13 Les choix

Avant qu’ils ne s’endorment, Moiraine s’agenouilla auprès de chacun tour à tour et leur imposa les mains sur la tête. Lan grommela qu’il n’en avait pas besoin et qu’elle ne devait pas gaspiller ses forces, mais il n’essaya pas de l’en empêcher. Egwene désirait ardemment vivre cette expérience, Mat et Perrin en avaient manifestement peur mais avaient peur aussi de refuser. Thom s’écarta d’une secousse des mains de l’Aes Sedai, mais elle lui saisit la tête, de l’air de qui ne plaisante pas. Le ménestrel fit la grimace pendant toute l’opération. Elle lui adressa un sourire moqueur une fois qu’elle eut retiré ses mains. Il prit une mine encore plus renfrognée, mais il paraissait vraiment reposé. Tous l’étaient.

Rand s’était retiré dans une niche de la paroi inégale où il espérait passer inaperçu. Ses yeux ne demandaient qu’à se fermer, mais il s’obligea à rester éveillé. Il se plaqua un poing contre la bouche pour étouffer un bâillement. Un petit somme, d’une heure ou deux, et il se sentirait très bien. Néanmoins, Moiraine ne l’oublia pas.

Le froid de ses doigts sur sa figure le fit tressaillir et il dit : « Je ne… » Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. La fatigue s’écoulait de lui comme de l’eau dévalant une colline ; douleurs et courbatures diminuaient jusqu’à n’être que de vagues souvenirs et disparaissaient. Il regarda bouche bée. Elle se contenta de sourire et retira ses mains.

« C’est fini », dit-elle et, comme elle se relevait avec un soupir de lassitude, il revint à la mémoire de Rand qu’elle ne pouvait pas en faire autant pour elle-même. En vérité, elle ne but qu’un peu de thé, refusant le pain et le fromage que Lan voulait qu’elle mange, avant de se pelotonner près du feu. Elle sembla s’endormir dès qu’elle se fut enroulée dans sa cape.

Les autres, tous sauf Lan, sombraient dans le sommeil là où ils trouvaient assez de place pour s’étendre, mais Rand ne voyait réellement pas pourquoi. Il éprouvait la sensation d’avoir déjà passé une nuit entière dans un bon lit. Pourtant, à peine se fut-il radossé contre la paroi de bois que le sommeil le terrassa. Quand Lan le secoua pour le réveiller, une heure plus tard, il se sentait aussi bien qu’après trois jours de repos.

Le Lige les éveilla tous sauf Moiraine et il réprima sévèrement le moindre bruit susceptible de la déranger. Même ainsi, il ne leur permit qu’un bref séjour dans la confortable grotte en arbres. Avant que le soleil ait gagné deux fois sa hauteur sur l’horizon, plus aucune trace que des gens s’étaient arrêtés là ne demeurait et ils étaient tous en selle et se dirigeaient au nord vers Baerlon, chevauchant lentement pour ménager leurs montures. L’Aes Sedai avait les yeux cernés, mais elle se tenait droite et assurée sur sa selle.

Le brouillard restait épais au-dessus de la rivière derrière eux, mur gris qui résistait aux faibles efforts du soleil pour le dissiper et qui dérobait à la vue les Deux Rivières. Rand cheminait en guettant par-dessus son épaule avec l’espoir d’un dernier coup d’œil, même de Taren-au-Bac, jusqu’à ce que le banc de brouillard ait disparu.

« Je n’ai jamais cru que j’irais si loin de chez moi, remarqua-t-il quand finalement les arbres eurent caché à la fois le brouillard et la rivière. Tu te rappelles le temps où la Colline-au-Guet paraissait tellement loin ? » C’était il y a deux jours. On aurait dit une éternité.

« Dans un mois ou deux, nous serons de retour, répliqua Perrin d’une voix tendue. Pense à ce que nous aurons à raconter.

— Même les Trollocs ne peuvent pas nous pourchasser sans arrêt, dit Mat. Hé, qu’on me brûle, c’est impossible. » Il se retourna en se redressant avec un gros soupir, puis se laissa aller lourdement sur sa selle comme s’il ne pensait pas un mot de ce qui avait été dit.

« Ces hommes ! s’exclama Egwene d’un ton sarcastique. Vous vivez l’aventure dont vous êtes toujours à jacasser et déjà vous parlez de rentrer à la maison. » Elle avait la tête haute, mais Rand décela un tremblement dans sa voix maintenant qu’on ne pouvait plus rien voir des Deux Rivières.

Ni Moiraine ni Lan ne firent d’effort pour les rassurer, pas un mot pour dire que, bien entendu, ils reviendraient. Rand s’efforça de ne pas imaginer ce que cela risquait de signifier. Même reposé, il était en proie à suffisamment de craintes pour ne pas en rechercher d’autres. Affaissé sur sa selle, il commença à rêver les yeux ouverts d’être en train de surveiller les moutons à côté de Tam dans une pâture à l’herbe luxuriante, avec des alouettes qui chantaient par un matin de printemps. Et d’une virée au Champ d’Emond, et comment Bel Tine s’était passé à danser sur le Pré Communal, sans autre préoccupation que de ne pas se tromper dans les pas. Il réussit à s’absorber dans ce rêve pendant longtemps.

Le trajet jusqu’à Baerlon dura presque une semaine. Lan maronnait à cause de la lenteur de leur progression, mais c’était lui qui réglait l’allure et obligeait les autres à la garder. Il n’était pas si ménager pour lui-même et son étalon, Mandarb – il avait dit que cela signifiait « Lame d’épée » dans le Vieux Langage. Le Lige couvrait deux fois plus de terrain qu’eux, galopant en tête, son manteau aux couleurs changeantes flottant au vent, pour aller en éclaireur voir ce qu’ils avaient devant eux, ou se laissant dépasser pour remonter leur piste. Tous ceux qui essayaient d’aller plus vite qu’au pas étaient la cible de paroles cinglantes sur le soin à prendre de leurs bêtes » de commentaires mordants sur la manière dont ils se débrouilleraient à pied en cas d’apparition des Trollocs. Même Moiraine n’était pas à l’abri de sa langue si elle laissait la jument blanche accélérer l’allure. Aldieb, c’était le nom de cette jument, dans le Vieux Langage : « Vent d’Ouest », le vent qui amène les pluies de printemps.


