« J’ai vu un désert en rêve, un désert sombre et lugubre », dit Volemak, mais en prononçant ces mots, il savait que ceux qui l’entouraient ne comprendraient pas quel sens ils avaient pour lui. Il ne s’agissait pas du désert brûlant qu’ils connaissaient bien à présent, aussi lugubre fût-il. Celui dans lequel il se déplaçait en rêve était humide, froid et sale, sans beaucoup de lumière ; il voyait à peine où il mettait les pieds. Peut-être y avait-il des arbres non loin de là, mais en ce qui le concernait, il aurait aussi bien pu se trouver sous terre. Il marchait interminablement, sans aucun espoir, incapable pourtant de s’empêcher d’espérer qu’à force d’avancer, il finirait par sortir de cette terre désolée.
« Alors j’ai vu un homme vêtu d’une robe blanche. » Comme les prêtres de Seggidugu, songea Volemak ; mais ce sont des hommes ordinaires, qui transpirent en accomplissant leurs rites, alors que celui-ci paraissait tellement à l’aise que j’ai eu aussitôt la certitude qu’il était mort. J’étais à l’évidence en un lieu où les morts sont en attente, et la pensée m’est venue que j’étais peut-être mort moi aussi. « Il s’est approché, reprit-il, s’est arrêté devant moi, puis il m’a parlé. Il m’a dit de le suivre. »
Volemak sentait que son public commençait à s’ennuyer – du moins les plus puérils. Quelle frustration de n’avoir que des mots pour leur dire son rêve ! S’ils pouvaient se représenter le timbre de la voix de cet homme, sa chaleur et sa bonté, l’impression que j’ai ressentie de voir pour la première fois de la lumière en cette terre obscure, ils comprendraient pourquoi je l’ai suivi et pourquoi c’était si important pour moi ! Mais non, à leurs yeux, ce n’est qu’un rêve, et un rêve assommant pour l’instant. Et pourtant, comme il m’a ébloui, moi !
« Je le suivis plusieurs heures dans la pénombre, reprit Volemak. Je tentai de lui parler, mais il ne répondit pas. Aussi, persuadé qu’il était envoyé par Surâme, à Surâme je m’adressai mentalement. Je lui demandai combien de temps tout cela allait durer, où l’on m’emmenait et quel était le but de cette marche. Mais je n’obtins aucune réponse. Alors, saisi d’impatience, je déclarai que s’il s’agissait d’un rêve, il était temps que je m’éveille, et que s’il avait une finalité, mieux vaudrait y parvenir avant l’aube. Aucune réponse ne me parvint. Je me mis donc à penser que c’était peut-être la réalité que je voyais, qu’il n’y aurait jamais de fin et que c’est là ce qui nous arrive après la mort : nous nous retrouvons dans un désert accablant et nous marchons pour l’éternité derrière un homme qui refuse de nous expliquer ce que nous faisons là.
— Ça décrit assez bien notre vie depuis quelque temps », murmura Mebbekew.
Sans regarder Meb, Volemak se tut ; il attendait que les regards irrités des autres le réduisent au silence. Alors il reprit : « Dans l’hypothèse où tout cela eût bien été réel, j’implorai Surâme, ou du moins le souverain de ce lieu, de manifester un peu de pitié, de me dire ou de me montrer quelque chose, de me permettre de comprendre ce que je faisais là. Ce n’est qu’alors, après que j’eus supplié qu’on me délivre de ces doutes, que le paysage s’éclaira – non pas comme par le soleil levant ou la proximité d’un feu ; aucune source de lumière n’était visible : simplement, j’y voyais comme en plein jour. Je quittai alors le désert pierreux pour entrer dans un champ immense, couvert d’herbes et de fleurs de haute taille qu’une brise légère ployait doucement. Je ne puis vous décrire le soulagement que j’éprouvai : j’avais enfin de la vie devant les yeux ! Et un peu plus loin, peut-être à trois cents mètres, se dressait un arbre. Malgré la distance, je distinguai au milieu du vert vif de ses feuilles des taches blanches – des fruits, je n’en doutai pas un instant. Soudain, leur parfum me parvint et je sus, sans soupçonner de quels fruits il s’agissait, qu’ils étaient délicieux, l’aliment le plus parfait qui fût jamais, et que si je pouvais seulement y goûter, je ne connaîtrais plus jamais la faim. »
Il s’interrompit un instant, attendant l’immanquable et fine remarque de Meb sur leur faim à tous tandis qu’ils attendaient la conclusion de son rêve. Mais apparemment Meb s’était calmé, car il ne dit rien.
« Je m’approchai de l’arbre, continua Volemak, – je me précipitai, plutôt – et son fruit était petit et suave. Oui, je le goûtai et je puis vous dire que rien de ce que j’ai mangé en cette vie n’était aussi délicieux.
— Ouais, comme quand on fait l’amour en rêve », glissa Obring, qui paraissait vouloir prendre la succession de Meb. Volemak baissa la tête un instant. Il entendit quelqu’un bouger – oui, c’était Elemak qui se levait. Volemak voyait la scène sans avoir besoin de regarder, car c’était de lui qu’Elemak tenait cette technique. Il était debout, les yeux fixés sur Obring, muet, et finalement Obring se ratatinait sous son regard. Ensuite… oui, voilà, Obring marmonnait une excuse : « Je regrette, continuez, allez-y. » Alors, Volemak attendit qu’Elemak se fût rassis. Il pouvait maintenant reprendre son récit avec l’espoir de ne plus être interrompu.
