43 Décisions et apparitions

L’Aes Sedai parut comprendre ce que voulait dire Loial, mais ne répliqua rien. Les yeux à terre, Loial se frottait le nez avec un gros doigt, comme s’il était confus de sa sortie. Personne n’avait envie de prendre la parole.

« Pourquoi ? finit par demander Rand. Pourquoi serait-ce nous condamner à mourir ? Que sont donc les Voies ? »

Loial jeta un coup d’œil à Moiraine. Elle se tourna pour placer une chaise devant la cheminée. Le petit chat s’étira, ses griffes crissant sur la pierre de l’âtre, et s’en vint languissamment heurter de la tête les chevilles de Moiraine. Elle le caressa d’un doigt derrière les oreilles. Le ronronnement du chat formait un étrange contrepoint à la voix unie de l’Aes Sedai. « C’est vous qui êtes qualifié pour expliquer, Loial. Les Voies sont le seul chemin du salut pour nous, le seul permettant de devancer le Ténébreux, ne serait-ce que pendant certain temps, mais c’est à vous d’en parler. »

L’Ogier ne sembla pas réconforté par cette déclaration. Il changea gauchement de position sur son siège avant de commencer. « Lors du Temps de la Folie, alors que le monde était encore en pleine destruction, la terre se soulevait et l’humanité s’éparpillait comme de la poussière emportée par le vent. Nous autres Ogiers avions aussi été dispersés, chassés du stedding, vers l’Exil et la Longue Errance et c’est alors que la Grande Nostalgie s’est gravée dans nos cœurs. » Il jeta de nouveau vers Moiraine un coup d’œil en coin. Ses longs sourcils s’abaissèrent en deux pointes. « J’essaierai d’être bref, mais ceci n’est pas une chose qui peut se raconter trop brièvement. Ce sont des autres que je dois parler, maintenant, de ces quelques Ogiers demeurés dans leur stedding pendant qu’alentour le monde était déchiré. Et des Aes Sedai » – il évitait de regarder Moiraine, à présent – « les Aes Sedai masculins qui mouraient alors même qu’ils détruisaient le monde dans leur démence. À ces Aes Sedai – ceux qui jusque-là avaient réussi à éviter la démence – le stedding offrit d’abord asile. Beaucoup acceptèrent car dans le stedding ils étaient protégés contre la souillure du Ténébreux qui tuait les gens de leur sorte. Mais ils étaient coupés de la Vraie Source. Ce n’est pas seulement qu’ils ne pouvaient plus canaliser le Pouvoir Unique ou entrer en contact avec la Source, ils ne pouvaient même plus sentir que la Source existait. À la fin, ils furent tous incapables de supporter cet isolement et, l’un après l’autre, ils quittèrent le stedding avec l’espoir qu’étant donné le temps écoulé la souillure avait disparu. Il n’en était rien.

— Il y en a à Tar Valon, dit Moiraine à mi-voix, qui prétendent que l’asile donné par les Ogiers avait prolongé la Destruction et l’avait aggravée. D’autres proclament que si on avait laissé ces hommes devenir la proie de la démence tous à la fois, plus rien du monde n’aurait subsisté. Je suis de l’Ajah Bleue, Loial ; au contraire de l’Ajah Rouge, nous sommes de ce second avis. L’asile accordé a aidé à sauver ce qui pouvait être sauvé. Continuez, je vous prie. »

Loial hocha la tête avec reconnaissance – soulagé d’une préoccupation, Rand s’en rendit compte.

« Comme je le disais, poursuivit l’Ogier, les Aes Sedai, les Sedai masculins, s’en allèrent. Mais, avant de partir, ils firent un cadeau aux Ogiers en remerciement de l’asile offert. Les Voies. Entrez par une Porte de Voie, marchez pendant une journée et vous sortirez par une autre Porte à vingt-cinq lieues de votre point de départ. Ou à cent vingt-cinq. Le temps et la distance sont étranges dans les Voies. Différents chemins, différents ponts conduisent à des endroits différents et la longueur de temps nécessaire dépend du chemin emprunté. C’est un cadeau merveilleux, rendu d’autant plus prodigieux étant donné ce qu’était l’époque, car les Voies ne font pas partie du monde que nous voyons autour de nous, ni peut-être d’aucun monde en dehors d’elles-mêmes. Quand les Ogiers bénéficiaires de ce don désiraient se rendre à un autre stedding, non seulement ils n’avaient plus à voyager à travers le monde, où les hommes se battaient comme des bêtes sauvages pour survivre, mais encore les Voies n’avaient pas subi de Destruction. Le sol entre deux steddings pouvait s’être fendu en gorges profondes ou soulevé en chaînes de montagnes, mais rien n’avait changé dans la Voie reliant ces steddings.

