Rand plissa les paupières pour observer la traînée de poussière qui s’élevait de la route, à trois ou quatre tournants d’où ils se tenaient. Mat se dirigeait déjà vers la haie vive bordant la route. Ses feuilles persistantes et ses branches étroitement entremêlées les dissimuleraient aussi bien qu’un mur de pierre, si seulement ils découvraient un passage pour se réfugier derrière. Le côté opposé de la route était délimité par les squelettes bruns épars de buissons à hauteur de leur tête, et au-delà il y avait un champ qui menait à découvert sur cinq cents empans jusqu’à la forêt. Il faisait peut-être partie d’une ferme abandonnée depuis pas tellement longtemps, mais il n’offrait aucun endroit où se cacher rapidement. Rand s’efforça de calculer la vitesse de déplacement du panache de poussière et la force du vent.
Une rafale fit soudain tourbillonner la poussière de la toute autour de lui, masquant tout. Il cligna des yeux et ajusta la modeste écharpe de couleur foncée sur son nez et sa bouche. Pas trop propre maintenant, cette écharpe lui picotait la peau, mais elle lui épargnait d’absorber de la poussière à chaque inspiration. Un fermier la lui avait donnée, un homme au visage chevalin et aux joues que le souci avait creusées de sillons.
« Je ne sais pas à quoi vous cherchez à échapper, avait-il dit d’un air anxieux, et je ne veux pas le savoir. Vous comprenez ? Ma famille. » Brusquement, il avait extirpé de la poche de son manteau deux longues écharpes et leur avait tendu cet amas laineux. « Ce n’est pas grand-chose, mais tenez. Appartiennent à mes garçons. Ils en ont d’autres. Vous ne me connaissez pas, compris ? Les temps sont dangereux. »
Rand tenait énormément à cette écharpe. La liste des actes de bonté à leur égard qu’il avait établie dans sa tête au fil des jours qui avaient suivi le départ de Pont-Blanc était courte, et il ne croyait pas qu’elle s’allongerait beaucoup plus.
Mat, dont l’écharpe enroulée autour de sa tête cachait tout sauf les yeux, longeait rapidement la grande haie en cherchant une ouverture, tirant sur les branches couvertes de feuillage. Rand posa la main sur la garde de son épée marquée d’un héron accrochée à sa ceinture, puis la laissa retomber. Une fois déjà, tailler un trou dans une haie avait failli trahir leur présence. La traînée de poussière avançait vers eux et mettait trop longtemps à se dissiper. Pas due au vent. Au moins, il ne pleuvait pas. La pluie fixe la poussière. Si fort que tombait la pluie, elle ne transformait jamais le chemin en bourbier mais, quand il pleuvait, pas de poussière. La poussière était leur seul signal avertisseur avant que quiconque approche assez pour qu’ils l’entendent. Parfois, c’était même trop tard.
« Ici », appela doucement Mat. Il donna l’impression de traverser la haie.
Rand courut vers cet endroit. Quelqu’un avait creusé là un orifice, à un moment donné. La haie avait en partie repoussé et à trois enjambées de là elle semblait aussi compacte qu’ailleurs ; par contre, de près, il n’y avait qu’un mince écran de branches. Comme il s’insinuait à l’intérieur, il entendit venir des chevaux. Pas le vent.
Il s’accroupit derrière la brèche à peine masquée, la main serrée sur la garde de son épée, tandis que les cavaliers passaient, à cinq… six… sept. Des hommes vêtus en civil, mais épées et lances signifiaient que ce n’étaient pas des villageois. Certains portaient des tuniques de cuir cloutées de métal, et deux étaient coiffés de casques d’acier ronds. Des convoyeurs de marchands, peut-être, entre deux engagements. Peut-être.
L’un d’eux tourna son regard avec insouciance vers la haie en passant devant l’ouverture, et Rand mit au clair un pouce de lame. Mat retroussa en silence ses lèvres comme un blaireau acculé, regardant furtivement entre deux tours d’écharpe. Sa main était sous son manteau ; il étreignait toujours le poignard de Shadar Logoth quand du danger menaçait. Rand ne savait plus si c’était pour se protéger ou pour protéger le poignard au manche surmonté d’un rubis. Ces derniers temps, Mat semblait parfois oublier qu’il avait un arc.
