Guidant le bai par la bride, Rand suivit l’Homme Vert avec les autres du Champ d’Emond qui tous semblaient ne pas savoir choisir ce qu’ils devaient regarder, de l’Homme Vert ou de la forêt. L’Homme Vert était un personnage légendaire, naturellement, sur qui bien des récits étaient contés, de même que sur l’Arbre de vie, devant toutes les cheminées des Deux Rivières, et pas seulement à l’usage des enfants. D’autre part, après la Grande Dévastation, les arbres et les fleurs étaient un sujet d’émerveillement dans leur normalité quand bien même le reste du monde n’aurait pas toujours été pris dans l’étreinte de l’hiver.
Perrin demeurait légèrement à la traîne. Quand Rand jeta un coup d’œil en arrière, le grand jeune homme aux cheveux bouclés donnait l’impression de ne pas vouloir entendre davantage de ce qu’avait à dire l’Homme Vert. Il le comprenait fort bien. Enfant du Dragon. Il examina d’un œil circonspect l’Homme Vert qui marchait devant avec Moiraine et Lan, des papillons formant un nimbe jaune rouge autour de lui.
Qu’est-ce qu’il entendait par là ? Non je ne tiens pas à le savoir.
Néanmoins, son pas était plus léger, ses jambes plus souples. Un certain malaise lui étreignait les tripes, lui bouleversait l’estomac, mais la peur était devenue si diffuse qu’elle avait pratiquement disparu. À son avis, il ne pouvait s’attendre à mieux, pas avec la Dévastation à un quart de lieue de distance, même si Moiraine avait raison en affirmant que rien de la Dévastation n’était capable d’entrer ici. Les milliers de pointes de feu qui lui avaient transpercé les os s’étaient éteintes ; à l’instant précis où il s’était avancé dans le domaine de l’Homme Vert, il en était sûr. C’est lui qui les a éteintes, songea-t-il, lui et cet endroit.
Egwene les éprouvait, et Nynaeve aussi, cette tranquillité apaisante, ce calme de la beauté. Il s’en rendait compte. Elles avaient un léger sourire empreint de sérénité et effleuraient des doigts les corolles, s’arrêtant pour les sentir, s’emplissant à fond les poumons.
Quand l’Homme Vert s’en aperçut, il déclara : « Les fleurs sont faites pour orner. Plantes ou humains, c’est à peu près la même chose. Personne ne s’en formalise, pour autant que l’on n’en prend pas trop. » Et il se mit à en cueillir une sur cette plante, une autre sur celle-là, jamais plus de deux sur le même pied. Bientôt Nynaeve et Egwene eurent des coiffes de fleurs dans les cheveux, églantines roses, grappes d’or de cytises et les étoiles blanches des mentzélias, « les étoiles-du-matin ». La natte de la Sagesse ressemblait à un jardin fleuri de rose et de blanc tombant jusqu’à sa taille. Même Moiraine reçut une guirlande de blanches mentzélias sur son front, tressées si adroitement que les fleurs paraissaient encore s’épanouir sur leur tige.
Rand n’était pas certain, d’ailleurs, qu’elles ne continuaient pas à vivre. L’Homme Vert s’occupait de son jardin forestier tout en marchant, tandis qu’il s’entretenait à voix basse avec Moiraine, soignant d’un geste quasi machinal ce qui en avait besoin. Ses yeux d’aveline avaient aperçu un bel églantier élancé dont un des rameaux était tordu, forcé de se contorsionner par la branche d’un pommier, et il s’arrêta, sans cesser de parler, pour passer la main le long de la courbure. Rand n’aurait pas su dire si ses yeux lui jouaient des tours ou si réellement les épines s’écartaient pour ne pas piquer ces doigts verts. Quand la haute silhouette de l’Homme Vert reprit sa marche, le rameau se dressait tout droit, semant des pétales rouges parmi le blanc des fleurs de pommier. L’Homme Vert se baissa pour arrondir en coupe une énorme main autour d’une graine minuscule gisant sur des cailloux et, quand il se redressa, une petite pousse avait lancé des racines à travers les pierres jusqu’à la bonne terre.