Les reconnaissances du Lige ne détectèrent jamais aucun signe de poursuite ou d’embuscade. Il ne parlait qu’à Moiraine de ce qu’il avait vu, et cela à voix basse pour ne pas être entendu, et l’Aes Sedai informait les autres de ce qu’elle jugeait qu’ils avaient besoin de savoir. Au début, Rand regardait par-dessus son épaule autant que devant lui. Il n’était pas le seul. Perrin tâtait souvent sa hache et Mat chevauchait avec une flèche ajustée à son arc. Cependant le paysage derrière eux demeurait vide de Trollocs ou de silhouettes en manteau noir, le ciel vide de Draghkar. Lentement, Rand commença à croire que peut-être ils s’en étaient vraiment tirés.

Il n’y avait pas grand couvert où s’abriter, même dans les parties les plus épaisses des bois. L’hiver s’accrochait aussi âprement au nord de la Taren qu’aux Deux Rivières. Des peuplements de pins, de sapins ou de lauréoles et, çà et là, de quelques calycanthes ou des lauriers émaillaient une forêt qui n’était à part eux que branches grises et nues. Pas même les sureaux n’avaient de feuille. Seuls des brins verts de pousses neuves éparses ressortaient sur des prairies brunes aplaties par les neiges de l’hiver. Là aussi, une grande partie de ce qui poussait n’était qu’orties piquantes, chardons rudes et daturas vénéneux. Sur la terre nue qui tapissait la forêt, un peu de la dernière neige s’accrochait encore, dans des flaques à l’ombre et en coulées sous les branches basses des arbres à feuilles persistantes. Tous tenaient leurs manteaux bien serrés contre eux, car le faible soleil ne dégageait pas de chaleur et le froid de la nuit était perçant. Pas plus d’oiseaux ne volaient ici que dans les Deux Rivières, même pas des corbeaux.

Il n’y avait rien de paisible dans la lenteur de leur cheminement. La Route du Nord – Rand continuait à y penser de cette façon, bien qu’il soupçonnât qu’elle devait porter un nom différent ici, au nord de la Taren – filait encore droit au nord mais, sur les instances de Lan, leur piste sinuait deçà delà dans la forêt aussi souvent qu’elle suivait cette chaussée en terre battue. Un village, une ferme, n’importe quelle trace d’hommes ou de civilisation les envoyait faire des lieues de détour pour les éviter, malgré le peu qu’il y en avait. Pendant tout le premier jour, Rand ne vit, à part la route, aucun signe que des hommes aient jamais été dans ces bois. Il lui vint à l’esprit que même quand il était allé au pied des Montagnes de la Brume il n’aurait pas pu être aussi loin d’une habitation qu’il ne l’était ce jour-là.

La première ferme qu’il aperçut – une vaste maison en pans de bois et une grande écurie aux toits de chaume hauts et pointus, avec une spirale de fumée sortant d’une cheminée en pierre – lui causa un choc.

« Ce n’est pas différent de chez nous », commenta Perrin en regardant, les soumis froncés, les bâtiments lointains, à peine discernables à travers les arbres. Des gens se déplaçaient dans la cour de ferme, sans se rendre compte encore de la présence des voyageurs.

« Bien sûr que si, dit Mat. C’est que nous ne sommes pas encore assez près pour voir.

— Je te le répète, ce n’est pas différent, insista Perrin.

— Ce doit l’être. Nous sommes au nord de la Taren, après tout.

— Silence, vous deux, gronda Lan. Nous ne voulons pas nous faire remarquer, vous vous rappelez ? Par ici. » Il obliqua vers l’ouest, pour contourner la ferme en passant sous les arbres.

Regardant en arrière, Rand songea que Perrin avait raison. La ferme ressemblait beaucoup à celles des alentours du Champ d’Emond. Il y avait un petit garçon qui rapportait de l’eau du puits et d’autres plus âgés qui s’occupaient des moutons dans un enclos. Il y avait même un hangar pour traiter le tabac. Mais Mat avait raison lui aussi. Nous sommes au nord de la Taren. Ce doit être différent.

Immanquablement, ils faisaient halte alors que la lumière s’attardait encore dans le ciel et choisissaient un endroit en pente pour l’écoulement des eaux et abrité du vent qui ne cessait jamais tout à fait mais changeait seulement de direction. Leur feu était toujours petit, invisible à quelques mètres et, une fois que le thé était prêt, de l’eau était jetée sur les flammes et les braises enterrées.

À leur premier arrêt, avant que le soleil se couche, Lan avait commencé à apprendre aux garçons comment utiliser les armes qu’ils avaient avec eux. Il débuta par l’arc. Quand il eut vu Mat mettre trois flèches dans un nœud gros comme une tête d’homme à cent pas dans le tronc fissuré d’une lauréole morte, il dit aux autres de s’exercer à leur tour. Perrin renouvela l’exploit de Mat, et Rand, appelant à lui la flamme et le vide, la sérénité faisant abstraction de tout et qui transformait l’arc en une partie de lui-même, ou lui-même en l’arc, groupa ses trois flèches si bien que les pointes se touchaient. Mat lui asséna une tape de félicitation sur l’épaule.

« D’accord, si vous aviez tous des arcs, dit sèchement le Lige quand ils commencèrent à arborer de larges sourires, et si les Trollocs acceptaient de ne pas avancer à une distance trop proche pour que vous puissiez les utiliser… » Les sourires s’évanouirent brusquement. « Voyons ce que je peux vous apprendre au cas où ils viendraient en fait aussi près. »

Il montra à Perrin quelques tours de main pour se servir de cette hache à large lame ; lever une hache sur quelqu’un, ou quelque chose, d’armé n’avait rien à voir avec couper du bois ou exécuter des moulinets en simulacre de bagarre. Mettant le grand apprenti forgeron à exécuter une série d’exercices, bloquer, parer, frapper, il fit la même chose pour Rand et son épée. Nullement les sauts désordonnés et les coups assénés à tour de bras que Rand avait dans l’idée quand il imaginait la manière de s’en servir, mais des mouvements souples, l’un se fondant dans l’autre, presque une danse.

« Manier la lame ne suffit pas, expliqua Lan, quoi qu’en pensent certains. L’esprit y joue son rôle, le plus grand rôle. Vide ton esprit, berger. Vide-le de la haine ou de la peur, de tout. Consume-les. Vous autres, écoutez-vous aussi. La recette peut vous servir avec la hache ou l’arc, avec un épieu, avec un bâton ou même à mains nues. »

Rand le regarda avec stupeur. « La flamme et le vide, récita-t-il d’une voix songeuse. C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Mon père me l’a enseigné. »

Le Lige le dévisagea en retour d’un regard indéchiffrable.

