3 La chasse

Ils parvinrent au camp de Volemak dans la soirée. Ils avaient voyagé plus longtemps que de coutume ce jour-là, car ils étaient proches du but ; mais, comme Volemak ignorait qu’ils arrivaient, il restait toutes les tâches du soir à accomplir et des tentes en plus à monter ; Zdorab avait déjà fait la vaisselle du dîner qu’il avait préparé pour Volemak, Issib et lui-même. Tout alla moins vite qu’à l’ordinaire : les membres de l’expédition se sentaient en sécurité et il leur semblait injuste, maintenant qu’ils étaient au camp, de trimer autant que pendant le voyage.

Hushidh s’éloignait le moins possible de Luet et de Nafai. Elle apercevait de temps en temps Issib qui flottait avec son fauteuil. Son aspect n’avait rien pour la surprendre – elle le connaissait depuis des années : c’était le fils aîné de dame Rasa et il avait fait ses études chez sa mère en même temps qu’elle ; elle l’avait toujours considéré comme l’infirme de la maison, sans jamais lui accorder grande attention. Mais à Basilica, quand elle avait compris qu’elle partirait au désert avec Nafai et Luet, il lui était clairement apparu – car elle voyait les liens entre les gens – que dans l’appariement entre les hommes et les femmes de l’expédition, elle allait se retrouver avec Issib. Surâme voulait pérenniser leurs gènes, et pour le meilleur ou pour le pire, c’est ensemble qu’ils accompliraient cette tâche.

Elle avait eu du mal à l’accepter, surtout la nuit des noces : Luet et Nafai, Elemak et Eiadh, Mebbekew et Dol, tous unis par dame Rasa, s’en étaient allés rejoindre leurs couches nuptiales ; alors Hushidh avait été submergée par la colère, l’horreur et la déception qui bouillaient au fond de son cœur parce qu’on lui interdisait l’amour dont jouissait sa sœur Luet.

En réponse, Surâme – du moins le crut-elle au début – lui avait envoyé un rêve cette nuit-là. Elle s’y voyait liée à Issib ; il volait et elle volait avec lui ; elle avait alors compris que son corps d’infirme ne reflétait pas sa vraie nature et qu’en l’épousant, elle ne serait pas broyée, mais au contraire élevée. Et elle s’était vue porter ses enfants, puis les regarder jouer, debout en sa compagnie à l’entrée d’une tente dans le désert, et dans cette projection de l’avenir, elle aimait Issib, elle lui était liée par des fils d’or et d’argent qui les rattachaient aux générations passées et les emmenaient dans l’avenir, d’année en année, d’enfant en enfant, de génération en génération. Le rêve comportait d’autres scènes, certaines terrifiantes, mais tous ces jours derniers, elle s’était accrochée au réconfort que celle-ci lui apportait. Aux côtés du général Mouj, contrainte d’épouser le vainqueur de Basilica, elle avait pensé à ce rêve et acquis la conviction que cette union n’aurait pas lieu ; de fait, Surâme avait fait apparaître la mère d’Hushidh et de Luet, la femme nommée Soif qui les avait désignées comme ses filles – et Mouj comme leur père. Annulation de la cérémonie de mariage, donc, et quelques heures plus tard, ils étaient dans le désert, en route pour le camp de Volemak.

Mais depuis lors, elle avait eu le temps de réfléchir – et de se rappeler ses craintes. Naturellement, elle tentait d’y échapper et cherchait à se raccrocher à son rêve rassurant ou aux paroles apaisantes de Nafai qui lui avait décrit Issib comme un jeune homme intelligent, spirituel et de bonne compagnie, ce dont, évidemment, elle n’avait pas eu l’occasion de s’apercevoir à l’école.

Pourtant, en dépit du rêve, en dépit de Nafai, les sentiments d’autrefois, ceux qui gisaient en elle depuis tant d’années, demeuraient. Tout au long de son cheminement dans le désert, elle s’était sans cesse représenté la façon presque macabre dont les bras et les jambes d’Issib se mouvaient lorsqu’il était dans la cité, où il pouvait cacher des flotteurs sous ses vêtements ; on avait toujours l’impression qu’il rebondissait comme un fantôme cabrioleur, ou comme – de quelle façon Kokor l’avait-elle décrit, déjà ? – comme un lapin sous l’eau ! Ce qu’elles avaient ri, ce jour-là ! Et voilà qu’aujourd’hui elle avait la sensation de l’avoir trahi, alors que l’auteur de la plaisanterie était la propre sœur d’Issib. Hushidh ne pouvait pas se douter à l’époque que l’infirme, le fantôme, le lapin subaquatique deviendrait un jour son époux. La peur de l’enfance, le sentiment d’étrangeté demeuraient sous-jacents malgré tous ses efforts pour se rassurer.

Jusqu’à ce moment du moins, où en voyant Issib, elle s’aperçut que ce n’était pas de lui qu’elle avait peur. Le rêve lui avait donné trop d’espoir. Non, crainte plus ancienne et plus noire encore, elle redoutait ce qu’il penserait d’elle. Issib savait-il déjà qui tante Rasa et Surâme lui avaient réservée ? Était-il déjà en train de la regarder, de la jauger, tandis qu’elle montait les tentes ? Dans ce cas, nul doute qu’il serait amèrement déçu. Elle imaginait d’ici ses réflexions : « Naturellement, c’est à l’infirme qu’on refile le laideron, la grande perche, la mocheté qui n’a jamais fait se retourner un homme sur son passage ! La bonne élève incapable de faire rire les autres, sauf parfois Luet, sa petite sœur (ah, voilà une fille brillante ! Mais elle est à Nafai). » Il doit se dire : « Mieux vaut que j’en prenne mon parti ; en tant qu’infirme, je n’ai pas le choix », tout comme je me dis : « Il va bien falloir que je m’arrange de l’infirme, parce que personne d’autre ne voudra de moi. »

Combien de mariages ont-ils été fondés sur de tels sentiments ? Y en a-t-il qui se sont bien terminés ?

Elle recula autant qu’elle le put le moment de la rencontre en faisant traîner le dîner – bien supérieur à ceux qu’elle avait connus durant le voyage. Zdorab et Volemak avaient découvert dans la vallée des légumes et des raves sauvages qu’ils avaient ajoutés à un ragoût, ce qui changeait agréablement des raisins secs et de la viande boucanée, et le pain frais était bien levé, nette amélioration par rapport aux biscuits secs et durs du voyage. D’ailleurs, l’ordinaire allait encore progresser, car Volemak avait planté un potager qui donnerait dans quelques semaines melons, pastèques, carottes, oignons et radis.

Tout le monde était fatigué, et chacun se montra mal à l’aise avec ses voisins durant tout le repas. L’exécution avortée de Nafai était présente à l’esprit des voyageurs, d’autant plus embarrassante que, de retour auprès de Volemak, ils constataient avec quel naturel celui-ci les commandait tous ; c’était un véritable chef, bien plus efficace qu’Elemak avec sa brutalité et ses fanfaronnades. Tous redoutaient donc une explication avec le vieil homme, car combien d’entre eux, à part peut-être Eiadh – et Nafai, naturellement – se sentaient fiers de leurs actes ? Aussi, malgré la qualité du repas, nul en dehors d’Hushidh n’avait très envie de rester bavarder. Du voyage, personne n’avait de souvenir attendrissant ni d’anecdote amusante à rapporter à ceux qui les avaient attendus. Dès la fin du dîner, les couples se dirigèrent donc vers leurs tentes respectives.

Ils s’éclipsèrent si vite qu’Hushidh, malgré son désir d’éviter cet instant, revint du cours d’eau, sa vaisselle terminée, pour constater qu’il ne restait que Shedemei, Zdorab et Issib. Le silence était déjà pesant, car Shedemei n’avait aucun talent mondain et tant Zdorab qu’Issib semblaient affreusement mal à l’aise. C’est pénible pour tout le monde, songea Hushidh : nous nous savons les laissés-pour-compte du groupe, et tout ce qui nous réunit, c’est que personne n’a voulu de nous, à part Surâme. Et encore, pas tous, car le pauvre Zdorab ne devait sa présence qu’à Nafai qui lui avait arraché un serment contre la vie sauve, à la porte de Basilica, la nuit où il avait décapité Gaballufix.

« C’est un tableau bien pitoyable que vous nous offrez là », dit la voix de Volemak.

Hushidh leva les yeux, soulagée ; Volemak et Rasa s’approchaient du feu de camp. Ils avaient dû comprendre la nécessité d’intervenir – au moins pour faire les présentations entre Shedya et l’archiviste, qui ne se connaissaient pas.

« J’entrais dans la tente de mon époux, dit Rasa, en songeant au plaisir que j’avais à le revoir, quand je me suis rendu compte que mes compagnes de voyage, Shuya et Shedya, me manquaient, et je me suis alors souvenue que j’avais failli à mon devoir de dame de la maison.

— La maison ? répéta Issib.

— Les murs sont peut-être de pierre et le plafond de ciel, mais c’est ma maison, lieu de refuge pour mes filles et de sécurité pour mes fils.

— Notre maison, corrigea Volemak avec douceur.

— En effet ; j’ai dit “ma maison” à cause de mes vieilles habitudes de Basilica, où les maisons n’appartenaient qu’aux femmes. » Rasa porta la main de son époux à ses lèvres, y déposa un baiser, puis le regarda avec un sourire.

« Ici, dit Volemak, les maisons sont à Surâme, mais il nous loue la nôtre pour un prix très raisonnable : à notre départ, les babouins en aval devront pouvoir garder le potager.

— Hushidh, Shedemei, je crois que vous connaissez mon fils Issib, déclara tante Rasa.

— Notre fils, la reprit Volemak, toujours avec douceur. Et je vous présente Zdorab, autrefois archiviste de Gaballufix, mais qui remplit aujourd’hui dans notre camp provisoire les rôles de jardinier, de bibliothécaire et de cuisinier.

— De façon lamentable dans les trois domaines, je le crains », glissa Zdorab.

Rasa sourit. « Volya m’a dit qu’Issib et Zdorab ont exploré l’Index en nous attendant. Et je sais que mes deux chères nièces, Shuya et Shedya, porteront le plus grand intérêt à ce qu’ils ont découvert.

— L’Index de Surâme constitue le chemin d’accès à toute la mémoire de la Terre, dit Volemak. Et comme c’est notre destination, il est aussi important d’étudier cette immense bibliothèque que d’accomplir les tâches qui nous maintiennent en vie dans le désert.

— Nous ferons notre devoir, vous le savez », fit Shedemei.

Elle ne parlait pas seulement de leurs recherches, Hushidh le sentit.

« Ah, foin des politesses à double sens ! s’exclama dame Rasa. Vous en êtes tous au courant : tout le monde doit être marié si l’on veut que cette expédition réussisse et vous êtes les quatre derniers célibataires. Il n’y a pas de raison précise, je le sais, pour que vous n’ayez pas au moins le droit de faire votre choix entre vous, mais je tiens à vous dire que pour des questions d’âge et d’expérience, je voyais plutôt Hushidh avec Issib et Shedemei avec Zdorab. Ce n’est pas obligatoire, mais à mon sens, il ne serait pas inutile que vous examiniez au moins cette possibilité.

— Dame Rasa parle d’expérience, dit Zdorab, mais il me faut avouer qu’en matière de femmes, je n’en ai aucune et je crains que chacune de mes paroles ne soit blessante. »

Shedemei émit un rire plein de dérision.