« Quand les derniers Aes Sedai ont quitté le stedding ils ont donné aux Anciens une clef, un talisman utilisable pour en faire naître d’autres. Elles sont vivantes, en quelque sorte, ces Voies et leurs Portes. Je ne le comprends pas ; aucun Ogier ne l’a jamais compris, et même les Aes Sedai en ont perdu le souvenir, à ce qu’on m’a dit. Avec le passage des années, l’Exil s’est achevé pour nous. Quand ces Ogiers qui avaient reçu le don des Aes Sedai ont découvert un stedding où des Ogiers étaient revenus après la Longue Errance, ils ont fait naître une Voie pour s’y rendre. Avec le travail de la pierre que nous avions appris pendant l’Exil, nous avons bâti des villes pour les hommes et planté les bosquets pour réconforter les Ogiers qui construisaient, afin qu’ils ne succombent pas à la Nostalgie. Vers ces bosquets furent suscitées des Voies. Il y avait un bosquet et une Porte à Mafal Dadaranell, mais cette cité fut rasée pendant les Guerres trolloques et il n’en est pas resté pierre sur pierre, le bosquet fut abattu à la hache et brûlé dans les feux trollocs. » Il ne laissa aucun doute concernant ce qui avait été le plus grand crime.

« Les Portes sont pratiquement impossibles à détruire, précisa Moiraine, et l’humanité ne l’est guère moins. Fal Dara a encore des habitants, même si la grande ville édifiée par les Ogiers n’est plus, et la Porte est toujours là.

— Comment les ont-ils faites ? » questionna Egwene. Son regard perplexe allait de Moiraine à Loial. « Les Aes Sedai, les hommes ? S’ils ne pouvaient pas se servir du Pouvoir Unique dans un stedding, comment ont-ils réussi à créer les Voies ? Ou ont-ils utilisé le Pouvoir ? Leur part de la Vraie Source était polluée. Est polluée. Je ne connais pas encore grand-chose concernant ce dont les Aes Sedai sont capables. Peut-être ma question est-elle bête. »

Loial expliqua : « Chaque stedding a une Porte à sa lisière, mais en dehors de ses limites. Votre question n’est pas ridicule. Vous avez trouvé le fondement de la raison pour laquelle nous n’osons emprunter les Voies. De toute ma vie, et avant moi, aucun Ogier n’a voyagé sur les Voies. Par édit des Anciens, de tous les Anciens de tous les steddings, personne n’y est autorisé, ni humain ni Ogier.

« Les Voies ont été créées par des hommes utilisant un Pouvoir contaminé par le Ténébreux. Voilà environ mille ans, pendant ce que vous les humains appelez la Guerre des Cent Ans, les Voies ont commencé à changer. Si lentement au début que personne ne s’en est vraiment aperçu, elles se sont assombries et imprégnées d’humidité froide. Puis l’obscurité est tombée sur les ponts. Certains y sont allés et on ne les a plus jamais revus. Les voyageurs disaient avoir l’impression qu’on les épiait dans le noir. Le nombre de disparus a augmenté et, de ceux qui étaient ressortis, quelques-uns étaient devenus fous, délirant à propos du Machin Shin, le Vent Noir. Les Aes Sedai Guérisseuses parvinrent à en soigner mais, même avec l’aide des Aes Sedai, ils ne furent plus jamais les mêmes. Et ils ne se rappelèrent jamais rien de ce qui s’était passé. Pourtant, c’était comme si l’obscurité s’était infiltrée dans leurs os. Ils ne riaient plus jamais, et ils redoutaient le bruit du vent. »

Pendant un moment, un silence régna, à part le ronronnement du chat près du siège de Moiraine et le pétillement du feu qui lançait des étincelles. Puis Nynaeve s’exclama avec humeur : « Et vous vous attendez à ce que nous vous suivions là-dedans. Il faut que vous ayez perdu l’esprit !

— Qu’est-ce que vous choisiriez à la place ? questionna calmement Moiraine. Les Blancs Manteaux dans Caemlyn ou les Trollocs au-dehors ? Rappelez-vous que ma présence en elle-même offre une certaine protection contre les maléfices du Ténébreux. »

Nynaeve se renfonça dans son fauteuil avec un soupir exaspéré.