Les cavaliers défilèrent à un trot languissant, avec une direction déterminée dans l’esprit mais pas bien grande hâte. De la poussière s’infiltra à travers les branches.
Rand attendit que le martèlement sourd des sabots s’estompe avant de ressortir prudemment la tête par le trou. La traînée de poussière était loin sur la route, allant dans le sens d’où eux venaient. À l’est, le ciel était clair. Il remonta sur la chaussée et regarda la colonne de poussière s’éloigner vers l’ouest.
« Pas à notre poursuite », dit-il sur un ton moitié affirmation moitié question.
Mat se faufila à quatre pattes derrière lui, regardant avec méfiance dans les deux sens. « Peut-être, dit-il. Peut-être. »
Rand n’avait aucune idée de ce qu’il voulait dire par là, mais acquiesça d’un signe de tête. Peut-être. Elle n’avait pas commencé de cette façon, leur marche sur la Route de Caemlyn.
Longtemps après avoir quitté Pont-Blanc, Rand s’était souvent surpris soudain à regarder le chemin derrière eux. Parfois, il voyait quelqu’un qui lui faisait retenir son souffle, un grand homme maigre qui avançait à pas précipités sur la route, ou un bonhomme dégingandé aux cheveux blancs assis à côté du conducteur d’une charrette, mais c’était toujours un colporteur avec son ballot ou des fermiers se rendant au marché, jamais Thom Merrilin. L’espoir diminuait à mesure que les jours passaient.
La circulation sur la route était conséquente : chariots et charrettes, gens à cheval et gens à pied. Ils venaient isolément et en groupe, une caravane de chariots de marchand ou une douzaine de cavaliers ensemble. Ils ne bloquaient pas le chemin et souvent seuls étaient en vue les arbres presque sans feuilles le long de la chaussée en terre battue, mais il y avait en tout cas plus de gens en route que Rand n’en avait vu dans les Deux Rivières.
La plupart voyageaient dans la même direction qu’eux, vers l’est et Caemlyn. De temps à autre, les deux garçons obtenaient de monter dans une charrette de paysan sur une courte distance, mille ou cinq mille empans, mais ils allaient le plus souvent à pied. Les cavaliers, ils les évitaient ; quand ils repéraient même un seul cavalier dans le lointain, ils se précipitaient hors de la route et se cachaient jusqu’à ce qu’il soit passé. Aucun ne portait de manteau noir et Rand ne pensait pas vraiment qu’un Évanescent se laisserait apercevoir par eux, mais courir des risques était inutile. Au début, c’est seulement les Demi-Hommes qu’ils redoutaient.
Le premier village après Pont-Blanc ressemblait tellement au Champ d’Emond que la marche de Rand devint traînante quand il le vit. Des toits de chaume très pointus et des maîtresses de maison en tablier qui bavardaient par-dessus la clôture séparant leurs demeures, des enfants jouant sur l’esplanade du village. Les cheveux des femmes n’étaient pas nattés et flottaient autour de leurs épaules, et d’autres petits détails aussi étaient différents, mais l’ensemble rappelait son village natal. Des vaches broutaient sur le pré communal et des oies traversaient la route en se dandinant d’un air vaniteux. Les enfants se roulaient en riant dans la poussière à l’endroit où l’herbe avait complètement disparu. Ils ne détournèrent même pas la tête quand Rand et Mat passèrent. Il y avait encore autre chose de différent. Les étrangers n’étaient pas une curiosité par ici ; deux de plus n’attiraient guère davantage qu’un second coup d’œil. Les chiens du village se contentaient de lever la tête pour flairer quand Mat et lui arrivaient à leur hauteur ; aucun ne se donna la peine de se lever.
