1 La loi du désert

Shedemei était une savante, pas une nomade du désert. Les conforts de la vie citadine ne lui manquaient pas trop – elle se satisfaisait aussi bien d’un plancher ou d’une table que d’un lit pour dormir – mais elle n’appréciait pas d’avoir été arrachée à son laboratoire, à son travail, à tout ce qui donnait un sens à son existence. Elle n’avait jamais donné son accord pour se joindre à cette expédition démente. Et pourtant elle était là, perchée sur un chameau dans la chaleur sèche du vent du désert, balancée d’avant en arrière, à contempler devant elle le postérieur du chameau précédent qui oscillait sur un autre rythme. La chaleur et le mouvement lui donnaient une vague envie de vomir. Elle avait mal à la tête.

À plusieurs reprises, elle faillit faire demi-tour. Elle retrouverait son chemin sans trop de difficultés ; il lui suffisait de s’approcher de Basilica, son ordinateur se relierait à la cité et lui indiquerait la suite du trajet. Elle irait vite, toute seule – elle arriverait peut-être même avant la nuit. Et on la laisserait sûrement rentrer dans la cité – elle n’était apparentée à personne dans le groupe, ni par le sang ni par le mariage. Si elle avait été exilée, c’est uniquement parce qu’elle s’était occupée des caissons secs remplis de semences et d’embryons qui devaient rétablir sur la Terre une approximation de sa flore et de sa faune d’autrefois.

Elle n’avait fait que rendre service à son ancien professeur ; on ne pouvait quand même pas l’obliger à s’exiler pour ça !

Pourtant, c’était précisément ce chargement qui l’empêchait de faire demi-tour. À part elle, qui saurait régénérer les millions d’espèces que transportaient les chameaux ? Qui saurait lesquelles introduire en premier afin que d’autres, implantées plus tard, se nourrissent d’elles ?

Ce n’est pas juste, se dit Shedemei pour la millième fois. Je suis la seule dans ce groupe qui sache comment exécuter cette tâche – mais ça n’a rien d’exaltant. Ce n’est pas de la science, c’est de l’agriculture ! Si je suis ici, ce n’est pas parce que la mission pour laquelle Surâme m’a choisie exige une grande compétence, mais parce que les autres n’y connaissent absolument rien !

« Tu as l’air furieuse, dis-moi ! Désespérée, aussi…»

Shedemei tourna la tête et vit Rasa qui avait mené son chameau près du sien sur le large chemin de pierre. Rasa, son professeur – presque sa mère. Mais pas vraiment, ni par le sang ni par le droit.

« C’est vrai, répondit Shedemei.

— À cause de moi ?

— En partie. Vous nous avez tous manipulés pour nous obliger à venir. Je n’ai aucun lien avec tous ces gens, si ce n’est par vous.

— Nous avons tous un lien commun, rétorqua Rasa. Surâme t’a envoyé un rêve, n’est-ce pas ?

— Je ne l’avais pas demandé.

— Qui de nous l’avait demandé ? Mais je comprends ce que tu veux dire, Shedya. Les autres ont tous fait des choix qui les ont entraînés dans cette aventure. Nafai, Luet, Hushidh et moi sommes venus de notre plein gré… plus ou moins. Elemak et Meb, sans parler de mes filles (bénies soient leurs petites âmes mesquines !) sont ici à la suite de décisions stupides et méprisables ; les autres parce qu’ils ont des contrats de mariage, bien que certains essayent simplement de s’arranger ainsi de l’erreur initiale qu’ils ont faite en venant. Mais toi, Shedemei, tout ce qui t’amène, c’est ton rêve. Et ta fidélité envers moi. »

Surâme lui avait en effet envoyé un rêve où elle flottait dans l’air en semant à la volée des graines qu’elle regardait pousser, et elle changeait une terre déserte en forêts et en prairies verdoyantes où foisonnaient les animaux. Shedemei promena son regard sur le triste paysage qui l’entourait à présent ; çà et là, des plantes épineuses s’accrochaient à l’existence, de même que quelques lézards qui survivaient, elle le savait, grâce aux rares insectes capables de trouver assez d’eau pour se maintenir en vie. « Ce désert n’a rien à voir avec mon rêve, dit-elle.

— Mais tu es venue, répondit Rasa. À cause de ton rêve et aussi par amour pour moi.

— Nous n’avons aucune chance de réussir, vous savez ? Les gens de cette caravane ne sont pas des colons ; seul Elemak a les talents qu’il faut pour survivre dans ce milieu.

— Disons plutôt que c’est lui qui a le plus l’expérience des voyages dans le désert. Pour leur part, Nyef et Meb ne se débrouillent pas si mal. Et nous autres, nous apprendrons. »

Shedemei ne répondit pas, peu désireuse de discuter.

« Tu m’exaspères quand tu te défiles comme ça devant une dispute, dit Rasa.

— Je ne supporte pas les conflits.

— Mais tu te dérobes à l’instant d’asséner à ton vis-à-vis ce qu’il a précisément besoin d’entendre !

— J’ignore ce que les autres ont besoin d’entendre.

— Dis-moi ce que tu avais à l’esprit il y a une seconde, insista Rasa. Dis-moi pourquoi notre expédition est vouée à l’échec.

— Basilica, lâcha Shedemei.

— Mais nous l’avons quittée ; elle ne peut plus nous faire de mal.

— Basilica nous meurtrira de mille façons ; elle restera toujours le symbole d’une vie plus douce, plus facile. Nous serons toujours déchirés par l’envie d’y revenir.

— Mais ce n’est sûrement pas le mal du pays qui t’inquiète, n’est-ce pas ?

— Nous ne portons en nous qu’une moitié de la cité : toute ses maladies, mais aucune de ses forces. Nous avons l’habitude de l’oisiveté, mais pas la fortune qui la rendait possible. Nous avons pris le pli de nous abandonner à trop de nos appétits : ils ne seront plus supportables dans une colonie aussi réduite que la nôtre.

— Allons ! ce n’est pas la première fois que des gens quittent la cité pour fonder une colonie !

— Je sais, ceux qui veulent s’adapter y arriveront, dit Shedemei. Mais combien sont-ils ? Combien parmi nous possèdent la volonté de mettre leurs désirs personnels de côté, de se sacrifier pour le bien de tous ? Même moi, je ne suis pas capable de m’engager à ce point ! Ma colère grandit à chaque kilomètre qui passe et me sépare un peu plus de mon travail !

— Alors, nous avons de la chance, répondit Rasa. Personne d’autre n’exerçait de métier qui vaille. Et ceux qui possédaient quelque chose ont tout perdu, si bien qu’ils ne pouvaient plus reculer.