« Vous ne m’avez toujours pas expliqué pourquoi je devrais enfreindre l’édit des Anciens, reprit Loial. Et je n’ai aucun désir d’entrer sur les Voies. Si boueuses qu’elles soient souvent, les routes qu’aménagent les hommes m’ont assez bien servi depuis que j’ai quitté le stedding Shangtai.

— Que ce soit humains ou Ogiers, tout ce qui vit est en guerre avec le Ténébreux, répliqua Moiraine. La majeure partie du monde l’ignore encore, la plupart des quelques-uns qui le savent livrent des escarmouches en s’imaginant que ce sont des batailles.

Alors que le monde se refuse à le croire, le Ténébreux est peut-être en passe de remporter la victoire. L’Œil du Monde contient assez de puissance pour abattre les murs de sa prison. Si le Ténébreux a trouvé un moyen d’utiliser l’Œil du Monde pour ses desseins… »

Rand aurait aimé que les lampes de la bibliothèque soient allumées. Le soir tombait lentement sur Caemlyn, et le feu dans l’âtre ne donnait pas assez de clarté. Il n’avait pas envie d’ombres dans la pièce.

« Qu’est-ce que nous pouvons faire ? s’exclama Mat. Pourquoi sommes-nous si importants ? Pourquoi sommes-nous obligés d’aller dans la Grande Dévastation ? La Dévastation ! »

Moiraine ne força pas sa voix qui pourtant emplit la bibliothèque, irrésistible. Son siège près du feu prit subitement une apparence de trône. Même Morgase aurait été effacée en sa présence. « Il y a une chose en notre pouvoir. Nous pouvons essayer. Ce qui semble un hasard est parfois le Dessin. Trois fils se sont rejoints ici, chacun donnant un avertissement qui concerne l’Œil du Monde. Impossible que ce soit le hasard ; c’est le Dessin. Vous trois n’avez pas choisi ; vous avez été choisis par le Dessin. Et vous vous trouvez ici où le danger est connu. Vous pouvez vous désister et peut-être condamnerez-vous le monde. Fuir, vous cacher ne vous épargnera pas l’entrelacement des fils du Dessin. Ou vous pouvez essayer. Vous pouvez aller à l’Œil du Monde, trois ta’veren, trois points centraux de la Toile de la Destinée, placés à l’endroit où réside le danger. Que le Dessin se tisse là-bas autour de vous, et peut-être sauverez-vous de l’Ombre notre monde. À vous de décider. Je ne suis pas en mesure de vous contraindre à y aller.

— J’irai », répliqua Rand, d’un ton qu’il tenta de rendre résolu. Si ardemment qu’il ait recherché le vide, des images ne cessaient de lui traverser l’esprit. Tam, la ferme, le troupeau au pâturage. Cette vie-là avait été plaisante ; il n’avait jamais réellement rien souhaité de plus. Ce fut un réconfort – un réconfort minime – d’entendre Perrin et Mat ajouter leur accord au sien. Ils semblaient avoir la bouche aussi sèche que la sienne.

« Je suppose que nous n’avons pas d’autre option non plus, Egwene ou moi », dit Nynaeve.

Moiraine acquiesça d’un signe. « Vous aussi faites partie du Dessin toutes les deux, d’une certaine façon. Peut-être n’êtes-vous pas ta’veren – peut-être – néanmoins vous êtes fortes. Je le sais depuis Baerlon. Et sans doute à présent les Évanescents aussi. Et Ba’alzamon. Cependant vous êtes libres de votre décision autant que ces jeunes gens. Vous avez tout loisir de rester ici, puis de vous rendre à Tar Valon une fois que le reste d’entre nous sera parti.

— Demeurer en arrière ! s’exclama Egwene. Vous laisser, vous autres, aller vous exposer au danger pendant que, nous, on se blottirait sous nos couvertures ? Jamais je ne ferais ça ! » Elle croisa le regard de l’Aes Sedai et recula un peu, mais sa volonté de refus ne fut pas totalement anéantie. « Je ne le ferai pas », murmura-t-elle avec obstination.

— Autrement dit, nous vous accompagnerons toutes les deux, je pense. » Nynaeve avait un ton résigné, mais ses yeux étincelèrent quand elle ajouta : « Vous avez encore besoin de mes herbes, Aes Sedai, à moins que vous n’ayez tout d’un coup acquis quelque talent que j’ignore. » Sa voix avait une pointe de défi que Rand ne comprit pas, mais Moiraine se contenta de hocher la tête et se tourna vers l’Ogier.