« Toutes choses doivent croître là où elles sont, d’après le Dessin, expliqua-t-il par-dessus son épaule comme s’il s’excusait, et affronter ce qu’apporte la Roue en tournant, mais le Créateur ne s’offensera pas si j’y mets un peu du mien pour les aider. »
Rand prit soin que le Rouge contourne la pousse, s’assurant que les sabots du bai ne l’écrasent pas. Cela semblait mal de détruire l’œuvre de l’Homme Vert simplement pour s’épargner un pas. Egwene lui sourit, d’un de ses sourires mystérieux, et posa avec légèreté la main sur son bras. Elle était tellement jolie, avec ses cheveux dénoués pleins de fleurs, qu’il lui sourit en retour tant et si bien qu’elle rougit et baissa les yeux. Je te protégerai, songea-t-il. Quoi qu’il arrive d’autre, je veux veiller à ce que tu sois saine et sauve, je le jure.
C’est au cœur de la forêt printanière que l’Homme Vert les emmena, jusqu’à une ouverture voûtée au flanc d’une colline. C’était une simple arche de pierre, haute et blanche, et sur la clef de voûte se trouvait un cercle partagé en deux par une ligne sinueuse, une moitié rugueuse, l’autre lisse. L’antique symbole des Aes Sedai. L’entrée elle-même était plongée dans l’ombre.
Pendant un instant, tous se contentèrent de regarder en silence. Puis Moiraine ôta de ses cheveux la guirlande qu’elle accrocha avec douceur au rameau d’un buisson de viorne à côté de l’arcade. Ce fut comme si son geste avait rétabli la parole.
« Il est là-dedans ? questionna Nynaeve. Ce pour quoi sommes venus ?
— Je serais drôlement content de voir l’Arbre de Vie, déclara Mat qui ne quittait pas des yeux le cercle partagé en deux au-dessus d’eux. Nous y avons mis assez de patience, hein ? »
L’Homme Vert lança un regard bizarre vers Rand, puis secoua la tête. « L’Avendesora n’est pas ici. Je ne me suis pas reposé sous ses rudes ramures depuis deux mille ans.
— L’Arbre de Vie n’est pas le but de notre venue », répliqua Moiraine d’un ton ferme. Elle esquissa un geste vers l’arche. « C’est là, dedans, qu’il est.
— Je n’entrerai pas avec vous », dit l’Homme Vert. Les papillons tourbillonnaient autour de lui d’un vol agité comme s’ils partageaient une certaine anxiété. « J’ai été désigné pour le garder il y a très, très longtemps, mais je suis mal à l’aise quand je m’en approche de trop près. Je me sens comme en train d’être désintégré ; ma fin est en quelque sorte liée à lui. Je me rappelle sa création. Une partie de sa création. Une partie. »
Ses yeux en aveline se figèrent, perdus dans le passé, et il palpa sa balafre.
« C’était aux premiers jours de la Destruction du Monde, au moment où la joie de la victoire sur le Ténébreux s’est imprégnée d’amertume lorsqu’on a compris que tout risquait encore d’être pulvérisé sous le poids de l’Ombre. Cent d’entre eux l’ont créé, hommes et femmes ensemble. Les plus grandes œuvres des Aes Sedai ont toujours été réalisées ainsi, en joignant le Saidin et la Saidar, ainsi qu’est jointe la Vraie Source. Ils ont péri, jusqu’au dernier, pour le rendre pur, cependant que le monde était écartelé autour d’eux. Sachant qu’ils allaient mourir, ils m’avaient chargé de le garder en vue de son utilité à venir. Ce n’est pas la fonction à laquelle j’étais destiné, mais la débâcle était générale, ils étaient seuls, ils n’avaient que moi sous la main. Ce n’est pas dans ce but que j’avais été façonné, mais j’ai été fidèle à ma promesse. » Il abaissa son regard sur Moiraine, hochant la tête pour lui-même. « J’ai tenu parole jusqu’à ce que cette utilité s’impose. Et maintenant ma tâche s’achève.