— À part Meb, que son travail attend toujours. »

Un court instant, Rasa eut l’air perplexe. « Je ne sache pas que Meb ait eu un métier quelconque ; à moins que tu ne parles de sa pitoyable carrière d’acteur ?

— Je parle du projet de sa vie : s’accoupler avec toutes les femmes de Basilica, à la seule exception de sa famille, des mortes et des laides à faire peur.

— Ah ! dit Rasa avec un sourire triste. Ce métier-là !

— Et il n’est pas seul dans ce cas, poursuivit Shedemei.

— Oh, je sais. Tu es trop bonne pour le dire, mais mes filles sont sans doute impatientes de reprendre leurs propres versions du même projet au point où elles l’ont laissé.

— Je ne voulais pas vous fâcher.

— Je ne suis pas fâchée. Je connais trop bien mes filles : elles tiennent trop de leur père pour que j’ignore à quoi m’attendre de leur part. Mais dis-moi honnêtement, Shedya, lesquels de ces hommes penses-tu qu’elles trouveront attirants ?

— Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, tous les hommes leur paraîtront beaux, sans exception ! »

Rasa eut un rire léger. « Je crois bien que tu as raison, ma chérie ! Mais tous les hommes de notre petite expédition sont mariés – et leurs épouses veilleront à ce que nulle ne s’aventure sur leur territoire, tu peux en être sûre ! »

Shedemei hocha la tête. « Rasa, vous partez d’une fausse hypothèse. Ce n’est pas parce que vous, vous avez choisi de rester mariée au même homme et de reconduire son contrat tous les ans depuis… eh bien, depuis la naissance de Nafai, que les autres femmes du groupe auront une attitude aussi possessive envers leurs époux.

— Tu crois ? Pourtant, Kokor, ma chère fille, a failli tuer sa sœur Sevet parce qu’elle couchait avec son mari, Obring.

— Eh bien, Obring n’essayera plus de coucher avec Sevet. Ça ne l’empêchera pas de tenter sa chance avec Luet, par exemple.

— Avec Luet ! s’exclama Rasa. C’est une enfant merveilleuse, Shedya, mais elle n’a pas la beauté que recherche un homme comme Obring ; de plus, elle est extrêmement jeune, elle est amoureuse de Nafai, c’est évident, et plus important que tout, c’est la sibylle de l’eau de Basilica et Obring n’oserait pas s’en approcher pour tout l’or du monde. »

Shedemei secoua la tête avec abattement. Rasa ne comprenait-elle donc pas que tous ces arguments fondraient comme neige au soleil à mesure que le temps passerait ? Que des gens comme Obring, Meb, Kokor et Sevet ne vivaient que pour le plaisir de la chasse, sans se soucier de la personnalité du gibier ?

« Et si tu t’imagines qu’Obring risque de s’en prendre à Eiadh, permets-moi de rire, continua Rasa. Ah, bien sûr, il peut en avoir envie, mais une femme comme Eiadh n’aime et n’admire que la force chez un homme, et c’est là une qualité qu’Obring ne possédera jamais. Non, à mon avis, Obring restera tout à fait fidèle à Kokor.

— Rasa, ma chère amie, mon cher maître, avant trente jours, même moi, Obring aura essayé de me séduire. »

Rasa regarda Shedemei sans pouvoir cacher sa stupéfaction. « Allons donc ! s’exclama-t-elle. Tu n’es pas son…

— Son genre ? Mais son genre, c’est n’importe quelle femme qui ne lui a pas encore dit non ! Et je vous préviens : s’il y a une chose qu’un petit groupe comme le nôtre ne pourra pas supporter, c’est une tension d’ordre sexuel. Si nous étions comme les babouins et que nos femelles n’étaient sexuellement réceptives qu’à deux ou trois reprises entre leurs grossesses, nous pourrions accepter le type d’appariements à court terme que connaissent les babouins. Nous pourrions supporter les conflits périodiques entre mâles parce qu’ils ne dureraient pas et nous serions tranquilles le reste de l’année. Mais nous sommes humains, malheureusement, et nos liens sont différents. Nos enfants ont besoin de stabilité et de paix, et nous sommes trop peu nombreux pour nous arranger sans mal de quelques meurtres çà et là.

— Des meurtres ? l’interrompit Rasa. Mais Shedemei, qu’est-ce qui te prend ?

— Nafai a déjà tué un homme. Et il est probablement le meilleur d’entre nous, à part Vas, peut-être.

— Mais c’est Surâme qui le lui avait ordonné !

— Oui, Nafai est le seul homme du groupe à obéir à Surâme. Il est plus vraisemblable que les autres obéissent à leur propre dieu.

— À savoir ?

— Celui qui leur pend entre les jambes.

— Vous autres, les biologistes, vous avez vraiment une vue cynique des êtres humains ! s’écria Rasa. À vous entendre, nous serions les derniers des animaux !

— Oh, pas les derniers, non. Nos mâles ne cherchent pas à dévorer leurs petits.

— Et nos femelles ne mangent pas leurs compagnons.

— Bien que certaines aient essayé ! »

Elles éclatèrent de rire. Elles avaient parlé bas et leurs chameaux marchaient à l’écart des autres, mais leur rire portait et certains voyageurs se retournèrent vers elles.

« Ne faites pas attention à nous ! leur cria Rasa. Nous ne nous moquions pas de vous ! »

Mais Elemak ne l’entendit pas de cette oreille. De sa place près de la tête de la caravane, il fit demi-tour avec sa monture et remonta la colonne jusqu’à la hauteur des deux femmes. Son visage reflétait une colère froide.

« Essayez de vous maîtriser un peu, dame Rasa, dit-il.

— Comment ? répondit Rasa. Mon rire était-il trop sonore ?

— Votre rire, et votre petite plaisanterie aussi. Tous deux à plein volume. Une voix de femme s’entend à des kilomètres, avec cette brise. Le désert n’est pas très peuplé, mais si quelqu’un vous entend, vous pouvez vous retrouver violée, dépouillée et assassinée dans un délai remarquablement bref. »

Elemak avait raison, naturellement, et Shedemei le savait bien : il avait déjà conduit des caravanes dans le désert. Mais son ton condescendant, le sarcasme qui perçait dans ses paroles la hérissèrent. Nul n’avait le droit de parler ainsi à dame Rasa.

Pourtant, Rasa elle-même ne parut pas sensible à l’insulte qui transparaissait dans l’attitude d’Elya. « On s’en prendrait à un groupe aussi important ? demanda-t-elle innocemment. J’aurais plutôt cru que les voleurs l’éviteraient.