Le soir approchait au moment où ils traversèrent ce village, et il éprouva un serrement de cœur nostalgique quand de la lumière apparut aux fenêtres. Peu importe son apparence, lui murmura une petite voix intérieure. Ce n’est pas vraiment ton chez-toi. Même si tu entres dans une de ces maisons, Tam n’y sera pas. S’il y était, pourrais-tu le regarder en face ? Tu es au courant, à présent, n’est-ce pas ? Sauf pour de petits détails comme d’où tu viens et qui tu es. Il ne s’agissait pas de cauchemars dus à la fièvre. Il courba les épaules en sentant tinter dans sa tête un rire moqueur. Tu ferais aussi bien de t’arrêter, dit la voix sarcastique. Un endroit en vaut un autre quand on est de nulle part, et le Ténébreux t’a marqué.
Mat le tira par la manche, mais il se dégagea et contempla les maisons. Il n’avait pas envie de s’arrêter, mais il voulait regarder et s’en souvenir. Cela ressemble tellement à ton pays, mais tu ne le reverras jamais, tu sais ?
Mat le tira de nouveau avec brusquerie par le bras. Il avait le visage tendu, la peau autour de sa bouche et de ses yeux était blême. « Viens, marmotta Mat. Viens donc. » Il considérait le village comme s’il soupçonnait quelque chose de s’y dissimuler. « Nous ne pouvons pas faire déjà halte ici. »
Rand exécuta un tour complet sur lui-même, embrassant du regard l’ensemble du village, et poussa un soupir. Ils n’étaient pas très éloignés de Pont-Blanc. Si le Myrddraal pouvait franchir le mur d’enceinte de Pont-Blanc sans être vu, il n’aurait aucun mal à fouiller cette petite bourgade. Il se laissa entraîner au-delà dans la campagne, jusqu’à ce qu’ils aient laissé les chaumières derrière eux.
La nuit tomba avant qu’ils aient trouvé au clair de lime un endroit adéquat, sous des buissons qui avaient conservé leurs feuilles mortes. Ils se remplirent l’estomac avec l’eau froide d’un ruisselet peu profond qui coulait non loin de là, et se pelotonnèrent à même le sol, enveloppés dans leurs manteaux, sans feu. Un feu risquait d’être aperçu ; mieux valait avoir froid.
Tracassé par ses souvenirs, Rand se réveilla souvent et, chaque fois, il entendit Mat marmonner et se retourner comme une crêpe son sommeil. Il ne rêva rien dont il garda ensuite le souvenir, mais il ne dormit pas bien. Tu ne reverras jamais ton foyer.
Ce ne fut pas la seule nuit qu’ils passèrent avec seulement leurs manteaux pour les protéger du vent et quelquefois de la pluie, glacée et pénétrante. Ce ne fut pas le seul repas où ils n’absorbèrent que de l’eau froide. À eux deux, ils avaient assez de monnaie pour se payer quelques repas dans une auberge, mais un lit pour la nuit en aurait demandé trop. Les choses coûtaient plus cher en dehors des Deux Rivières, plus encore sur cette berge de l’Arinelle que dans Baerlon. L’argent qu’il leur restait encore devait être sauvegardé pour un cas d’urgence.
Un après-midi, Rand parla du poignard au manche incrusté d’un rubis pendant qu’ils cheminaient péniblement sur la route, le ventre même trop vide pour grouiller, sous un soleil bas qui ne chauffait guère, avec rien en vue dans le crépuscule que des buissons encore une fois. Des nuages noirs s’amassaient dans le ciel, présageant de la pluie pour la nuit. Il espéra qu’ils auraient de la chance ; peut-être rien de plus qu’un crachin glacé.
Il avait continué à marcher quand il se rendit compte que Mat s’était arrêté. Il s’immobilisa, remuant les orteils dans ses souliers. Au moins avait-il chaud aux pieds. Il souleva les courroies entrant dans ses épaules. Les couvertures roulées contenant ses effets et le paquet enveloppé dans le manteau de Thom n’étaient pas lourds, mais même quelques livres finissent par être pesantes au bout de plusieurs lieues parcourues l’estomac vide. « Qu’est-ce qui se passe, Mat ? dit-il.