— Vous avez été plus fidèle que la majeure partie d’entre nous qui vous ont confié cette mission, dit l’Aes Sedai. Peut-être cela ne finira-t-il pas d’aussi triste façon que vous le craignez. »
La tête feuillue balafrée vira lentement d’un côté à l’autre. « Je sais reconnaître une fin quand elle arrive, Aes Sedai. Je trouverai un autre endroit où faire croître des choses. » Les yeux noisette parcoururent tristement la forêt verte. « Un autre endroit, peut-être. Quand vous ressortirez, je vous reverrai, s’il y en a le temps. » Sur ces mots, il s’éloigna à grands pas, entraînant derrière lui un cortège de papillons, et il se fondit dans la forêt plus complètement que le manteau de Lan n’y était jamais parvenu.
« S’il y en a le temps ? Qu’a-t-il voulu dire par là ? interrogea Mat avec agacement.
— Venez », ordonna Moiraine. Et elle s’engagea sous l’arc en plein cintre. Lan marchait sur ses talons.
Rand ignorait ce à quoi il s’attendait quand il suivit. Les poils se hérissaient d’anxiété sur ses bras et les cheveux sur sa nuque. Pourtant, ce n’était qu’un couloir, aux murs lisses formant une voûte en berceau comme l’arc de l’entrée, qui descendait doucement en spirale. La hauteur était plus que suffisante pour Loial ; elle aurait même suffi à l’Homme Vert. Le sol poli, luisant comme de l’ardoise huilée, offrait cependant une surface où l’on pouvait marcher sans glisser.
Les parois blanches, aux joints invisibles, scintillaient d’innombrables éclats lumineux aux couleurs indicibles produisant une faible clarté tamisée, même après que l’arche ensoleillée de l’entrée eut disparu derrière un tournant. Rand était sûr que cette lumière n’était pas naturelle, mais il sentait aussi qu’elle était inoffensive. Alors pourquoi as-tu encore la chair de poule ? Ils descendaient de plus en plus.
« Là, dit finalement Moiraine en tendant le bras. Droit devant. »
Et le couloir déboucha dans un vaste espace en coupole, dont le roc vif brut de la voûte ronde était parsemé d’amas de cristaux luisants. Au-dessous, une nappe d’eau occupait la totalité de la caverne, à part le passage aménagé autour, d’environ cinq pas de large. Cette nappe avait la forme en amande d’un œil et sur son pourtour s’alignait une bordure basse et plate de cristaux qui brillaient d’un éclat plus sourd et pourtant plus intense que ceux de la voûte. Sa surface était aussi lisse que du verre et aussi transparente que les eaux de la Source du Vin. Rand avait l’impression que ses yeux pouvaient pénétrer dedans à l’infini, mais il était incapable d’en voir le fond.
« L’Œil du Monde », dit à mi-voix Moiraine à côté de lui.
Comme il regardait autour de lui avec étonnement, il constata que les longues années écoulées depuis l’origine – trois milliers – avaient imposé leur marque en l’absence de toute incursion. Les cristaux de la coupole ne rayonnaient pas tous avec la même intensité. Certains étaient plus éclairants, d’autres plus faibles ; certains émettaient une lueur vacillante et d’autres n’étaient que des bloc à facettes qui scintillaient quand elles captaient de la lumière. Si tous avaient rayonné, il aurait fait aussi clair qu’en plein midi sous cette coupole, mais ils ne donnaient maintenant qu’une lumière pré-crépusculaire. De la poussière recouvrait le passage, ainsi que des fragments de pierre et même de cristaux. De longues années d’attente, pendant que la Roue tournait et broyait en tournant.
« Mais c’est quoi ? demanda Mat avec inquiétude. Cela ne ressemble à aucune eau que j’ai vue. » Il fit passer d’un coup de pied par-dessus le rebord un morceau de pierre noire gros comme son poing. « C’est… »
La pierre frappa le miroir de la surface et glissa à l’intérieur de la nappe sans une éclaboussure, sans même provoquer une ride. En tombant, le caillou devint de plus en plus gros et de moins en moins net, masse de la taille de sa tête au travers de laquelle Rand pouvait presque voir, une espèce de brouillard aussi large que son bras était long. Puis tout disparut. Sa chair se hérissa au point qu’il crut que la peau allait se détacher de son corps.