« Eh bien, Loial, fils d’Arent fils de Halan ? »

Loial ouvrit la bouche deux fois, ses oreilles à huppe oscillant, avant de parler. « Oui, bon… L’Homme Vert. L’Œil du Monde. Ils sont mentionnés dans les livres évidemment, mais je ne crois pas qu’aucun Ogier les a vus depuis, oh, fort longtemps. Je présume… Mais faut-il en passer par les Voies ? » Moiraine acquiesça d’un signe, et les longs sourcils de Loial s’affaissèrent au point que leurs extrémités touchèrent ses joues. « D’accord, donc. Je suppose que je dois vous guider. Haman l’Ancien dirait qu’étant donné ma précipitation perpétuelle je ne mérite pas moins.

— Nos décisions sont donc prises, conclut Moiraine. Et maintenant qu’elles le sont, cherchons comment les mener à bien et ce qu’il faut pour y parvenir. »

Ils tirèrent des plans bien avant dans la nuit. Moiraine se chargea de la plupart, avec les conseils de Loial concernant les Voies, mais elle écouta aussi les questions et suggestions de tous. Une fois l’obscurité tombée, Lan se joignit à eux, ajoutant ses commentaires de cette voix nonchalante en surface et au fond dur comme fer. Nynaeve établit une liste des provisions dont ils auraient besoin, plongeant sa plume dans l’encrier d’une main ferme en dépit de ses ronchonnements continuels.

Rand aurait aimé être aussi prosaïque que la Sagesse. Il ne pouvait cesser d’aller et venir, comme s’il avait de l’énergie à brûler, sinon il exploserait. Il savait que sa décision était irrévocable, il savait qu’elle était la seule qui s’offrait à lui étant donné ce qu’il avait appris, mais cela ne l’incitait pas à en être satisfait. La Grande Dévastation. Le Shayol Ghul se trouvait quelque part dans la Dévastation, au-delà des Terres Maudites.

Il lisait la même inquiétude dans les yeux de Mat, la même peur dont il était sûr qu’elle se voyait dans ses propres yeux. Mat était assis les mains serrées l’une dans l’autre, les jointures blanchies. S’il les desserrait, pensa Rand, à la place il agripperait le poignard de Shadar Logoth.

Il n’y avait pas la moindre inquiétude sur le visage de Perrin, mais ce qui s’y peignait était pire : un masque de résignation lasse. Perrin semblait avoir combattu quelque chose jusqu’à épuisement et attendre que ce quelque chose l’achève. Pourtant, parfois…

Nous agissons comme nous le devons, Rand, dit-il. La Grande Dévastation… » Pendant un instant, ses yeux jaunes s’illuminèrent d’ardeur, étincelant dans la lassitude imprimée sur sa figure, comme s’ils avaient une vie propre indépendante du grand apprenti forgeron. « Il y a de quoi réussir de bonnes chasses dans la Grande Dévastation », murmura-t-il. Puis il frissonna comme s’il venait d’entendre ce qu’il avait dit et une fois de plus son expression redevint résignée.

Et Egwene. À un moment donné, Rand la tira à part, près de la cheminée où ceux qui s’occupaient des préparatifs ne pouvaient les entendre. « Egwene, je… » Les yeux de la jeune fille, pareils à des grands étangs noirs qui l’attiraient en eux, le firent s’arrêter pour avaler sa salive. « C’est moi que le Ténébreux pourchasse, Egwene. Moi, Mat et Perrin. Je me moque de ce que dit Moiraine Sedai. Au matin, Nynaeve et toi pouvez partir pour chez nous ou pour Tar Valon, ou n’importe où vous avez envie d’aller, et personne ne vous en empêchera. Ni les Trollocs ni les Évanescents, ni qui que ce soit. Aussi longtemps que vous ne serez pas avec nous. Rentre à la maison, Egwene. Ou va à Tar Valon. Mais pars. »

Il s’attendait à ce qu’elle lui dise qu’elle avait autant que lui le droit d’aller où elle voulait, qu’il n’était nullement habilité à lui dicter sa conduite. À sa surprise, elle sourit et lui caressa la joue.