« Elle veut dire, par cette démonstration d’éloquence dépouillée, traduisit Rasa, qu’elle ne vous imagine pas plus dépourvu d’expérience des femmes qu’elle des hommes. Elle aussi se juge certaine de vous vexer à chacune de ses paroles, ce qui explique qu’elle ait décidé de vous répondre en se passant de mots. »

Devant l’absurdité de la situation, la gaucherie de Shedemei et la courtoisie maladroite de Zdorab, Hushidh n’y tint plus. Elle éclata de rire, et les autres se joignirent bientôt à elle.

« Rien ne presse, dit enfin Volemak. Prenez le temps de faire connaissance.

— Je préférerais au contraire en finir le plus vite possible, déclara Shedemei.

— Le mariage n’est pas une affaire qu’on expédie, intervint Rasa. On s’y engage. Aussi, comme disait Volemak, prenez votre temps. Quand vous serez prêts, venez me voir ou mon époux, et nous pourrons procéder à une nouvelle répartition des tentes, ainsi qu’aux cérémonies adéquates.

— Et si nous ne sommes jamais prêts ? demanda Issib.

— “Jamais”, cela dépasse notre espérance de vie à tous, répondit Volemak. Pour le présent, il suffit que vous essayiez de vous connaître et de vous apprécier mutuellement. »

Tout était dit ; on rajouta seulement quelques commentaires gracieux sur le dîner qu’avait préparé Zdorab, puis le petit groupe se sépara aussitôt et Hushidh suivit Shedemei vers la tente qu’elles devaient temporairement partager.

« Eh bien, c’était très rassurant », dit Shedemei.

Comme toujours, il fallut un moment à Hushidh pour comprendre que Shedemei faisait de l’ironie. « Pour ma part, je ne me sens pas très rassurée, répondit-elle.

— Allons, tu ne trouves pas que c’est gentil comme tout de nous laisser du temps pour décider de nous plier à l’inévitable ? C’est comme confier à un condamné à mort le levier qui commande la trappe du gibet, en lui disant : “Quand vous voudrez !” »

Hushidh s’étonna : Shedemei se révoltait bien plus qu’elle-même contre la situation. Mais il est vrai qu’au contraire d’Hushidh, elle n’était pas volontaire pour le voyage. Elle ne s’était jamais considérée comme la servante de Surâme, à l’inverse d’Hushidh depuis la révélation de son talent de déchiffreuse, ou de Luet depuis qu’elle était sibylle de l’eau. Et naturellement, tout lui semblait désormais en porte-à-faux, tous ses plans étaient bouleversés.

Hushidh crut l’aider en faisant observer : « Zdorab est aussi prisonnier que toi, dans ce voyage ; il n’avait rien demandé, et toi au moins, tu as eu un rêve. » Mais elle s’aperçut aussitôt – car elle voyait toujours les liens entre les gens – que ses paroles, loin de la réconforter, dressaient un mur entre Shedemei et elle : alors, elle se tut.

Elle se tut et souffrit, car elle se rappelait que c’était Issib qui avait demandé : « Et si nous ne sommes jamais prêts ? » Quel tourment d’entendre cela de la bouche de son futur époux ! Tourment, parce que cela signifiait qu’il pensait ne jamais pouvoir l’aimer.

Une pensée jaillit soudain dans son esprit : et s’il n’avait pas dit cela pour cette raison, mais parce qu’il était persuadé que je n’accepterais jamais de l’épouser, lui ? À y réfléchir, elle ne pouvait plus en douter : Issib était trop bienveillant pour tenir des propos qui risquaient de blesser autrui. Les écluses de sa mémoire s’ouvrirent soudain, et elle revit tous les souvenirs qu’elle avait d’Issib. Peu disert, il supportait son infirmité sans se plaindre. Il avait un grand courage, à sa façon, et un esprit vif ; lors des cours qu’ils avaient suivis ensemble, il s’était toujours montré brillant et ses idées originales indiquaient qu’il avait toujours une ou deux longueurs d’avance sur le sujet traité.

Il est peut-être physiquement limité, songeait-elle, mais son esprit vaut bien le mien. Et si je ne suis pas une beauté, je ne me tourmente sûrement pas autant que lui à propos de mon corps. Nafai m’a assuré qu’il est capable d’engendrer, mais ça ne veut pas dire qu’il sache faire l’amour – en réalité, il doit craindre par-dessus tout que je le trouve répugnant ; en tout cas, il doit se désespérer en imaginant le peu de plaisir qu’il pense pouvoir me donner. Finalement, ce n’est pas moi qui ai besoin d’être rassurée, c’est lui, et je ne ferai que tout détruire si j’aborde notre relation avec l’idée qu’il doit tranquilliser mon cœur apeuré. Non, il faut le persuader que je l’accepte, si nous voulons bâtir une amitié et un mariage solides.

Cette intuition emplit Hushidh d’un tel soulagement qu’elle faillit en pleurer de joie. C’est à cet instant seulement qu’elle s’en aperçut : les idées qui lui venaient si brusquement, avec une telle clarté, pouvaient bien ne pas être les siennes. Et elle observa qu’en effet, elle avait imaginé le corps d’Issib comme il lui apparaissait, à lui ; mais ce n’était pas de l’imagination, n’est-ce pas ? Surâme lui avait montré les pensées et les craintes qui rôdaient dans l’esprit d’Issib.

Comme tant d’autres fois, Hushidh regretta de ne pas jouir d’une communication aussi aisée avec Surâme que Luet et Nafai. Surâme parvenait à l’occasion à instiller dans son esprit comme dans le leur des pensées sous forme de mots, mais le dialogue était toujours précaire et elle avait du mal à distinguer ses propres pensées de celles de Surâme. Mieux valait qu’elle se débrouille avec son don de déchiffreuse et, parfois, avec ces illuminations qu’elle prenait au début pour ses propres idées et qui, trop claires, s’avéraient par la suite des visions envoyées par Surâme.

Elle avait en tout cas une certitude : ce qu’elle avait vu n’était pas le fruit de son imagination, mais la vérité ; Surâme lui avait montré ce qu’elle avait besoin de voir si elle voulait dépasser sa peur.

Merci, transmit-elle aussi clairement que possible, bien qu’elle n’eût aucun moyen de vérifier que Surâme l’entendait, ni même si elle était à l’écoute à ce moment précis. Il me fallait me mettre à la place d’Issib, au moins un instant.

Une nouvelle pensée lui vint : Est-il lui aussi en train de me voir par mes yeux ? C’était troublant d’imaginer Issib contemplant son corps tel qu’elle le voyait, y compris ses craintes et ses insatisfactions.

Non, il faut être juste. S’il doit avoir confiance en lui et faire un bon époux, il faut qu’il sache que je suis aussi inquiète que lui. Alors, vas-y, si tu ne l’as pas déjà fait, montre-lui qui je suis, je t’en prie, aide-le à comprendre que si je ne suis pas une beauté, je suis quand même une femme, que j’ai envie d’aimer, d’être aimée, de fonder une famille avec un homme aussi étroitement lié à mon cœur et moi au sien que sont entretissées les âmes de Rasa et de Volemak. Montre-lui qui je suis, afin qu’il me plaigne plutôt que de me redouter. Alors, nous pourrons changer la pitié en compassion, puis en compréhension, en affection, en amour, et enfin l’amour en vie, la vie de nos enfants, la vie du nouvel être que nous deviendrons ensemble.

À sa grande surprise, Hushidh se sentait maintenant somnolente, elle qui avait craint de passer une nuit blanche. Et d’après sa respiration lente et lourde, Shedemei devait déjà dormir.

J’espère qu’à elle aussi, tu as montré ce qu’il fallait, Surâme. Mais je me demande comment les hommes et les femmes font pour s’aimer quand tu n’es pas là pour leur exposer ce que l’autre a dans son cœur.


Rasa s’éveilla agacée, et il lui fallut un moment pour comprendre pourquoi. Elle crut tout d’abord avoir trouvé : la veille, quand Volemak l’avait rejointe au lit, il ne l’avait gratifiée que d’une étreinte affectueuse, comme si leur long jeûne ne méritait pas d’être rompu par un festin amoureux. Il n’était pourtant pas aveugle ; sentant sa colère, il avait expliqué : « Vous êtes plus lasse que vous ne le croyez, après un tel voyage. Le plaisir serait maigre pour nous deux. » Son flegme avait mis Rasa dans une fureur noire, et, s’échappant de ses bras, elle s’était ramassée en chien de fusil pour dormir à l’écart ; mais ce matin, sa rancune de la veille lui paraissait la meilleure preuve qu’il avait eu raison. Tel un enfant énervé, elle avait été trop fatiguée pour autre chose que dormir.

Aucune lumière ou presque ne pénétrait dans la tente. Il était peut-être midi, voire plus ; d’après la raideur de son corps et l’absence de vent, la matinée était sans doute bien entamée. Pourtant, qu’il était bon de rester au lit ! Pas de réveil à la hâte, pas de petit-déjeuner frugal à la pauvre lumière d’avant l’aube, pas de tentes à démonter ni de bêtes à charger, pas de départ au lever du soleil ! Le voyage était fini ; elle était chez elle, auprès de son époux.

En se faisant cette réflexion, elle comprit pourquoi elle s’était éveillée si en colère. Chez elle, ce n’était pas dans une tente, même une tente à double paroi qui demeurait fraîche toute la journée. Et ce n’était pas à elle de rentrer à la maison auprès de lui, mais à son époux de revenir auprès d’elle. Ç’avait toujours été ainsi. La maison avait toujours été sienne, elle l’apprêtait pour lui, elle lui en faisait don, ombre pour l’été, abri contre l’orage, refuge loin du tumulte de la cité. Mais aujourd’hui, c’était lui qui avait préparé ce camp, et plus elle le découvrait confortable, plus elle s’en exaspérait, car ici elle ignorait comment apprêter quoi que ce soit. Elle était désemparée, elle redevenait une enfant, une élève, et son époux serait son professeur et son gardien.

Nulle autre qu’elle-même n’avait jamais dirigé sa vie depuis qu’elle s’était installée très jeune dans sa demeure, en se servant de l’argent hérité de sa mère pour acheter la maison rendue célèbre par son arrière-grand-mère comme conservatoire de musique ; l’ayant transformée en école, Rasa en avait encore accru la renommée, et depuis cette création s’était élevée au premier rang de la cité des Femmes, entourée d’élèves, d’admiratrices et de concurrentes jalouses – et voici qu’elle se retrouvait au désert, où elle ignorait comment préparer un repas et dans quelles conditions on se soulageait dans un camp semi-permanent comme celui-ci. Ce serait sans doute Elemak qui lui enseignerait tout cela, de son ton si dégagé qui donnait le sentiment qu’il expliquait ce qu’on savait déjà – témoignage d’amabilité si l’on n’avait pas senti chez lui une arrière-pensée : en fait, on ignorait tout, il le savait parfaitement, et on avait besoin de lui même pour apprendre à faire pipi correctement.

Elemak ! Elle se rappela ce terrible matin où il se tenait là, un pulsant pointé sur la tête de Nafai, et elle se dit : Il faut que j’en parle à Volemak. Il faut l’avertir que le cœur d’Elemak recèle un meurtrier.