« Qu’est-ce que c’est ? » questionna-t-il – et il fut choqué par le ton rude et rauque de sa voix.
« On pourrait l’appeler l’essence du Saidin. » Les paroles de l’Aes Sedai se répercutèrent sous la coupole. « L’essence de la moitié ici masculine de la Vraie Source, l’essence pure du Pouvoir exercé par les hommes avant le Temps de la Folie. Le Pouvoir de réparer le sceau apposé sur la prison du Ténébreux ou de le briser complètement.
— Que la Lumière brille sur nous et nous protège », murmura Nynaeve. Egwene s’agrippa à elle comme si elle avait envie de se cacher derrière la Sagesse. Même Lan changea de position avec malaise, encore que sans surprise dans son regard.
De la pierre résonna avec un bruit mat contre les épaules de Rand et il s’aperçut qu’il avait reculé jusqu’à la paroi, aussi loin de l’Œil du Monde qu’il pouvait aller. Mat, lui aussi, s’était plaqué contre la pierre, s’aplatissant au maximum. Perrin fixait la nappe liquide avec sa hache à demi tirée. Ses yeux brillaient, jaunes et farouches.
« Je m’étais toujours posé la question, dit Loial d’un ton hésitant. Quand j’avais lu qu’il existait, je m’étais constamment demandé ce que c’était. Pourquoi ? Pourquoi l’ont-ils fait ? Et comment ?
— Pas un être vivant ne le sait. » Moiraine ne regardait plus la nappe liquide. Elle observait Rand et ses deux amis, elle les étudiait, les soupesait du regard. « Ni le comment, ni davantage le pourquoi sinon que l’on en aurait besoin un jour, et que ce besoin serait le plus grand et le plus extrême que le monde ait connu jusqu’à ces temps-ci. Qu’il aurait peut-être à connaître.
« Beaucoup à Tar Valon ont tenté de trouver un moyen d’utiliser ce Pouvoir, mais il est aussi inaccessible pour une femme que la lune pour un chat. Seul un homme peut s’en servir, mais le dernier Aes Sedai est mort depuis près de trois mille ans. Cependant le besoin qu’ils ont pressenti était impératif. Ils ont travaillé sur le Saidin à travers la souillure du Ténébreux pour créer l’Œil et le rendre pur, sachant que le faire les tuerait tous. Femmes et hommes Aes Sedai ensemble. L’Homme Vert a dit vrai. Les plus grandes merveilles de l’Ère des Légendes ont été réalisées de cette façon, par le Saidin et la Saidar réunis. Toutes les femmes de Tar Valon, toutes les Aes Sedai dans toutes les cours royales et les cités, même celles des pays au-delà du Désert, même en comptant celles qui vivraient encore au-delà de l’Océan d’Aryth, ne pourraient remplir de Pouvoir une seule cuillère sans hommes pour œuvrer avec elles. »
Rand avait la gorge à vif comme s’il avait hurlé. « Pourquoi nous avez-vous amenés ici ?
— Parce que vous êtes ta’veren. » Le visage de l’Aes Sedai était indéchiffrable. Ses yeux miroitaient et donnaient l’impression de l’attirer. « Parce que la puissance du Ténébreux frappera ici et parce qu’elle doit être affrontée et enrayée, sinon l’Ombre couvrira le monde. Il n’y a pas de nécessité plus urgente. Retournons au soleil, pendant qu’il en est encore temps. » Sans attendre de voir s’ils la suivaient, elle remonta le couloir avec Lan, qui marchait peut-être un petit peu plus vite qu’à son habitude. Egwene et Nynaeve se hâtèrent derrière.
Rand longea la paroi – il était incapable de se rapprocher de l’endroit où était l’Œil ne serait-ce que d’un pas – et se précipita dans le couloir au coude à coude avec Mat et Perrin. Il aurait couru si cela n’avait impliqué de piétiner Egwene et Nynaeve, Moiraine et Lan. Il ne parvint pas à s’arrêter de trembler même une fois dehors.