« Tiens l’épée comme je te l’ai montré, berger. Je ne peux pas transformer un villageois aux souliers boueux en maître d’armes en une heure, mais peut-être puis-je t’empêcher de t’amputer d’un pied. »

Rand soupira et tint l’épée toute droite à deux mains devant lui. Moiraine observait sans expression, mais le lendemain soir elle dit à Lan de continuer les leçons.

Le dîner était toujours le même qu’à midi et le matin : des galettes sans levain, du fromage, de la viande séchée avec de l’eau, sauf que le soir ils buvaient du thé chaud. Thom les divertissait dans la soirée. Lan ne laissait pas le ménestrel jouer de la harpe ou de la flûte – pas besoin d’ameuter toute la région, avait dit le Lige – mais Thom jonglait ou racontait des histoires. « Mara et les trois rois sans cervelle » ou une des centaines sur Anla le Sage Conseiller, ou quelque chose plein de gloire et d’aventures comme la Grande Quête du Cor mais toujours avec une fin heureuse et un joyeux retour au pays.

Pourtant, si la contrée était paisible autour d’eux, si aucun Trolloc ne surgissait au milieu des arbres et aucun Draghkar dans les nuages, il semblait à Rand qu’ils s’arrangeaient eux-mêmes pour augmenter la tension chaque fois qu’elle risquait de disparaître.

Par exemple, le matin où Egwene se réveilla et commença à dénatter ses cheveux. Rand la regardait du coin de l’œil en rangeant son matériel de couchage. Chaque nuit, quand le feu était éteint avec de l’eau, tous s’enveloppaient dans leur couverture sauf Egwene et l’Aes Sedai. Les deux jeunes femmes s’écartaient toujours des autres et parlaient une heure ou deux, revenant quand eux s’étaient endormis. Egwene peigna ses cheveux – Rand compta cent coups – pendant qu’il sellait Nuage, attachant ses sacoches et sa couverture derrière la selle. Puis elle rangea le peigne, rejeta dans son dos sa chevelure libérée et remonta le capuchon de sa mante.

Surpris, il demanda : « Qu’est-ce que tu fais ? » Elle lui jeta un regard de côté sans répondre. C’était la première fois qu’il lui parlait depuis deux jours, il s’en rendit compte, depuis la nuit dans l’abri de troncs d’arbre sur la rive de la Taren, mais il ne se laissa pas arrêter pour autant. « Tu as attendu toute ta vie de porter tes cheveux tressés et maintenant tu renonces ? Pourquoi ? Parce qu’elle ne natte pas les siens ?

— Les Aes Sedai ne se tressent pas les cheveux, dit-elle simplement. Du moins, sauf si elles le désirent.

— Tu n’es pas une Aes Sedai. Tu es Egwene al’Vere du Champ d’Emond et les membres du Cercle des Femmes auraient une attaque si elles te voyaient maintenant.

— Les affaires du Cercle des Femmes ne te concernent pas, Rand al’Thor. Et je serai une Aes Sedai. Aussitôt que j’arriverai à Tar Valon. »

Il eut un ricanement moqueur. « Aussitôt que tu seras arrivée à Tar Valon. Pourquoi ? Par la Lumière, explique-moi ça. Tu n’es pas une Amie du Ténébreux.

— Tu crois que Moiraine Sedai est une Amie du Ténébreux ? Vraiment ? » Elle se retourna face à lui, les poings fermés, et il pensa un instant qu’elle allait le frapper. « Après qu’elle a sauvé le village ? Après qu’elle a sauvé ton père ?

— Je ne sais pas ce qu’elle est mais, quelle qu’elle soit, cela ne signifie rien pour les autres. Les récits…

— Conduis-toi en adulte, Rand ! Oublie les contes et sers-toi de tes yeux.

— Mes yeux l’ont vue couler le bac ! Nie-le ! Une fois que tu as une idée en tête, tu n’en démords pas, même si quelqu’un te démontre que tu essaies de te tenir debout sur de l’eau. Si tu n’étais pas une telle idiote aveuglée par la Lumière, tu verrais… !


— Ah, je suis une idiote ? Laisse-moi te dire une chose ou deux, Rand al’Thor ! Tu es la tête de mule la plus entêtée, la plus stupide…

— Vous deux, vous voulez alerter tout le monde à quinze lieues à la ronde ? » demanda le Lige.

Debout, la bouche ouverte, s’efforçant de placer un mot, Rand se rendit brusquement compte qu’il avait crié. Qu’ils avaient crié l’un et l’autre.

Egwene devint cramoisie, elle vira sur ses talons et s’éloigna en marmottant : « Les hommes ! », ce qui semblait comprendre autant le Lige que Rand lui-même.

Rand parcourut le camp d’un coup d’œil circonspect. Tous le regardaient, pas seulement le Lige, Mat et Perrin, le visage blême. Thom, tendu comme s’il était prêt à s’enfuir ou à se battre. Moiraine. Le visage de l’Aes Sedai était dépourvu d’expression, mais son regard parut à Rand lui transpercer la tête. Il tenta désespérément de se rappeler avec exactitude ce qu’il avait dit des Aes Sedai et des Amis du Ténébreux.

« Il est temps de partir », dit Moiraine. Elle se tourna vers Aldieb et Rand frissonna comme si on l’avait délivré d’un piège. Il se demanda s’il n’y avait pas été pris.

Deux soirs plus tard, alors que le feu brûlait bas, Mat lécha sur ses doigts les dernières miettes de fromage et déclara : « Vous savez, je crois que nous les avons semés pour de bon. » Lan était dehors dans le noir, pour une dernière tournée d’inspection. Moiraine et Egwene s’étaient retirées à l’écart pour un de leurs entretiens. Thom somnolait sur sa pipe et les jeunes gens avaient le feu pour eux seuls.

Perrin, qui tisonnait distraitement les braises avec un bâton, répliqua : « Si nous les avons semés, pourquoi Lan continue-t-il ses reconnaissances ? » Presque endormi, Rand roula sur lui-même, le dos au feu.

« Nous les avons semés là-bas à Taren-au-Bac. » Mat s’allongea, les doigts croisés derrière la nuque, contemplant le ciel illuminé par la lune. « S’ils étaient vraiment à notre poursuite.

— Tu crois que le Draghkar nous donnait la chasse parce qu’il nous avait en sympathie ? demanda Perrin.

— Écoutez donc, arrêtez de vous tracasser pour les Trollocs et compagnie, continua Mat comme si Perrin n’avait rien dit, et pensez maintenant à explorer le monde. Nous sommes là où naissent les contes. À quoi croyez-vous que ressemble une vraie ville ?