— Au contraire : ils ne rêvent que de groupes comme le nôtre, répondit Elemak, avec plus de femmes que d’hommes, qui voyagent lentement, lourdement chargés, un groupe où l’on parle fort et sans précaution, et où deux femmes se laissent distancer par le reste du convoi. »

Soudain, Shedemei prit conscience qu’elle-même et Rasa avaient été très exposées, et elle en fut effrayée. Elle n’était pas habituée à penser ainsi, à se méfier du danger. À Basilica, elle avait toujours vécu en sécurité. Les femmes n’avaient jamais rien eu à craindre à Basilica.

« Regardez mieux les hommes de la caravane, et vous comprendrez, poursuivit Elemak. À votre avis, lequel est capable de se battre pour vous et de vous sauver d’une bande de trois ou quatre voleurs, sans parler d’une dizaine ?

— Toi, tu le peux », répondit Rasa.

Elemak soutint son regard un instant. « Ici, en terrain dégagé, où ils seraient obligés de se montrer d’assez loin à découvert, j’y arriverais, je pense. Mais je préférerais l’éviter. Alors ne vous éloignez pas et taisez-vous. S’il vous plaît. »

Le « s’il vous plaît » final n’adoucit que peu la sévérité du ton, mais suffit pour que Shedemei se jurât d’obéir à Elemak. Au contraire de Rasa, elle n’était pas sûre qu’il pût les protéger tout seul contre des maraudeurs, même en petit nombre.

Elemak jeta un bref coup d’œil à Shedemei, mais elle aurait été bien en peine de déchiffrer son expression. Puis il fit volter son chameau qui repartit en cahotant vers la tête de la petite caravane.

« Qui détiendra l’autorité une fois que nous serons au camp de Wetchik ? demanda Shedemei. Votre époux ou Elemak ? Ce sera intéressant.

— Ne fais pas attention aux rodomontades d’Elya, répondit Rasa. C’est mon époux qui commandera.

— Je n’en suis pas si sûre. L’autorité vient très naturellement à Elemak.

— Oh, il en a le goût ; mais il ignore comment la conserver, sinon par la peur. N’a-t-il donc pas conscience que Surâme protège cette expédition ? Si la simple idée de passer par ici prend quelques maraudeurs, Surâme la leur fera oublier. Nous sommes aussi en sécurité que chez nous dans notre lit. »

Shedemei se retint de lui rappeler que quelques jours plus tôt, à peine, elles s’étaient senties fort exposées dans leur lit ; elle ne souligna pas non plus que Rasa venait de démontrer à l’instant la justesse de son point de vue : quand elle évoquait un toit et la sécurité, c’était à Basilica qu’elle pensait. Le spectre de leur existence passée dans la cité les hanterait encore longtemps.

Kokor à son tour arrêta sa monture pour attendre Rasa. « Alors, on a été vilaine, maman ? dit-elle. Il a fallu que le méchant Elemak vienne vous gronder ? »

La bêtise et le parler puéril de Kokor exaspérèrent Shedemei – mais de toute façon, l’attitude de Kokor l’exaspérait toujours : elle la sentait hypocrite et manipulatrice ; l’étonnant, aux yeux de Shedemei, était que ces stratagèmes d’une limpidité navrante devaient souvent atteindre leur objectif, sinon Kokor en aurait trouvé d’autres.

En tout cas, si le personnage de petite fille que jouait Kokor avait de l’effet, ce n’était pas sur sa mère. Rasa se contenta de la toiser d’un regard glacial en disant : « Shedya et moi avions une conversation privée ; ma chérie. Excuse-moi si tu as cru que nous t’invitions à t’y joindre. » Il fallut un instant à Kokor pour comprendre ; alors, son visage s’assombrit – de colère ? Puis elle adressa un petit sourire pincé à Shedemei : « Mère ne se remet pas de ce que je ne suis pas devenue comme toi, Shedya. Mais je crains que ni mon cerveau ni mon corps n’aient possédé la beauté intérieure qu’il fallait, déclara-t-elle en insistant sur le mot « intérieure ». Puis elle talonna maladroitement son chameau et remonta la caravane.

Elle avait voulu, Shedemei s’en rendait bien compte, l’insulter en lui rappelant que sa beauté ne serait jamais qu’intérieure. Mais Shedemei avait depuis longtemps dépassé sa jalousie adolescente des filles plus jolies qu’elle.

Rasa avait dû suivre la même ligne de pensée. « N’est-il pas étrange que des gens physiquement dépourvus d’attraits soient parfaitement capables de voir la beauté physique chez les autres, alors que les handicapés moraux sont aveuglas à la bonté et à l’honnêteté ?

— Oh, ils savent très bien que cela existe, répondit Shedemei. Simplement, ils ignorent qui possède ces qualités et qui ne les a pas. Je dois cependant reconnaître que mes sentiments actuels ne tendent pas à prouver ma beauté morale.

— Aurais-tu des idées de meurtre ?

— Oh non, rien de si direct ni définitif ! Je lui souhaitais simplement d’attraper des meurtrissures bien douloureuses sur sa selle.

— Et Elemak ? Lui as-tu jeté quelque déplaisante malédiction, à lui aussi ?

— Pas du tout. Comme vous l’avez dit, il n’était pas obligé d’en appeler à la peur pour se faire obéir ; mais je crois qu’il avait raison. Après tout, les états de service de Surâme en ce qui concerne notre protection ne sont pas franchement irréprochables. Non, je ne nourris aucun ressentiment envers Elya.

— J’aimerais avoir atteint la même maturité que toi, dans ce cas, car je lui en ai voulu de sa façon de me parler. Quelle condescendance ! J’en sais la raison, naturellement : pour lui, mon statut dans la cité est une menace pour son autorité ici et maintenant ; il se sent donc obligé de me remettre à ma place. Mais il devrait comprendre que je suis assez avisée pour suivre ses ordres sans qu’il ait à m’humilier.

— La question n’est pas, n’est jamais, ce que vous voulez, vous, dit Shedemei, mais ce qu’il recherche, lui. Il a besoin de se sentir supérieur à vous. Moi aussi, d’ailleurs, vieille folle ! »

L’espace d’un instant, Rasa la dévisagea, horrifiée. Puis, alors que Shedemei s’apprêtait à lui expliquer qu’elle plaisantait – pourquoi personne ne comprenait-il donc son humour ? – Rasa sourit. « J’aime mieux être une vieille folle qu’une jeune, dit-elle. Les vieilles ne font pas des erreurs aussi spectaculaires que les jeunes.