« Cela ne me plaît pas, Moiraine, dit avec aigreur Nynaeve quand ils furent de nouveau dans la lumière du soleil. Je suis persuadée que le danger est aussi grand que vous le dites, sinon je ne serais pas là, mais ceci est…
— Enfin, je vous trouve. »
Rand tressauta comme si une corde s’était serrée autour de son cou. Les paroles, la voix… un instant, il crut que c’était Ba’alzamon. Pourtant, les deux hommes qui sortaient d’entre les arbres, le visage masqué par leurs capuchons, ne portaient pas de capes couleur de sang séché. L’une des capes était gris foncé, l’autre d’un vert presque aussi sombre, et d’elles émanait une odeur de moisi même en plein air. Et ces hommes n’étaient pas des Évanescents. ; la brise agitait leurs manteaux.
« Qui êtes-vous ? » Lan avait une posture prudente, la main sur la poignée de son épée. « Comment êtes-vous venus ici ? Si vous cherchez l’Homme Vert…
— Celui-ci nous a guidés. » La main qui désignait Mat était sénescente et desséchée au point de paraître à peine humaine, un des ongles manquait et les articulations saillaient comme des nœuds sur un bout de corde. Mat fit un pas en arrière, les yeux dilatés. « Un vieil objet, un vieil ami, un vieil ennemi, mais ce n’est pas lui que nous cherchons », conclut l’homme au manteau vert sombre. L’autre donnait l’impression de ne jamais devoir prononcer un mot.
Moiraine se redressa de toute sa taille, pas plus haut que l’épaule d’un des hommes présents et pourtant semblant soudain aussi grande que les collines. Sa voix résonna comme une cloche quand elle interrogea avec autorité : « Qui êtes-vous ? »
Des mains repoussèrent les capuchons, et Rand crut que les yeux allaient lui sortir de la tête. Il voyait un homme plus vieux que la vieillesse même, à côté de lui, Cenn Buie paraissait un enfant en pleine santé. La peau de sa face était pareille à du parchemin craquelé tendu sur un crâne puis étiré encore après. De vagues touffes de cheveux raides se dressaient çà et là sur son cuir chevelu rugueux. Ses oreilles étaient des fragments racornis comme des bouts de cuir très anciens ; ses yeux caves regardaient comme du fond de tunnels. Cependant, l’autre était pire. Une carapace de cuir noir épousait étroitement et totalement la tête de celui-là, face et crâne, mais le devant était travaillé de façon à représenter un visage parfait, un visage de jeune homme riant à gorge déployée, d’un rire d’insensé, figé à jamais dans ce rire. Que cache-t-il si l’autre montre ce qu’il montre ? Puis même cette pensée se pétrifia dans son cerveau, tomba en poussière et s’envola dans le vent.
« Je m’appelle Aginor, dit le vieillard. Et lui Balthamel. Il ne parle plus avec sa langue. La Roue broie extrêmement fin en trois mille ans de prison. » Ses yeux caves se portèrent vers l’arche ; Balthamel se pencha en avant, les yeux de son masque sur l’ouverture de pierre blanche comme s’il voulait y pénétrer tout de go. « Si longtemps privés, dit à mi-voix Aginor. Si longtemps.
— Que la Lumière protège…, commença en chevrotant Loial qui s’interrompit net quand Aginor le regarda.
— Les Réprouvés, dit Mat d’une voix étranglée, sont retenus dans le Shayol Ghul.
— Étaient retenus. » Aginor sourit ; ses dents jaunes avaient un aspect de crocs. « Certains d’entre nous ne sont plus emprisonnés. Les sceaux perdent leur solidité, Aes Sedai. Comme Ishamael, nous parcourons de nouveau le monde et bientôt le reste d’entre nous viendra. J’étais trop près de ce monde dans ma captivité, moi ainsi que Balthamel, trop près du broiement de la Roue mais bientôt le Grand Seigneur des Ténèbres sera libre et nous donnera une nouvelle chair, alors le monde sera une fois encore à nous. Vous n’aurez pas de Lews Therin Meurtrier-des-Siens, ce jour-là. Pas de Seigneur du Matin pour vous sauver. Nous connaissons maintenant celui que nous cherchons et point désormais n’est besoin du reste d’entre vous. »
L’épée de Lan jaillit de son fourreau trop vite pour que l’œil de Rand suive sa course. Cependant le Lige hésita, ses yeux allant vers Moiraine, vers Nynaeve. Les deux jeunes femmes étaient loin l’une de l’autre ; se placer entre l’une d’elles et les Réprouvés l’écarterait de l’autre. L’hésitation ne dura que le temps d’un battement de cœur mais, quand les pieds du Lige s’ébranlèrent, Aginor leva la main. C’était un geste dédaigneux, un claquement de ses doigts noueux comme pour chasser une mouche. Le Lige s’envola dans les airs à la renverse comme frappé par un poing géant. Lan heurta l’arche de pierre avec un bruit mat, resta debout contre elle un instant avant de s’écrouler comme une masse flasque, son épée gisant au bout de son bras étendu.