Certes, mais Surâme avait fait la démonstration qu’elle ne tolérerait pas le meurtre, et Mebbekew comme Elemak avaient demandé pardon. La question du retour à Basilica était maintenant réglée, sûrement. Pourquoi la soulever à nouveau ? Et qu’y pourrait Volemak, de toute façon ? Ou bien il désavouerait Elemak et le jeune homme serait un poids mort pour le reste du voyage, ou bien Volemak confirmerait son droit à prendre une décision aussi ignoble, auquel cas Elemak deviendrait invivable et Nafai cesserait d’exister auprès de lui. Elemak ne lui permettrait jamais d’accéder à son rôle naturel de chef, et ce serait insupportable, car Rasa savait que de ses enfants, seul Nafai était apte à bien guider l’expédition ; des hommes de sa génération, lui seul avait l’intelligence et le lien avec Surâme nécessaires pour faire des choix avisés.

Évidemment, Luet était tout aussi qualifiée pour ce rôle, mais leur communauté évoluait maintenant dans le cadre d’une existence primitive, nomade, et il était presque inévitable que les mâles dominent. Rasa n’avait pas besoin des connaissances de Shedemei sur la formation des communautés de primates pour savoir que dans une tribu errante, c’étaient les mâles qui dirigeaient. Les femmes seraient bientôt toutes enceintes et alors leur attention s’introvertirait ; une fois les enfants nés, leur cercle ne s’agrandirait que pour y inclure les petits, mais pas au-delà. Dans un environnement aussi hostile que le désert, leurs centres d’intérêt se limiteraient à la subsistance, à la sécurité et à l’éducation. Il n’y aurait ni raison ni possibilité de remettre en cause la suprématie des hommes.

Sauf si le chef était un homme comme Nafai : compatissant envers les femmes, il écouterait leurs bons conseils. Tandis qu’Elemak ne resterait que celui qu’il s’était déjà révélé, un tyran jaloux, injuste et fourbe, lent à prêter l’oreille aux avis et prompt à trafiquer la réalité à son profit…

Non, je ne dois pas me laisser aller à le haïr. Elemak possède de nombreux et beaux talents, tout comme son demi-frère, Gaballufix, qui fut jadis mon époux. J’aimais Gabya pour ses dons ; hélas, il en a peu transmis à nos filles, Sevet et Kokor. Elles ont au contraire hérité de lui son égocentrisme, son incapacité à brider sa soif de posséder tout ce qui lui semblait tant soit peu désirable. Et ces traits, je les retrouve chez Elemak, et j’en viens à le haïr et à le craindre tout comme autrefois Gaballufix.

Ah, si seulement Surâme s’était montrée un peu plus tatillonne sur les participants à ce voyage !

Soudain, Rasa, qui s’habillait, s’interrompit : Me voici en train de reprocher à Elemak son égoïsme répressif, mais en même temps je bous parce que ce n’est pas moi qui commande ici ! Qui est le tyran, de nous deux ? Si j’avais été privée du vrai pouvoir aussi longtemps qu’Elemak, peut-être serais-je aussi acharnée que lui à m’en emparer pour le garder !

Mais c’était faux, elle le savait. Elle n’avait jamais contré sa mère de toute sa vie, alors qu’Elemak avait déjà plusieurs fois mis des bâtons dans les roues à son père – au point de risquer de tuer le dernier fils de Volemak.

Je dois avertir Volya des actes d’Elemak, afin qu’il puisse prendre des décisions fondées. Je serais une bien mauvaise épouse si je ne donnais pas de bons conseils à mon époux, y compris en lui rapportant tout ce que je sais. Il l’a toujours fait pour moi.

Rasa écarta le rabat de la tente et pénétra dans le sas d’entrée, où l’air était beaucoup plus chaud qu’à l’intérieur. Puis, ayant refermé derrière elle, elle poussa le rideau extérieur qui s’ouvrit par le milieu et elle sortit dans l’éclat du soleil. Elle se sentit aussitôt couverte de transpiration.

« Dame Rasa ! s’écria Dol d’un air ravi.

— Dolya. » Quoi, Dol attendait-elle qu’elle se réveille ? Elle n’avait donc rien d’utile à faire ? Rasa ne put retenir une petite pique : « Alors, tu travailles dur ?

— Oh non ; mais ce serait pareil, avec ce soleil brûlant. »

Eh bien, au moins, Dol n’était pas hypocrite…

« Je me suis portée volontaire pour vous attendre, parce que Wetchik a interdit qu’on vous réveille, même pour le petit-déjeuner. »

En effet, Rasa se sentit une petite faim.

« Et comme Wetchik a dit que vous seriez affamée en vous réveillant, je dois vous accompagner à la tente qui sert de cuisine. Il faut tout enfermer à cause des babouins, sinon nous n’aurons pas la paix, d’après Wetchik. Il ne faut pas qu’ils prennent l’habitude de s’approvisionner chez nous : ensuite, ils risquent de nous suivre dans le désert et d’y mourir. »

Ainsi, Dol retenait certains renseignements de la conversation des autres. Qu’il était donc difficile parfois de se rappeler qu’elle était tout à fait intelligente ! Sa mièvrerie empêchait souvent de la créditer de tout esprit.

« Eh bien ? demanda Dol.

— Quoi donc ?

— Vous n’avez rien dit. Désirez-vous manger tout de suite, ou dois-je appeler tout le monde pour entendre le rêve de Wetchik ?

— Un rêve ?

— Il a fait un rêve la nuit dernière, un rêve envoyé par Surâme, et il préférait nous le raconter à tous réunis. Mais il ne voulait pas vous réveiller ; chacun s’est donc occupé, et moi je devais surveiller votre réveil. »

Rasa se sentait maintenant très gênée. Ce n’était pas un bon précédent que Volya venait de créer en mettant tout le monde au travail pendant qu’elle dormait. Elle ne voulait surtout pas être l’épouse chouchoutée du chef : elle désirait faire partie intégrante de la communauté. Volya devait bien le savoir !

« Je t’en prie, rassemble tout le monde. Mais d’abord, indique-moi la cuisine. Je mangerai un peu de pain à la réunion. »

Tandis qu’elle s’éloignait, elle entendit Dol qui criait à tue-tête – en mettant à profit sa formation d’actrice pour lancer sa voix : « Tante Rasa vient de se réveiller ! Tante Rasa est réveillée ! »

Rasa aurait voulu se cacher dans un trou de souris. Pourquoi ne pas annoncer à tout le monde à quelle heure tardive je me suis levée, tant qu’elle y est ?

Elle trouva sans mal la cuisine – c’était la tente devant laquelle trônait un four de pierre, et Zdorab y cuisait du pain.

Il se tourna vers Rasa d’un air confus. « Je dois m’excuser, dame Rasa. Je ne me suis jamais prétendu boulanger.

— Mais votre pain sent merveilleusement bon ! se récria Rasa.

— Ah, l’odeur, d’accord. Des odeurs, je sais en produire. Vous devriez sentir ma préférée ; je l’ai baptisée “poisson brûlé”. »

Rasa éclata de rire. Cet homme lui plaisait. « Vous prenez le poisson dans la rivière ?

— Votre époux a eu l’idée de pêcher le long de la côte, un peu plus loin. » Il indiqua l’estuaire du cours d’eau qui se jetait dans les eaux placides de la mer de Récur.

— Et ça a mordu ?

— Pas vraiment. Nous avons attrapé quelques poissons, mais ils n’étaient pas fameux.

— Même ceux que vous n’avez pas transformés en votre parfum préféré ?

— Même ceux que nous avons préparés à l’étouffée. Il n’y a pas assez de vie terrestre, par ici ; c’est tout le problème. Le poisson affluerait au débouché de la rivière si elle déposait des sédiments plus riches en matériaux organiques.

— Vous êtes géologue ? demanda Rasa, un peu interloquée.

— Documentaliste, c’est-à-dire que je suis un peu touche-à-tout, j’imagine, répondit Zdorab. J’ai essayé de comprendre pourquoi il n’y a pas d’installation humaine permanente ici, et l’Index m’en a donné la raison, grâce à de vieilles cartes du temps où une grande civilisation régnait sur toute la région. Les cités se sont toujours développées au bord du fleuve qui passe juste de l’autre côté de cette chaîne de montagnes, là. » Il montra l’est du doigt. « Aujourd’hui encore, il reste quelques petites villes dans ce territoire. Et si elles laissent à l’abandon le secteur où nous sommes, c’est parce que les terres cultivables sont insuffisantes et que la rivière s’assèche tous les cinq ans. C’est une trop grande fréquence pour permettre de maintenir une population stable.

— Comment se débrouillent les babouins ?

— L’Index ne s’intéresse pas vraiment aux babouins.

— Oui, je suppose, dit Rasa. Ils devront sans doute se fabriquer un jour leur propre Surâme, vous ne croyez pas ?

— Probablement. » Il avait l’air un peu embarrassé. « Ce ne serait déjà pas mal s’ils se fabriquaient leurs propres latrines. »

Rasa leva un sourcil étonné.

« Il faut constamment veiller à ce qu’aucun d’eux n’aille se promener en amont de nous et ne souille notre eau potable.

— Mm, fit Rasa. Ça me rappelle que j’ai soif.

— Et faim aussi, je parie, dit Zdorab. Eh bien, servez-vous. Il y a de l’eau fraîche et du pain d’hier sous clé, dans la cuisine.

— Oui, mais s’ils sont sous clé…

— Pour les babouins. Pour vous, ça ne doit pas poser de problème. »

Dans la cuisine, Rasa vit qu’il avait raison. La « clé » n’était qu’un bout de fil de fer entortillé qui maintenait fermée la glacière à énergie solaire. Pourquoi donc insister sur le fait qu’elle était verrouillée ? Peut-être pour lui rappeler de la clore après usage, simplement.

Elle souleva le couvercle et découvrit plusieurs dizaines de pains, ainsi que quelques paquets enveloppés de tissu – de la viande congelée ? Non, il ne faisait pas assez froid là-dedans. Elle ouvrit un des paquets, qui contenait, naturellement, du fromage de chamelle. Quelle saleté ! Elle en avait mangé une fois, chez Volemak, lors d’une visite qu’elle lui avait faite entre leurs deux mariages. « Vous voyez à quel point je vous aimais ? l’avait-il taquinée. Pendant tout le temps que nous avons été mariés, je ne vous en ai jamais fait goûter ! » Mais elle savait qu’aujourd’hui elle aurait besoin des protéines et de la matière grasse contenues dans ce produit : ils seraient au régime maigre la plus grande partie du voyage, et il leur faudrait profiter de tous les aliments à valeur nutritive.

Prenant une miche de pain, elle la rompit, en remballa une moitié et farcit de morceaux de fromage celle qu’elle se destinait. Le pain âpre et sec masquait en grande partie le goût du fromage, si bien que Rasa eut droit à un petit-déjeuner moins répugnant qu’elle ne le craignait. Bienvenue au désert, Rasa !

Elle rabattit le couvercle et se tourna vers la sortie.

« Aaah ! » hurla-t-elle soudain. À l’entrée de la tente, un babouin sur ses quatre pattes la regardait fixement en reniflant.