Mais la grâce s’était dissipée. Il s’était cru sur le point de trouver les mots exacts qui définissaient le goût du fruit dans sa bouche, ce sentiment d’être vivant pour la première fois. « Ce fruit, c’était la vie même », dit-il, mais maintenant les mots étaient inadéquats et vides ; l’instant de grâce était passé et ceux qui l’écoutaient ne comprendraient plus. « La joie que je ressentis en le goûtant était… si parfaite que je voulus la faire connaître à ma famille aussi. L’idée m’était insupportable de posséder ce fruit incomparable, d’avoir ce goût de vie dans la bouche, alors que ma famille n’en savait rien, ne le partageait pas avec moi. Je vous cherchai donc des yeux ; vous n’étiez pas dans la direction d’où j’étais venu mais, en me retournant, je m’aperçus qu’une rivière coulait près de l’arbre et je distinguai, un peu en amont, Rasa et nos deux fils, Issib et Nafai, qui regardaient autour d’eux comme s’ils se demandaient où aller. Je les appelai, je leur fis des signes et ils me virent enfin ; ils me rejoignirent, je leur donnai du fruit et ils en mangèrent ; ils ressentirent alors ce que je ressentais ; eux aussi, il leur sembla que la vie les pénétrait pour la première fois, je le vis bien. Ils étaient vivants auparavant, bien entendu, mais désormais ils savaient pourquoi ils vivaient, ils étaient heureux de vivre. »
Volemak ne pouvait retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Le souvenir de son rêve était si vif, si puissant qu’en le racontant il le revivait, et la joie qu’il ressentait était irrépressible, même après une journée de labeur au jardin, même si la poussière du désert se mêlait à sa sueur. Il avait encore le goût du fruit dans la bouche, l’expression de son épouse et de leurs fils dans les yeux. Il ressentait encore l’ardent désir qui l’avait saisi de faire goûter cette joie aussi à Elemak et Mebbekew.
« Je songeai alors à Elemak et à Mebbekew, mes deux fils aînés, et je les cherchai, désireux de leur faire goûter les fruits à eux aussi. Et ils étaient là, en amont de la rivière tout comme Rasa, Issib et Nafai. Comme tout à l’heure, je les hélai, je leur fis des signes, mais ils refusèrent de venir. Je me mis à crier pour leur parler des fruits, mais ils n’avaient pas l’air de m’entendre, bien que j’eusse l’impression qu’ils jouaient la comédie. Enfin, ils se détournèrent sans même feindre de m’écouter, et moi j’étais là, ce fruit parfait à la main, ce goût dans la bouche, ce parfum aux narines, sachant que l’allégresse les envahirait comme moi s’ils acceptaient seulement de venir le goûter, et impuissant pourtant à les faire venir. »
Ses premières larmes avaient été de joie ; amères à présent, elles coulaient pour Elemak et Mebbekew. Mais il n’y avait rien de plus à dire ; il continua donc le récit de son rêve.
« Alors seulement, quand mes deux aînés eurent refusé de s’approcher de l’arbre, je m’aperçus que nous n’étions pas seuls dans cette immense prairie. Vous savez comment cela se passe dans les songes – il n’y a personne et soudain, on est entouré de milliers de gens. À vrai dire, il ne s’agissait pas seulement de gens, mais aussi d’êtres différents, dont certains volaient et d’autres couraient au ras du sol, mais je savais pourtant que c’étaient aussi des gens, vous me comprenez ? Beaucoup avaient vu l’arbre ; je me dis qu’ils m’avaient peut-être entendu parler de loin à Elya et Meb des fruits, de leur goût, etc., et qu’ils voulaient s’en approcher à leur tour. Mais l’arbre se trouvait beaucoup plus loin maintenant, et j’eus l’impression que ces gens ne le voyaient pas, qu’ils en connaissaient seulement la direction générale. Je songeai alors : Comment vont-ils y parvenir s’ils ne le voient pas ?
« J’avisai à cet instant une sorte de clôture de fer le long de la rivière, bordant un petit sentier étroit qui suivait la berge : c’était manifestement le seul chemin possible pour atteindre l’arbre. Et les gens qui le cherchaient agrippèrent la rampe métallique et empruntèrent le sentier, en s’accrochant à la clôture quand le sol devenait glissant pour ne point tomber à l’eau, ils se hâtaient ; mais le brouillard se leva, un brouillard lourd, épais qui montait de la rivière ; ceux qui ne tenaient pas la rambarde se perdirent, certains tombèrent dans la rivière et se noyèrent, et d’autres s’éloignèrent au milieu de la brume, s’égarèrent dans le champ et ne purent trouver l’arbre.
« Mais ceux qui tenaient la rampe parvinrent à continuer leur chemin dans le brouillard et sortirent enfin à la lumière, assez près de l’arbre pour le voir de leurs yeux.
Ils se précipitèrent alors et se pressèrent autour de nous, Rasa, Issib, Nafai et moi ; ils tendirent les bras pour cueillir des fruits, et ceux qui n’atteignaient pas assez haut, nous en cueillîmes pour eux, et quand il ne resta plus de fruits accessibles d’en bas, Nafai et Issib grimpèrent dans l’arbre…
— J’ai grimpé…» fit Issib dans un souffle. Tous l’entendirent mais personne ne dit mot ; chacun savait ou devinait ses sentiments alors qu’il s’imaginait escaladant un arbre en compagnie de Nafai.