— Nous allons à Baerlon », dit Rand d’une voix ensommeillée, mais Mat ricana.

« Baerlon, c’est très bien, mais j’ai vu cette vieille carte qui est chez Maître al’Vere. Si nous tournons vers le sud une fois Caemlyn atteint, la route mène à Illian et au-delà.

— Qu’est-ce qu’Illian a de tellement spécial ? questionna Perrin en bâillant.

— Pour commencer, répliqua Mat, Illian n’est pas pleine d’Aes Sed… »

Un silence tomba et Rand se trouva soudain bien réveillé. Moiraine était déjà revenue. Egwene l’accompagnait, mais c’est l’Aes Sedai, debout juste à la lisière de la clarté du feu, qui retenait leur attention. Mat était là, étendu sur le dos, la bouche encore ouverte, la regardant fixement. Les yeux de Moiraine accrochaient la lumière comme des pierres noires polies. Brusquement, Rand se demanda depuis combien de temps elle se tenait là.

« Les gars étaient seulement… », commença Thom, mais Moiraine parla sans lui laisser le temps de finir.

« Quelques jours de répit et vous êtes prêts à abandonner. » Sa voix calme et posée contrastait de façon frappante avec l’expression de ses yeux. « Un jour ou deux de tranquillité et vous avez déjà oublié la Nuit de l’Hiver.

— On n’a pas oublié, dit Perrin. C’est simplement que… »

Toujours sans élever la voix, l’Aes Sedai lui réserva le même traitement qu’au ménestrel.

— Est-ce là votre sentiment à tous ? Vous êtes tous pleins d’ardeur pour filer à Illian et oublier les Trollocs, les Demi-Hommes et le Draghkar ? » Elle les parcourut du regard – un regard luisant de cet éclat dur si opposé à son ton de voix prosaïque qui mit Rand mal à l’aise – mais elle ne laissa à personne une chance de prendre la parole. « Le Ténébreux vous recherche, ou l’un de vous ou tous les trois, et si je vous permettais d’aller où vous en avez envie, il vous attrapera. Quoi que veuille le Ténébreux, je m’y oppose, alors écoutez et tenez-vous-le pour dit. Avant de laisser le Ténébreux vous capturer, je vous détruirai moi-même. »

Ce fut ce ton si prosaïque qui convainquit Rand. L’Aes Sedai agirait exactement comme elle l’annonçait si elle le croyait nécessaire. Il eut du mal à s’endormir cette nuit-là, et il ne fut pas le seul. Même le ménestrel ne commença à ronfler que longtemps après que les dernières braises s’étaient éteintes. Pour une fois, Moiraine n’offrit pas son aide.

Ces conversations nocturnes entre Egwene et l’Aes Sedai étaient un sujet irritant pour Rand. Dès qu’elles disparaissaient dans l’obscurité, à l’écart des autres pour être tranquilles, il se demandait ce qu’elles disaient, ce qu’elles faisaient. Qu’est-ce que l’Aes Sedai faisait à Egwene ?

Une nuit, il attendit que les autres hommes soient couchés, Thom ronflant comme une scie qui coupe un nœud dans du chêne, puis il s’éloigna, enroulé dans sa couverture. Utilisant toutes les ressources de l’habilité acquise en traquant les lapins, il se déplaça dans les ombres portées par la lune jusqu’à ce qu’il fût accroupi au pied d’un haut lauréole aux larges feuilles coriaces, assez près pour entendre Egwene et Moiraine qui étaient assises sur un tronc abattu, éclairées par une petite lanterne.

« Demande, disait Moiraine, et si je le peux maintenant je te répondrai. Comprends-moi, il y a beaucoup de choses pour lesquelles tu n’es pas encore prête, que tu ne peux apprendre avant d’avoir appris d’autres choses, qui en exigeront encore d’autres à apprendre avant elles. Mais demande ce que tu veux.

— Les cinq Pouvoirs, dit Egwene lentement. La Terre, le Vent, le Feu, l’Eau, et l’Esprit. Cela ne paraît pas juste que les hommes aient été les plus forts en ayant la haute main sur la Terre et le Feu. Pourquoi ont-ils eu les Pouvoirs les plus forts ? »

Moiraine rit. « Est-ce là ce que tu crois, enfant ? Y a-t-il un roc si dur que le vent et l’eau ne puissent l’user, un feu si fort que l’eau ne puisse le noyer ou le vent l’éteindre ? »

Egwene demeura silencieuse un moment, enfonçant le bout de son pied dans le sol de la forêt. « C’était… c’est eux qui… ont essayé de libérer le Ténébreux et les Réprouvés, n’est-ce pas ? Les Aes Sedai mâles ? » Elle respira un grand coup et reprit plus vite : « Les femmes n’y ont pas participé. Ce sont les hommes qui sont devenus fous et ont détruit le monde.

— Tu as peur, dit Moiraine sombrement. Si tu étais restée au Champ d’Emond, tu serais devenue Sagesse avec le temps. C’était le plan de Nynaeve, n’est-ce pas ? Ou tu aurais siégé dans le Cercle des Femmes et tu aurais réglé les affaires du Champ d’Emond, alors que le Conseil du Village croyait que c’était lui. Mais tu as fait l’impensable. Tu as quitté le Champ d’Emond, quitté les Deux Rivières pour chercher l’aventure. Tu le voulais et, en même temps, tu en as peur. Et tu refuses avec obstination de laisser ta peur te dominer. Autrement, tu ne m’aurais pas demandé comment une femme devient Aes Sedai. Autrement, tu n’aurais pas jeté aux orties la coutume et les conventions.

— Non, protesta Egwene, je n’ai pas peur. Je veux vraiment devenir une Aes Sedai.

— Mieux vaudrait que tu aies peur, mais j’espère que tu garderas cette conviction. De nos jours, peu de femmes sont aptes à devenir des initiées et moins encore le désirent. » Moiraine avait un ton de voix qui donnait à penser qu’elle s’était mise à méditer. « Il n’y en a sûrement jamais eu deux auparavant dans le même village. Le vieux sang est encore fort aux Deux Rivières. »

Dans l’ombre, Rand changea de position. Une branche craqua sous son pied. Il s’immobilisa aussitôt, transpirant et retenant son souffle, mais aucune des jeunes femmes ne se retourna.