« Pch-ch ! fit Rasa. Va-t-en ! C’est mon casse-croûte à moi ! »

Le babouin se contenta de continuer à la dévisager. Elle se rappela tout à coup qu’elle n’avait pas verrouillé la glacière. Penaude, elle tourna le dos au babouin pour l’empêcher de voir ce qu’elle faisait et ré-entortilla le fil de fer. Les babouins, censément, n’étaient pas assez habiles pour le défaire ; mais si leurs dents étaient assez puissantes pour le couper ? Mieux valait ne pas leur apprendre que c’était le fil de fer qui leur bloquait le passage.

Restait naturellement la possibilité qu’ils s’en rendent compte tous seuls. Ne les disait-on pas les animaux les plus proches de l’homme, sur Harmonie ? Cela expliquait peut-être que les premiers colons de la planète en aient emmené – car ils étaient originaires de la Terre, pas de ce monde.

Rasa se retourna et poussa de nouveau un petit cri aigu : le babouin se trouvait maintenant juste derrière elle, debout sur les pattes postérieures, son regard fixe posé sur elle.

« C’est mon casse-croûte à moi », répéta-t-elle d’une voix douce.

Le babouin retroussa les lèvres d’un air dégoûté, se laissa tomber sur les pattes de devant et s’apprêta à sortir de la tente.

Zdorab arriva au même moment. « Ah ! dit-il. Celui-ci, nous l’avons baptisé Yobar. Il est nouveau dans la tribu, ce qui fait qu’il n’y est pas encore tout à fait accepté. Il s’en fiche : il se prend pour le patron parce que les autres s’enfuient devant lui. Mais le pauvre est en chaleur la moitié du temps et il ne peut jamais s’approcher des femelles.

— D’où son nom », fit Rasa. « Yobar » était un vieux mot désignant un coureur de jupons.

— On l’appelle comme ça pour l’encourager, si vous voulez ! Sors d’ici, maintenant, Yobar.

— Il allait partir, je crois, après que j’ai refusé de partager mon pain et mon fromage avec lui.

— Ce fromage est atroce, n’est-ce pas ? Mais quand on pense que les babouins mangent des bébés kiques vivants quand ils arrivent à en attraper, on peut comprendre que le fromage de chamelle leur paraisse délicieux.

— Mais nous autres, humains, nous en mangeons aussi, non ?

— Sans arrêt et sans plaisir, dit Zdorab. Et on ne se fait jamais à l’arrière-goût. C’est même en grande partie pour ça que nous buvons tant d’eau et que nous devons tant pisser. Sauf votre respect.

— J’ai le sentiment que le parler raffiné de Basilica va vite s’avérer impraticable, ici.

— Je devrais quand même faire un effort, je crois. Eh bien, bon appétit ; j’essaie en ce moment de ne pas créer l’arôme du pain brûlé ! »

Et il sortit de la tente.

Rasa prit une première bouchée de pain et la trouva bonne. Elle en prit donc une seconde et faillit vomir – il y avait du fromage dans celle-ci. Elle se contraignit à mâcher, puis à avaler. Mais elle éprouva une grande nostalgie du passé récent, où le seul produit chamelier qu’elle devait affronter était le fumier, et ça, personne ne lui demandait d’en manger.

Le rabat de la tente s’ouvrit de nouveau. Rasa s’attendit à voir Yobar revenir à la charge, mais non : il s’agissait de Dol. « Wetchik a dit d’attendre que les ombres s’allongent, pour qu’il ne fasse pas une chaleur insupportable quand nous nous réunirons. C’est une bonne idée, vous ne trouvez pas ?

— Si. Je regrette seulement que tu aies perdu une demi-journée à cause de moi.

— Oh, ce n’est rien, répondit Dol. Je n’avais pas envie de travailler, de toute façon. Je ne suis pas très douée pour le jardinage. À mon avis, j’arracherais les fleurs en même temps que les mauvaises herbes !

— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un jardin d’agrément.

— Oui, enfin, vous m’avez comprise. »

Oh ça oui, j’ai parfaitement compris !

Je comprends surtout qu’il faut que j’aille voir Volemak et que j’exige qu’il me mette tout de suite au travail. Il n’est pas acceptable que je me repose pendant que les autres peinent. Je suis peut-être la doyenne après Volya, mais je ne suis pas vieille pour autant ! Allons ! je peux encore avoir des enfants, et j’en aurai certainement si j’arrive à obtenir de Volya qu’il m’accueille comme une épouse tant attendue et non comme une gamine épuisée !

Ce qu’elle n’osait pas s’avouer (tout en le sachant parfaitement – mais l’idée lui était odieuse), c’est qu’elle devait impérativement faire des enfants si elle voulait jouer un rôle dans le désert. Tous, ils régressaient vers un mode de vie primitif où la survie et la reproduction étaient l’essentiel et où l’existence civilisée dont elle jouissait à Basilica n’aurait plus cours. Elle serait au contraire en concurrence avec les femmes plus jeunes quant au statut dans la nouvelle tribu et les bébés constitueraient la pierre angulaire de la compétition. Celles qui en auraient seraient influentes et celles qui n’en auraient pas ne seraient rien. Et à l’âge de Rasa, il importait de s’y mettre sans tarder, car son temps était plus mesuré que celui des jeunes.

De nouveau en proie à la colère sans personne sur qui la faire retomber que la pauvre Dol si inconsistante, Rasa quitta la tente-cuisine en mâchonnant son pain et son fromage. Elle promena son regard sur le camp. La veille, quand ils avaient descendu la pente raide qui menait dans le canyon, il n’y avait que quatre tentes. Elle en comptait dix aujourd’hui. Elle reconnut les tentes de voyage et se sentit vaguement coupable : Volya et elle bénéficiaient d’un logement spacieux – une grande tente à double paroi – tandis que les autres vivaient dans des quartiers étriqués. Mais elle s’aperçut alors que les tentes avaient été disposées en deux cercles concentriques dont le centre n’était pas celle dont elle jouissait avec Volemak, ni celle de la cuisine. La tente qui se dressait là était la plus petite des quatre d’origine, et après un instant de réflexion, Rasa comprit qu’il s’agissait de celle qui abritait l’Index.

Elle avait supposé que Volemak garderait l’Index dans sa propre tente, mais c’était irréaliste, évidemment : Zdorab et Issib devaient s’en servir tout le temps et on ne pouvait leur demander d’organiser leur emploi du temps en fonction de contre-temps, comme par exemple une vieille femme que son époux laisse faire la grasse matinée.

Rasa s’arrêta devant l’ouverture de la petite tente et tapa deux fois dans ses mains.

« Entrez ! »

À la voix, elle reconnut aussitôt Issya. Une culpabilité soudaine l’envahit, car la veille au soir, elle avait à peine adressé la parole au garçon – à l’homme – qui était son fils aîné ; et encore, seulement quand Volya et elle avaient parlé aux quatre célibataires ensemble. Et voilà que maintenant encore, alors qu’elle le savait dans la tente, elle avait envie de faire demi-tour et de revenir plus tard.

Pourquoi voulait-elle l’éviter ? Son handicap physique n’était pas en cause – elle y était habituée, maintenant ; elle avait aidé Issib durant toute son enfance, elle lui avait acheté son fauteuil et ses flotteurs afin qu’il se déplace facilement et mène une vie presque normale – au moins indépendante. Elle connaissait son corps presque plus intimement qu’il ne le connaissait lui-même, car jusque tard dans sa puberté elle l’avait lavé de la tête aux pieds, lui avait massé, manipulé les membres pour leur garder leur souplesse avant qu’il apprenne, lentement, péniblement, à les mouvoir lui-même. Et pendant ces innombrables séances, ils avaient parlé ensemble… Bien davantage qu’aucun de ses enfants, Issib était son ami. Et pourtant, elle n’avait pas envie de se trouver face à lui.

Alors, naturellement, elle ouvrit le rabat, entra dans la tente et se trouva devant lui.

Il était assis dans son fauteuil, qui était branché sur le panneau solaire au faîte de la tente pour ne pas décharger sa batterie. Le fauteuil tenait l’Index devant Issib, posé contre sa main gauche. Rasa n’avait jamais vu l’Index mais elle sut aussitôt de quoi il s’agissait, ne serait-ce que parce qu’elle ne connaissait pas cet objet.

« Est-ce que ça te parle ? demanda-t-elle.

— Bonjour, Mère, dit Issib. Avez-vous passé une matinée reposante ?

— Ou bien y a-t-il un écran intégré, comme sur un ordinateur classique ? » Qu’il la taquine sur l’heure tardive de son réveil ; libre à lui ; elle ne se prêterait pas à son jeu.

« Certains d’entre nous n’ont pas dormi, reprit Issib. Certains n’ont pas fermé l’œil parce qu’ils se demandaient pourquoi on nous avait flanqué nos futures épouses dans les pattes avec des présentations des plus brèves.

— Oh, Issya, tu sais bien que tout cela découle de la situation et que ce n’est la faute de personne. Tu es en colère ? Eh bien, moi aussi. Alors, voici ce que je te propose : je ne m’en prends pas à toi, et toi, tu ne t’en prends pas à moi.

— À qui m’en prendre, dans ce cas ? demanda Issib avec un sourire triste.

— À Surâme. Ordonne à ton fauteuil de jeter l’Index. »

Issib secoua la tête. « Surâme se contenterait d’annuler mon ordre. Par ailleurs, l’Index n’est pas Surâme ; c’est simplement l’instrument le plus puissant qui soit en notre possession pour accéder à sa mémoire.

— Quelle est l’étendue de la mémoire de cet objet ? »

Issib la dévisagea un instant. « Vous savez, je n’aurais jamais cru vous entendre dire un jour “cet objet” en parlant de Surâme. »

Rasa s’en étonna aussi, mais en comprit tout de suite la raison. « Ce n’est pas à Surâme que je pensais, mais à l’Index.

— Il se rappelle tout.

— Tout, jusqu’à quel point ? Jusqu’aux mouvements de chaque atome de l’univers ? »

Issib adressa un grand sourire à sa mère. « On en a l’impression, parfois. Non, je voulais dire : toute l’histoire humaine sur Harmonie.

— Quarante millions d’années. Peut-être deux millions de générations humaines. Une population mondiale d’à peu près un milliard de personnes en continu. Deux mille billions de vies, chacune parsemée de milliers d’événements importants.

— Exact, dit Issib. Vous pouvez ajouter à ces biographies l’histoire de toutes les communautés humaines, en commençant par les familles et en y incluant les plus grandes, comme les nations et les groupes linguistiques, et les plus petites, comme les amis d’enfance et les aventures amoureuses de rencontre. Ajoutez-y aussi chacun des mots que les hommes ont écrits, les cartes de toutes les cités que nous avons bâties et les plans de tous les édifices que nous avons construits…

— Allons, la place serait insuffisante pour contenir toutes ces informations, s’insurgea Rasa, même si on utilisait tout l’espace de la planète pour les stocker ! Nous serions immergés dans les données de Surâme jusqu’au cou !

— Pas tout à fait, répondit Issib. Les données de Surâme ne sont pas stockées dans des mémoires volumineuses et de mauvaise qualité comme celles de nos ordinateurs. D’abord, nos machines sont binaires : chaque emplacement de mémoire ne peut contenir que deux significations possibles.

— Allumé ou éteint. Oui ou non.

— La lecture se fait électriquement ; et on ne peut emmagasiner que quelques billions d’octets dans chaque ordinateur avant qu’il ne devienne si volumineux qu’on ne peut plus le déplacer. Et la place qu’on perd rien que pour représenter de simples chiffres ! Par exemple, en deux octets, on ne peut coder que quatre chiffres.