« Ils grimpèrent dans l’arbre et en redescendirent les bras chargés de fruits qu’ils distribuèrent, poursuivit Volemak. Et à l’expression des gens qui nous entouraient, je vis qu’ils goûtaient ce que j’avais goûté, qu’ils ressentaient ce que j’avais ressenti. Mais je remarquai alors qu’après avoir mangé, nombre d’entre eux se mettaient à jeter des coups d’œil furtifs autour d’eux, comme honteux d’avoir consommé de ces fruits et craignant d’être vus. Je ne pouvais croire à cette réaction, mais à ce moment, je tournai la tête dans la direction où beaucoup regardaient et là, de l’autre côté de la rivière, je vis un immense édifice, semblable à ceux de Basilica mais beaucoup plus grand ; il était percé de cent fenêtres, et à travers chacune d’elles, on distinguait des gens riches, des gens extravagants, élégants et beaux, qui riaient, qui buvaient et chantaient, comme on le fait à Dollville et à Peintrailleville, mais à une échelle bien supérieure. Ils riaient, certes, ils étaient très gais, mais moi, je savais qu’ils se mentaient à eux-mêmes et que le vin seul leur faisait croire qu’ils s’amusaient – ou plutôt, je dirais qu’ils s’amusaient en effet, mais que le vin leur faisait croire qu’il était important de se divertir, alors que moi, sur l’autre rive, je tenais entre mes mains le fruit qui pouvait leur prodiguer cette allégresse qu’ils feignaient de ressentir. C’était terriblement triste. Je m’aperçus alors que beaucoup des gens qui m’entouraient, des gens qui avaient, eux, mangé des fruits, regardaient ceux de l’immense bâtiment avec envie. Ils désiraient visiblement les rejoindre, rejeter les fruits de l’arbre et se fondre aux fêtards qui riaient si fort et chantaient si joyeusement. »
Volemak ne mentionna pas qu’un instant, lui aussi avait vaguement ressenti l’aiguillon de la jalousie : à voir ces gens rire et jouer de l’autre côté de la rivière, il s’était soudain senti vieux de ne pas participer à la fête ; il s’était rappelé que dans sa jeunesse, il avait eu des amis pour rire avec lui ; il avait aimé des femmes qui donnaient leurs baisers par jeu, et les caresser, c’était comme rouler dans de l’herbe épaisse et de la mousse fraîche ; lui aussi, il avait ri en ce temps-là et chanté des chansons avec ses amis, et bu du vin, et c’était bien réel, ah oui, bien réel ! Réel, certes, mais hors de portée aussi, parce que la première fois était toujours la meilleure et ce qu’il refaisait ensuite n’était jamais aussi bon ; et puis un jour, tout lui avait glissé des doigts, hors d’atteinte, pour basculer dans le souvenir, et il avait su alors que la vieillesse était là, cet âge où les joies de la jeunesse sont désormais inaccessibles. Certains de ses amis s’étaient acharnés, se persuadant qu’en eux la jeunesse ne se flétrissait pas – mais ils se fanaient tous, évidemment, et se transformaient en mannequins peinturlurés, en vieilles marionnettes usées, en caricatures de jeunesse.
Volemak enviait donc les habitants de l’édifice, se rappelait avoir été l’un d’eux, ou du moins l’avoir souhaité – car faisait-on jamais partie de cette fugace communauté de plaisir, qui s’évaporait puis se reformait sans cesse en une seule nuit et mille fois au cours d’une semaine ? Elle n’existait jamais tout à fait, cette famille de fêtards ; non, elle semblait seulement toujours sur le point d’être, toujours au bord de la réalité, et puis elle reculait, inaccessible.
Mais c’est ici, près de cet arbre, songea Volemak, que se trouve la réalité. Ici, avec le goût de ces fruits dans la bouche, nous ne participons pas d’une illusion, mais de la vie même, tous, épouses et maris, parents et enfants, qui faisons partie de ce grand voyage vers l’avenir qui emporte nos gènes et nos rêves, nos corps et nos souvenirs, de génération en génération, pour l’éternité. Nous créons quelque chose qui nous survivra : voilà ce qu’est ce fruit, ce qu’est la vie ; et ce qu’ils font sur l’autre rive, cette recherche insensée de toutes les sensations que peut éprouver le corps, ce refus frénétique de la douleur ou de la difficulté, c’est manquer le but premier de la vie. La nouveauté n’est jamais nouvelle deux fois, alors que ce qui est vrai reste encore vrai la fois suivante ; plus vrai, même, car cette vérité, on l’a mise à l’épreuve, on l’a goûtée, et elle est toujours mûre, toujours présente…
Mais Volemak ne pouvait rien expliquer de tout cela à ceux qui l’entouraient : ces sentiments étaient les siens ; ils ne décrivaient pas vraiment son rêve, mais plutôt sa réaction au rêve, et rien ne l’assurait qu’elle correspondait à sa signification.
« Les gens de l’édifice nous regardaient, nous qui étions réunis au pied de l’arbre, ils nous montraient du doigt en éclatant de rire, et je les entendais se moquer de nous parce que nous avions été dupés : nous restions à manger des fruits, alors que pour connaître vraiment la vie, il nous suffisait de traverser la rivière et de nous joindre à eux. De nous joindre à la fête.
— Exact ! murmura sèchement Obring.
— Je vis nombre de ceux qui avaient goûté des fruits laisser tomber ce qu’il en restait et se diriger vers la rivière, la franchir et gagner l’édifice ; beaucoup de ceux qui n’avaient pas mangé, qui ne s’étaient même pas approchés de l’arbre, s’éloignèrent aussi vers la fête éternelle. Certains se noyèrent ou furent emportés par le courant de la rivière, mais nombreux furent ceux qui atteignirent l’autre rive ; ils entrèrent trempés dans le bâtiment, puis je les vis apparaître aux fenêtres et se moquer de nous. Mais je ne ressentais point de colère contre eux, car je venais de remarquer ce qui m’avait échappé jusque-là : la rivière était dégoûtante. Des immondices y flottaient, tous les déchets d’une cité indélicate ; et quand les gens sortaient de l’eau, ils en dégoulinaient, ils en portaient l’odeur en se joignant à la fête, et dans l’édifice, chacun était couvert de la fange de la rivière et la puanteur était indescriptible. Et quand on regardait dans le bâtiment, on s’apercevait que personne n’avait envie de côtoyer ses voisins à cause de ces ordures et des remugles qui s’en dégageaient. Après une brève approche, l’abomination des vêtements les faisait s’écarter les uns des autres. Pourtant, nul ne semblait en prendre conscience, tant ils étaient pressés de traverser la rivière et de se fondre à la fête. Tous semblaient craindre d’être rejetés s’ils ne s’y rendaient pas sur-le-champ. »
Volemak se redressa sur son rocher. « C’est tout. À part ceci : même à la fin, je cherchai encore Elemak et Mebbekew des yeux, espérant qu’ils viendraient me rejoindre au pied de l’arbre ; j’avais encore le fruit à la main, son goût dans la bouche, il était toujours délicieux, parfait et il ne s’altérait pas ; chaque bouchée était meilleure que la précédente, et je désirais que toute ma famille, que tous mes amis en profitent et partagent la vie qu’il donnait. Puis je sentis que je me réveillais – comme cela se passe dans les rêves – et je me dis : J’en ai encore le goût dans la bouche, je sens encore le fruit dans ma main. C’est merveilleux : je vais pouvoir l’apporter à Elya et à Meb et ils pourront eux aussi le goûter ; ainsi, ils nous rejoindront sous l’arbre. Mais je me suis réveillé ; j’ai vu mes mains vides et Rasa à mes côtés plongée dans son propre rêve ; elle n’avait donc pas mangé du fruit ; Issib et Nafai dormaient sous leur tente et rien de ce que j’avais vu n’avait eu lieu. »
Volemak se pencha. « Mais je sentais toujours le goût du fruit ; je le sens encore maintenant. C’est pourquoi il fallait que je vous fasse part de mon rêve. Surâme nie me l’avoir envoyé, mais il était plus réel, plus vrai qu’aucun songe que j’aie jamais fait. Non : il était – il est – plus vrai que la réalité même, et quand j’ai mangé du fruit, je me suis senti plus vivant que dans la vie réelle. Comprenez-vous ce que je dis ?