« NON ! hurla Nynaeve.
— Ne bougez pas ! » ordonna Moiraine mais, avant que quiconque ait eu le temps d’esquisser un mouvement, le poignard de la Sagesse avait quitté sa ceinture et elle courait vers le Réprouvé, brandissant la courte lame.
« Que la Lumière vous aveugle » cria-t-elle en visant Aginor à la poitrine.
L’autre Réprouvé réagit avec une vivacité de vipère. La dague fendait encore l’air que la main revêtue de cuir de Balthamel s’élançait, saisissait Nynaeve par le menton, les doigts s’enfonçant dans une joue tandis que le pouce s’incrustait dans l’autre, chassant le sang sous leur pression et faisant saillir dans la chair des stries blêmes. Une convulsion contracta Nynaeve de la tête aux pieds, comme si elle avait été claquée comme une mèche de fouet. Son poignard s’échappa, inutile, de doigts sans force tandis que Balthamel la haussait de façon que le masque de cuir contemple son visage encore frémissant. La pointe de ses pieds s’agitait par saccades à une courte distance du sol ; des fleurs tombaient en pluie de sa chevelure.
« J’avais presque oublié les plaisirs de la chair. » La langue d’Aginor passa sur ses lèvres flétries, avec un bruit de pierre sur du cuir brut. « Mais Balthamel a une bonne mémoire. » Le rire du masque parut devenir plus fou et le gémissement arraché à Nynaeve vrilla les tympans de Rand tel un cri de désespoir arraché à son cœur vivant.
Soudain, Egwene fit un mouvement et Rand comprit qu’elle s’apprêtait à courir au secours de Nynaeve. « Egwene, non ! » cria-t-il, mais elle ne s’arrêta pas. Sa main s’était portée à son épée au cri de Nynaeve mais maintenant il la lâcha et se jeta sur Egwene. Il la heurta avant qu’elle eût achevé son troisième pas, les précipitant tous deux sur le sol. Egwene atterrit sous lui, le souffle coupé, se débattant aussitôt pour se dégager.
D’autres réagissaient aussi, il s’en rendit compte. La hache de Perrin tournoyait dans ses mains, et ses yeux luisaient d’un regard féroce couleur d’or. « Sagesse ! hurla Mat, le poignard de Shadar Logoth au poing.
— Non ! cria Rand. On ne peut pas lutter contre les Réprouvés ! » Mais ils le dépassèrent en courant comme s’ils n’avaient pas entendu, leurs regards fixés sur Nynaeve et les deux Réprouvés.
Aginor leur jeta un coup d’œil indifférent… et sourit.
Rand sentit l’air cingler autour de lui pareil au claquement d’un fouet de géant. Mat et Perrin, qui n’étaient même pas à mi-chemin des Réprouvés, stoppèrent comme s’ils s’étaient lancés contre un mur, rebondirent en arrière et s’affalèrent par terre.
« Bien, commenta Aginor. Cette place vous convient parfaitement. Si vous apprenez à vous prosterner comme il faut devant nous en adorateurs, je vous laisserai peut-être vivre. »
Rand se redressa précipitamment tant bien que mal. D’accord, il ne pouvait pas lutter contre les Réprouvés – aucun humain ordinaire n’en était capable – mais il ne leur laisserait pas croire une minute qu’il rampait devant eux. Il voulut aider Egwene à se relever, mais elle lui asséna une claque sur les mains, puis se tint à l’écart en secouant avec humeur la poussière sur sa robe. Mat et Perrin s’entêtèrent eux aussi à se remettre debout en chancelant.