— Pourquoi tiens-tu tellement à le vendre ? s’exclama Mat avec colère. C’est moi qui l’ai trouvé, après tout. N’as-tu jamais pensé que je pourrais avoir envie de le conserver ? Pendant un certain temps, en tout cas. Si tu veux vendre quelque chose, tu n’as qu’à vendre cette fichue épée. »
Rand passa la paume le long de la garde au héron. « Mon père m’a donné cette épée en cadeau. C’était la sienne. Je ne te demanderais pas de vendre quelque chose qui t’aurait été offert par ton père. Sang et cendres, Mat, aimes-tu donc aller le ventre vide ? De toute façon, même si je trouvais quelqu’un pour l’acheter, combien une épée rapporterait-elle ? Quel besoin d’une épée aurait un fermier ? Le rubis se vendrait suffisamment pour nous payer le voyage en voiture jusqu’à Caemlyn. Peut-être même jusqu’à Tar Valon. Et nous prendrions tous nos repas dans une auberge, nous coucherions chaque soir dans un lit. Peut-être que l’idée de traverser à pied la moitié de la terre et de dormir à même le sol te tente ? » Il regarda Mat avec colère et son ami lui rendit un regard équivalent.
Ils restèrent plantés comme ça au milieu de la chaussée jusqu’à ce que Mat hausse soudain les épaules d’un air gêné et baisse les yeux. « À qui ai-je une chance de le vendre, Rand ? Un fermier ne pourrait payer qu’en poulets ; pas moyen d’acheter une voiture en échange de poulets. Et même si je montrais ce rubis dans un des villages que nous traversons, on penserait probablement que nous l’avons volé. La Lumière sait ce qui se produirait alors. »
Au bout d’une minute, Rand acquiesça à regret d’un hochement de tête. « Tu as raison. Je m’en rends compte. Excuse-moi ; je n’avais pas l’intention d’entamer une dispute avec toi. C’est seulement que j’ai faim et mal aux pieds.
— Moi aussi, j’ai mal aux pieds. » Ils se remirent à arpenter la route, avançant d’un pas encore plus las qu’avant. Le vent soufflait en rafales qui leur projetaient de la poussière en pleine figure. « Moi aussi. » Mat toussa.
Des fermes leur fournirent bien par-ci par-là de quoi manger et quelques nuits à l’abri du froid. Une meule de foin était presque aussi confortable qu’une chambre avec un feu flambant, du moins en comparaison des buissons sous lesquels ils couchaient, et une meule même non couverte d’une bâche, à condition de s’y enfoncer assez profondément, ne laissait pas la pluie pénétrer sauf en cas d’averses violentes. Mat s’essayait de temps en temps à voler des œufs et, une fois, il voulut traire une vache laissée seule, attachée à une grande longe pour brouter dans un champ. Cependant, la plupart des fermes avaient des chiens et les chiens de garde sont vigilants. Courir une demi-lieue avec des chiens hurlant sur leurs talons était un prix trop élevé pour deux ou trois œufs aux yeux de Rand, surtout quand ces bêtes mettaient des heures à s’en aller et à les laisser descendre de l’arbre où ils s’étaient réfugiés.
Rand n’y tenait pas tellement, en réalité, mais il préférait se présenter ouvertement dans une ferme en plein jour. On lâchait parfois les chiens sur eux néanmoins, avant qu’un mot même soit proféré, car les rumeurs et le climat de l’époque rendaient nerveux en présence d’étrangers quiconque habitait un peu à l’écart, mais souvent une heure passée à couper du bois ou à puiser de l’eau leur valait un repas et un lit, ce lit ne serait-il qu’une botte de paille dans la grange. Par contre, une heure ou deux à exécuter des corvées, c’était une heure ou deux de clarté du jour où ils restaient sur place, une heure ou deux permettant au Myrddraal de les rattraper. Il se demandait parfois combien de lieues un Évanescent était capable de parcourir en une heure. Il regrettait chaque minute qui s’écoulait – moins, il est vrai, quand il avalait la soupe bien chaude d’une fermière. Et, quand ils n’avaient rien à manger, savoir que chaque minute les rapprochait de Caemlyn ne servait guère à apaiser les crampes de faim d’un ventre vide. Rand était incapable de décider si perdre du temps était ou non pire que d’être affamé, mais Mat se préoccupait d’autre chose que d’avoir le ventre creux ou d’être poursuivi.