« Deux ? s’exclama Egwene. Qui d’autre ? Est-ce Kari ? Kari Thane ? Lara Ayellan ? »

Moiraine eut un clappement de langue exaspéré, puis déclara sévèrement : « Oublie ce que j’ai dit là. Sa route prend une autre direction, je le crains. Occupe-toi de tes propres affaires. Ce n’est pas une route facile que tu as choisie.

— Je ne ferai pas demi-tour, affirma Egwene.

— On verra. Mais tu souhaites tout de même être tranquillisée et je ne peux pas te rassurer, pas comme tu le voudrais.

— Je ne comprends pas.

— Tu veux être certaine que les Aes Sedai sont bonnes et pures, que ce sont les mauvais hommes des légendes qui ont causé la destruction du Monde et pas les femmes. Eh bien, c’étaient les hommes, mais ils n’étaient pas plus méchants que d’autres hommes. Ils étaient fous, pas méchants. Les Aes Sedai que tu rencontreras à Tar Valon sont humaines, pas différentes des autres femmes, sauf pour le don qui nous met à part. Elles sont braves et peureuses, fortes et faibles, bonnes et cruelles, chaleureuses et froides. Devenir une Aes Sedai ne te transformera pas. »

Egwene prit une grande aspiration. « Je suppose que c’est cela qui m’effrayait, d’être transformée par le Pouvoir. Ça et les Trollocs. Et l’Évanescent. Et… Moiraine Sedai, au nom de la Lumière, pourquoi les Trollocs sont-ils venus au Champ d’Emond ? »

La tête de l’Aes Sedai vira soudain et son regard plongea droit dans la cachette de Rand. Il en eut le souffle coupé ; son regard était aussi dur que lorsqu’elle les avait menacés, et il avait le sentiment qu’il pouvait pénétrer les branches épaisses du lauréole. Par la Lumière, que fera-t-elle si elle me surprend à écouter ?

Il s’efforça de se renfoncer au plus épais de l’obscurité. Comme il avait les yeux sur les jeunes femmes, il se prit le pied dans une racine et il faillit tomber dans des broussailles sèches qui l’auraient dénoncé par un craquement de branches cassées pareil à des détonations de feu d’artifice. Haletant, il s’éloigna à quatre pattes, en silence autant par chance que par ses précautions. Son cœur battait si fort qu’il crut que c’est lui qui allait le trahir. Idiot ! Épier une Aes Sedai !

De retour à l’endroit où dormaient les autres, il réussit à se faufiler sans bruit entre eux. Lan remua quand il se laissa tomber sur le sol et remonta vivement sa couverture, mais le Lige se réinstalla avec un soupir. Il était seulement retourné dans son sommeil. Rand relâcha un long souffle silencieux.

Un instant après, Moiraine sortit de la nuit, s’arrêtant à un endroit d’où elle pouvait étudier les formes assoupies. Le clair de lune la nimbait de lumière. Rand ferma les paupières et respira régulièrement, tout en écoutant de son mieux pour déceler si les pas approchaient. Mais non. Quand il rouvrit les yeux, elle était partie.

Lorsque le sommeil vint finalement, ce fut par à-coups, plein de rêves qui le mirent en nage, où tous les hommes du Champ d’Emond prétendaient être le Dragon Réincarné et où toutes les femmes avaient dans les cheveux une pierre bleue comme la ferronnière que portait Moiraine. Il ne tenta plus de recommencer à surprendre ce que disaient Moiraine et Egwene.

C’est jusqu’au sixième jour que s’étendit le long voyage. Le soleil sans chaleur glissait lentement vers la cime des arbres, tandis qu’une poignée de légers nuages s’éloignaient vers le nord. Les rafales de vent se firent plus violentes pendant un moment et Rand rajusta son manteau sur ses épaules en marmottant à part soi. Il se demandait s’ils atteindraient jamais Baerlon. La distance qu’ils avaient parcourue déjà depuis la rivière était plus que suffisante pour l’amener de Taren-au-Bac jusqu’à la Rivière Blanche mais, chaque fois qu’il l’interrogeait, Lan répliquait toujours que ce n’était qu’un court trajet méritant à peine le nom de voyage. Cela lui donnait l’impression d’être perdu.

Lan parut devant eux dans les bois, de retour d’une de ses expéditions de reconnaissance. Il tira sur ses rênes et chevaucha à côté de Moiraine, tête penchée vers la sienne.

Rand fit la grimace mais ne posa pas de questions. Lan refusait purement et simplement de prêter l’oreille à toutes les questions de ce genre qui lui étaient adressées.

Seule Egwene, parmi les autres, sembla remarquer le retour de Lan, tellement ils s’étaient habitués à cet arrangement, et elle ne s’avança pas, elle non plus. Même si l’Aes Sedai avait commencé à se conduire comme si Egwene avait les gens du Champ d’Emond en charge, cela ne lui donnait pas voix au chapitre quand le Lige faisait son rapport. Perrin portait l’arc de Mat, plongé dans le silence pensif qui semblait peser de plus en plus sur eux à mesure qu’ils s’éloignaient des Deux Rivières. La marche lente des chevaux permettait à Mat de s’exercer à jongler avec trois petits cailloux sous l’œil attentif de Thom Merrilin. Le ménestrel avait donné des leçons chaque soir, comme Lan.

Lan termina ce qu’il était en train de dire à Moiraine et elle se tourna sur sa selle pour examiner les autres. Rand essaya de ne pas se raidir quand son regard passa sur lui. S’attardait-il un peu plus longtemps que sur l’un de ses compagnons ? Il eut le sentiment gênant qu’elle savait qu’il avait écouté dans le noir.

« Hé, Rand, appela Mat, j’arrive à jongler avec quatre ! » Rand agita la main en guise de réponse sans bouger la tête. « Je t’avais prédit que je parviendrais à quatre avant toi. Je… oh, regarde ! »

Ils avaient atteint le sommet d’une petite colline et, en dessous d’eux, à un quart de lieue à peine à travers les arbres et les ombres du soir qui s’allongeaient, Baerlon était là.

Rand eut le souffle coupé, essayant de sourire tout en béant d’étonnement.

Une enceinte de pieux en bois de près de vingt pieds de haut entourait la ville, avec des tours de guet en bois çà et là, tout du long. À l’intérieur, le haut des toits de tuile et d’ardoise luisait au soleil couchant, et des panaches de fumée s’élevaient des cheminées. De centaines de cheminées. Il n’y avait pas un toit de chaume en vue. Une large route partait de la ville vers l’est et une autre vers l’ouest, et sur chacune au moins une douzaine de chariots et deux fois autant de chars à bœufs avançaient lentement vers la palissade. Il y avait des fermes disséminées autour de la ville, d’un nombre plus dense au nord tandis que quelques-unes seulement trouaient la forêt au sud, mais elles auraient aussi bien pu ne pas exister en ce qui concernait Rand. C’est plus grand que le Champ d’Emond, la Colline-au-Guet et la Tranchée-de-Deven réunis ! Avec aussi peut-être Taren-au-Bac.