— A-1, B-1, A-2 et B-2. N’oublie pas que j’ai enseigné la théorie informatique de base dans ma petite école.

— Mais imaginez maintenant qu’au lieu de ne pouvoir exprimer que deux états par emplacement, allumé ou éteint, vous puissiez en représenter cinq. Alors, avec deux octets…

— On obtient vingt-cinq valeurs possibles, interrompit Rasa. A-1, B-1, C-1, D-1, E-1, et ainsi de suite jusqu’à E-5.

— Supposons à présent que chaque emplacement de mémoire puisse exprimer des milliers d’états possibles.

— Cela augmente sérieusement l’efficacité de la mémoire pour contenir du sens.

— Pas vraiment, répondit Issib. Pas encore, en tout cas. L’augmentation n’est que géométrique, pas exponentielle. Et elle serait vicieusement limitée, car chaque emplacement ne pourrait transmettre qu’un seul état à la fois. Même s’il pouvait contenir un milliard de messages différents, il ne pourrait en restituer qu’un seul à la fois.

— Mais s’ils étaient accouplés, le problème disparaîtrait, puisqu’entre eux, deux emplacements pourraient délivrer des millions de messages possibles.

— Mais toujours un seul à la fois.

— Ah ça, tu peux difficilement utiliser le même emplacement de mémoire pour stocker des informations contradictoires, disons G-9 en même temps que D-9.

— Ça dépend de la façon dont on stocke les informations. Pour Surâme, chaque emplacement de mémoire se définit comme le bord intérieur d’un cercle – un cercle tout petit, minuscule – et ce bord est fractalement complexe ; c’est-à-dire que des milliers d’états peuvent s’exprimer par des protubérances, comme les dents d’une clé mécanique ou celles d’un peigne. Chaque emplacement possède une saillie ou n’en possède pas.

— Mais alors, c’est la dent qui devient l’élément de mémoire, non plus le cercle, dit Rasa, et on retombe dans le système binaire.

— Oui, mais une dent peut saillir plus ou moins. La mémoire de Surâme sait faire la distinction entre des centaines de degrés de protubérance pour chaque emplacement le long de l’intérieur du cercle.

— Il s’agit toujours d’une progression géométrique.

— Mais à cela, il faut ajouter le fait que Surâme peut aussi détecter des dents qui se trouvent sur chaque protubérance, ce qui donne des centaines de valeurs différentes pour chacune des centaines de protubérances existantes. Et sur chaque dent, des centaines de picots, dont chacun possède des centaines de valeurs possibles. Et sur chaque picot, des centaines d’épines ; sur chaque épine, des centaines de crins ; sur chaque crin…

— D’accord, je vois le principe.

— De plus, les valeurs peuvent varier suivant le point du cercle à partir duquel on commence la lecture – au nord, à l’est, au sud-ouest, etc. Voyez-vous, Mère, à chaque emplacement mémoriel, Surâme peut stocker des billions de données différentes en même temps. Nous n’avons rien dans nos ordinateurs de comparable avec ce système.

— Et pourtant, cela ne donne pas une mémoire infinie.

— Non. Parce qu’on finit par atteindre un niveau de résolution minimum, où les protubérances sont si petites que Surâme ne peut plus détecter les saillies qui se trouvent dessus. Il y a environ vingt millions d’années de ça, il s’est rendu compte qu’il tombait à court de mémoire – ou du moins, qu’il allait tomber à court de mémoire dix millions d’années plus tard. Il a commencé par inventer une méthode de sténo pour enregistrer les événements. Il a utilisé un secteur de mémoire considérable pour stocker des tables complexes d’espèces de récits. Par exemple, l’enregistrement ZH-5 – SHCH pouvait signifier : “Se dispute avec ses parents sur le degré d’indépendance qu’ils autorisent et fugue de sa cité natale vers une autre cité.” Donc, à l’emplacement où la biographie d’une personne est stockée, au lieu d’expliquer chaque événement, l’inventaire biographique renvoie simplement aux immenses tables regroupant tous les événements possibles d’une vie humaine ; dans le cas de mon exemple, l’incident aura la valeur ZH-5 – SHCH, suivie du code de la cité où la personne se sera sauvée.

— Cela donne à l’existence un aspect stérile, je trouve, dit Rasa. Plat, veux-je dire. Nous ne faisons que répéter ce que d’autres ont déjà fait.

— Surâme m’a expliqué que chaque existence est constituée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’événements déjà présents dans les tables de comportement, mais qu’il reste toujours un pour cent qu’il faut décrypter parce qu’il n’existe pas de code préalable pour l’intégrer. Aucune vie n’a jamais été la réplique exacte d’une autre, jusqu’ici.

— Il faut prendre cela pour une consolation, je suppose.

— Croyez plutôt que notre vie suit un cours inédit. “Appelé par Surâme à voyager dans le désert avant de retourner sur Terre” – je parie qu’il n’y a aucun code qui recouvre ça !

— Oh, mais maintenant que c’est arrivé à seize personnes, je parie que Surâme va créer un nouveau code ! »

Issib éclata de rire. « C’est sans doute déjà fait !

— Établir ces tables des activités humaines a dû quand même représenter une somme de travail colossale.

— C’est le temps qui manque le moins à Surâme, dit Issib. Malgré tout, l’entropie et les déperditions demeurent.

— Des emplacements mémoriels peuvent devenir illisibles, renchérit Rasa.

— Je ne suis pas au courant de ce phénomène. Tout ce que je sais, c’est que Surâme perd des satellites, ce qui rend notre surveillance difficile. Pour l’instant, il n’existe pas de point aveugle sur notre monde, mais chaque satellite doit capter beaucoup plus d’informations qu’il n’était prévu à l’origine. Il y a des goulots d’étranglement dans le système, des cas où un satellite se retrouve dans l’incapacité de transmettre assez vite toutes les données recueillies et passe à côté d’un incident parmi les humains qu’il observe. Bref, il se produit en ce moment même des événements qui ne sont pas stockés en mémoire. Surâme pallie ces pertes par des conjectures et comble ainsi les trous dans ses données, mais le processus ne peut aller qu’en s’aggravant. Il lui reste encore beaucoup de mémoire, mais il y aura bientôt des millions d’existences dont le seul souvenir sera une vague ébauche, des lignes générales. Et un jour, naturellement, quand un grand nombre de satellites seront tombés en panne, certaines vies ne seront plus enregistrées du tout.

— Et tous les satellites tomberont inéluctablement en panne.

— Exact. Mais pour en revenir à un problème plus immédiat, lorsqu’apparaîtront ces fameux points aveugles, certaines personnes ne seront plus du tout soumises à l’influence de Surâme. Elles se mettront alors à fabriquer des armes capables d’anéantir le monde.

— Pourquoi ne pas construire de nouveaux satellites, dans ce cas ?

— Qui les construirait ? Quelle société humaine possède la technologie nécessaire pour bâtir les vaisseaux qui les emporteraient dans l’espace ? Et je ne parle pas de fabriquer les satellites eux-mêmes.

— Pourtant, nous construisons bien des ordinateurs, non ?

— La technologie permettant de placer des satellites en orbite est la même que celle qui peut servir à lancer des missiles d’un bout à l’autre d’Harmonie. Comment Surâme pourrait-il nous enseigner à le réapprovisionner en satellites sans nous apprendre du même coup comment nous détruire mutuellement ? Sans compter que nous en profiterions sans doute pour découvrir comment reprogrammer Surâme et le contrôler nous-mêmes – ou bien, si nous n’y arrivons pas, comment fabriquer nos petits Surâme personnels qui se brancheraient sur la partie de notre cerveau avec laquelle Surâme communique ; nous aurions alors une arme capable de rendre l’ennemi fou de terreur ou complètement stupide.

— Je comprends.

— Voici donc l’impasse dans laquelle se trouve Surâme : il doit se réparer lui-même, sous peine de faillir à protéger l’humanité ; mais le seul moyen qu’il ait de se réparer, c’est de fournir aux humains les connaissances qu’il cherche justement à nous empêcher d’acquérir.

— C’est un cercle vicieux.

— Il a donc décidé de rentrer à la maison, auprès du Gardien de la Terre, pour savoir ce qu’il convient de faire.

— Et si le Gardien de la Terre n’en sait rien non plus ?

— Alors, nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou, répondit Issib en souriant. Mais à mon avis, le Gardien sait. Je pense qu’il a un plan.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que les gens n’arrêtent pas de faire des rêves qui ne proviennent pas de Surâme.

— Les gens ont toujours fait des rêves sans l’intervention de Surâme, répondit Rasa. Nous rêvions bien avant que Surâme existe.

— Oui, mais ce n’était pas le même rêve pour tous, avec un message clair de retour vers la Terre, n’est-ce pas ?

— Je n’arrive pas à imaginer un ordinateur ou je ne sais quoi capable d’envoyer un rêve à notre esprit à des années-lumière de chez nous !

— Qui sait ce qui a pu se passer sur Terre ? dit Issib. Peut-être le Gardien a-t-il acquis sur l’univers des connaissances dont nous n’avons pas la moindre idée. Ça n’aurait d’ailleurs rien d’étonnant, puisque Surâme nous abrutissait dès que nous faisions mine de réfléchir à des questions de physique vraiment avancée. Pendant quarante millions d’années, on nous a renvoyés à la niche chaque fois que nous faisions trop bon usage de nos cerveaux ; mais durant tout ce temps, le Gardien de la Terre, peu importe ce qu’il est, a peut-être élaboré un savoir vraiment nouveau et utile. Y compris la façon d’envoyer des rêves à des années-lumière.

— Et tout cela, c’est l’Index qui te l’a appris.

— Plus exactement, il a fallu que je lutte pied à pied avec l’Index pour le lui arracher, avec l’aide de Zdorab et de Père. Surâme déteste parler de lui-même et il essaye sans cesse de nous faire oublier ce que nous avons appris sur lui.

— Mais je croyais que Surâme coopérait avec nous !

— Non, dit Issib. C’est nous qui coopérons avec lui. Et en même temps, il cherche à nous empêcher d’acquérir la plus petite miette d’information qui n’ait pas un rapport direct avec les tâches qu’il nous réserve.

— Mais alors, comment as-tu appris tout ce que tu viens de me dire sur le fonctionnement de sa mémoire ?

— Eh bien, peut-être avons-nous mis tant d’opiniâtreté à contourner ses défenses qu’il a renoncé à nous bloquer le passage, ou alors il a estimé sans danger les informations que nous obtenions.

— Ou bien… dit Rasa.

— Ou bien ces informations sont fausses ; alors, que vous les connaissiez ou non n’a aucune importance. »

Un grand sourire apparut sur le visage d’Issib. « Mais jamais Surâme ne mentirait, n’est-ce pas, Mère ? »

Ces mots rappelèrent à Rasa une conversation qu’ils avaient eue alors qu’Issib était enfant et l’interrogeait au sujet de Surâme. Quelle question avait-il donc posée ? Ah oui ! Pourquoi les hommes disent-ils « il » en parlant de Surâme et les femmes « elle » ? Et Rasa avait répondu que Surâme permettait aux hommes de la considérer comme étant de nature masculine, afin qu’ils se sentent plus à l’aise en la priant. Et Issib avait eu la même question : « Mais jamais Surâme ne mentirait, n’est-ce pas, Mère ? »

Autant qu’elle s’en souvînt, Rasa n’avait pas su très bien répondre alors, et elle n’avait nulle envie aujourd’hui de se remettre dans le même embarras. « J’ai interrompu ton travail en arrivant ainsi à l’impromptu, dit-elle.

