaient. Le bai roulait les yeux, leur blanc apparaissant comme un cercle. Rand se retrouva faisant corps avec son cheval et tous les autres s’efforçaient de se cramponner de même.

« Continuez à avancer », ordonna Lan en dégainant son épée. Le Lige portait maintenant des gantelets renforcés sur le dos par des lames plates en acier, ainsi que son armure gris-vert à écailles.

« Restez avec Moiraine Sedai. » Il tira sur la bride de Mandarb pour se diriger non pas vers l’arbre et sa proie mais de l’autre côté. Avec sa cape aux couleurs changeantes, il fut absorbé par la Dévastation avant que l’étalon noir soit hors de vue.

« Rapprochez-vous », recommanda Moiraine. Elle ne ralentit pas l’allure de sa jument blanche, elle ordonna du geste aux autres de se serrer derrière elle. « Restez groupés aussi près que possible. »

Un rugissement jaillit dans la direction prise par le Lige. Il explosa dans l’air au point que les arbres tremblèrent et l’écho parut en retentir encore quand il se dissipa. Puis le rugissement résonna de nouveau, clamant la rage et la mort. « Lan, dit Nynaeve. Il… »

L’horrible son lui coupa la parole, mais il contenait une nuance nouvelle. La peur. Brusquement, le son s’éteignit.

« Lan sait se protéger, répliqua Moiraine. Avancez, Sagesse. »

Le Lige surgit d’entre les arbres, tenant son épée loin de lui et de sa monture. Du sang noir teignait la lame et de la vapeur en montait. Lan nettoya précautionneusement la lame avec un morceau d’étoffe tiré de ses fontes, examinant l’acier pour être sûr d’avoir éliminé la moindre souillure. Quand il laissa choir le chiffon, celui-ci se disloqua avant de toucher le sol et même les fragments se désintégrèrent.

Un corps massif bondit en silence d’entre les arbres vers eux. Sous l’impulsion du Lige, Mandarb pivota mais, au moment même où le destrier se cabrait, prêt à frapper de ses sabots ferrés, la flèche de Mat fila comme l’éclair et transperça l’œil unique d’une tête qui semblait surtout constituée d’une gueule et de dents. La créature s’effondra, se débattant et criant à une enjambée d’eux. Rand regarda avec attention quand ils passèrent devant. Des poils raides comme de longs piquants le couvraient, et il avait trop de pattes, rejoignant à des angles curieux un corps de la taille d’un ours. Certaines d’entre elles du moins, celles sortant de son dos, ne devaient pas servir à marcher, mais les griffes longues comme des doigts à leurs extrémités labouraient la terre dans son agonie.

« Bien visé, berger. » Les yeux de Lan avaient déjà oublié ce qui mourait derrière eux et fouillaient la forêt.

Moiraine secoua la tête. « Il ne devrait pas avoir envie de venir aussi près de quelqu’un en contact avec la Vraie Source.

— Agelmar disait que la Grande Dévastation est en effervescence, répliqua Lan. Peut-être la Dévastation sait-elle aussi qu’une Toile de Destinée se tisse dans le Dessin.

— Dépêchez-vous. » Moiraine donna un coup de talon dans les flancs d’Aldieb. « Il faut que nous franchissions vite les cols. »

Mais au moment même où elle parlait, la Grande Dévastation passa à l’attaque contre eux. Les arbres fouettèrent l’air dans leur direction pour les capturer, sans se soucier si Moiraine était ou non en contact avec la Vraie Source.

L’épée de Rand était dans sa main ; il ne se rappelait pas avoir dégainé. Il frappa sans relâche, la lame marquée au héron tranchant les branches atteintes par la corruption. Les branches avides rejetaient brutalement en arrière leurs moignons qui se tordaient sur eux-mêmes – il eut presque l’impression de les entendre hurler – mais d’autres encore revenaient toujours à la charge, ondulant comme des serpents, tentaient de s’enrouler autour de ses bras, de sa taille, de son cou. Les dents découvertes dans un rictus, il chercha à atteindre le vide et le trouva dans le sol rebelle, rude comme pierre, des Deux Rivières. « Manetheren ! » Il renvoya ainsi leur cri aux arbres jusqu’à en avoir la gorge douloureuse. L’acier marqué au héron étincelait dans le soleil sans chaleur. « Manetheren ! Manetheren ! »

Debout sur ses étriers, Mat décochait flèche sur flèche dans la forêt, frappant des silhouettes déformées qui grondaient et rongeaient avec d’innombrables dents la hampe des traits qui les tuaient, mordaient des formes griffues luttant pour leur passer par-dessus afin d’atteindre les cavaliers. Mat, lui aussi, oubliait le temps présent. Carai an Caldazar ! hurlait-il en tirant les empennages contre sa joue et laissant aller. Carai an Ellisande ! An Ellisande ! Mordero daghain pas duente cuebiyar ! An Ellisande !