— Ah, je n’en suis pas si sûre, répondit Shedemei. Cette expédition, par exemple…

— C’est une erreur ?

— Pour moi, certainement. Ma vie, c’est la génétique, mais dorénavant, ce qui pour moi s’en rapprochera le plus, ce sera la reproduction de mes propres gènes, si j’y arrive.

— Quel désespoir ! Voyons, ce n’est pas si affreux d’avoir des enfants. Ils ne sont pas tous comme Kokor, et même elle deviendra peut-être humaine en vieillissant.

— Oui, mais vous aimiez vos époux, vous, répondit Shedemei. Moi, avec qui vais-je me retrouver, tante Rasa ? Votre fils infirme ? Ou l’archiviste de Gaballufix ?

— Je crois qu’Hushidh a l’intention d’épouser Issib », dit Rasa. Elle parlait d’un ton froid, mais Shedemei n’en avait cure.

« Oh, je sais bien comment vous nous avez assortis. Mais dites-moi, tante Rasa, si par hasard Nafai n’avait pas entraîné l’archiviste à sa suite en volant l’Index… vous seriez-vous arrangée pour m’emmener quand même ? »

Le visage de Rasa était un masque de marbre. Le silence dura un long moment.

« Allons, tante Rasa, reprit Shedemei. Je ne suis pas idiote, et j’aimerais autant que vous n’essayiez pas de me tromper.

— Nous avions besoin de tes talents, Shedya. C’est Surâme qui t’a choisie et non moi.

— Êtes-vous certaine que ce n’est pas vous, quand vous avez fait le compte des hommes et des femmes, pour faire en sorte que nous soyons en nombre égal ?

— C’est Surâme qui t’a envoyé ton rêve.

— L’attristant, dit Shedemei, c’est qu’à part vous, personne dans le groupe n’est un reproducteur avéré. Vous avez peut-être associé un des hommes avec une femme stérile. Ou inversement, vous avez apparié l’une d’entre nous avec un époux infécond. »

De glacée, la colère de Rasa commençait à devenir brûlante. « Je te le répète, ce n’est pas moi qui ai choisi… Luet a eu une vision, elle aussi, et…

— Mais allez-vous donner l’exemple ? Allez-vous avoir d’autres enfants, tante Rasa ? »

L’interlocutrice de Shedemei en resta confondue. « Moi ? À mon âge ?

— Vous avez encore quelques ovules en bon état. Je sais que vous n’êtes pas encore ménopausée : vous avez vos règles en ce moment même. »

Rasa lui jeta un regard atterré. « Je me demande s’il ne serait pas plus simple que je m’installe carrément sous un de tes microscopes !

— Ça ne passerait pas. Il faudrait que je vous découpe en tranches fines.

— J’ai parfois l’impression que c’est déjà fait.

— Rasa, vous nous faites faire plusieurs haltes par jour. Or, vous contrôlez très bien votre vessie ; tout le monde sait donc que vous versez les larmes de la lune. »

Rasa leva brièvement les sourcils d’un air d’indifférence résignée. « D’autres enfants, disais-tu ?

— Je crois que vous devriez, pour nous donner l’exemple à tous. Comprenez donc que nous ne participons pas à un voyage d’agrément. Nous devons former une colonie ; et la priorité première d’une colonie, c’est la reproduction. Celui ou celle qui ne fait pas de bébés n’a quasiment aucune valeur. Elemak a beau jalouser votre autorité, vous avez bel et bien la responsabilité des femmes du groupe. Vous devez être un modèle pour nous toutes. Si vous acceptez de tomber enceinte durant le voyage, les autres vous suivront, et ce sera surtout du fait de leurs maris : ils voudront prouver qu’ils sont aussi capables d’engrosser une femme que le vieux Wetchik.

— Il n’est plus Wetchik, dit Rasa sans logique apparente. Il n’est que Volemak.

— Il peut encore accomplir le devoir conjugal, n’est-ce pas ?

— Vraiment, Shedemei, aucune question n’est-elle trop osée pour toi ? Que vas-tu nous demander la prochaine fois ? Des échantillons de selles ?

— J’imagine qu’avant la fin de ce voyage j’aurai examiné des échantillons de presque tout. Je suis ce qui se rapproche le plus d’un médecin, dans cette caravane. »

Soudain, Rasa eut un petit rire. « Je vois d’ici Elemak t’apporter un échantillon de sperme ! »

Shedemei ne put s’empêcher de rire elle aussi à l’idée de le lui demander. Quelle offense à sa dignité de chef d’expédition !

Puis elles cheminèrent quelques minutes en silence. Enfin : « Le feras-tu ? demanda Rasa.

— Quoi donc ?

— Épouseras-tu Zdorab ?

— Qui ?

— Zdorab, l’archiviste.

— L’épouser, soupira Shedemei. Moi qui n’avais jamais eu l’intention de me marier !

— L’épouser et porter ses enfants, insista Rasa.

— Oh, sans doute, oui. Sauf si nous vivons sous le régime des babouins.

— Le régime des babouins ?

— Comme à Basilica, avec chaque année la course au nouveau compagnon. Je veux bien épouser cet homme que je ne connais pas, le laisser coucher avec moi, porter ses enfants et les élever avec lui – à condition de ne pas être obligée de me battre pour le garder. À condition de ne pas avoir à le regarder courtiser Eiadh, Hushidh, Dolya ou… ou Kokor ! à chaque échéance de notre contrat de mariage, pour le voir ensuite revenir à moi, l’oreille basse, et me demander de renouveler notre union simplement parce qu’aucune des femmes désirables du groupe n’aura voulu de lui ! »

Rasa hocha la tête. « Je comprends maintenant ce que tu essayais de dire tout à l’heure. Il ne s’agissait pas de l’infidélité de Kokor, mais des coutumes dans lesquelles nous avons grandi.

— Exactement. Notre groupe est trop réduit pour y maintenir les coutumes matrimoniales de Basilica.

— C’est donc une simple question d’échelle, en fait. En ville, quand une femme ne reconduit pas le contrat d’un homme, ou bien qu’il ne le demande pas, ils peuvent s’éviter en attendant que la douleur de la séparation s’atténue. Chacun peut trouver quelqu’un d’autre parmi les milliers de personnes qui l’entourent. Mais nous, nous serons seize, pas un de plus, pas un de moins ; huit hommes, huit femmes. Ce serait intenable.

— Il y aurait des envies de meurtre, comme dans le cas de Kokor, poursuivit Shedemei. Et pour d’autres, des envies de suicide.