— Oui, Volya, répondit Rasa. Mieux que vous ne l’imaginez. »
Il y eut un murmure d’assentiment général et Volemak, balayant le groupe du regard, vit que la plupart avaient l’air pensifs et que beaucoup étaient ébranlés – plus peut-être par ses émotions que par le rêve lui-même, mais au moins, ils avaient été touchés. Il avait fait son possible pour leur faire partager son expérience.
« Pour être franche, toutes ces histoires de fruits m’ont donné une faim de loup, dit Dol.
— Et les ordures dans la rivière ! Miam ! ajouta Kokor. Qu’est-ce qu’on mange pour le dîner ? »
Tout le monde éclata de rire. La réunion avait perdu sa gravité, mais Volemak ne leur en voulut pas ; il ne pouvait vraiment pas espérer que ce rêve transforme radicalement leurs existences.
Pourtant, il est important. Même s’il ne vient pas de Surâme, il est vrai, il est capital, et je ne l’oublierai jamais. Ce serait m’appauvrir intérieurement.
Ceux qui avaient préparé le dîner se levèrent pour en vérifier la cuisson et entreprirent de le servir. Rasa s’assit à côté de Volemak et lui passa le bras autour de la taille. Volemak chercha Issib des yeux et vit sur ses joues des traces de larmes ; Nafai et Luet marchaient enlacés, pleins de tendresse et de prévenances l’un pour l’autre – qu’ils étaient bien et droits, ces deux-là ! Les autres, Volemak les connaissait à peine, pour la plupart. Instinctivement, son regard glissa sur eux jusqu’à ce qu’il rencontre Elemak et Mebbekew. Et il fut fort surpris, car ils ne paraissaient ni émus ni furieux. Non ; s’il avait dû mettre un nom sur leur expression, Volemak aurait évoqué la peur.
Mais comment son rêve avait-il pu les effrayer ?
« Il est en train de préparer le terrain, chuchota Mebbekew. Cette histoire de rêve où on se coupe de la famille… il va nous déshériter tous les deux.
— Ah, ferme-la ! répondit Elemak. Il nous annonce simplement qu’il est au courant de ce qui s’est passé dans le désert ; il n’a pas l’intention d’en faire tout un plat, mais il est au courant. Et ça s’arrêtera là – sauf si l’un de nous fait vraiment une grosse boulette. »
Meb lui jeta un regard froid. « Si j’ai bonne mémoire, c’est toi qui as pointé ton pulsant sur Nafai, pas moi. Alors n’essaye pas de faire passer les autres pour des imbéciles !
— Il me semble me rappeler un incident plus récent.
— Dont tu étais le seul témoin. Même ce cher Nafai n’a rien compris, et de toute façon c’est du bidon ; tu as tout inventé, pauvre pizdouk ! »
Elemak ne releva pas l’épithète. « J’espère ne jamais avoir l’air aussi bête que Père, quand il s’est mis à pleurer devant nous – et tout ça pour un rêve !
— Ben voyons, tout le monde est débile, sauf Elemak ! cracha Mebbekew. À force d’être futé, c’est par le nez que tu vas péter ! »
Elemak resta stupéfait devant l’incroyable puérilité de Meb. « Tu as douze ans d’âge mental ou quoi, Meb ? Tu en es encore à faire rimer futé avec péter ? Et tu trouves ça malin ?
— C’était de l’ironie, pauvre balourd obtus, répondit Meb de sa voix la plus suave. Mais tu es si futé que tu ne comprends jamais l’ironie. Pas étonnant que tu prennes les autres pour des idiots : tu ne comprends pas ce qu’ils disent, et tu en déduis qu’ils parlent de façon inintelligible. Je vais te révéler le secret que tout le camp connaît, à part toi, Elya, mon frère adoré : tu sais peut-être comment traverser le désert sans crever, mais c’est bien la seule chose que tu saches. Même Eiadh rigole avec les autres femmes parce que tu en termines si vite avec elle qu’elle n’a pas le temps de s’apercevoir que tu as commencé. Tu ne sais même pas contenter une femme, et pourtant, crois-moi, Elya, elles sont toutes très faciles à satisfaire ! »
Elemak laissa passer insultes et insinuations. Il connaissait bien Meb quand il était dans ce genre d’humeur ; enfant, Elemak lui avait flanqué des raclées jusqu’au jour où il avait compris que Meb ne cherchait pas autre chose, comme si la souffrance lui était indifférente du moment qu’il voyait Elemak rouge de fureur, en nage et les poings douloureux à force de lui marteler les côtes. Dans ces occasions, Meb se sentait maître du jeu.
Elemak refusa donc de s’énerver. Il planta là Meb et se joignit aux autres qui venaient chercher leur dîner près du feu ; Eiadh faisait le service – on n’avait pas eu le temps de faire cuire le lièvre et le ragoût ne contenait que du bœuf séché ; mais Rasa avait veillé à y rajouter quantité d’épices afin de donner un peu de saveur au bouillon. Et qu’Eiadh était donc charmante, la louche à la main ! Elemak sentit le désir s’éveiller en lui ; Meb mentait, il le savait bien – Eiadh n’avait pas lieu de se plaindre de sa façon de faire l’amour – et si elle ne portait pas encore d’enfant, cela ne saurait tarder. Cette certitude avait pour Elemak un goût suave. C’est ça que j’ai cherché tout au long de mes voyages ; et si c’est de ça que Père parlait avec son arbre de vie – participer à la grande entreprise d’amour, de sexe, de naissance, de vie et de mort – alors j’ai déjà goûté le fruit de cet arbre, et il est délicieux en effet, plus que tout ce que la vie peut offrir par ailleurs. Si son père croyait qu’il se sentirait mortifié parce qu’il ne s’était pas approché de l’arbre de son rêve, il serait déçu : Elemak était déjà sous l’arbre et n’avait pas besoin de son père pour le guider.