Perrin aussi se dressait sur ses étriers, silencieux et inexorable. Il avait pris la tête, et sa hache creusait un chemin aussi bien dans la forêt que dans la chair fétide, n’importe quoi qui se trouvait sur son passage. Les arbres qui fouettaient l’air tels des fléaux et les choses hurlantes reculaient devant ce géant brandisseur de cognées, effrayés autant par ses yeux d’or au regard farouche que par le sifflement de sa hache. Il poussait son cheval en avant, pas à pas, avec détermination.

Des boules de feu jaillissaient des mains de Moiraine et, quand elles atteignaient le but, un arbre frémissant devenait torche, une créature dentue hurlait et se frappait avec des mains humaines, déchirait avec des griffes impitoyables sa chair flambante jusqu’à l’instant de sa mort.

Mainte et mainte fois, le Lige lança Mandarb au milieu des arbres, sa lame d’épée et ses gantelets dégoulinants de sang qui bouillonnait et fumait. Quand il revenait à présent, le plus souvent il y avait des déchirures dans son armure, des entailles dans sa chair, et son destrier trébuchait et saignait aussi. Chaque fois, l’Aes Sedai s’arrêtait pour imposer les mains sur leurs plaies et, quand elle les ôtait, seul le sang restait sur la chair indemne.

« J’allume des feux-signal pour les Demi-Hommes, dit-elle âprement. Pressez-vous. Pressez-vous ! » Ils se frayaient une voie lentement, pas après pas.

Si les arbres n’avaient pas frappé dans la masse de chair agressive autant qu’ils s’attaquaient aux humains, si ces créatures dont il n’y avait pas deux pareilles n’avaient pas combattu les arbres et ne s’étaient pas assaillies entre elles avec autant d’ardeur qu’elles cherchaient à les atteindre, eux, Rand avait la certitude qu’ils auraient été vaincus. Il n’était pas sûr que tel ne serait pas finalement leur sort. Puis un son flûte s’éleva derrière eux. Lointain, aigu, il se faisait entendre en dépit des râles rageurs de ceux qui hantaient la Dévastation alentour.

En un instant, les rauquements cessèrent, comme coupés au couteau. Les formes qui attaquaient se figèrent ; les arbres s’immobilisèrent. Aussi soudainement qu’elles étaient apparues, les choses à pattes disparurent, se fondant au sein de la forêt tourmentée.

La stridence ténue s’éleva de nouveau, comme un pipeau fêlé de berger et un chœur de même nature lui répondit. Une demi-douzaine de sons perçants chantant à l’unisson, très loin derrière.

« Des Vers », dit Lan d’un air sombre, ce qui suscita un gémissement chez Loial. « Ils nous donnent un répit, si nous avons le temps de le mettre à profit. » Son regard mesurait la distance qui les séparait des montagnes. « Peu nombreuses sont les choses dans la Dévastation qui affrontent volontiers un Ver si elles peuvent l’éviter. » Il enfonça ses talons dans les flancs de Mandarb. « En avant ! » Le groupe entier fonça à sa suite, à travers une Dévastation qui semblait soudain réellement morte, à l’exception, du son flûte résonnant sur leurs arrières.

« Ils ont été effrayés par des vers ? » s’exclama Mat d’une voix incrédule. Il rebondissait sur sa selle tandis qu’il s’efforçait de mettre son arc en bandoulière.

« Un Ver » – il y avait une nette différence entre le ton dont le Lige le disait et celui de Mat – « peut tuer un Évanescent, si l’Évanescent n’a pas pour lui la chance même du Ténébreux. Nous en avons toute une meute sur notre piste. Au galop ! Au galop ! » Les pics sombres s’étaient rapprochés maintenant. Au train imposé par le Lige, ils en avaient pour une heure, estima Rand.

« Les Vers ne nous suivront-ils pas dans les montagnes ? » questionna Egwene, haletante, et Lan eut un rire bref.

« Non. Les Vers ont peur de ce qui vit dans les défilés. » Loial gémit de nouveau.