— C’est vrai, tu as raison, tu as tout à fait raison, murmura Rasa, qui donnait l’impression de réfléchir tout haut. Mais impossible de le leur dire dès à présent. Certains feraient demi-tour – désert ou non, bandits ou non. La monogamie à perpétuité… allons ! Je ne crois même pas que Sevet ou Kokor aient été fidèles une seule semaine ! Et si Meb ne s’est pas marié jusqu’ici, c’est qu’il a la ferme intention de découcher mais pas le talent de mes filles pour se conduire avec une absolue mauvaise foi. Et maintenant, il faut leur expliquer qu’ils doivent rester fidèles, sans contrats annuels, sans possibilité de changement.

— Ça ne va pas leur plaire.

— Nous ne leur dirons donc rien avant d’arriver au camp de Volemak. Il sera beaucoup trop tard alors pour qu’ils fassent demi-tour. »

Shedemei n’en crut pas ses oreilles. Elle se modéra cependant pour dire : « J’ai quand même le sentiment que s’ils veulent rentrer, il faudrait les laisser faire. Ils sont libres, non ? »

Mais Rasa la regarda d’un air farouche. « Non ! Ils étaient libres jusqu’au moment où ils ont fait les choix qui les ont amenés ici ; maintenant, ils ne sont plus libres parce que notre colonie, et même notre voyage, ne peuvent réussir sans eux.

— J’admire votre certitude de pouvoir obliger les gens à tenir leurs engagements, murmura Shedemei. Personne ne les a jamais contraints par le passé. Y parviendrez-vous aujourd’hui ?

— Il ne s’agit pas seulement de l’expédition, répondit Rasa. C’est pour leur propre bien. Surâme nous a clairement prévenus de la destruction de Basilica – et de la leur, s’ils s’y trouvent à ce moment-là. Nous leur sauvons donc la vie. Mais les plus susceptibles de faire demi-tour sont aussi les plus inaptes à croire aux visions que Surâme nous a envoyées. Aussi, pour les protéger, devons-nous…

— Les tromper ?

— Non. Remettre certaines explications à plus tard.

— Parce que vous savez mieux qu’eux ce qui est bon pour eux ?

— Oui, dit Rasa. Oui, en effet. »

Cet aveu mit Shedemei en fureur. Tout ce que Rasa avait dit était exact, mais cela ne changeait rien à sa conviction : les gens ont le droit de choisir leur destin, jusqu’à leur propre destruction s’ils le désirent. C’était peut-être encore un des luxes qu’autorisait la vie à Basilica, d’avoir le droit de s’anéantir par stupidité ou par imprévoyance, mais ce luxe, Shedemei n’était pas encore prête à y renoncer. Expliquer aux gens que la monogamie et la fidélité conditionnaient l’appartenance au groupe, c’était une chose ; ils pouvaient alors décider s’ils préféraient s’y conformer et rester ou partir vivre sous une loi différente. Mais leur mentir jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour choisir… L’enjeu, dans ce cas, c’était la liberté, cette liberté qui donne un sens à la survie. « Tante Rasa, dit Shedemei, vous n’êtes pas Surâme. »

Et sur ces mots, elle aiguillonna son chameau, laissant Rasa derrière elle. Elle avait pourtant encore beaucoup à dire, mais elle était trop en colère et ne supportait pas l’idée d’une querelle avec tante Rasa. Shedemei détestait se disputer ; après, elle en avait pour des jours à broyer du noir. Et elle avait bien assez de sujets de préoccupation comme cela.

Zdorab, par exemple. Quel homme peut entrer comme archiviste chez un tueur assoiffé de puissance comme Gaballufix ? Quel homme peut se laisser manipuler par Nafai, un enfant, au point de trahir la confiance de son employeur, d’abandonner le précieux Index à un voleur, qu’il suit, par-dessus le marché, hors de la cité ? Et quel homme peut laisser Nafai le mettre à terre et lui arracher le serment de partir au désert sans espoir de revoir Basilica ?

Shedemei le savait parfaitement : c’était un faible, un homme stupide et ennuyeux. Un couard barbant qui prendra un air guindé pour demander ma permission avant chacune de ses laborieuses tentatives de fécondation. Un homme qui ne tirera aucune joie de notre mariage et n’en apportera pas non plus, qui regrettera de n’avoir pas épousé une autre femme, mais qui me sera fidèle uniquement par conviction qu’aucune autre ne voudrait de lui.

Zdorab, mon futur époux, comme j’ai hâte de te connaître !


Le troisième soir, le montage des tentes se fit plus efficacement. Chacun maintenant savait les tâches à effectuer – et aussi celles auxquelles couper en se débrouillant bien. Meb et Obring, comme Rasa le remarqua avec mépris, passèrent la moitié de leur temps à « aider » leurs épouses ; les opérations qu’on leur confiait étaient pourtant d’une simplicité enfantine – cela valait mieux, sinon ni Dolya ni Kokor ne les auraient effectuées. Certes, Dol ne rechignait pas à mettre parfois la main à la pâte, mais du moment que ni Kokor ni Sevet ne faisaient grand-chose, elle refusait de déchoir vis-à-vis d’elles ; après tout, Dol était une vedette quand Kokor et Sevet gazouillaient encore leurs chansons d’enfants. Rasa connaissait le fonctionnement de son esprit : la position sociale d’abord, le respect humain ensuite.

Mais au moins le respect était-il sur sa liste ! Qui sont donc ces gens que j’ai élevés et instruits ? Ceux qui sont trop égoïstes pour souffrir menacent notre paix, mais d’autres se plient si bien aux ordres de Surâme que je crains pour eux plus encore.

Je ne suis plus responsable de leurs vies, se rappela Rasa. Je dois seulement veiller à bien tendre les cordes de ma tente pour qu’elle ne s’écroule pas au premier coup de vent.

« Elle s’effondrera de toute manière si le vent souffle un peu fort, dit Elemak. Inutile donc de la fixer comme pour résister à un ouragan.

— Et à une tempête de sable ? » Rasa sentit une goutte de sueur lui piquer l’œil. Elle voulut l’essuyer d’un revers de manche, mais malgré la finesse de l’étoffe, elle transpirait encore plus des bras que du visage.

« Dans ce genre de travail, on dégouline quel que soit le temps, reprit Elemak. Laissez-moi faire. »

Il tendit le cordon pendant qu’elle ajustait le nœud, puis le serrait. Il aurait aussi bien pu faire le nœud tout seul, sans aide pour tenir la corde, elle le savait, et elle comprit son but : veiller à ce qu’elle apprenne son travail, lui manifester sa confiance et lui donner un sentiment de fierté quand la tente tiendrait debout.

« Tu es doué, dit-elle.