« Si vous avez envie de vivre, déclara Aginor. Vous apprendrez. Maintenant que j’ai découvert ce dont j’ai besoin » – ses yeux se dirigèrent vers l’arche de pierre – « j’aurai peut-être le temps de vous dresser.
— Cela ne se fera pas ! » L’Homme Vert sortit à grands pas d’entre les arbres avec une voix qui résonnait comme la foudre s’abattant sur un chêne centenaire. « Votre place n’est pas ici ! »
Aginor ne lui dédia qu’un bref coup d’œil dédaigneux. « Allez-vous-en ! Votre temps est révolu et toute votre race sauf vous depuis longtemps poussière. Vivez ce qui vous reste de vie et réjouissez-vous d’être indigne de notre attention.
— Ceci est mon domaine, répliqua l’Homme Vert, et vous ne nuirez à aucun être vivant ici. »
Balthamel rejeta Nynaeve de côté tel un vieux chiffon, et c’est tel un chiffon froissé qu’elle tomba, les yeux fixes, flasque à croire que tous ses os avaient fondu. Une main couverte de cuir se leva et l’Homme Vert hurla tandis que de la fumée montait des lianes dont il était tissé. Le vent dans les arbres fit écho à sa souffrance.
Aginor se tourna vers Rand et les autres comme si l’Homme Vert avait été liquidé, mais une longue enjambée et de massifs bras feuillus étreignirent Balthamel, le soulevant de terre, l’écrasant contre une poitrine d’épaisses plantes grimpantes, le masque de cuir noir riant dans des yeux d’aveline assombris par la fureur. Pareils à des serpents, les bras de Balthamel se tortillèrent pour se dégager, ses mains gantées saisissant la tête de l’Homme Vert dans un geste donnant l’impression qu’il allait l’arracher. Des flammes surgirent là où ces mains se posèrent, les lianes se flétrirent, des feuilles tombèrent. L’Homme Vert poussa un rugissement tandis qu’une épaisse fumée sortait à flot d’entre les lianes de son corps. Il hurla encore et encore, tout son être semblant jaillir de sa bouche avec la fumée qui ondoyait entre ses lèvres.
Soudain Balthamel sursauta dans l’étreinte de l’Homme Vert. Les mains du Réprouvé tentèrent de l’écarter au lieu de s’agripper à lui. Une main gantée se rejeta en arrière… et une minuscule tige rampante perça le cuir noir. Un champignon, comme ceux qui entourent les arbres dans l’obscurité profonde de la forêt, encercla son bras, bondit de l’inexistant à la taille adulte, grossissant pour en couvrir la longueur. Balthamel se débattit, et une pousse de stramoine déchira sa carapace, des lichens enfoncèrent leurs racines et provoquèrent de minuscules fissures dans le cuir de sa face, des orties brisèrent les yeux de son masque, des amanites phalloïdes déchirèrent et ouvrirent l’emplacement de la bouche.
L’Homme Vert jeta à terre le Réprouvé, Balthamel se tortillait et tressautait, tandis que tout ce qui pousse dans les endroits sombres, tout ce qui a des spores, tout ce qui aime l’humidité froide grossissait et grandissait, déchirait en menus lambeaux étoffe, cuir et chair – était-ce de la chair entrevue dans ce bref instant de déchaînement verdoyant ? – et le recouvrait, jusqu’à ce que n’en reste plus qu’un monticule, indiscernable de bien d’autres au fin fond obscur de la forêt verte, et le monticule ne bougeait pas plus qu’eux.
Avec le fracas d’une branche qui se brise sous un trop grand poids, l’Homme Vert s’abattit sur le sol. La moitié de sa tête était carbonisée. Des vrilles de fumée montaient encore de lui telles des plantes grimpantes grises. Des feuilles brûlées se détachèrent de son bras quand il étendit péniblement sa main noircie pour en entourer doucement un gland.