« Merci, Rand », dit-elle à mi-voix. Il cligna des paupières, referma la bouche tandis qu’elle poursuivait : « Tu sais pourtant que cela m’est impossible. Moiraine Sedai nous a raconté ce que Min avait vu à Baerlon. Tu aurais dû me dire qui était Min. J’avais cru… Bref, Min dit que j’ai aussi un rôle à jouer là-dedans. Comme Nynaeve, Peut-être que je ne suis pas ta’veren » – elle trébucha sur mot – « mais le Dessin m’envoie aussi vers l’Œil du Monde, à ce qu’il semble. Ce qui te mobilise me mobilise aussi.

— Mais, Egwene…

— Qui est Élayne ? »

Pendant une seconde, il la regarda avec surprise, puis dit la vérité pure et simple. « C’est la Fille-Héritière du trône d’Andor. »

Les yeux d’Egwene parurent prendre feu. « Si tu ne peux pas être sérieux plus d’une minute à la fois, Rand al’Thor, je ne veux plus t’adresser la parole. »

Incrédule, il suivit des yeux son dos raide comme elle retournait à la table où elle s’appuya sur ses coudes à côté de Moiraine pour écouter ce que disait le Lige. J’ai bien besoin de demander conseil à Perrin, pensa-t-il. Il sait comment s’y prendre avec les filles.

Maître Gill entra à plusieurs reprises, d’abord pour allumer les lampes, puis pour apporter à dîner de ses propres mains et plus tard pour signaler ce qui se passait au-dehors. Des Blancs Manteaux surveillaient l’auberge depuis chaque bout de la rue. Il y avait eu une bagarre à la porte de la Cité Intérieure, et les Gardes de la Reine avaient arrêté des cocardes blanches aussi bien que des rouges. Quelqu’un avait tenté de griffonner le Croc du Dragon sur la porte de l’auberge et avait été expédié ailleurs par la botte de Lamgwin.

Si l’aubergiste s’étonna que Loial soit avec eux, il n’en témoigna rien. Il répondit aux quelques questions que Moiraine lui posa sans chercher à découvrir ce qu’ils projetaient et chaque fois qu’il venait il frappait et attendait que Lan lui ouvre la porte, tout comme si ce n’était pas son auberge et sa bibliothèque. Lors de sa dernière visite, Moiraine lui donna la feuille de parchemin couverte de l’écriture élégante de Nynaeve.

« Ce ne sera pas facile à cette heure tardive, dit-il avec un hochement de tête en lisant attentivement la liste, mais je m’arrangerai. »

Moiraine lui tendit en plus un petit sac en peau de chamois qui cliqueta quand elle le lui tendit en le tenant par les cordons. « Bien. Et faites-nous réveiller avant l’aube. C’est le moment où les guetteurs seront le moins vigilants.

— Nous les laisserons surveiller une boîte vide, Aes Sedai. » Maître Gill eut un grand sourire.

Rand bâillait quand il sortit de la pièce d’un pas traînant avec les autres, en quête d’un bain et d’un lit. Tandis qu’il se lavait avec un carré d’étoffe rude dans une main et un gros pain de savon jaune dans l’autre, son regard dériva vers le tabouret à côté du baquet de Mat. Le poignard de Shadar Logoth pointait le bout de son fourreau doré sous le bord de la cape soigneusement pliée de Mat. Lan y jetait, lui aussi, un coup d’œil de temps en temps. Rand se demanda si l’avoir dans les parages était vraiment aussi anodin que l’affirmait Moiraine.

« Tu penses que papa croira ça ? » Mat rit en se frottant avec une brosse à long manche. « Moi, sauver le monde ? Mes sœurs ne vont pas savoir s’il faut rire ou pleurer. »

On aurait dit le Mat de naguère. Rand souhaita qu’il puisse oublier le poignard.

Il faisait noir comme dans un four quand Mat et lui montèrent finalement dans leur chambre sous les combles ; des nuages voilaient les étoiles. Pour la première fois depuis bien longtemps, Mat se déshabilla avant de se mettre au lit, mais il fourra aussi d’un air détaché le poignard sous son oreiller. Rand souffla la chandelle et s’inséra dans son propre lit. Il sentait le mal venir de l’autre lit, non pas de Mat mais de dessous cet oreiller. Il se tracassait encore à ce sujet quand le sommeil le prit.

Dès le début, il comprit que c’était un rêve, un de ces rêves qui ne sont pas entièrement des songes. Il était debout devant la porte de bois, les yeux fixés sur sa surface sombre, gerçurée et hérissée d’échardes. L’air était froid et humide, épaissi par un relent de pourriture. Au loin, de l’eau dégouttait, son clapotis éveillant de sourds échos le long de corridors de pierre.