« Alors, c’est ça, une ville », dit à mi-voix Mat, penché sur l’encolure de son cheval pour mieux voir.

La seule réaction de Perrin fut de secouer la tête. « Comment tant de gens peuvent-ils vivre en un même endroit ? »

Egwene se contentait de contempler.

Thom Merrilin jeta un coup d’œil à Mat, puis roula les yeux et souffla dans sa moustache. « Une ville ! s’exclama-t-il, sarcastique.

— Et toi, Rand, demanda Moiraine, que dis-tu de ton premier aperçu de Baerlon ?

— Je trouve que c’est bien loin de chez nous, répliqua-t-il lentement, suscitant un éclat de rire chez Mat.

— Il vous faudra aller encore plus loin, dit Moiraine. Beaucoup plus loin. Mais il n’y a pas d’autre choix, sinon fuir et se cacher, puis recommencer à fuir pour le restant de vos jours. Et ce ne seraient pas de nombreux jours. Vous devrez vous en souvenir quand le voyage deviendra pénible. Vous n’avez pas le choix. »

Rand échangea des regards avec Mat et Perrin. À voir leur expression, ils pensaient la même chose que lui. Comment pouvait-elle parler comme s’ils avaient le choix, après ce qu’elle avait dit ? C’est l’Aes Sedai qui a fait le choix pour nous.

Moiraine continua comme si leurs réflexions n’étaient pas évidentes. « Le danger reprend ici. Attention à ce que vous dites à l’intérieur de cette enceinte. Surtout, ne mentionnez ni Trollocs ni Demi-Hommes ou autres du même acabit. Vous ne devez même pas penser au Ténébreux. Il y a des gens à Baerlon qui ont encore moins d’affection pour les Aes Sedai que les habitants du Champ d’Emond. Et il y a peut-être même des Amis du Ténébreux. » Egwene eut un haut-le-corps et Perrin marmonna quelque chose. Le visage de Mat pâlit, mais Moiraine poursuivit avec calme : « Nous devons attirer l’attention le moins possible. » Lan était en train de troquer son manteau aux tons gris et verts changeants pour un autre, brun foncé, plus banal, bien que coupe et tissu fussent de bonne qualité. Son manteau aux couleurs changeantes formait une grosse bosse dans une de ses fontes. « Nous n’utiliserons pas nos vrais noms ici, ajouta Moiraine. Ici, on me connaît sous le nom d’Alys et Lan est Andra. Souvenez-vous-en. Bon. Entrons à l’intérieur de l’enceinte avant que la nuit nous surprenne. Les portes de Baerlon sont fermées du coucher au lever du soleil. »

Lan passa en tête pour descendre la colline et traverser les bois en direction de la palissade. La route longeait une demi-douzaine de fermes – aucune n’en était proche et personne parmi les paysans qui finissaient leurs tâches ne sembla remarquer les voyageurs – pour se terminer devant une lourde porte de bois, renforcée par de larges bandes de fer noir. Elle était hermétiquement fermée, encore que le soleil ne fût pas encore couché.

Lan s’approcha à cheval de l’enceinte et tira sur une corde effilochée qui pendait le long de la porte. Une cloche résonna de l’autre côté de la palissade. Brusquement, une figure ratatinée sous un bonnet qui avait vu des temps meilleurs les examina d’un air soupçonneux depuis le haut de l’enceinte, les fixant d’un regard irrité entre les extrémités raccourcies de deux des pieux, trois bons empans au-dessus de leurs têtes.

« Qu’est-ce que c’est que tout ça, hein ? Il est trop tard pour ouvrir cette porte. Trop tard, je vous dis. Faites le tour jusqu’à la Porte de Pont-Blanc si vous voulez… » La jument de Moiraine avança vers un endroit où l’homme en haut de l’enceinte pouvait la voir clairement. Soudain ses rides se creusèrent en un sourire brèche-dents et il parut écartelé entre l’envie de parler et celle d’accomplir son devoir. « Je ne savais pas que c’était vous, Maîtresse. Attendez. Je descends tout de suite. J’arrive. J’arrive. »

Sa tête plongea hors de vue, mais Rand pouvait encore entendre des adjurations étouffées de ne pas bouger, qu’il venait. À grands grincements dus au manque d’usage, le battant de droite se rabattit lentement vers l’extérieur. Il s’arrêta quand il fut juste assez ouvert pour laisser passer un seul cheval à la fois, et le portier montra sa tête dans l’ouverture, leur adressa encore son sourire édenté, puis s’écarta précipitamment de leur chemin. Moiraine entra à la suite de Lan, avec Egwene juste derrière elle.

Rand lança Nuage au trot après Béla et se retrouva dans une rue étroite bordée de grandes palissades en bois et d’entrepôts, hauts et sans fenêtre, aux larges portes hermétiquement closes. Moiraine et Lan étaient déjà descendus de cheval et s’entretenaient avec le portier tout ridé, alors Rand mit aussi pied à terre.

Le petit homme, vêtu d’une cotte et d’un manteau très raccommodés, tenait son bonnet d’une main et baissait brusquement la tête chaque fois qu’il parlait. Il examina ceux qui descendaient de cheval derrière Lan et Moiraine et secoua la tête. « Des campagnards de la plaine. » Il eut un grand sourire. « Eh bien, Maîtresse Alys, vous vous êtes mise à ramasser des paysans de la plaine avec du foin dans les cheveux ? » Son regard tomba alors sur Thom Merrilin. « Vous n’êtes pas un éleveur de moutons. Je me rappelle vous avoir laissé sortir il y a quelques jours, oui-da. Ils n’ont pas aimé vos tours dans le pays d’en bas, eh, ménestrel ?

— J’espère que vous vous êtes souvenu d’oublier de nous avoir laissés passer, Maître Alvin, dit Lan en pressant une pièce de monnaie dans la main libre du portier, et de nous avoir laissés rentrer aussi.