Rand aurait aimé que l’Ogier s’arrête de gémir de cette façon. Il se rendait bien compte que Loial en savait davantage sur la Dévastation qu’aucun d’eux à l’exception de Lan, même si cette connaissance venait de livres lus dans la sécurité d’un stedding. Mais quel besoin de me rappeler qu’il y a encore pire que ce que nous avons vu ?

La Grande Dévastation défilait, les plantes et herbes folles s’aplatissaient avec un giclement de pourriture sous les sabots lancés au galop. Des arbres appartenant aux essences qui avaient naguère passé à l’attaque ne bronchèrent pas, même quand ils chevauchèrent au-dessous des branches mortes. Les Montagnes du Destin masquaient le ciel devant eux, sombres et sinistres, proches au point qu’on avait presque l’impression de pouvoir les toucher. Le son flûte retentit à la fois aigu et clair, et il y avait derrière eux des bruits d’éclaboussement plus forts que ceux produits par ce que broyaient les chevaux sous leurs pas. Trop forts, comme si des arbres à demi pourris étaient écrasés par d’énormes corps glissant par-dessus. Trop proches. Rand regarda par-dessus son épaule. Là-bas, derrière lui, des cimes s’abattaient comme de l’herbe qu’on fauche. Le terrain commença à s’élever vers les montagnes, suffisamment incliné pour qu’il comprenne qu’ils montaient.

« Nous n’y arriverons pas », annonça Lan. Il ne ralentit pas le galop de Mandarb, mais son épée se retrouva soudain une fois encore dans sa main. « Fais attention à toi dans les défilés, Moiraine, et ça ira.

— Non, Lan ! s’exclama Nynaeve.

— Silence, jeune fille ! Lan, même toi tu ne peux pas arrêter une meute de Vers. Je ne veux pas de ça. J’aurai besoin de toi pour l’Œil.

— Des flèches, proposa Mat d’une voix haletante.

— Les Vers ne les sentiraient même pas, cria le Lige. Ils doivent être taillés en pièces. Ils ne ressentent guère que la faim. Quelquefois la peur. »

Cramponné à sa selle de toutes ses forces, Rand se secoua pour essayer de soulager la crampe qui lui nouait les épaules. Il était oppressé au point de pouvoir à peine respirer et il éprouvait des picotements brûlants sur toute sa peau. La Grande Dévastation aboutissait maintenant aux contreforts des montagnes. Il voyait déjà le chemin qu’ils devraient gravir quand ils auraient atteint les montagnes mêmes, le sentier tournicotant et le col au-delà pareil à un coup de hache qui aurait fendu le roc noir. Par la Lumière, qu’y a-t-il donc là devant qui soit capable d’effrayer ce qui est derrière ? Que la Lumière m’assiste, jamais je n’ai eu si peur. Je ne veux pas aller plus loin. Pas un pas de plus ! Se concentrant sur la recherche de la flamme et du vide, il s’invectiva. Imbécile ! Espèce de froussard, de lavette ! Tu ne peux pas rester ici et tu ne peux pas retourner en arrière. Vas-tu laisser Egwene affronter les risques seule ? Le vide lui échappa, se formant, se disloquant en un millier de points lumineux, se reformant et s’éparpillant encore, chaque point brûlant dans ses os au point qu’il frémit de souffrance et eut l’impression d’être prêt à éclater. Que la Lumière m’assiste, je ne peux pas continuer. Que la Lumière me vienne en aide !

Il rassemblait les rênes du bai pour tourner bride, pour affronter les Vers ou n’importe quoi plutôt que ce qui se trouvait en avant, quand la nature du terrain changea. Entre la pente d’une colline et le flanc de l’autre, entre crête et pic, la Grande Dévastation avait disparu.

Des feuilles vertes recouvraient des branches qui s’étalaient paisiblement. Des fleurs des champs formaient un tapis aux couleurs lumineuses parmi les herbes balancées par une douce brise printanière. Des papillons voletaient de corolle en corolle, ainsi que des abeilles qui bourdonnaient, et des oiseaux se répandaient en trilles et roulades.

Ahuri, il continua à galoper jusqu’à ce qu’il se rende subitement compte que Moiraine, Lan et Loial s’étaient arrêtés, et les autres aussi. Il tira lentement sur la bride, le visage figé de stupeur. Egwene avait les yeux quasi exorbités et Nynaeve était bouche bée.