— Nouer des liens n’a rien de compliqué, une fois qu’on a appris. »

Elle sourit. « Ah oui, nouer des liens. C’est bien ce que tu fais en ce moment ? »

Il lui rendit son sourire ; visiblement, il goûtait l’éloge. « Entre autres, dame Rasa.

— Tu es un meneur d’hommes. Ce n’est pas la belle-mère qui parle, ni la belle-sœur, mais la femme qui a eu l’occasion de pratiquer l’autorité. Dans ce camp, même les paresseux se retiennent d’étaler leur incurie. » Elle omit de souligner qu’il n’avait réussi jusque-là qu’à centrer l’autorité sur lui-même : personne n’avait assimilé rien d’autre et quand il n’était pas là, rien ne se faisait. Peut-être n’avait-il pas eu besoin d’en savoir plus au cours des années passées à conduire des caravanes ; mais s’il voulait commander l’expédition (et Rasa n’était pas stupide : Elemak n’entendait pas laisser à son père davantage qu’une autorité nominale), il lui faudrait apprendre bien plus qu’à rendre simplement les gens dépendants de lui. L’essence du pouvoir, mon cher petit chef en herbe, c’est au contraire d’émanciper ceux qui t’entourent, tout en les persuadant de te suivre librement. Alors, même quand tu as le dos tourné, ils obéissent aux principes que tu leur as inculqués. Mais cela, elle ne pouvait le lui expliquer ; il n’était pas encore prêt à entendre ce genre de conseils. Elle se contenta donc de continuer à le complimenter en espérant consolider ainsi son assurance jusqu’à ce qu’il soit apte à l’écouter. « Et j’entends moins de disputes et de plaintes de la part de mes filles qu’à l’époque où elles avaient la vie facile. »

Elemak fit la grimace. « Vous savez comme moi que la moitié du groupe aimerait mieux retourner sur-le-champ à Basilica. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de ne pas en faire partie.

— Mais nous ne ferons pas demi-tour, dit Rasa.

— Il ne serait pas très glorieux, je crois, de rentrer dans la cité de Mouj après l’éclat de notre départ.

— Ce serait peu glorieux et surtout dangereux, souligna Rasa.

— Bah, Nafai a été lavé de l’accusation de meurtre sur la personne de Gaballufix, mon demi-frère bien-aimé.

— Il n’a été lavé de rien du tout, répliqua Rasa. Toi non plus, d’ailleurs, ô fils de mon époux.

— Moi ! » Elemak s’empourpra et son visage se durcit. Dommage, qu’il trahisse aussi facilement ses émotions. Ce n’était pas ce qui convenait à un chef.

« Je veux simplement que tu comprennes bien ceci : il est hors de question de rentrer à Basilica.

— Je vous certifie, dame Rasa, que si je voulais retourner à Basilica avant de revoir mon père, je le ferais. Et il se pourrait bien que je le fasse après. »

Rasa hocha légèrement la tête. « J’apprécie que la température tombe la nuit, dans le désert. Ainsi, on peut supporter la chaleur brutale du jour, sachant que la nuit sera plus accueillante. »

Elemak sourit. « J’y ai pourvu tout exprès pour vous, dame Rasa.

— Shedemei et moi avons parlé, aujourd’hui.

— Je sais.

— D’un sujet très sérieux, poursuivit Rasa. D’un problème qui pourrait aisément faire éclater notre colonie : les relations sexuelles. »

L’attention d’Elemak s’éveilla aussitôt. « Oui ? demanda-t-il – mais sa voix était calme.

— Nous nous sommes penchées en particulier sur la question du mariage.

— Les couples sont plutôt bien formés, pour l’instant. Aucun des hommes ne dort insatisfait, ce qui est mieux que lors de la plupart de mes précédents voyages. Quant à Hushidh, Shedemei et vous, vous retrouverez bientôt vos époux, ou les hommes qui le deviendront.

— Pour certains pourtant, le but n’est pas la vie conjugale, mais la chasse.

— Je sais, dit Elemak. Mais les choix sont limités.

— Et cependant, il en est qui continuent de choisir, bien que leur choix semble déjà fait. »

Rasa vit le dos et la nuque d’Elemak se raidir ; dans un effort pour paraître calme, il refusait de se pencher vers elle pour lui poser la question qui devait pourtant lui brûler les lèvres. Il s’inquiète d’Eiadh, son épouse, sa bien-aimée. Rasa ne s’était pas rendu compte à quel point ce sujet était sensible pour lui, déjà source de tourment.

« Il faut les obliger à rester fidèles », reprit-elle.

Elemak acquiesça. « C’est un problème que je n’ai jamais affronté, je dois dire ; dans mes caravanes, les hommes sont seuls jusqu’à l’arrivée dans une ville, et alors la plupart vont au bordel.

— Et toi ?

— Je suis marié, maintenant. J’ai une jeune épouse. Une bonne épouse.

— Une bonne épouse pour un homme jeune », insinua Rasa.

Un sourire effleura les lèvres d’Elemak. « On ne reste pas jeune éternellement.

— Mais Eiadh sera-t-elle une bonne épouse dans cinq ans ? Dans dix ans ? »

Il lui jeta un regard étrange. « Comment voulez-vous que je le sache ?

— Mais tu dois y songer, Elya. Quel genre d’épouse sera-t-elle dans cinquante ans ? » Il eut l’air ébahi. Il n’avait jamais envisagé le sujet sous cet angle ; il ne parvenait même pas à feindre d’y avoir réfléchi, tant la question le prenait au dépourvu.

Rasa poursuivit :

« Shedemei – qui a confirmé ce que je pensais déjà – me faisait remarquer ceci : il sera impossible de perpétuer dans le désert les coutumes matrimoniales de la cité. Basilica était une très grande ville et nous ne sommes que seize. Huit couples. Quand tu abandonneras Eiadh pour une autre, qui épousera-t-elle ? » Naturellement, Rasa savait – et elle n’ignorait pas qu’Elemak le savait aussi – que ce serait vraisemblablement Eiadh et non Elemak qui déciderait de ne pas reconduire leur contrat de mariage. Mais la question demeurait : qui Eiadh épouserait-elle ?

« Et les enfants, continua Rasa. Il y aura des enfants – mais pas d’école pour les accueillir. Ils resteront donc avec leur mère, et seront élevés par un autre homme que leur père – ou plusieurs. »

Rasa vit que sa description de l’avenir commençait à porter. Elle savait avec précision ce qui troublerait le plus Elemak, et elle en usait sans vergogne. Après tout, ses mises en garde étaient fondées.