— Pas besoin de ça, Maître Andra. Pas besoin. Vous m’avez donné largement assez quand vous êtes sortis. Largement. »

Néanmoins, Alvin escamota la pièce aussi adroitement que s’il était lui aussi jongleur. « J’lai dit à personne et je ne le voudrais pas non plus. Surtout à ces Blancs Manteaux », termina-t-il avec un froncement de sourcils. Il pinça les lèvres pour cracher, puis avec un coup d’œil à Moiraine ravala sa salive.

Rand cligna des paupières mais resta bouche close. Les autres également, bien que pour Mat ce fût apparemment avec effort. Les Enfants de la Lumière, songea Rand, perplexe. Les récits concernant les Enfants que racontaient les colporteurs, les marchands et convoyeurs de marchands variaient de l’admiration à la haine, mais tous étaient d’accord pour affirmer que les Enfants détestaient les Aes Sedai autant que les Amis des Ténèbres. Il se demanda si cela présageait déjà encore des ennuis.

« Les Enfants sont dans Baerlon ? s’exclama Lan.

— Pour sûr. » Le portier hocha la tête. « Sont arrivés le même jour que vous êtes partis, je m’en souviens. N’y a personne ici qui les aime. La plupart ne le laissent pas voir, bien sûr.

— Ont-ils dit pourquoi ils sont ici ? questionna Moiraine, toute son attention concentrée.

— Pourquoi ils sont là, Maîtresse ? Naturellement qu’ils l’ont… Oh, j’avais oublié. Vous étiez dans les plaines. Évidemment, vous n’avez rien entendu d’autre que des bêlements de moutons. Ils prétendent qu’ils sont ici à cause de ce qui se passe là-bas dans le Ghealdan. Le Dragon, vous savez… celui qui s’appelle lui-même le Dragon. Ils disent que le gars est en train de susciter le mal – et je crois bien que c’est ce qu’il fait – et ils sont ici pour écraser ce mal, seulement le Dragon, il est là-bas dans le Ghealdan, pas ici. Juste un prétexte pour se mêler des affaires des autres, c’est ce que j’imagine. Il y a déjà eu le Croc du Dragon sur les portes de certaines gens. » Cette fois, il cracha pour de bon.

« Ont-ils causé beaucoup d’ennuis, alors ? » demanda Lan, et Alvin secoua la tête avec vigueur.

« Ce n’est pas qu’ils n’aimeraient pas ça, je pense, mais le Gouverneur n’a pas plus confiance en eux que moi. Il ne veut en laisser entrer qu’une dizaine environ à la fois dans l’enceinte de la ville et ce que ça les met en rage ! Le reste campe un peu plus loin au nord, à ce que j’ai appris. Je parie qu’à cause d’eux les fermiers regardent par-dessus leur épaule. Ceux qui entrent, ils ne font que se promener avec ces manteaux blancs en toisant de haut les honnêtes gens. Marchez dans la Lumière, qu’ils disent, et c’est un ordre. Ils en sont presque venus aux coups plus d’une fois avec les conducteurs de chariots, les mineurs, les fondeurs et les autres, et même avec la garde, mais le Gouverneur veut que tout se passe sans heurt, et c’est comme ça que ça se passe jusqu’à présent. S’ils pourchassent le mal, alors pourquoi ne sont-ils pas là-haut dans la Saldea ? Y a des ennuis là-haut à ce qu’on m’a raconté. Ou en bas dans le Ghealdan ? Il y a eu une grande bataille là-bas, paraît-il. Vraiment grande. »

Moiraine aspira doucement une bouffée d’air. « J’ai entendu dire que les Aes Sedai allaient dans le Ghealdan.

— Oui, Maîtresse Alys, elles y sont allées. » Alvin recommença à agiter la tête de haut en bas. « Elles sont allées dans le Ghealdan, en effet, et c’est ce qui a déclenché cette bataille ou, en tout cas, c’est ce qu’on m’a expliqué. On dit que quelques-unes de ces Aes Sedai sont mortes. Peut-être toutes. Je connais des gens qui ne tiennent pas aux Aes Sedai, mais moi je dis : qui d’autre va arrêter un faux Dragon ? Hein ? Et ces sacrés imbéciles d’hommes qui croient pouvoir devenir Aes Sedai, ou quelque chose du même genre. Qu’est-ce que c’est que ça ? Sûr, y en a qui racontent – pas les Blancs Manteaux, attention, et pas moi, mais des gens – que peut-être ce type est vraiment le Dragon Réincarné. Il peut faire des choses, à ce que j’ai appris. Utiliser le Pouvoir Unique. Ils sont des milliers à le suivre.

— Ne soyez pas stupide », dit Lan d’un ton cassant, et une expression mortifiée crispa le visage d’Alvin.

— Je répète seulement ce que j’ai entendu, hein ? Juste ce que j’ai entendu, Maître Andra. On dit, y en a qui le disent, qu’il mène ses armées vers le sud-est, vers Tear. » Sa voix devint lourde de signification. « On dit qu’il les appelle le Peuple du Dragon.

— Les noms ne signifient pas grand-chose », répliqua calmement Moiraine. Si ce qu’elle avait appris l’inquiétait, elle n’en donnait présentement aucun signe extérieur. « Vous pourriez appeler votre mule Peuple du Dragon si vous vouliez.

— Aucune chance, Maîtresse, riposta Alvin avec un gloussement de rire. Pas avec les Blancs Manteaux dans les parages, pour sûr. Je ne crois pas que personne d’autre aimerait un nom comme ça, non plus. Je vois ce que vous voulez dire, mais… oh, non, Maîtresse. Pas ma mule.

— Sage décision, sans aucun doute, conclut Moiraine. À présent, il nous faut partir.

— Et ne vous tracassez pas, Maîtresse, dit Alvin en inclinant profondément la tête. N’ai vu personne. » Il se précipita vers la porte et se mit à la tirer à grandes saccades pour la fermer, et il abaissa la bâcle qui la clôturait au moyen d’une corde. « En fait, Maîtresse, cette porte n’a pas été ouverte depuis des jours.

— La Lumière vous éclaire, Alvin, dit Moiraine.

Elle quitta la place la première, les emmenant à sa suite. Rand regarda derrière lui, une fois : Alvin était encore devant la porte. Il avait l’air d’astiquer une pièce de monnaie avec un coin de son manteau en riant sous cape.

Leur chemin les conduisit par des rues en terre battue, à peine assez large pour deux charrettes, désertes, toutes bordées par des entrepôts et, de temps en temps, par de hautes palissades. Rand marcha un moment à côté du ménestrel. « Thom, qu’est-ce que c’était, cette histoire de Tear et du Peuple du Dragon ? Tear est une ville loin d’ici, près de la Mer des Tempêtes, n’est-ce pas ?