Après le dîner, Nafai et Luet se dirigèrent vers la tente qui abritait l’Index. Rongés d’impatience, ils y seraient volontiers allés avant le repas ; mais comme il n’y avait aucune réserve de nourriture, ils savaient qu’ils ne pourraient pas se faire de casse-croûte après. Il fallait manger au moment des repas ou pas du tout. La nuit tombait donc quand ils écartèrent le rabat de la tente et entrèrent – pour découvrir Issib et Hushidh, les mains posées sur l’Index.
« Oh, pardon ! s’exclama Luet.
— Venez nous rejoindre, répondit Hushidh. Nous sommes en train de demander à Surâme une explication de ce rêve. »
Luet et Nafai éclatèrent de rire. « Pourtant, le sens en est parfaitement clair, non ?
— Ah, Père vous a dit ça aussi, fit Issib. Il doit avoir raison : c’est une sorte de leçon de morale sur le souci qu’on doit avoir de sa famille en renonçant aux plaisirs matériels, et cætera – comme dans les livres qu’on donne aux enfants pour les inciter à être sages.
— Mais il y a un “mais”, c’est ça ? demanda Nafai.
— Oui : pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ? Voilà la question que nous nous posons.
— N’oublie pas, intervint Luet, qu’il a vu la même chose que nous et que le général Mouj.
— C’est-à-dire ? s’enquit Issib.
— Issib n’était pas avec nous, rappela Hushidh à Nafai et à son épouse. Je ne lui ai pas encore parlé de notre rêve.
— Nous avons tous fait des rêves, commença Luet, des rêves différents, mais qui avaient tous des éléments communs. Nous avons tous vu des créatures volantes couvertes de fourrure – j’ai pensé à des anges, mais ils n’avaient pas l’air particulièrement aimables. Surâme nous a appris que le général Mouj les avait vues, lui aussi – Mouj est notre père, à Hushidh et à moi. Notre mère également en a rêvé, la femme nommée Soif qui a empêché le mariage d’Hushidh et du général. Il y a aussi les êtres qui couraient au sol…»
Hushidh prit la suite. « J’ai vu ces espèces de rats qui mangeaient… les enfants de quelqu’un. Ou qui essayaient, du moins.
— Et le rêve de Père est dans la continuité du nôtre, reprit Luet, parce que même avec des différences, on y retrouve néanmoins les rats et les anges. Rappelez-vous ce qu’il nous a dit : il a vu des êtres qui volaient et d’autres qui couraient par terre ; mais en même temps, il sentait que c’étaient des gens.
— Ah oui, ça me revient maintenant, fit Issib. Mais il ne s’y est pas attardé.
— Parce qu’il ne s’est pas rendu compte que c’était le signe, expliqua Luet.
— Le signe de quoi ?
— Que ce rêve ne venait pas de Surâme.
— Mais Père le sait, pourtant, dit Issib. C’est Surâme qui l’en a averti.
— Oui, mais de qui vient-il ? demanda Nafai. Surâme le lui a-t-il dit ?
— Du Gardien de la Terre, répondit Luet.
— Qui est-ce ? fit Issib.
— C’est pour le rencontrer que Surâme veut retourner sur Terre, expliqua Luet. C’est pour le voir que nous retournons tous sur Terre. Tu ne comprends pas ? Le Gardien de la Terre nous appelle dans nos rêves, les uns après les autres, et il nous raconte des choses. Et ce qui se passe dans le rêve de ton père est important parce qu’il vient bien du Gardien. Si on pouvait en ajuster les morceaux et le comprendre…
— Mais une émission depuis la Terre… il faudrait qu’elle voyage plus vite que la lumière ! s’insurgea Issib.
— À moins que le Gardien n’ait envoyé ces rêves il y a cent ans à une vitesse luminique, dit Nafai.
— Il aurait envoyé des rêves à des gens encore à naître ? demanda Luet. Je croyais que tu avais éliminé cette idée.
— Je pense néanmoins que les rêves peuvent être… je ne sais pas… dans l’air, fit Nafai. Et celui ou celle d’entre nous qui dort quand un rêve arrive le perçoit.
— Impossible, déclara Hushidh, catégorique. Mon rêve était bien trop précis.
— Tu as peut-être trituré la matière provenant du Gardien pour en faire ton propre rêve, répliqua Nafai. C’est plausible.
— Non. Mon rêve était d’une seule pièce. Si une seule partie provenait du Gardien, tout en provenait. Et il me connaissait. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Le Gardien me connaissait et il connaissait… tout. »
Un instant, le silence enveloppa le groupe.
« Le Gardien ne transmet peut-être ces rêves qu’aux gens dont il désire le retour, dit enfin Issib.
— J’espère que non, répondit Nafai, parce que je n’en ai pas encore fait un seul. Je n’ai vu ni rats ni anges.
— Moi non plus, reprit Issib. Je me disais que peut-être…
— Mais tu étais dans mon rêve, Issib, intervint Hushidh, et si le Gardien m’appelle, il veut que tu viennes aussi.
— Et nous étions tous les deux dans le rêve de Père, renchérit Nafai. C’est pourquoi il faut en comprendre la signification ; à l’évidence, il ne s’agit pas seulement de nous inciter à bien nous conduire, sinon le Gardien a salopé le boulot : Elemak et Mebbekew étaient furieux d’avoir été mis à l’écart dans le rêve parce qu’ils refusaient de s’approcher de l’arbre.
— Eh bien, venez, dit Issib. Touchez l’Index et posez des questions. »
Le fauteuil tenait l’Index au bout d’un de ses bras afin qu’Issib puisse poser la main dessus ; ses compagnons se serrèrent autour de lui et en firent autant. Et ils formulèrent silencieusement leur question…
« Non, déclara enfin Issib, il ne se passe rien. Ça ne marche pas comme ça. Il faut être plus clair.