« Tu comprends donc, Elemak, que tant que nous ne sommes que seize, tenus de rester unis pour survivre au désert, les mariages ne peuvent être que permanents. »

Elemak ne la regardait pas ; mais, tandis qu’il s’asseyait sur le tapis étendu sous la tente, ses pensées se reflétaient sur ses traits.

« Notre colonie ne résistera pas aux querelles, reprit Rasa, ni aux blessures d’amour-propre : nous serons trop les uns sur les autres. Il faut les avertir. L’épouse d’aujourd’hui est l’épouse de toujours. »

Elemak s’étendit sur le tapis. « Pourquoi m’écouteraient-ils, moi, sur un sujet pareil ? dit-il. Ils s’imagineront que je manigance ainsi de garder Eiadh pour moi seul. Certains, il se trouve que je le sais, la convoitent déjà, en espérant la courtiser après qu’elle aura passé quelques années avec moi.

— Alors, tu dois les convaincre de la pertinence d’une union monogame et indissoluble, afin qu’ils comprennent qu’il ne s’agit pas d’un plan à ton usage personnel.

— Les convaincre ? » Elemak eut un rire bref et amer. « Je doute fort de pouvoir convaincre Eiadh ! »

Il regretta aussitôt sa dernière remarque, Rasa s’en rendit compte. C’était trop en révéler.

« Convaincre n’est peut-être pas le terme approprié, dans ce cas, dit Rasa. Il faut les aider à comprendre que nous devons nous plier à cette règle pour empêcher notre famille de se déchirer dans un bain de sang, au propre comme au figuré, de la même façon qu’il faut impérativement faire silence quand nous voyageons de jour. »

Elemak se redressa et se pencha vers Rasa, les yeux brillants de… de quoi ? De colère ? De peur ? De souffrance ? Y aurait-il là-dessous quelque chose que je ne comprends pas ? se demanda-t-elle.

« Dame Rasa, dit Elemak, cette règle que vous désirez imposer est-elle si importante qu’il faille tuer pour la faire respecter ?

— Tuer ? Mais c’est ce que je redoute le plus ! C’est ce qu’il faut à tout prix éviter !

— Nous sommes dans le désert ; nous y serons toujours quand nous arriverons au camp de mon père, et dans le désert, quelle que soit la gravité d’un délit, il n’existe qu’une seule sanction : la mort.

— Allons, ne dis pas de bêtises !

— Que l’on coupe la tête du condamné ou qu’on l’abandonne dans le désert, c’est la même chose : ici, l’exil, c’est la mort.

— Mais jamais, au grand jamais je ne voudrais d’une peine aussi sévère !

— Réfléchissez, dame Rasa. Où emprisonner quelqu’un alors que nous nous déplaçons sans cesse ? Qui aurait le temps de monter la garde auprès d’un prisonnier ? Il y a toujours la flagellation, bien sûr, mais nous nous retrouverions avec un blessé sur les bras et nous ne pourrions plus voyager en sécurité.

— Et la confiscation d’un privilège ? La privation de quelque chose ? Un système d’amendes semblable à celui de Basilica ?

— Mais confisquer quoi, dame Rasa ? Quels privilèges avons-nous, les uns et les autres ? Si nous privons le coupable d’un objet dont il a vraiment besoin – ses chaussures ? son chameau ? –, cela revient à le mutiler, ce qui nous oblige à voyager moins vite et met tout le groupe en danger. Et s’il s’agit de quelque chose dont il n’a pas besoin mais auquel il tient, la rancœur grandit en lui et vous vous retrouvez avec un compagnon de route qu’il faut faire obéir sans pouvoir se fier à lui. Non, dame Rasa, si la honte ne suffit pas à empêcher un homme d’enfreindre la loi, la seule sanction qui ait encore un sens, c’est la mort. Ainsi, l’insoumis ne viole plus jamais la loi et les autres savent que vous ne plaisantez pas. Et toute sentence moindre que la mort entraîne un résultat contraire : le contrevenant récidive, tout simplement, et plus personne ne respecte la loi. C’est pourquoi, je vous le dis, avant d’imposer cette règle durant nos voyages, vous devriez peut-être réfléchir à cette question : votre loi vaut-elle la peine qu’on tue pour la faire respecter ?

— Mais de toute façon, personne ne croira que tu serais prêt à tuer ; n’est-ce pas ?

— Pensez-vous ? D’expérience, je puis vous affirmer que le plus dur, quand on punit un homme dans un voyage comme le nôtre, c’est d’expliquer ensuite à sa veuve et à ses orphelins pourquoi on ne l’a pas ramené.

— Oh, Elemak, jamais je n’accepterai…

— Personne n’en a envie. Mais les gens du désert savent ce qu’il en est. Et quand on abandonne un homme au lieu de le tuer franchement, on ne lui laisse pas une chance – ni chameau, ni cheval, ni même de l’eau. Mieux, on le ligote serré, de façon que les carnivores l’expédient rapidement, parce que s’il survit assez longtemps, des bandits risquent de tomber dessus ; alors, il subira une mort beaucoup plus cruelle, et au cours de son agonie, il révélera où se trouve la caravane, de combien d’hommes elle se compose, le nombre de sentinelles qui se relaient la nuit, et où sont cachés les objets de valeur. Il fera encore bien d’autres aveux : le petit nom qu’il donne à sa femme, les surnoms des gardes, et les bandits sauront alors quelles paroles prononcer dans la nuit pour semer la confusion dans la caravane ou pour endormir la vigilance des sentinelles. Il leur dira…

— Tais-toi ! s’écria Rasa. Tu me racontes cela pour me terrifier !

— Vous imaginez que la vie au désert, c’est la chaleur et le froid, les chameaux et les tentes, les besoins qu’on soulage dans le sable et les nuits que l’on passe sur des tapis et non dans un lit. Mais moi, je vous dis que la vie que Père, vous-même et Nafai, le cher enfant, vous nous avez choisie…

— Que Surâme a choisie !

— … c’est la plus dure qu’on puisse imaginer, dans un monde dangereux et violent où la mort est présente à chaque pas, et où il faut être prêt à tuer pour maintenir l’ordre.

— Alors, je trouverai un autre moyen, dit Rasa. Un autre système pour régler la question des mariages…

— Vous n’y arriverez pas, répliqua Elemak. Réfléchissez tant que vous voudrez, vous en reviendrez toujours à la même et unique conclusion. Si ce projet délirant de colonie doit réussir, ce sera dans le désert et en suivant la loi du désert. Ce qui signifie que les femmes seront fidèles à leurs hommes, sinon elles mourront.