« Au fond, qu’est-ce que nous savons d’eux ? s’exclama-t-il avec irritation un après-midi où ils enlevaient le fumier de l’étable dans une petite ferme.
— Par la Lumière, Mat, qu’est-ce qu’eux savent de nous ? » Rand éternua. Ils travaillaient torse nu, et ils étaient tous les deux libéralement couverts de sueur et de paille, et des atomes de poussière de paille flottaient en l’air. « Ce que je sais, c’est qu’ils nous donneront de l’agneau rôti et un vrai lit pour dormir. »
Mat planta sa fourche dans la paille et le fumier et jeta en biais un regard sourcilleux au fermier qui approchait du fond de l’étable avec un seau dans une main et sa sellette à traire dans l’autre. Vieil homme voûté, à la peau comme du cuir et des cheveux gris et rares, le fermier ralentit quand il vit Mat le regarder, puis détourna vivement les yeux et sortit précipitamment de l’étable, faisant dans sa hâte sauter du lait par-dessus le bord du seau.
« Il manigance quelque chose, c’est moi qui te le dis, reprit Mat. Tu as vu comme il a évité de me regarder en face ? Pourquoi se montrent-ils si amicaux envers deux vagabonds qu’ils n’ont jamais vus de leur vie ? Explique-moi ça.
— Sa femme dit que nous leur rappelons leurs petits-fils. Cesse donc de te tracasser à leur sujet. Ce dont nous avons à nous inquiéter se trouve derrière nous. Du moins je l’espère.
— Il prépare un tour de cochon », marmotta Mat. Quand ils eurent fini, ils se lavèrent à l’auge devant l’étable, leurs ombres s’étirant en longueur dans le soleil couchant. Rand s’essuya avec sa chemise pendant qu’ils se dirigeaient vers la maison de ferme. Le paysan les accueillit sur le seuil ; il s’appuyait sur un de ces longs bâtons dont on se sert pour l’escrime avec une attitude faussement détachée. Derrière lui, sa femme, la main crispée sur son tablier, regardait par-dessus l’épaule du fermier en se mordant la lèvre. Rand soupira ; il ne croyait plus que Mat et lui leur rappelaient leurs petits-enfants.
« Nos fils viennent nous rendre visite ce soir, déclara le vieil homme. Tous les quatre. J’avais oublié. Ils arrivent tous les quatre. De beaux gaillards. Solides. Ils seront là d’une minute à l’autre. À mon grand regret, nous n’avons pas le lit que nous vous avons promis. »
Sa femme passa vivement un bras devant lui, tendant un petit paquet enveloppé dans une serviette. « Tenez. Il y a du pain, du fromage, des pickles et de l’agneau. Assez pour deux repas, peut-être bien. » Son visage ridé les implorait de prendre le paquet et de s’en aller.
Rand le prit. « Merci. Je comprends. Viens, Mat. »
Mat le suivit, grommelant tout en enfilant sa chemise par-dessus sa tête. Rand estima préférable de couvrir autant de chemin que possible avant de faire halte pour manger. Le vieux fermier avait un chien.
Ç’aurait pu être pire, songea-t-il. Trois jours auparavant, alors qu’ils étaient encore en train de travailler, les chiens avaient été lâchés sur eux. Les chiens, le fermier et ses deux fils brandissant des gourdins les avaient talonnés jusqu’à la Route de Caemlyn, puis sur cinq cents empans après, avant d’abandonner la poursuite. Le fermier était armé d’un arc où était encochée une flèche avec une large pointe.