— Alors parle pour nous, dit Hushidh. Pose la question en notre nom à tous. »
Chacun maintint une main sur l’Index et Issib se fit le porte-parole du groupe. Il posa sa question, plusieurs fois. En vain.
« Allons ! s’exclama Nafai, s’adressant à l’Index. On a fait tout ce que tu nous demandais ! Même si tu es aussi perdu que nous, dis-le nous, au moins ! »
La voix de l’Index s’éleva aussitôt : « Je suis aussi perdu que vous.
— Mais enfin, pourquoi ne pas nous l’avoir dit dès le début ? s’écria Issib, dégoûté.
— Parce que vous ne me demandiez pas ce que je pensais du rêve : vous m’interrogiez sur son sens. Je m’efforçais de le déchiffrer. Je ne peux pas.
— Tu veux dire que tu n’y es pas encore arrivé, corrigea Nafai.
— Je veux dire que je ne peux pas, répliqua l’Index. Les données sont insuffisantes. Le raisonnement intuitif des humains m’est inconnu ; mon esprit est trop simple, trop direct. Ne me demandez pas plus que je ne puis donner. Je sais tout ce qui est connaissable par l’observation, mais je suis incapable de deviner les visées du Gardien de la Terre, et vous m’épuisez en l’exigeant de moi.
— D’accord, dit Luet. Excuse-nous. Mais si tu apprends quelque chose…
— Je vous en ferai part si j’estime utile que vous soyez au courant.
— Dans le cas contraire, fais-le nous savoir quand même ! » riposta Issib.
Mais l’Index garda le silence.
« C’est exaspérant de discuter avec Surâme, par moments ! s’écria Nafai.
— Parle d’elle avec respect, dit Hushidh, et elle se montrera peut-être plus coopérative.
— Oui, mais si on lui manifeste trop de respect, cet ordinateur commence à se prendre pour un dieu, intervint Issib, et c’est pour le coup que ça devient vraiment difficile de traiter avec lui !
— Viens te coucher, dit Luet à Nafai. Nous en reparlerons demain, mais ce soir nous avons besoin de dormir. »
Nafai ne se fit pas prier ; Hushidh et Issib restèrent en tête-à-tête.
Le silence s’installa. Issib sentait le malaise régner entre eux comme une fumée flottant dans la tente ; il avait du mal à respirer. C’était le rêve de son père qui les avait réunis pour parler à Surâme par l’entremise de l’Index. Il n’était pas difficile de montrer à Hushidh avec quelle aisance il utilisait l’Index ; il était plein d’assurance devant lui, même quand Surâme, égaré, ne pouvait répondre correctement aux questions. Mais il n’y avait plus d’Index entre eux, maintenant – il reposait muet dans sa boîte, où Nafai l’avait replacé ; seuls demeuraient Hushidh et Issib : ils étaient censés se marier et Issib n’était même pas capable de trouver un mot à dire !
« J’ai rêvé de toi », déclara Hushidh.
Ah ! Elle avait parlé la première ! Aussitôt, enfin libérés, des mots jaillirent des lèvres d’Issib : « Et tu t’es réveillée en hurlant ? » Non, ça, c’était une phrase stupide. Mais il l’avait dite, et… oui, elle souriait ! Elle savait qu’il s’agissait d’une plaisanterie ; il n’avait donc pas à se sentir gêné.
« Je t’ai vu en train de voler, poursuivit-elle.
— Oui, j’aime bien faire ça, répondit-il. Mais seulement dans les rêves des autres. J’espère que je ne t’ai pas dérangée. »
Et elle éclata de rire.
À ce moment, il aurait dû ajouter autre chose, une réflexion sérieuse : Hushidh prenait sur elle la partie la plus difficile de leur rencontre, il le savait – elle parlait gravement, et lui, il déviait ses propos par des plaisanteries. Si c’était parfait pour les mettre à l’aise l’un avec l’autre, cela les détournait aussi des problèmes qu’elle cherchait à exposer ; mais ces problèmes, il n’arrivait pas encore à les concevoir, assis seul dans la tente de l’Index en compagnie d’Hushidh. Si : il avait peur, car elle avait besoin d’un mari, qui ne pouvait être que lui, et il ignorait totalement s’il serait capable d’accomplir avec elle tout ce que doit faire un époux. Il savait parler, naturellement, et il connaissait assez bien Hushidh pour savoir qu’elle pouvait s’exprimer elle aussi, quand elle était en confiance – il l’avait entendue prendre la parole sur un ton passionné en classe et lors de conversations privées qu’il avait surprises par hasard. Ils arriveraient donc sans doute à communiquer ; oui, mais pour communiquer, ils n’étaient pas obligés de se marier, ou bien si ? Quel genre de père ferais-je ? Viens ici tout de suite, fiston, ou je t’écrabouille avec mon fauteuil !
Sans parler de la question cruciale : comment allait-il faire pour devenir père ? Oh, bien sûr, il en avait compris le mécanisme intellectuellement, mais il n’imaginait pas qu’une femme puisse avoir envie de tenir un rôle dans l’affaire. C’était le point noir qu’il n’osait pas soulever. Voici le scénario que nous allons suivre pour faire des bébés – accepterais-tu d’envisager de tenir le premier rôle ? Le seul inconvénient, c’est que tu vas devoir te débrouiller toute seule pendant que je resterai immobile sur le dos sans te donner le moindre plaisir ; ensuite, tu accoucheras sans que je t’aide le moins du monde, et enfin, quand nous serons vieux, il faudra que tu t’occupes de moi jusqu’à ma mort ; à vrai dire, comme tu te seras toujours occupée de moi, ça ne fera pas grande différence : du moment que j’aurai une épouse, tous les autres considéreront qu’ils n’ont plus besoin de m’aider, ce sera donc toi qui effectueras ces tâches intimes qui te dégoûteront, et puis il te faudra recevoir ma semence et porter mes enfants par-dessus le marché et je ne trouve aucun mot qui puisse te persuader d’accepter ça.
Hushidh le dévisageait en silence. « Tu respires fort, dit-elle enfin.
— Ah ?
— C’est la passion ou bien tu es aussi terrifié que moi ? »
Plus terrifié, même, songea-t-il. « La passion », répondit-il.