Nie ce pouvoir. Renie-le et son pouvoir disparaît.

Il ferma les yeux et se concentra sur La Bénédiction de la Reine, sur son lit, sur lui-même endormi dans son lit. Quand il ouvrit les yeux, la porte était toujours là. Les éclaboussures retentissantes s’accordaient à ses battements de cœur, comme si son pouls marquait le temps pour elles. Il chercha à évoquer la flamme et le vide, comme le lui avait enseigné Tam, et trouva le calme intérieur, mais rien en dehors de lui ne changea. Avec lenteur, il ouvrit la porte et entra.

Tout était comme il s’en souvenait dans la pièce qui semblait creusée par le feu dans le roc vivant. De hautes baies cintrées ouvraient sur un balcon sans garde-corps, et au-delà les couches de nuages défilaient comme un fleuve en crue. Les lampes de métal noir, leur clarté trop vive pour que l’œil la soutienne, luisaient, noires et pourtant en quelque sorte aussi brillantes que de l’argent. Le feu rugissait sans donner de chaleur dans l’âtre effrayant, où chaque dalle évoquait toujours vaguement une tête de supplicié.

Tout était pareil, à part une chose pourtant. Sur le dessus ciré de la table se dressaient trois petites figurines, des ébauches grossières, sans visage, comme si le sculpteur avait modelé précipitamment son argile. À côté de l’une d’elles se tenait un loup, la netteté de ses détails mise en relief par la rusticité de la silhouette humaine, et une autre serrait dans sa main un minuscule poignard, un point rouge sur le manche scintillant dans la lumière. La dernière tenait une épée. Les cheveux hérissés sur la nuque, il s’approcha suffisamment pour distinguer le héron ciselé avec minutie sur cette lame miniature.

Sa tête se redressa brusquement sous le coup de la panique et il se retrouva plongeant les yeux dans l’unique miroir. Son reflet était encore flou, mais plus aussi confus qu’avant. Il distinguait presque ses propres traits. S’il imaginait qu’il plissait les paupières, il pouvait presque dire qui c’était.

« Tu t’es dérobé à moi trop longtemps. »

Il se détourna de la table dans une rapide volte-face, son souffle lui déchirant la gorge. La seconde précédente, il était seul, maintenant Ba’alzamon se trouvait devant les fenêtres. Quand il parla, des cavernes de flammes remplacèrent ses yeux et sa bouche.

« Trop longtemps, mais plus pour longtemps.

— Je vous renie, dit Rand d’une voix étranglée. Je nie que vous ayez un pouvoir sur moi. Je nie votre existence. »

Ba’alzamon rit, d’un rire sonore jaillissant d’un brasier. « Tu t’imagines que c’est aussi facile que ça ? Mais, au fait, tu l’as cru constamment. Chaque fois que nous avons été en présence comme maintenant, tu as cru pouvoir me défier.

— Comment ça, chaque fois ? Je nie votre existence !

— Tu le fais toujours. Pour commencer. Cette lutte entre nous s’est déjà engagée d’innombrables fois. Chaque fois, ton visage est différent, de même que ton nom, mais chaque fois c’est toi.

— Je nie votre existence. » C’était un murmure éperdu.

« Chaque fois, tu m’opposes ta faible énergie et finalement, chaque fois, tu reconnais qui de nous deux est le maître. Ère après Ère, tu t’agenouilles devant moi ou tu meurs en souhaitant avoir encore la force de t’agenouiller. Pauvre fol, tu ne peux jamais gagner contre moi.

— Menteur ! cria-t-il. Père des Mensonges. Père des Imbéciles si vous n’êtes pas capable de mieux que ça. Les hommes vous ont trouvé dans la dernière Ère, dans l’Ère des Légendes, et vous ont enfermé de nouveau à l’endroit auquel vous appartenez. »

Ba’alzamon se remit à rire, un éclat moqueur succédant à l’autre, au point que Rand eut envie de se couvrir les oreilles pour ne plus entendre. Il se contraignit à garder les mains le long de son corps. Quelque appel qu’il ait fait au vide, elles tremblaient quand le rire finit par s’arrêter.