— Pas du tout, répondit Issib. Père m’a dit de vous expliquer tout ce que vous voudriez savoir.

— Il savait que j’allais venir ici ?

— D’après lui, il est important que vous compreniez le travail que nous accomplissons avec l’Index.

— Eh bien, quel est ce travail ?

— Nous essayons d’obtenir qu’il nous révèle ce que nous voulons savoir plutôt que ce que Surâme veut que nous sachions.

— Et vous obtenez des résultats ?

— Oui et non.

— Comment cela ?

— Eh bien, nous apprenons beaucoup de choses, mais reste à savoir si c’est parce que Surâme veut nous les révéler ou non. D’après l’expérience que nous en avons, l’Index n’agit pas de la même façon avec tous ceux qui le consultent.

— Et cela dépend de quoi ?

— C’est ce que nous nous demandons. Certains jours, l’Index m’abreuve presque de renseignements ; j’ai l’impression qu’il vit dans ma tête et qu’il répond à mes questions avant même qu’elles ne me viennent. Et d’autres jours, j’ai le sentiment que Surâme essaye de me tourmenter en me faisant courir après la lune.

— Et tu cours après quoi, en fait ?

— Toute l’histoire d’Harmonie m’est ouverte. Je peux vous citer le nom de tous ceux qui sont venus boire à la rivière d’à côté. Mais je ne parviens pas à découvrir où Surâme nous emmène, comment nous allons regagner la Terre, où ont atterri les premiers colons d’Harmonie, ni l’emplacement du cerveau central de Surâme !

— Elle te dissimule donc des secrets.

— À mon avis, il ne peut pas nous les révéler. Il le voudrait bien, mais il en est incapable. Il doit s’agir d’un système de protection intégré destiné à empêcher qu’on prenne le contrôle de Surâme et qu’on s’en serve pour dominer le monde.

— Nous devons donc la suivre aveuglément, sans même savoir où elle nous entraîne ?

— Grosso modo, oui, acquiesça Issib. C’est un de ces épisodes de l’existence où tout ne va pas comme on le souhaite, mais dont il faut s’accommoder. »

Rasa se tourna vers Issib, vit la fermeté avec laquelle il soutenait son regard et comprit le message : rien de ce que Surâme imposait à Rasa en ce moment même n’était aussi tyrannique, et de loin, que l’existence que son corps infirme faisait mener à Issib.

Je le sais bien, jeune sot, songea-t-elle. Je suis parfaitement au courant que ta vie est atroce et que tu t’en plains très rarement. Mais c’était un malheur que rien ne pouvait empêcher et qui reste incurable. Peut-être ne peut-on rien non plus au refus de Surâme de nous informer, auquel cas je m’efforcerai de supporter la situation avec au moins autant de patience que toi. Mais si j’y peux quelque chose, j’agirai, et je ne te laisserai pas jouer sur ma honte pour me soumettre à ce que je ne suis peut-être pas obligée d’accepter.

« Et la ruse ? dit-elle. Nous obtiendrions peut-être par la ruse les réponses que Surâme ne peut nous donner à partir d’une question directe.

— Et à quoi croyez-vous donc que nous travaillions, Zdorab et moi ? »

Ah ! Ainsi donc, Issib ne se laissait pas aller au fatalisme ! Mais une autre pensée vint tout à coup à Rasa. « Dis-moi, et ton père ? À quoi croit-il que tu travaillas ? »

Issib éclata de rire. « Pas à ça, en tout cas ! »

Évidemment. Volemak n’aimerait pas qu’on utilise l’Index pour circonvenir Surâme. « Ah. Ainsi, Surâme n’est pas la seule à dissimuler ses agissements aux autres.

— Et vous, qu’allez-vous raconter, Mère ? » demanda Issib.

Question intéressante. Dois-je révéler à Volemak ce que fait Issib, avec le risque qu’il interdise à son fils l’accès à l’Index ? Je n’ai jamais eu de secrets pour Volya.

Ce qui la ramena à la décision qu’elle avait prise plus tôt de rapporter à Volemak tout ce qui s’était passé au désert, y compris la sentence de mort d’Elemak à l’encontre de Nafai. Les conséquences pouvaient être désastreuses. Avait-elle le droit de les risquer en avouant ce qu’elle savait ? D’un autre côté, avait-elle le droit de priver Volemak de renseignements importants ?

Issib n’attendit pas sa réponse. « Vous savez, Surâme est déjà au courant de ce que nous tentons et il n’a rien fait pour nous en empêcher.

— Ou bien elle s’y est prise avec tant d’adresse que vous n’avez rien vu, répliqua Rasa.

— Si Surâme n’a pas ressenti le besoin de tout révéler à Père, est-il donc si urgent que vous le fassiez, vous ? »

Rasa réfléchit quelques instants. Issib croyait l’interroger uniquement sur son petit secret, mais elle essayait de se décider sur les deux qu’elle connaissait. Cette expédition était celle de Surâme, après tout, et si quelqu’un comprenait le comportement humain, c’était bien elle. Elle sait, elle, ce qui s’est passé dans le désert, tout comme elle sait ce qu’Issib et Zdorab font avec l’Index. Alors, pourquoi ne pas m’en remettre à elle pour décider de parler ou de ne rien dire ?

Parce que c’est précisément cela que Zdorab et Issib cherchent à contourner : le pouvoir qu’a Surâme de décider toute seule de ce qu’il faut révéler ou dissimuler. Je n’ai pas envie qu’elle juge à ma place – et pourtant, me voici en train d’envisager de traiter mon époux de la même façon que Surâme me traite. Néanmoins, Surâme sait effectivement mieux que moi si Volemak doit être informé de tout cela.

« J’ai vraiment horreur de ce genre de dilemme ! dit-elle enfin.

— Eh bien ?

— Eh bien, je prendrai ma décision plus tard.

— Ce qui est en soi une décision, remarqua Issib.

— Je le sais, ô mon génial fils aîné ! Mais elle n’est pas définitive pour autant.

— Vous n’avez pas fini votre pain.

— C’est parce qu’il y a du fromage de chamelle dedans.

— C’est immonde, ce truc, n’est-ce pas ? Et on n’imagine pas à quel point ça constipe.

— Je suis impatiente de voir ça !

— C’est d’ailleurs pour ça que personne n’en mange. »

Rasa jeta soudain un regard noir à son fils. « Alors pourquoi y en a-t-il tant dans la glacière ?

— Parce que nous le partageons avec les babouins. Ils prennent ça pour des bonbons. »

Rasa contempla son sandwich à demi dévoré. « J’ai mangé des friandises pour babouins ! » Tout à coup, elle éclata de rire. « Pas étonnant que Yobar soit entré dans la tente ! Il a dû croire que je lui préparais un festin !

— Attendez seulement de lui avoir donné un morceau de fromage ! Vous verrez : il va s’échiner à s’accoupler avec votre jambe !

— J’en ai la chair de poule rien que d’y penser !

— Maintenant, je ne l’ai jamais vu faire ça qu’avec Père et Zdorab. C’est peut-être un jop, auquel cas il ne vous regardera même pas. »

Rasa se mit à rire, mais la plaisanterie crue d’Issib sur l’homosexualité possible du babouin la fit réfléchir. Et si Surâme avait adjoint au groupe une personne incapable d’accomplir son devoir de procréation ? Et – autre pensée – si c’était Surâme qui lui avait instillé cette idée ? S’agissait-il d’un avertissement ?

Elle frissonna et posa la main sur l’Index. Dis-moi, pensa-t-elle, l’un ou l’autre d’entre nous est-il dans l’incapacité de remplir son rôle ? L’une des épouses restera-t-elle insatisfaite ?

Mais l’Index ne répondit pas.


L’après-midi touchait à sa fin et le seul qui eût abattu du gibier était Nafai, ce qui exaspérait Mebbekew au-delà du supportable. D’accord, Nafai était plus doué que lui pour escalader sans bruit les rochers ; et alors ? Il savait pointer un pulsant comme s’il était né avec ; mais tout ce que ça démontrait, c’est qu’Elemak aurait dû le descendre quand il en avait l’occasion, dans le désert.

Dans le désert ! Comme s’ils n’y étaient plus ! D’accord, ils occupaient un coin luxuriant à côté de certaines zones qu’ils avaient traversées. La verdure de la vallée où ils vivaient était un bain d’eau fraîche pour les yeux ; quelques minutes plus tôt, il avait aperçu les arbres du haut d’un promontoire : quel délice, quel soulagement après les gris mornes et les jaunes délavés des rochers et du sable, après le vert grisâtre des plantes de terrain sec ! Et Elemak qui persistait à les nommer chaque fois qu’il en rencontrait une, comme si ça pouvait intéresser quelqu’un, qu’il sache le nom de toutes les plantes du pays ! Peut-être qu’il a des cousins parmi les plantes du désert, va savoir ! Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’un de ses lointains ancêtres s’est accouplé un jour avec un buisson tout gris et plein d’épines ! Si ça se trouve, j’ai pissé sur un cousin d’Elya, aujourd’hui. Ça ne serait pas mal, ça – pour montrer à tout le monde ce que je pense des amoureux du désert !

Je ne l’avais même pas vu, ce lièvre ! Comment aurais-je pu tirer dessus ? Bien sûr que Nafai l’a tué – il l’avait vu, lui ! Naturellement, Mebbekew avait tiré, pour faire comme tout le monde. Bon, tout le monde n’avait pas utilisé son pulsant ; seulement Vas, qui avait visé trop bas avec une arme réglée sur une ouverture trop diffuse, et Nafai, qui avait foré un petit trou fumant en plein dans la tête de l’animal. Il y avait eu Mebbekew, naturellement, qui n’avait rien visé du tout, si bien qu’Elemak avait déclaré : « Bon tir, Nafai. Vas, tu tires trop bas et trop large ; resserre ton rayon. Quant à toi, Mebbekew, tu voulais dessiner un lièvre sur le rocher, avec ton pulsant, c’est ça ? Je te signale qu’on n’est pas en classe de dessin. Essaye au moins de viser la même planète que celle du gibier ! »

Puis Elemak et Nafai étaient descendus chercher l’animal.

« Il se fait tard, avait dit Mebbekew. On ne pourrait pas rentrer, nous autres, sans attendre que vous ayez retrouvé le cadavre de Jeannot Lapin ? »

Elemak lui avait alors jeté un regard glacial. « Je pensais que tu aurais envie d’apprendre comment vider un lièvre et le nettoyer. Mais c’est vrai que ça ne te servira sûrement jamais ! »

Ah ça, c’est intelligent, Elemak ! Excellent pour donner confiance à tes pauvres élèves qui se décarcassent pour réussir ! Moi au moins, j’ai tiré ; ce n’est pas comme Obring, qui traite son pulsant comme si c’était le houÿ d’un autre homme ! Mais Meb tint sa langue, adressa un regard noir à Elemak et dit : « Je peux m’en aller, alors ?

— Tu retrouveras ton chemin ? demanda Elemak.

— Bien sûr !