« Ne revenez pas, vous entendez ! leur avait-il crié. Je ne sais pas ce que vous avez dans la tête, mais que je ne revoie plus vos regards sournois ! »
Mat avait commencé à se retourner en fouillant dans son carquois, mais Rand l’avait entraîné. « Tu es fou ? » Mat l’avait dévisagé d’un air buté mais du moins avait-il continué à courir.
Rand se demandait parfois si cela valait la peine de s’arrêter dans les fermes. Plus ils allaient, plus Mat se montrait soupçonneux à l’égard des étrangers et moins il réussissait à le dissimuler. Ou en prenait la peine. Les repas devenaient plus maigres pour le même travail et parfois la grange n’était même pas offerte pour y dormir. C’est alors qu’une solution à tous leurs problèmes se présenta à Rand, ou du moins le crut-il, et elle lui apparut à la ferme des Grinwell.
Maître Grinwell et sa femme avaient neuf enfants, dont l’aînée était une fille plus jeune d’un an au maximum que Rand et que Mat. Maître Grinwell était un homme robuste et, avec ses enfants, il n’avait probablement pas besoin d’aide supplémentaire, mais il les toisa de la tête aux pieds, vit leurs vêtements salis par le voyage et leurs souliers poudreux, et affirma qu’il pouvait toujours trouver du travail pour d’autres bras. Maîtresse Grinwell déclara que s’ils devaient manger à leur table ils n’y viendraient pas dans ces accoutrements malpropres. Elle s’apprêtait à faire la lessive, et quelques-uns des vieux habits de son mari leur iraient bien assez pour travailler. Elle souriait en le disant et, pendant une minute, Rand trouva qu’elle ressemblait à Maîtresse al’Vere, bien qu’étant blonde ; il n’avait encore jamais vu de cheveux de cette couleur. Même Mat sembla se détendre un peu quand elle reporta son sourire vers lui. La fille aînée, c’était une autre histoire.
Brune, avec de grands yeux, jolie, Else leur souriait avec effronterie chaque fois que ses parents étaient occupés ailleurs. Pendant qu’ils s’affairaient à ranger des tonneaux et des sacs de blé dans l’écurie, elle se suspendit par les coudes à la porte d’une stalle en fredonnant tout bas et en mâchonnant le bout d’une longue natte, les yeux fixés sur eux. C’est Rand surtout qu’elle observait. Il s’efforça de ne pas y prêter attention mais, au bout de quelques minutes, il enfila la chemise que Maître Grinwell lui avait prêtée. Elle le serrait aux entournures et était trop courte, mais cela valait mieux que rien. Else éclata de rire sans retenue quand il s’inséra dedans en tirant dessus. Il commença à penser que cette fois-ci ce ne serait pas la faute de Mat si on les mettait à la porte.
Perrin saurait comment se tirer d’affaire, songea-t-il. Il dirait quelque chose de désinvolte et elle ne tarderait pas à rire de ses plaisanteries au lieu de rester à traîner avec des yeux de crapaud mort d’amour là où son père peut la remarquer. Par malheur, aucune phrase désinvolte ne lui venait à l’esprit, et aucune plaisanterie non plus. Chaque fois qu’il regardait dans sa direction, elle lui souriait d’une façon qui aurait incité son père à lâcher les chiens sur eux s’il s’en était aperçu. Une fois, elle lui déclara qu’elle aimait les hommes grands. Tous les garçons dans les fermes des environs étaient petits. Mat émit un petit rire rosse. Regrettant de ne pas trouver la moindre blague, Rand s’efforça de concentrer son attention sur sa fourche.
Les enfants plus jeunes, du moins, étaient une bénédiction du point de vue de Rand. La méfiance de Mat diminuait généralement un peu quand il y avait des enfants. Après dîner, ils s’installèrent tous devant la cheminée, avec Maître Grinwell dans son fauteuil favori bourrant sa pipe de tabac et Maîtresse Grinwell s’activant avec sa boîte à couture et les chemises qu’elle avait lavées pour Mat et lui. Mat sortit les balles colorées de Thom et se mit à jongler. Il ne jonglait jamais sauf lorsque des enfants se trouvaient là. Ceux-ci riaient quand il faisait semblant de rater son tour et rattrapait les balles à la dernière seconde, et ils applaudissaient les fontaines, les huit de chiffre et le cercle à six balles qu’il était réellement presque sur le point de laisser tomber. Mais ils le prenaient du bon côté, Maître Grinwell et sa femme applaudissant aussi fort que leur progéniture. Quand Mat eut achevé son numéro, en saluant à la ronde avec autant de panache que Thom, Rand sortit de son étui la flûte du ménestrel.