« Espèce de ver de terre, tu ne sais rien du tout. Aussi ignorant qu’un scarabée sous une pierre et aussi facile à écraser. Cette lutte dure depuis le moment de la Création. Les hommes croient toujours que c’est une nouvelle guerre, mais c’est toujours la même qu’ils redécouvrent. Seulement, à présent, le changement vole sur les vents du temps. Le changement. Cette fois-ci, il n’y aura pas de retour en arrière. Ces fières Aes Sedai qui pensent te dresser contre moi. Je les vêtirai de chaînes et les enverrai courir nues exécuter mes volontés ou fourrer leurs âmes dans le Gouffre du Destin où elles hurleront pour l’Éternité. Toutes sauf celles qui me servent déjà. Elles se tiendront juste un pas derrière moi. Tu peux choisir d’être parmi elles, avec le monde prosterné à tes pieds. Je te l’offre encore une fois, une dernière fois. Tu peux te hausser au-dessus d’elle, au-dessus de toutes les forces et les dominations sauf la mienne. Il y a eu des temps où tu as fait ce choix, des temps où tu as vécu assez longtemps pour connaître ton pouvoir. »

Renie-le ! Rand saisit ce qu’il pouvait nier. « Aucune Aes Sedai ne vous sert. Encore un mensonge !

— C’est ce qu’elles t’ont dit ? Il y a deux mille ans, j’ai emmené mes Trollocs à travers le monde et même parmi les Aes Sedai j’en ai trouvé qui connaissaient le désespoir, qui savaient que le monde ne peut pas résister à Shai’tan. Pendant deux mille ans, l’Ajah Noire est demeurée parmi les autres, invisible dans l’ombre. Peut-être même celles qui prétendent te prêter assistance. »

Rand secoua la tête dans un effort pour se débarrasser des doutes qui montaient en lui, tous les doutes qu’il avait nourris au sujet de Moiraine, au sujet de ce que l’Aes Sedai attendait de lui, de ce qu’elle avait projeté pour lui. « Que voulez-vous de moi ? » s’écria-t-il. Renie-le ! Que la Lumière me vienne en aide, renie-le !

« À genoux ! » Ba’alzamon désigna le sol à ses pieds. « Agenouille-toi et reconnais-moi pour ton maître ! Tu finiras par le faire. Tu seras ma créature ou tu mourras. »

Le dernier mot résonna dans la pièce, se répercutant lui-même, se doublant et redoublant, au point que Rand leva brusquement les bras comme pour protéger sa tête contre un coup. Il recula en trébuchant jusqu’à ce qu’il heurte la table et il cria, s’efforçant de couvrir le bruit dans ses oreilles. « Nooooon ! »

Tout en criant, il se retourna d’un bond et projeta les figurines par terre. Quelque chose s’enfonça dans sa main, mais il n’y prêta pas attention et piétina l’argile jusqu’à ce que n’en restent plus que des macules informes. Par contre, quand son cri s’éteignit, l’écho était toujours là et se faisait plus fort :

« Tu mourras-ras-ras-RAS-RAS-RAS ! »

Ce bruit exerçait sur lui l’influence d’un maelstrom, l’attirait, déchirait en mille morceaux le vide dans son esprit. La lumière s’obscurcit, son champ de vision se rétrécit à la dimension d’un tunnel au bout duquel, dans la dernière tache de clarté à son extrémité, se dressait tout grand Ba’alzamon, diminuant jusqu’à la dimension de sa main, d’un ongle, puis plus rien. L’écho l’emportait dans son tourbillonnement sans fin, l’aspirant vers le bas, vers le noir et la mort.

Le choc quand il heurta le plancher le réveilla, se débattant encore pour remonter à la nage du fond de cette obscurité. La chambre était sombre, mais pas tellement. Avec fébrilité, il s’efforça de se concentrer sur la flamme, d’y jeter la peur à grandes pelletées, mais le calme du vide lui échappait. Les frissons couraient le long de ses bras et de ses jambes, néanmoins, il conserva l’image de la flamme unique jusqu’à ce que le sang cesse de lui marteler les oreilles.

Mat se retournait comme une crêpe sur son lit, grommelant dans son sommeil : « … te renie, te renie, te renie… » Cela se fondit en gémissements inintelligibles.

Rand allongea le bras pour le réveiller en le secouant et, au premier contact, Mat se redressa sur son séant avec un grognement étranglé. Pendant un instant, il regarda autour de lui d’un air égaré puis poussa un long soupir tremblant et laissa tomber sa tête dans ses mains. Brusquement, il se tordit sur lui-même pour fouiller son oreiller, puis retomba à plat en serrant à deux mains sur sa poitrine le poignard au manche orné d’un rubis. Il tourna la tête pour regarder Rand, son visage caché dans l’ombre. « Il est de retour, Rand.