— Oh, je n’en doute pas ! Vas-y, et emmène ceux qui veulent t’accompagner. »

Mais personne ne souhaitait le suivre. Elemak leur avait instillé à tous la crainte qu’il se perde. Eh bien, il ne s’était pas perdu ! Il avait pris le bon chemin, retrouvé sans mal leur route, et maintenant qu’il était monté au sommet de la colline pour s’en assurer, la vallée s’étendait là, exactement où il s’attendait à la voir. Je ne suis pas complètement incompétent, ô mon sage grand frère ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas transpiré dans le désert une dizaine de fois comme toi, à transbahuter à dos de chameau des plantes de luxe d’une cité à l’autre, que je n’ai pas le sens de l’orientation.

Si seulement il se rappelait où et quand il avait déchiré sa tunique et fait craquer l’entrejambe de son pantalon… Il avait horreur d’être mal habillé, et ses vêtements étaient maintenant trempés de sueur et couverts de poussière. Il n’arriverait jamais à les ravoir.

Au bord du canyon, il regarda vers le fond, s’attendant à y voir les tentes. Mais elles n’étaient pas là.

L’espace d’un instant, il fut pris de panique. Ils sont partis sans moi ! pensa-t-il. Ils sont revenus avant moi, ils ont levé le camp et ils m’ont abandonné, tout ça parce que je n’ai pas vu ce fichu lièvre !

Puis il comprit qu’il se trouvait tout simplement en aval des tentes. En effet, elles se dressaient là, sur la gauche ; il avait dévié tout près de la mer. Si la mer de Récur avait eu des vagues comme celles qui se brisaient sur les rivages de la mer Géotrope, il aurait entendu le ressac. Et voici les babouins, dont la misérable pitance se composait de racines, de baies, de plantes, d’insectes et de bestioles verruqueuses, habitantes des bords de la rivière et de la mer.

Comment ai-je atterri ici ? Autant pour mon sens de l’orientation !

Ah oui ! On est passés par ici ce matin, en laissant la loche qui sert d’épouse au paternel dormir dans le camp et les autres flemmardes fainéanter au milieu des tentes, surtout ma feignasse de femme, cette godiche sans la moindre utilité ! C’est la seule partie du chemin que je n’ai pas remarquée, rien que ce tournant, rien de grave ; donc, j’ai quand même le sens de l’orientation !

Mais il avait un goût amer dans la bouche, et l’envie de donner des coups de pied, de casser quelque chose, de faire mal à quelqu’un.

Et les babouins étaient là, juste en bas, ces crétins d’animaux à tête de chien qui se prenaient pour des humains ! Une des femelles avait l’arrière-train rouge vif et les mâles se flanquaient des baffes entre eux pour tirer un coup vite fait. Pauvres mâles débiles ! Voilà à quoi ressemble notre vie.

Bon, autant que je descende ici dans le canyon et que je remonte la vallée jusqu’au camp. En chemin, j’arriverai peut-être à flinguer un mâle qui vient de tirer sa crampe. Il mourra heureux, non ? Et Nafai ne sera pas le seul à revenir avec un trophée.

À mi-chemin de la pente raboteuse, après une éraflure au genou et quelques glissades, Meb s’aperçut que plus il descendait, plus sa ligne de visée sur les babouins devenait mauvaise. Déjà, des rochers et des buissons lui en dissimulaient quelques-uns, dont ceux qui s’affairaient à essayer de copuler. Cependant, il en restait un petit en pleine vue, beaucoup plus près que les autres. Le tir n’en serait que plus facile.

Meb se rappela ce qu’Elemak leur avait appris, plus tôt dans la journée, et affermit ses coudes sur un rocher tout en visant. Malgré cela, ses mains tremblaient et plus il cherchait à les contrôler, pires semblaient les bonds de la mire au bout du pulsant. Et quand il appuya sur le bouton pour faire feu, le mouvement de son doigt agita de nouveau l’arme si bien qu’une petite giclée de fumée jaillit d’un buisson à plus de six mètres de sa proie. Le babouin dut entendre l’embrasement, car il se retourna brusquement vers le buisson en flammes, puis recula d’un air apeuré.

Mais pas longtemps. Un instant plus tard, il se rapprochait pour observer le flamboiement comme s’il espérait en apprendre quelque secret. Sec, le buisson n’était cependant pas mort et brûlait lentement en dégageant une forte fumée. Meb visa de nouveau, un peu à droite cette fois pour compenser le mouvement que causerait la pression sur le bouton. Il s’aperçut que ses mains étaient un peu plus fermes et se souvint qu’Elemak avait insisté sur la nécessité de se détendre. Alors… Mebbekew suivait point par point les instructions d’Elemak, et le babouin allait bientôt appartenir à l’histoire.

À l’instant où il allait presser la détente, un fort craquement à un mètre de sa tête le fit sursauter. Son coup partit dans le décor alors qu’il se retournait d’un bloc vers l’endroit d’où le bruit provenait. Une plante basse qui poussait dans une crevasse à quelque distance de lui avait été réduite en cendres et de la fumée s’élevait à la place. Comme il avait vu le même résultat se produire sur le buisson près du babouin, Meb comprit aussitôt : on lui tirait dessus. Des bandits étaient arrivés – le camp était en danger, et lui, Mebbekew, allait mourir, tout seul, parce que les bandits étaient obligés de le tuer pour l’empêcher de donner l’alarme. Mais je ne donnerai pas l’alarme, pensa-t-il. Laissez-moi vivre, je resterai caché ici, je ne dirai rien jusqu’à ce que tout soit fini, mais ne me tuez pas, je vous en prie…

« Qu’est-ce qui te prend de tirer sur des babouins ? »

Dans une dégringolade de cailloux, Nafai glissait le long de la pente pour gagner le rocher où se tenait Meb. Non sans plaisir, Meb observa qu’il dérapait au même endroit que lui ; mais il constata que Nafai se débrouillait pour contrôler sa descente et arrivait au rocher sur ses deux pieds et non sur les fesses.

À cet instant seulement, Meb comprit que c’était Nafai qui lui avait tiré dessus et ne l’avait manqué que de peu. « Tu essayais de me tuer ou quoi ? s’exclama-t-il. Tu n’es pas doué au point de pouvoir t’amuser à tirer si près des gens !

— On ne tue pas les babouins, dit Nafai. Ils sont comme des humains – as-tu donc perdu la tête ?

— Ah ! Et depuis quand les gens grattent-ils la terre pour trouver des asticots en attendant l’occasion de sauter la première femme au cul rouge ?

— Excellente description de ta propre existence, Meb ! Croyais-tu que nous allions manger de la viande de babouin ?

— Je m’en fichais. Je ne tirais pas pour la viande, mais pour tuer. Tu n’es pas le seul à savoir tirer, mon petit vieux. »

En prononçant ces mots, Meb prit conscience qu’il était seul avec Nafai, sans personne pour les voir, et qu’il avait un pulsant à la main. Ce pouvait être un accident. « Je ne voulais pas appuyer sur le bouton ; je tirais seulement sur une cible et Nafai est arrivé sans s’annoncer. Je ne l’ai pas entendu venir, je me concentrais. S’il vous plaît, je vous en prie, pardonnez-moi, Père, je me fais horreur, mon propre frère, je mérite la mort.

— Ah, tu es pardonné, mon fils ! Laisse-moi pleurer mon petit dernier qui a perdu ses couilles dans un horrible accident de chasse et qui s’est vidé de son sang ! Trouve un endroit accueillant où dormir pendant que je répands mes larmes ici. »

Ça serait le bouquet, que Père me souhaite ce que je veux le plus au monde !

« On ne gaspille pas les charges des pulsants à tirer sur n’importe quoi, reprit Nafai. C’est Elemak qui l’a dit – elles ne sont pas éternelles. Et on ne mange pas de babouin. Elemak l’a dit aussi.

— Elemak peut bien jouer de la flûte en pétant dedans si ça l’amuse, ce n’est pas pour ça que je dois lui obéir ! » J’ai le pulsant à la main, déjà pointé à demi sur Nafai. J’expliquerai que je me suis retourné, surpris, et que le coup est parti en lui emportant la poitrine. À cette distance, je risque même de le pulvériser complètement, en répandant des petits bouts de Nafai dans tous les coins. Je reviendrai avec du sang sur les vêtements, peu importe le sang de qui !

Soudain, il sentit le canon d’un pulsant s’appliquer contre son crâne. « Donne-moi ton arme, dit Elemak.

— Hé là ! s’écria Mebbekew. Je n’allais rien faire ! »

Nafai déclara de sa voix de fausset : « Tu as déjà tiré une fois sur le babouin. Si tu étais meilleur tireur, tu n’aurais pas besoin de recommencer. » Naturellement, Nafai avait interprété de travers la dernière phrase de Meb. Mais pas Elemak.

« Je t’ai dit de me donner ton arme ; la crosse en avant. »

Meb poussa un soupir mélodramatique et tendit le pulsant à Elemak. « D’accord, j’ai compris le truc : moi, je n’ai pas le droit de tirer sur un babouin, mais toi, tu peux pointer ton pulsant sur un de tes frangins quand ça t’arrange, et personne ne dit rien ! »

Manifestement, Elemak n’apprécia pas ce rappel de l’exécution ratée de Nafai dans le désert. Mais il se contenta de maintenir son arme sur la tempe de Meb en s’adressant à Nafai. « Je ne veux plus jamais te voir pointer ton pulsant sur un être humain.

— Ce n’est pas lui que je visais. C’était la plante au-dessus, et je l’ai eue.

— D’accord, tu es un tireur prodigieux. Mais si tu avais éternué ? Ou trébuché ? Tu aurais très bien pu faire sauter la tête de ton propre frère à cause d’un petit faux pas. Donc, tu ne vises jamais quelqu’un, ni même à côté ! Tu m’as bien compris ?

— Oui », répondit Nafai.

Oh oui, oui, grand frère Elemak, je te lécherai le cul comme j’ai toujours léché le cul à Papa ! Meb avait envie de vomir.

« Mais c’était quand même un bon tir, dit Elemak.

— Merci.

— Et Meb a de la chance que ce soit toi qui l’aies vu, parce que moi, j’aurais peut-être visé le pied ; un moignon l’aurait aidé à se rappeler qu’on ne tue pas les babouins. »

Ce n’était pas juste qu’Elemak s’en prenne à lui, et devant Nafai, en plus ! Ah, et maintenant, Vas et Obring arrivaient ! Naturellement, il fallait qu’ils soient là pour constater le mépris d’Elemak pendant qu’il engueulait Meb devant Nafai !

« Alors, comme ça, les babouins sont des animaux sacrés, tout d’un coup ? demanda Mebbekew.

— On ne les tue pas, on ne les mange pas, dit Elemak.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’ils ne nous font pas de mal et que les manger, ce serait comme du cannibalisme.

— Ah, j’ai pigé ! Tu es de ces gens qui prennent les babouins pour des êtres magiques. Chaque tribu détient une marmite pleine d’or cachée quelque part, et si tu es gentil avec eux, si tu leur donnes à manger, alors, une fois qu’ils ont fait disparaître tout ce qu’ils trouvent de comestible dans ta propriété et qu’ils ont foutu en l’air toute ta maison, ils se précipitent dans leur cachette et t’apportent leur marmite pleine d’or !

— Plus d’un voyageur égaré dans le désert a dû son salut aux babouins.

— D’accord, répliqua Meb. Mais est-ce qu’il faut tous les laisser vivre à cause de ça ? Je vais te dire un secret, Elya. Ils finiront tous par mourir, alors pourquoi pas tout de suite, pour nous exercer à tirer ? On n’est pas obligés de les manger !