« Nous sommes arrivés en lieu sûr, expliqua Moiraine. Ceci est le domaine de l’Homme Vert et l’Œil du Monde est ici. Rien de la Grande Dévastation ne peut entrer.

— Je croyais que ce domaine était sur l’autre versant des montagnes », marmonna Rand. Il voyait encore les pics bloquant l’horizon au nord, et les défilés dans les hauteurs. « Vous disiez qu’il se trouvait toujours de l’autre côté des défilés.

— Ce lieu, déclara une voix profonde sortant d’entre les arbres, est toujours là où il est. Ce qui change, c’est l’emplacement où se trouvent ceux qui en ont besoin. »

Une silhouette émergea des ramures, une forme humaine dont la taille dépassait celle de Loial d’autant que celle de l’Ogier dominait celle de Rand. Une forme humaine en lianes et feuilles entrelacées, vertes et en pleine croissance. Sa chevelure était de l’herbe qui dévalait jusqu’à ses épaules ; ses yeux : d’énormes avelines ; ses ongles des glands. Des feuilles vertes constituaient sa tunique et ses chausses ; de l’écorce sans couture : ses bottes. Des papillons tourbillonnaient autour de lui, se posaient sur ses doigts, ses épaules, son visage. Une seule chose gâtait cette perfection verdoyante. Une profonde fissure se creusait le long de sa joue et de sa tempe jusqu’au sommet du crâne et, dans cette crevasse, les lianes étaient brunes et desséchées.

« L’Homme Vert », murmura Egwene, et le visage balafré sourit. Pendant un instant, les oiseaux parurent chanter plus fort.

« Bien sûr que c’est moi. Qui d’autre cela pourrait-il être ? » Les yeux aveline se posèrent sur Loial. « C’est bon de te voir, petit frère. Dans le passé, vous étiez nombreux à me rendre visite, mais bien rares ces derniers temps. »

Loial descendit de son grand cheval et s’inclina cérémonieusement. « Vous m’honorez, Frère-Arbre. Tsingu ma choshih Tingshen. »

Avec un sourire, l’Homme Vert passa un bras autour des épaules de l’Ogier. Auprès de Loial, il avait l’air d’un adulte à côté d’un adolescent. « Il ne s’agit pas d’honneur, petit frère. Nous chanterons ensemble les Chants des Arbres et nous nous rappellerons les Grands Arbres, le stedding, et nous tiendrons en échec la Nostalgie. » Il examina les autres qui étaient en train de mettre pied à terre, et son regard se posa sur Perrin. « Un Frère-Loup ! Les temps anciens revivent-ils donc de nouveau ? »

Rand contempla Perrin avec stupeur. Pour sa part, Perrin tourna son cheval afin de le placer entre lui et l’Homme Vert, puis se pencha pour vérifier sa sangle.

Rand fut certain qu’il voulait seulement éviter le regard scrutateur de l’Homme Vert. Soudain, ce dernier s’adressa à Rand.

« Drôle de manière de t’habiller, Enfant du Dragon. La Roue a-t-elle tourné tellement ? Le Peuple du Dragon est-il revenu au Premier Pacte ? Mais tu portes une épée. Cela ne cadre pas. »

Rand dut s’efforcer de s’humecter la bouche de salive avant de pouvoir parler. « Je ne comprends pas de quoi vous parler. Que voulez-vous dire ? »

L’Homme Vert toucha la balafre brune en travers de sa tête. Pendant un instant, il parut désorienté. « Je… je ne sais pas. Mes souvenirs sont fragmentaires et souvent fugitifs, et beaucoup de ce qui reste est pareil à des feuilles visitées par des chenilles. Pourtant, je suis certain… Non, c’est parti. Mais tu es le bienvenu ici. Vous, Moiraine Sedai, êtes plus qu’une surprise. Quand cet endroit a été créé, il l’a été de sorte que personne ne puisse le trouver deux fois. Comment êtes-vous venue ici ?

— Par nécessité, répliqua Moiraine. Ma nécessité, la nécessité du monde. En majeure partie, celle du monde. Nous sommes venus voir l’Œil du Monde. »

L’Homme Vert soupira et le vent soupira dans les branches au feuillage épais. « Alors ça recommence. Ce souvenir-là reste entier. Le Ténébreux se manifeste. Je le redoutais. À chaque changement d’année, la Dévastation accentue ses efforts pour s’introduire ici et, cette année, la lutte pour la maintenir à distance a été plus rude qu’elle ne l’a jamais été depuis le commencement. Venez, je vous conduis. »

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