— Je sais. »

Mat hocha la tête. « Il y avait ces trois figurines…

— Je les ai vues aussi.

— Il me connaît, Rand. J’ai pris celle avec le poignard et il a dit : « Voilà donc qui tu es », et quand j’ai examiné de nouveau la figurine elle avait mon visage. Mon visage, Rand ! On aurait cru de la chair. La Lumière me vienne en aide, je sentais ma propre main m’agripper comme si j’étais la figurine. »

Rand resta silencieux une minute. « Il faut que tu continues à le renier, Mat.

— Je l’ai fait et il a ri. Il ne cessait de parler d’une espèce de guerre éternelle et de prétendre que nous nous étions déjà rencontrés de cette façon un millier de fois et… Par la Lumière, Rand, le Ténébreux me connaît.

— Il m’a raconté la même chose. Je ne crois pas qu’il nous connaisse, ajouta-t-il lentement. Je ne crois pas qu’il sache lequel d’entre nous… » Lequel d’entre nous est quoi ?

Comme il s’appuyait sur ses mains pour se soulever, une douleur lui lancina la paume. Il se dirigea à tâtons vers la table, réussit après trois tentatives à allumer la chandelle, puis exposa sa paume à la clarté. Enfoncée dans la chair, il y avait une épaisse écharde de bois sombre, lisse et ciré d’un côté. Il la considéra, le souffle coupé. Soudain, le voilà haletant qui cherche à saisir l’écharde, maladroit dans sa hâte.

« Qu’est-ce qui se passe ? Questionna Mat.

— Rien. »

Finalement, il l’eut et une brusque saccade la libéra. Avec un grognement de dégoût, il la laissa choir, mais le grognement se figea dans sa gorge. Dès que l’écharde quitta ses doigts, elle disparut.

Néanmoins, la plaie était toujours là dans sa paume et saignait. Il y avait de l’eau dans le broc de grès. Il remplit la cuvette ; ses mains tremblaient si fort qu’il renversa de l’eau sur la table. Il se lava précipitamment, se massant la paume jusqu’à ce que son pouce fasse sortir encore du sang, puis se relava les mains.

L’idée que le plus minuscule bout d’écharde resterait dans sa chair le terrifiait.

« Par la Lumière, s’écria Mat, il me donne aussi l’impression d’être sale. » Mais il resta couché où il était, serrant le poignard à deux mains.

« Oui, dit Rand. Sale. » Il tira tant bien que mal une serviette de la pile à côté de la cuvette. Un coup retentit à la porte et il sursauta. Le coup résonna de nouveau. « Oui ? » dit-il.

Moiraine passa la tête dans la chambre. « Vous êtes déjà réveillés. Bien. Habillez-vous vite et descendez. Il faut que nous soyons partis avant l’aube.

— Maintenant ? Se lamenta Mat. Nous n’avons pas encore eu une heure de sommeil.

— Une heure ? répéta Moiraine. Vous en avez eu quatre. Dépêchez-vous donc, nous n’avons pas beaucoup de temps. »

Rand échangea avec Mat un coup d’œil déconcerté. Il se rappelait nettement chaque seconde du rêve. Qui avait commencé dès qu’il avait fermé les paupières et n’avait duré que plusieurs minutes.

Quelque chose dans cet échange devait s’être transmise à Moiraine. Elle leur adressa à chacun un regard incisif et entra entièrement dans la pièce. « Qu’est-ce qui est arrivé ? Les rêves ?

— Il sait qui je suis, répondit Mat. Le Ténébreux sait à quoi je ressemble.

Rand leva la main sans mot dire, la paume tournée vers Moiraine. Même dans la clarté diffuse de l’unique chandelle, le sang était visible.

L’Aes Sedai avança d’un pas et saisit la main tendue de Rand, le pouce en travers de sa paume couvrant la blessure.

Une sensation de froid le pénétra jusqu’à l’os, si intense que ses doigts voulurent se crisper et qu’il dut faire un effort pour les garder ouverts. Quand Moiraine retira ses propres doigts, le froid s’en alla, lui aussi.

Il retourna alors sa main, stupéfait, gratta la mince pellicule de sang pour l’enlever. La blessure avait disparu. Il leva les yeux et croisa ceux de l’Aes Sedai.

« Dépêche-toit, dit-elle à mi-voix. Le moment se rapproche. »

Il comprit qu’elle ne parlait plus du moment de leur départ.

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