— La chasse, c’est terminé pour toi. Je garde ton pulsant.

— Ah, bravo ! Comme ça, ce sera moi le seul homme du camp sans pulsant ?

— Les pulsants servent à chasser. Nafai fera un bon chasseur, et pas toi.

— Qu’est-ce que tu en sais ? C’est le premier jour qu’on travaille sérieusement !

— Je le sais parce que tant que je vivrai, tu n’auras plus jamais l’occasion de tenir un pulsant. »

Mebbekew fut piqué au vif. Elemak le dépouillait de sa dignité et pourquoi ? À cause d’un stupide babouin ! Comment osait-il ? Et devant Nafai, par-dessus le marché !

« Ah, je comprends, dit-il. C’est ta façon de témoigner ta vénération pour le roi Nafai ! »

Il y eut un instant de flottement et Meb se demanda s’il n’avait pas été un peu trop loin et si Elemak n’allait pas le tuer ou le réduire en charpie. Puis Elemak parla : « Retourne au camp avec le lièvre, Nafai. Zdorab va vouloir le garder dans la glacière pour le ragoût de demain.

— D’accord », dit Nafai. Il dévala aussitôt la pente jusqu’au fond de la vallée.

« Vous pouvez le suivre », poursuivit Elemak à l’adresse de Vas et d’Obring, qui venaient de dégringoler la paroi du canyon pour atterrir sur les fesses.

Vas se releva en s’époussetant. « Ne fais pas de bêtise, Elya », dit-il. Puis il se détourna et s’engagea sur la piste à peine visible que Nafai avait suivie.

Meb comprit que ce serait là le seul soutien qu’il obtiendrait de Vas ; il décida d’en tirer le maximum. « En arrivant au camp, dis à mon père que si je suis mort, c’est que le petit accident de pulsant qu’aura eu Elya n’était pas un accident.

— C’est ça, dis-le bien à Père, reprit Elemak. Ce sera pour lui la preuve de ce qu’il soupçonne depuis longtemps : que ce cher Meb est complètement cinglé.

— Pour l’instant, je ne lui dirai rien, répondit Vas, sauf si vous ne rentrez pas rapidement au camp tous les deux. Viens, Obring.

— Je ne suis pas ton chien ! s’insurgea Obring.

— D’accord, reste si tu veux.

— Je reste et je fais quoi ? demanda Obring.

— Si tu veux mon avis, tu ferais mieux de m’accompagner. Je ne crois pas utile de nous immiscer dans cette petite querelle familiale. »

Mais Meb ne voulait pas qu’ils s’en aillent. Il lui fallait des témoins de ce qu’Elya avait l’intention de lui faire. « Elemak est superstitieux, c’est tout ! leur cria-t-il. Il croit les vieilles histoires qui prétendent que si on tue un babouin, toute leur tribu débarque pour enlever les bébés humains ! Eiadh doit être enceinte, voilà tout ! Allez, revenez, on retournera au camp tous ensemble ! »

Mais ils ne s’arrêtèrent pas.

« Écoute, je regrette, dit Meb. Pas la peine d’en faire toute une histoire ! Je ne l’ai même pas atteint, ce babouin ! »

Elemak se pencha tout contre lui. « Tu ne toucheras plus jamais un pulsant.

— Mais c’est Nafai qui m’a tiré dessus ! Tu m’enlèves mon pulsant parce que j’ai tiré sur un babouin, alors que Nafai qui m’a canardé a le droit de garder le sien ?

— On ne tue pas les animaux qu’on n’a pas l’intention de manger. C’est encore une loi du désert. Mais tu sais bien pourquoi je te prends ton arme, et ce n’est pas à cause du babouin.

— Quoi, alors ?

— Les doigts te démangeaient. De tuer Nafai.

— Ah, tu lis dans mon esprit, c’est ça ?

— Non, je lis le langage de ton corps ; et Nafai n’est pas un imbécile, lui non plus : il sait ce que tu projetais. Tu ne comprends donc pas qu’à l’instant où tu aurais relevé ton arme, il t’aurait fait sauter la tête ?

— Il n’en aurait pas eu le cran.

— Peut-être, dit Elemak. Et toi non plus, peut-être. Mais tu n’auras pas l’occasion de le vérifier. »

C’était la réflexion la plus stupide qu’eut jamais entendue Meb. « Il y a quelques jours à peine, dans le désert, tu as voulu le ligoter et le laisser à la merci des carnassiers !

— Il y a quelques jours, je pensais pouvoir nous ramener à la civilisation, répliqua Elemak. Mais ce n’est plus possible aujourd’hui. Nous sommes coincés ici, tous ensemble, que ça nous plaise ou non, et si Eiadh n’est pas enceinte, ça ne saurait tarder.

— Si tu arrives à comprendre comment on fait. »

Il s’aperçut qu’il avait poussé le bouchon un peu loin : d’un grand geste du bras gauche, Elemak lui écrasa le plat de la main sur le nez.

« Gaah ! Aah ! » Mebbekew porta les mains à son nez et les retira pleines de sang. « Espèce de pidar ! Sauce de houÿ !

— Très bien, excellent ! dit Elemak. J’adore l’éloquence que te donne la douleur.

— J’ai du sang partout sur mes habits, maintenant !

— Ça t’aidera à perdre tes illusions de virilité, répliqua Elemak. À présent, écoute-moi, et attentivement, parce que je suis sérieux. La prochaine fois, ton nez, je te le casse, et je te le casserai tous les jours si je te prends à comploter contre qui que ce soit. J’ai essayé une fois de me tirer de ce pétrin, mais j’ai échoué, et tu sais pourquoi.

— Ouais : Surâme se débrouille mieux avec les cordes que moi.

— Donc, on se résigne ; nos femmes vont avoir des enfants, qui deviendront les nôtres. Tu me suis bien ? Ce groupe, ces seize personnes que nous sommes là, ce sera le seul monde que nos enfants connaîtront. Et crois-moi, ce ne sera pas un monde où un petit ossliope comme toi pourra s’amuser à descendre les gens parce qu’on lui interdit de tirer sur les babouins. Tu m’as bien compris ?

— Parfaitement, répondit Meb. Ce sera un monde où les gros durs comme toi prendront leur pied à taper sur ceux qui les entourent !

— Tu ne te feras pas taper dessus si tu te tiens bien. Personne ne tuera personne, point final. Si tu essayes de jouer au plus fin avec moi, je serai sur place avant toi, à t’attendre, et je te mettrai en pièces. C’est bien clair, cher petit comédien ?

— Ce qui est clair, c’est que tu joues les lèche-culs avec Nafai, et dans les grandes largeurs », répliqua Mebbekew. Elemak allait sûrement le frapper à nouveau. Mais non ; il eut simplement un petit rire.

« Peut-être bien, dit-il. Peut-être, pour l’instant. Mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Nafai me rend bien la pareille. Qui sait même si nous n’allons pas faire la paix ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? »

J’en dis que tu as des rognons de chameau à la place du cerveau ; c’est pour ça que tes discours, c’est comme si tu pissais par terre.

« La paix ! Voilà qui serait merveilleux, ô mon cher grand frère gentil tout plein ! jeta Meb.

— Eh bien, ne l’oublie pas, et je ferai en sorte que les épithètes affectueuses dont tu me gratifies se vérifient ! »


Rasa vit les chasseurs rentrer en ordre dispersé – Nafai le premier, un lièvre dans sa besace, l’air triomphant d’avoir abattu du gibier, bien que naturellement, étant ce qu’il était, il cherchât vainement à cacher sa fierté ; Obring et Vas ensuite, fatigués, excédés, couverts de sueur et découragés ; et enfin Elemak et Mebbekew, enjoués et satisfaits d’eux-mêmes comme si c’étaient eux qui avaient attrapé le lièvre, comme s’ils complotaient la conquête de l’univers. Je ne les comprendrai jamais, se dit Rasa. On ne peut concevoir deux hommes plus différents – Elemak, solide, compétent, ambitieux et brutal, et Mebbekew, faible, inconsistant, sensuel et sournois – et pourtant, ils ont toujours l’air de partager les mêmes plaisanteries, de ricaner des autres du haut d’un même pinacle de sagesse qui n’appartient qu’à eux. Rasa voyait bien ce qui pouvait agacer chez Nafai, incapable de dissimuler son ravissement devant ses propres talents ; mais au moins, il ne donnait pas à ses semblables l’impression qu’ils étaient sales et vulgaires rien qu’en étant à côté d’eux, comme le faisaient Elemak et Mebbekew.

Non, je suis injuste, songea Rasa. Je me rappelle cette aube dans le désert, le pulsant pointé sur la tête de Nafai. Cela, je ne le pardonnerai jamais à Elemak. Je devrai le garder à l’œil tous les jours de notre voyage pour veiller à la sécurité de mon dernier fils. Il faut au moins créditer Mebbekew d’un avantage : il est tellement lâche qu’on n’a rien à redouter de lui.

« Vous avez faim, je le sais, déclara Volemak. Mais il est encore tôt pour dîner et notre temps sera bien employé. Je vais vous raconter le rêve que j’ai fait la nuit dernière. »

Tout le monde était déjà réuni, naturellement, et chacun prit place sur les pierres plates que Zdorab et Volya avaient apportées pour ce genre d’occasions depuis plusieurs jours déjà, afin qu’on pût s’asseoir commodément lors des repas ou des assemblées.

« J’ignore ce qu’il signifie, poursuivit Volemak, et quel en est le but, mais je sais qu’il est important.

— S’il est si important, intervint Obring, pourquoi Surâme ne vous en révèle-t-il pas le sens et qu’on n’en parle plus ?

— Parce que, beau-fils de mon épouse, ce rêve ne provenait pas de Surâme et que Surâme est aussi perplexe que moi. »

Le ton de Volya, Rasa le nota avec intérêt, indiquait qu’il parlait de Surâme comme d’une personne ; l’habitude qu’avaient prise Nafai et Issib d’y voir une machine ne l’avait pas encore gagné. Cela lui fit plaisir. Peut-être qu’il se faisait vieux et perdait l’imagination, tout bonnement, mais il lui plaisait que Volemak considérât toujours Surâme à l’ancienne manière des hommes, au lieu d’y voir un simple ordinateur – même équipé d’une mémoire fractale capable de contenir l’existence de tous les hommes qui avaient vécu et de conserver encore de la place pour d’autres vies.

« Je vais donc vous raconter mon rêve d’une traite, dit Volemak. Et je vous préviens dès maintenant : étant donné qu’il ne venait pas de Surâme, j’ai de bonnes raisons de me réjouir – pour Nafai et Issib, en tout cas –, mais également de craindre pour mes fils aînés, Elemak et Mebbekew, car j’ai vu en rêve un désert sombre et lugubre.

— Pas besoin d’être endormi pour voir ça ! » murmura Mebbekew. Rasa sentit que la plaisanterie de Meb n’était qu’un masque qui voilait à peine sa colère : il n’appréciait pas d’avoir été ainsi mis en montre avant même le début du récit. Elemak non plus, d’ailleurs, c’était évident ; mais lui savait tenir sa langue.

L’espace de quelques instants, Volemak posa un regard serein sur Mebbekew pour le faire taire et lui signifier qu’il ne souffrirait aucune autre interruption. Puis il commença sa narration.

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