— Le Cycle de Karaethon », répliqua Thom d’un ton bref.

Rand battit des paupières. Les Prophéties du Dragon. « Personne ne raconte les… ces sagas aux Deux Rivières. Pas au Champ d’Emond, en tout cas. La Sagesse écorcherait les gens tout vifs s’ils s’y risquaient.

— Cela ne m’étonnerait pas, ma foi », dit Thom, sarcastique. Il jeta un coup d’œil à Moiraine qui marchait devant avec Lan, vit qu’elle ne pouvait pas l’entendre et continua : « Tear est le plus grand port de la Mer des Tempêtes, et la Pierre de Tear est le fort qui le garde. On dit que la Pierre est la première forteresse bâtie après la Destruction du Monde et, depuis tout ce temps, elle n’est jamais tombée, quoique plus d’une armée ait essayé. Une des Prophéties dit que la Pierre de Tear ne tombera que lorsque le Peuple du Dragon viendra à la Pierre. Une autre dit que la Pierre ne tombera pas tant que l’Épée qui ne peut être touchée ne sera pas brandie par la main du Dragon. » Thom eut une grimace. « La chute de la Pierre sera une des preuves principales que le Dragon est né de nouveau. Puisse la Pierre tenir jusqu’à ce que je redevienne poussière.

— L’Épée qui ne peut pas être touchée ?

— C’est ce que dit la Prophétie. Je ne sais pas si c’est vraiment une épée. Quoi qu’il en soit, elle se trouve dans le Cœur de la Pierre, la citadelle centrale de la forteresse. Nul ne peut y entrer hormis les Grands Seigneurs de Tear, et ils ne parlent jamais de ce qu’il y a à l’intérieur. Certainement pas à des ménestrels, en tout cas. »

Rand fronça les sourcils. « La Pierre ne peut tomber avant que le Dragon brandisse l’Épée, mais comment la brandira-t-il à moins que la Pierre ne soit déjà tombée ? Le Dragon est-il censé être un grand seigneur de Tear ?

— Il n’y a guère de chance, répliqua le ménestrel avec ironie. Tear déteste tout ce qui a rapport avec le Pouvoir, encore plus qu’Amador, et Amador est la place forte des Enfants de la Lumière.

— Alors comment la prophétie peut-elle s’accomplir ? objecta Rand. Je voudrais bien que le Dragon ne revienne jamais, seulement une prophétie qui ne peut s’accomplir n’a pas grand sens. On dirait un conte destiné à faire croire aux gens que le Dragon ne renaîtra jamais. Est-ce cela ?

— Tu poses trop de questions, mon garçon, répliqua Thom. Une prophétie qui se réalise facilement ne vaudrait pas grand-chose, hein, dis-moi ? » Soudain sa voix s’anima. « Ah, nous y voici. Où que ce soit. »

Lan s’était arrêté près d’une section de palissade à hauteur de tête, qui ne présentait pas de différence avec celles le long desquelles ils étaient passés. Il glissa la lame de sa dague entre deux des planches. Brusquement, il émit un grognement de satisfaction, tira et une partie de la palissade pivota comme une porte. C’était en fait une porte, comme le constata Rand, bien que prévue pour n’être ouverte que par l’autre côté. C’est ce que démontrait la clenche de métal que Lan avait soulevée avec sa dague. Moiraine entra aussitôt, tirant Aldieb après elle. Lan fit signe aux autres de suivre et ferma la marche en rabattant la porte derrière lui.

Une fois franchie la palissade, Rand se retrouva dans la cour de l’écurie d’une auberge. Un bruyant remue-ménage et un cliquetis de vaisselle provenaient de la cuisine du bâtiment, mais ce qui le frappa était ses dimensions. Il couvrait deux fois plus de surface que l’Auberge de la Source du Vin et, en outre, était haut de trois étages. Une bonne moitié des fenêtres étaient éclairées dans le crépuscule tombant. Il s’émerveilla de cette ville capable de contenir tant d’étrangers.

Ils ne s’étaient pas plus tôt avancés au fond de la cour que trois hommes en tablier de toile sale s’encadrèrent dans les larges portes voûtées de l’immense écurie. L’un d’eux, un grand type sec et nerveux et le seul qui ne tenait pas de fourche à fumier, s’avança en agitant les bras.

« Hé là ! Hé là ! Vous ne pouvez pas entrer par ici ! Il faut faire le tour par-devant ! »

La main de Lan se dirigea de nouveau vers sa bourse mais, au même instant, un autre homme à la circonférence aussi vaste que celle de Maître al’Vere sortit en hâte de l’auberge. Des houppes de cheveux dépassaient au-dessus de ses oreilles, et son tablier d’un blanc éclatant valait une enseigne proclamant qu’il était l’aubergiste.

« Tout va bien, Mutch, dit le nouvel arrivant. Tout va bien. Ces gens sont des hôtes attendus. Prenez donc soin de leurs chevaux. Grand sein. » Mutch salua en portant d’un air renfrogné ses doigts repliés à son front, puis fit signe à ses deux compagnons d’approcher pour l’aider. Rand et les autres se hâtèrent de détacher sacoches de selle et couvertures roulées pendant que l’aubergiste se tournait vers Moiraine. Il lui adressa une profonde révérence et un sourire sincère.

« Bienvenue, Maîtresse Alys. Bienvenue. C’est un plaisir de vous voir, vous et Maître Andra, l’un et l’autre. Un très grand plaisir. Votre belle conversation nous a manqué. Oui, elle nous a manqué. Je dois dire que je me suis inquiété, vous sachant aller vers le bas pays et tout ça. Ah, je veux dire à une époque comme celle-ci, avec le temps complètement détraqué et les loups qui hurlent au ras de l’enceinte, la nuit. » Brusquement, il frappa à deux mains son ventre rond et secoua la tête. « Me voilà en train de bavarder au lieu de vous emmener à l’intérieur. Venez. Venez. Des repas brûlants et des lits bien chauds, c’est ce qu’il vous faut. Et ici il y a les meilleurs de Baerlon. Tout ce qu’il y a de meilleur.

— Et aussi des bains chauds, j’en suis sûre, Maître Fitch ? » dit Moiraine, et Egwene lui fit écho avec ferveur : « Oh, oui.

— Des bains ? dit l’aubergiste. Eh, certes, les meilleurs et les plus chauds de Baerlon. Venez. Bienvenue au Cerf et le Lion. Bienvenue à Baerlon. »

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