Il ne maniait jamais l’instrument sans un serrement de cœur. Sentir sous ses doigts son damasquinage d’or et d’argent était comme évoquer le souvenir de Thom. Il ne touchait à la harpe que pour vérifier qu’elle était bien au sec – Thom disait toujours que la harpe dépassait les capacités d’un jeune paysan empoté – mais chaque fois qu’un fermier les autorisait à passer la nuit chez lui, il jouait un air après dîner. C’était juste un petit supplément pour indemniser le fermier, et peut-être un moyen de garder vivant le souvenir de Thom.
Dans une atmosphère de gaieté déjà créée par les jongleries de Mat, il joua Trois Jeunes Filles dans un pré. Maître et Maîtresse Grinwell frappèrent dans leurs mains en cadence et les jeunes enfants dansèrent dans la pièce, même le plus petit qui marchait à peine et qui tapait des pieds suivant le rythme. Rand savait qu’il ne gagnerait pas de prix au concours de Bel Tine mais, après les leçons de Thom, il n’hésiterait pas à y participer.
Else était assise en tailleur devant le feu et, comme il abaissait la flûte après la dernière note, elle se pencha en avant avec un long soupir et lui sourit. « Ce que vous jouez bien. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau. »
Maîtresse Grinwell interrompit subitement sa couture et jeta un coup d’œil à sa fille en haussant un sourcil, puis posa longuement sur Rand un regard évaluateur.
Il avait ramassé l’étui de cuir pour ranger la flûte mais, devant ce regard, il le laissa choir et faillit laisser choir aussi la flûte. Si elle l’accusait de flirter avec sa fille… En désespoir de cause, il porta de nouveau la flûte à ses lèvres et joua un autre air, puis un autre et un autre encore. Maîtresse Grinwell continuait à l’observer. Il joua Le vent qui secoue le saule, En revenant de la Brèche de Tarwin, Le Coq de Maîtresse Aynora et Le Vieil Ours noir. Il joua tous les airs qui lui revinrent en tête, mais pas un instant elle ne le quitta des yeux. Elle ne prononça pas un mot non plus, mais elle observait – et méditait.
L’heure était tardive quand Maître Grinwell finit par se lever, en se frottant les mains avec un petit rire. « Eh bien, c’était fameux comme distraction, mais le moment d’aller au lit est passé depuis longtemps pour nous. Vous les jeunes qui voyagez, vous agissez à votre guise, mais la matinée commence de bonne heure dans une ferme. Croyez-moi, jeunes gens, j’ai déboursé dans les auberges un joli dernier pour des séances ne valant pas mieux comme divertissement que ce que j’ai eu ce soir. Que dis-je, valant beaucoup moins.
— J’estime qu’ils méritent une récompense, papa, déclara Maîtresse Grinwell en prenant dans ses bras son dernier-né qui s’était depuis longtemps endormi devant le feu. L’écurie n’est pas un endroit qui convient pour dormir. Ils peuvent s’installer ce soir dans la chambre d’Else et elle viendra coucher avec moi. »
Else fit la grimace. Elle avait eu soin de garder la tête baissée, mais Rand s’en aperçut. Il pensa que sa mère l’avait remarqué aussi.
Maître Grinwell hocha la tête. « Oui, oui, c’est bien mieux que l’écurie. Si cela vous est égal de coucher à deux dans le même lit, évidemment. » Rand rougit ; Maîtresse Grinwell le regardait toujours. « Je serai content d’écouter encre de ces airs de flûte, et de voir aussi votre jonglerie. Cela me plaît. Tenez, il y a un petit travail pour lequel demain vous pourriez donner un coup de main…
— Ils voudront partir de bonne heure, papa, intervint Maîtresse Grinwell. Arien est le prochain village dans leur direction et s’ils veulent tenter leur chance à l’auberge de là-bas, ils devront marcher toute la journée pour y arriver avant la nuit.