Il ne faisait pas très clair dans la tente, mais on y voyait néanmoins. Issib distingua l’expression soudain décidée d’Hushidh ; elle passa les mains sous son corsage et quand elle les ressortit, Issib s’aperçut que ses seins bougeaient librement sous le tissu. Alors sa terreur s’accrut, mais il sentit aussi un infime désir s’éveiller en lui, parce qu’aucune femme n’avait jamais fait cela devant lui, et surtout pas pour lui, exprès pour qu’il le voie. Oui, mais il fallait sûrement qu’il fasse quelque chose, maintenant, et il ne savait absolument pas quoi.
« Je n’ai pas tellement l’habitude de ce genre de choses », dit Hushidh.
Quel genre de choses ? faillit-il demander, mais il se ravisa : il avait très bien compris ce qu’elle voulait dire et ce n’était pas le meilleur moment pour plaisanter.
« Mais je me suis dit que nous devrions faire une espèce d’expérience, poursuivit-elle, avant de prendre une décision. Pour voir si tu pourrais me trouver à ton goût.
— Je pourrais bien, répondit-il.
— Et aussi pour voir si tu peux me donner quelque chose. Ce sera mieux si nous pouvons en profiter tous les deux, tu ne crois pas ? »
Que ses paroles étaient terre-à-terre ! Issib sentit toutefois, au tremblement de sa voix, que le sujet n’avait rien de prosaïque pour elle. Et pour la première fois, il lui vint à l’esprit qu’elle ne se considérait sans doute pas comme une jolie fille. À l’école, elle ne faisait pas partie de celles sur qui les garçons se retournaient en se pâmant ; elle en était même probablement très consciente, et elle se demandait peut-être avec autant de terreur s’il la désirerait que lui s’il lui plairait. Cela les mettait plus ou moins sur un pied d’égalité. Et ainsi, au lieu de s’inquiéter d’une réaction de dégoût de la part d’Hushidh, Issib pouvait s’intéresser à ce qui lui ferait plaisir.
Elle s’approcha de lui. « J’ai demandé à ma sœur Luet ce qu’elle te pensait capable de faire avec moi, dans ce que les hommes font avec les femmes. » Ses mains reposaient sur les bras du fauteuil. Sa main droite descendit sur la jambe d’Issib, sa jambe si maigre, si maigre ! Il se demanda ce qu’elle ressentait au contact de ce membre presque dépourvu de muscle. Alors elle s’approcha encore et il sentit le tissu du corsage contre sa main. « Elle m’a dit que tu pouvais boutonner un vêtement.
— Oui », répondit-il.
C’était difficile, mais il avait appris à ouvrir et fermer les habits munis de boutons.
« Et j’ai supposé que tu pouvais aussi le déboutonner. »
Il ne comprit qu’alors qu’il s’agissait d’une invite.
« C’est une expérience ? demanda-t-il.
— Disons un examen de contrôle sur le boutonnage et le déboutonnage, suivi d’une question subsidiaire. »
Il leva une main vers le corsage – ce n’était pas une mince affaire – et agrippa le bouton du haut. L’angle n’était pas bon ; il devait retourner sa main.
« Tu es dans le mauvais sens, c’est ça ? » dit-elle. Elle déplaça sa main droite jusque sur l’autre cuisse d’Issib, plus haut, et se pencha sur lui. Il avait maintenant l’usage de ses deux mains et il lui fut presque facile de défaire le bouton, même s’il n’avait jamais eu jusque-là l’occasion de dévêtir quelqu’un. Ce pouvait être utile, songea-t-il, avec des enfants qui n’ont pas encore appris à s’habiller seuls.
« Tu amélioreras peut-être ton temps pour le suivant », dit-elle.
En effet. Et comme il s’activait, ses mains frôlèrent les seins d’Hushidh. Il avait rêvé nuit et jour de toucher la poitrine d’une femme, mais il s’était persuadé que cela ne dépasserait pas le stade du rêve. Et voici qu’elle se dressait un peu plus à chaque bouton défait afin de mettre le suivant à sa portée, et ses seins s’approchaient de son visage au point que bientôt, rien qu’en tournant un peu la tête, il pourrait embrasser sa peau.
Ses doigts défirent le dernier bouton et les deux pans du chemisier flottèrent librement. Je ne peux pas je ne peux pas, se dit-il, mais il le fit : il tourna la tête et l’embrassa. La peau était un peu moite, mais douce et lisse aussi, pas comme la peau exposée aux agressions du plein air, celle de ses propres mains, par exemple, si lisses soient-elles, ni celle des joues de sa mère, qu’il avait souvent baisées ; c’était une peau comme ses lèvres n’en avaient jamais touchée, et il l’embrassa de nouveau.
« Tu n’as qu’une note moyenne pour le déboutonnage, dit Hushidh, mais ton travail pour les points supplémentaires a l’air prometteur. Tu sais, tu n’es pas obligé d’être toujours aussi doux.
— En ce moment, je fais le maximum pour être brutal et viril, pour ne rien te cacher, répondit-il.
— Alors, c’est bien. Tu ne peux pas me faire mal, de toute façon, tant que je sais que tu en as envie.
— J’en ai envie. » Et, parce qu’il sentait qu’elle avait besoin de l’entendre, il ajouta : « J’en ai très envie. Tu es si… parfaite ! »
Elle fit une petite grimace, lui sembla-t-il. « Comme ce que j’imaginais, poursuivit-il. Comme un rêve. »
Ce fut alors au tour d’Hushidh d’avancer une main tâtonnante, pour vérifier la réaction d’Issib, dont l’instinct lui dicta aussitôt de se dérober, de se cacher ; mais pour une fois, il fut heureux que son corps ne lui permît pas de mouvements aussi vifs : elle avait besoin, elle aussi, de savoir qu’il était excité.
« À mon avis, l’expérience a réussi, tu ne crois pas ? dit-elle.
— Oui. Tu veux que j’arrête, c’est ça ?
— Non. Mais on peut entrer dans cette tente à tout moment. » Elle se recula et reboutonna son chemisier. Mais elle respirait fort, Issib s’en rendait compte malgré son propre souffle, très fort lui aussi.
« C’était une sacrée séance de gymnastique, pour moi, dit-il.
— Mais j’espère bien t’épuiser.