La terre gronda comme un brin de chêne pointait entre ses doigts. La tête de l’Homme Vert retomba, mais le jeune plant s’étira de toutes ses forces vers le soleil. Des racines surgirent et grossirent, plongèrent dans le sol et ressortirent, s’épaissirent encore en se renfonçant. Le tronc s’élargit et s’allongea vers le haut, son écorce devenant grise, fissurée, marquée par le passage des ans. Des branches se déployèrent et se développèrent, devenant aussi volumineuses que des bras d’homme, aussi volumineuses que des corps humains, et se dressèrent pour caresser le ciel, enrobées d’un feuillage vert dense, surchargées de glands. Les racines retournèrent la terre comme des charrues en étalant leur réseau massif ; le tronc déjà énorme frémit, s’élargit, au diamètre d’une maison. Le silence s’établit. Et un chêne qui aurait pu vivre là depuis cinq cents ans recouvrit l’emplacement où avait été l’Homme Vert, marquant la tombe d’un être légendaire. Nynaeve gisait sur les racines noueuses qui avaient grandi incurvées selon sa silhouette et formant un lit pour qu’elle y repose. Le vent soupira à travers les branches du chêne ; il semblait murmurer un adieu.
Même Aginor avait l’air frappé de stupeur. Puis sa tête se releva, ses yeux caves brûlant de haine. « Suffit ! Il est plus que temps de mettre fin à ceci !
— Oui, Réprouvé, dit Moiraine d’une voix aussi froide qu’une épaisse glace d’hiver. Plus que temps ! »
La main de l’Aes Sedai se leva et le sol se déroba sous les pieds d’Aginor. Des flammes ronflantes montèrent de l’abîme, attisées follement par du vent soufflant en tempête de toutes les directions, aspirant un tourbillon de feuilles dans le feu qui donna l’impression de se solidifier en une gelée de chaleur pure, jaune de couleur et striée de rouge. Au centre se tenait Aginor, les pieds posés seulement sur de l’air. Le Réprouvé eut l’air surpris, mais alors il sourit et avança d’un pas, un pas lent comme si le feu tentait de le clouer sur place. Pourtant il fit un pas, puis un autre.
« Fuyez ! » ordonna Moiraine. Son visage était blême sous l’effet de la tension nerveuse. « Partez tous ! » Aginor marchait dans le vide, vers la lisière des flammes.
Rand eut conscience que d’autres bougeaient, Mat et Perrin s’éloignant précipitamment de son champ de vision, Loial emporté par ses longues jambes sous le couvert des arbres, mais il ne voyait réellement qu’Egwene. Elle restait là, rigide, le visage blême et les paupières closes. Ce n’est pas la peur qui la retenait, il s’en rendit compte. Elle s’efforçait d’opposer au Réprouvé son chétif, inexpert contrôle du Pouvoir.
Il la saisit rudement par le bras pour la tourner face à lui. « Cours ! » lui cria-t-il. Ses yeux s’ouvrirent, le fixèrent, étincelant de colère à son égard pour son intervention, brillant de haine envers Aginor, en même temps que de peur du Réprouvé. « Va-t’en, dit-il en la poussant vers les arbres, assez fort pour lui imprimer l’élan nécessaire. Vite ! » Une fois catapultée, elle continua sur cette lancée.
Mais le visage desséché d’Aginor virait vers lui, vers Egwene qui courait derrière lui, tandis que le Réprouvé traversait les flammes, comme si ce que faisait l’Aes Sedai ne le concernait nullement. Dans la direction d’Egwene.
« Pas elle ! hurla Rand. Que la Lumière vous brûle, pas elle ! » Il empoigna un caillou et le jeta avec l’intention d’attirer l’attention d’Aginor. À mi-chemin de la face du Réprouvé, le caillou se désintégra en une poignée de poussière.
Il n’hésita qu’un instant, juste assez pour lancer un coup d’œil par-dessus son épaule et voir qu’Egwene était dissimulée derrière les arbres. Les flammes entouraient encore Aginor, des morceaux de cape brûlaient à l’étouffée, mais il avançait comme s’il avait tout le temps du monde, et le pourtour du feu était proche. Rand pivota ses talons et s’enfuit Derrière lui, il entendit Moiraine commencer à crier.