— Oui, Maîtresse, acquiesça Rand, nous partirons tôt. Et merci. »
Elle lui adressa un sourire contenu comme si elle savait bien que ses remerciements concernaient davantage que son conseil, ou même le dîner et un lit douillet.
Pendant toute la journée du lendemain, Mat l’asticota au sujet d’Else tandis qu’ils arpentaient la route. Rand ne cessa d’essayer de changer de sujet et la suggestion de donner des représentations dans les auberges émise par les Grinwell était ce qui lui vint le plus naturellement à l’esprit. Le matin, avec Else qui faisait la tête quand il s’en alla et Maîtresse Grinwell qui arborait en les observant l’air sagace de qui pense bon débarras et plus prompt le départ plus vite la guérison, cela avait juste été un moyen de fermer le bec à Mat. Quand ils arrivèrent effectivement au village suivant, cela avait pris une tout autre signification.
Le crépuscule tombait quand ils entrèrent dans l’unique auberge d’Adrien, et Rand s’adressa au maître de céans. Il joua Prenons le bac pour passer la rivière – que l’aubergiste au physique rebondi appelait Sara chérie – et une partie de La route qui mène à Dun Aren, Mat jongla un peu et le résultat fut qu’ils dormirent dans un lit cette nuit-là et mangèrent du bœuf bouilli accompagné de pommes de terre sautées. C’était la plus petite chambre de l’auberge, certes, à l’arrière et juste sous le comble, et le repas fut pris au milieu d’une longue soirée d’airs de flûte et de jongleries, mais c’était néanmoins un lit sous un toit. Mieux encore, de l’avis de Rand, toutes les heures de jour avaient été employées à voyager. Et les clients de l’auberge ne parurent pas se formaliser que Mat les dévisage d’un air soupçonneux. Quelques-uns, d’ailleurs, s’entre-regardaient avec suspicion. L’époque rendait monnaie courante la méfiance envers les inconnus et il y avait toujours des étrangers dans une auberge.
Rand dormit mieux qu’il ne l’avait fait depuis le départ de Pont-Blanc, bien que partageant un lit avec Mat et ses marmottements nocturnes. Au matin, l’aubergiste tenta de les convaincre de rester encore un jour ou deux et, n’y parvenant pas, il appela un fermier aux yeux larmoyants qui avait trop bu pour rentrer chez lui avec sa charrette la veille au soir. Une heure après, ils se trouvaient à une lieue et quart plus avant vers l’est, étendus sur le dos dans la paille au fond de la charrette d’Eazil Forney.
Cela devint leur mode de voyage. Avec un peu de chance et peut-être un ou deux trajets en voiture, ils parvenaient presque toujours au village suivant à la nuit. S’il y avait plus d’une auberge dans un village, les aubergistes surenchérissaient les uns sur les autres une fois qu’ils avaient entendu la flûte de Rand et regardé Mat jongler. À eux deux, ils n’arrivaient pas encore à égaler un ménestrel, mais ils valaient davantage que ce que la plupart des villages avaient vu en une année. Deux ou trois auberges dans un bourg, cela voulait dire une meilleure chambre, avec deux lits, des portions plus généreuses d’un morceau de viande plus savoureux et parfois même en supplément quelques sous dans leurs poches quand ils repartaient. Au matin, il y avait presque toujours quelqu’un qui proposait de les emmener, un autre fermier qui était resté trop longtemps et qui avait trop bu, ou un marchand à qui leur représentation avait suffisamment plu pour qu’il accepte sans sourciller qu’ils se hissent d’un saut à l’arrière d’un de ses chariots. Rand commença à croire qu’ils atteindraient Caemlyn sans plus de problèmes. Mais alors ils arrivèrent aux Quatre-Rois.