— Et les hommes aussi, s’ils sont infidèles », ajouta Rasa ; Elemak ne songeait sûrement pas à ne punir que les femmes !

« Ah, je vois : si deux personnes enfreignent la loi du mariage, vous voulez les tuer toutes les deux, c’est ça ? Qui est sanguinaire, maintenant ? Nous pouvons plus facilement nous passer d’une femme que d’un homme. À moins que vous ne proposiez que j’entraîne Kokor et Sevet au combat ? Ou que vous ne croyiez Dol et Shedemei capables de se débrouiller pour hisser les tentes sur les chameaux ?

— Donc, dans ton monde où les hommes font la loi, ce sont les femmes qui font les frais de…

— Nous ne sommes plus à Basilica, dame Rasa. Les femmes s’épanouissent là où la civilisation est forte. Pas ici. Vous verrez, si vous y réfléchissez : ne punir que la femme est le plus sûr moyen de faire respecter la loi ; car quel homme murmurera : “Je t’aime” à une femme, alors que tous deux savent pertinemment ce qu’il veut dire en réalité : “J’ai tellement envie de te sauter que je me fous que tu crèves”. Quel succès auront ses tentatives de séduction, alors ? Et s’il essaye de la prendre de force, elle hurlera, parce qu’elle saura que sa vie est en jeu. Et si on le surprend à la violer, eh bien, c’est lui qui meurt. Vous comprenez ? Dans ces conditions, les petites aventures de passage perdent beaucoup de leur charme.


Elemak faillit éclater de rire en voyant l’expression bouleversée de Rasa quand il quitta la tente. Dame ! elle se croyait toujours aux commandes, même au désert alors qu’elle ne savait rien de rien sur l’art d’y survivre, qu’elle mettait constamment tout le monde en danger avec ses bavardages, avec sa prétendue sagesse qu’elle était toujours si empressée de partager, avec ses airs de grand chef ! À Basilica, elle pouvait donner l’illusion de l’autorité : là-bas, les femmes avaient enfermé les hommes derrière de telles barrières de coutumes et de bonnes mœurs qu’elle n’avait qu’à prendre une décision pour qu’on s’y plie automatiquement. Mais ici, elle allait bientôt s’apercevoir – elle s’en apercevait déjà – que la véritable volonté de puissance lui faisait défaut. Elle voulait commander, certes, mais elle refusait les arrêts impitoyables qu’exigeait le commandement.

Des unions permanentes, tu parles ! Quelle femme pouvait satisfaire un homme tant soit peu viril plus d’un an ou deux ? Lui, Elemak, n’avait jamais considéré Eiadh autrement que comme une première épouse. Elle aurait été parfaite dans ce rôle : fleur de sa résidence basilicaine, elle lui aurait donné l’aîné de ses enfants, après quoi chacun serait parti de son côté. Elemak avait même prévu de confier l’instruction de ses héritiers à Rasa ; il savait sa valeur, et elle s’y entendait à éduquer les jeunes. Mais croire qu’il allait supporter une Eiadh grosse et vieille qui s’accrocherait à lui…

Ainsi pensait Elemak, mais dans son cœur, il savait qu’il se mentait à lui-même. Il pouvait bien prétendre ne pas vouloir d’Eiadh pour toujours, il ne ressentait pourtant que désir pour elle, un désir puissant, possessif, qui ne donnait pas signe d’affaiblissement. C’était Eiadh qui était instable, pas lui. C’était elle qui s’était extasiée devant Nafai quand il avait tenu tête à Mouj et refusé le poste de consul que lui offrait le seigneur de guerre. Lamentable ! Elle admirait davantage Nyef de refuser le pouvoir que son propre époux de le détenir et de l’exercer ! Mais Eiadh était une femme, après tout, son éducation l’avait conduite à une dépendance mystique envers Surâme, et comme Surâme avait très clairement « choisi » Nafai, celui-ci n’en avait que plus de séduction à ses yeux.

Quant à Nyef… eh bien, Elemak savait depuis longtemps qu’il lorgnait Eiadh. Dès le début, cela n’avait fait que renforcer l’attrait qu’elle exerçait sur Elemak : en se mariant avec elle, il remettrait son morveux de petit frère à sa place. Que Nafai l’épouse plus tard, quand elle aurait eu un ou deux enfants d’Elemak ; il saurait alors quelle était sa vraie position. Mais voilà qu’Eiadh l’avait remarqué – pourquoi diable avait-il fallu que ce soit lui qui tue Gaballufix ? C’était cela qui la séduisait ! Elle était en adoration devant une illusion : celle de la force de Nafai. Eh bien, Edhya, ma chérie, mon petit chat, moi aussi, j’ai tué, et pas un ivrogne qui ronflait dans la rue ; non : j’ai tué un bandit qui chargeait ma caravane, prêt à nous dépouiller et à nous étriper. Et je peux tuer encore, s’il le faut.

Je peux tuer encore, et Rasa en a déjà accepté la justification. La loi du désert… Oui, c’est ça qui éliminera cet empêcheur de tourner en rond qu’est Nafai. Rasa, tellement sûre que son adorable petit dernier n’enfreindra jamais la loi, acceptera – comme tous les autres – la mort comme sanction de la désobéissance. Et alors, Nafai désobéira. Ce sera parfaitement simple, d’une beauté mathématique, et je pourrai le tuer au même prétexte, exactement, que lui quand il a tué Gabya : pour le bien commun !

Ce soir-là, comme le souper froid pesait sur l’estomac des voyageurs qu’une brise nocturne glacée avait chassés dans leurs tentes, Elemak désigna Nafai pour le premier tour de garde ; puis il se glissa sous son abri de toile, où son frère, le pauvre, savait pertinemment qui l’attendait. Il voyait d’ici Nafai assis sous les étoiles, en train de l’imaginer, lui, Elya, qui serrait le corps nu d’Eiadh dans ses bras pendant que la tente s’imprégnait de la chaleur humide de leur étreinte. Il savait que Nafai entendait, ou croyait entendre, les petits cris étouffés que poussait Eiadh. Et quand Elemak ressortit enfin, couvert encore de la sueur et de l’odeur de l’amour, il savait que Nafai aurait dans la bouche un goût amer en regagnant sa propre tente, où ne l’attendait pour seule consolation que le corps sans galbe ni grâce de Luet, la sibylle de l’eau. Il était presque tentant de faire appliquer pour de bon la loi de Rasa, car alors, c’est Nafai qui vieillirait avec Eiadh sous les yeux, une Eiadh qui n’appartiendrait qu’à Elemak et que jusqu’à son dernier souffle, Nafai ne posséderait jamais.

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