— Impossible, à moins de m’épouser.
— Ah ! J’ai cru que tu ne me le demanderais jamais !
— Tu veux bien ?
— Demain, c’est assez tôt à ton goût ?
— Non, répondit-il. Pas assez.
— Alors, il vaut peut-être mieux que j’aille chercher tes parents. » Son corsage reboutonné, elle sortit de la tente. Issib s’aperçut seulement alors que le sous-vêtement – il ignorait ce que c’était – qui lui maintenait la poitrine gisait sur le tapis en un petit tas blanc. Il laissa tomber sa main droite sur les commandes de son fauteuil, puis il fit sortir le long bras de l’appareil, qui saisit le tissu et le rapporta près de lui. Examinant le sous-vêtement, il trouva le système ingénieux mais en même temps gênant : le tissu élastique devait plaquer les seins contre le corps. Les femmes ne portaient peut-être ce genre de trucs que pour monter à dos de chameau. Ce serait triste d’être ainsi confinée tout le temps. Surtout pour lui : il avait beaucoup apprécié la façon dont le corps d’Hushidh bougeait sous son chemisier une fois qu’elle avait enlevé cet appareillage.
Il ordonna au fauteuil de ranger l’objet dans la petite boîte sous le siège ; la machine obéit juste à temps : Hushidh revenait avec son père et sa mère. « J’aurais mauvaise grâce à me plaindre que votre décision soit trop rapide, dit Wetchik. Nous l’attendions, et nous l’espérions précoce plutôt que tardive.
— Voulez-vous que nous réunissions tout le monde pour la cérémonie ? » demanda Rasa.
Pour que l’assistance passe une demi-heure à s’ennuyer tout en se demandant comment Hushidh et Issib allaient se débrouiller au lit ? « Non merci, répondit Issib. Toutes les personnes indispensables sont déjà présentes.
— Ah, dommage, dit Hushidh. J’ai invité Luet et Nafai à venir aussi, dès qu’ils auront averti Zdorab et Shedemei des nouvelles dispositions de couchage. »
Issib n’y avait pas pensé : Hushidh partageait une tente avec Shedemei, comme Issib avec Zdorab. Les deux restants allaient se retrouver ensemble avant d’y être prêts, et…
« Ne t’inquiète pas, dit Père. Zdorab dormira ici avec l’Index et Shedemei restera où elle est. Hushidh s’installera avec toi ; ta tente est déjà… équipée. »
Oui, équipée de latrines privées, de bassins pour sa toilette à l’éponge, d’un lit au matelas de bulles d’air pour éviter les escarres. Et le matin, il aurait besoin de se vider la vessie et les intestins ; il dirait alors : « Shuya, ma chérie, ça ne t’ennuie pas de m’apporter mon urinal et mon bassin ? Et nettoie ensuite derrière moi, tu seras gentille…»
« Nafai et Zdorab viendront demain matin pour t’aider à te préparer, poursuivit Volemak.
— Et pour me montrer comment faire, intervint Hushidh. Il ne faut pas que ce soit une barrière entre nous, Issib, si tu dois devenir mon époux. Je ne veux pas que ce soit une gêne, et tu dois refuser d’en être gêné. »
C’est plus facile à dire qu’à faire, songea Issib, mais il acquiesça en souhaitant que cette intention devienne réalité.
Une fois Nafai et Luet présents, la cérémonie ne prit que quelques instants. Nafai se tenait auprès d’Issib et Luet auprès d’Hushidh, tandis que Rasa et Volemak récitaient chacun à son tour les paroles rituelles. Ils suivaient la cérémonie de mariage des femmes qui relevait de la coutume basilicaine et il fallait parfois souffler les mots à Volemak ; mais les participants avaient l’impression que cela faisait partie du rite de l’entendre répéter les paroles que Rasa venait de prononcer, très doucement, pour les lui remettre en mémoire. Enfin, la cérémonie s’acheva et Rasa joignit les mains des mariés. Hushidh se pencha sur Issib et l’embrassa. C’était la première fois que leurs lèvres se touchaient et ce contact le surprit. Mais il l’apprécia aussi beaucoup, d’autant plus que, durant le baiser, Hushidh s’agenouilla près du fauteuil et que ses seins s’appuyèrent sur son bras ; il n’eut alors plus qu’un désir : que tout le monde s’en aille afin de pouvoir pousser l’expérience à son terme.
Une demi-heure passa encore ; Nafai et Luet lancèrent quelques plaisanteries et taquinèrent les mariés ; mais enfin, Issib et Hushidh se retrouvèrent seuls dans la tente et ils reprirent l’expérience là où ils l’avaient interrompue. Une fois Hushidh dévêtue, elle souleva Issib de son fauteuil – en s’étonnant sans nul doute de son extrême légèreté, bien que Nafai l’eût sûrement assurée qu’elle n’aurait aucun mal à le porter, grande comme elle était. Elle le déshabilla et se colla contre lui afin qu’il puisse lui donner autant qu’elle lui donnerait. Il crut qu’il n’allait pas supporter la force de ses émotions en voyant le plaisir qu’il lui procurait, en sentant les plaisirs qu’elle lui donnait ; son corps arrivait presque à bout d’énergie lorsqu’elle s’installa sur lui. Mais ce n’était pas grave, car elle le tenait, bougeait sur lui, l’embrassait, et lui, il lui baisait la joue, l’épaule, la poitrine, le bras, chaque fois qu’une partie d’elle passait à portée de ses lèvres ; et quand il le put, il passa ses bras autour d’elle afin que, placée au-dessus de lui, elle sente aussi ses mains sur son dos, sur ses cuisses, ses mains douces, faibles, incapables de rien faire, en réalité – mais ses mains tout de même. Était-ce vraiment suffisant pour elle ? Était-ce un plaisir qui suffirait à la combler année après année, toute sa vie ?
Soudain, au lieu de s’interroger, il eut l’idée de lui poser la question.
« Oui, répondit-elle. Tu as fini, alors ?
— Pour cette fois-ci, en tout cas. J’espère que ça ne t’a pas fait trop mal.
— Un peu. Luet m’avait prévenue de ne pas m’attendre à être submergée de bonheur la première fois.
— Tu n’en avais pas l’air, en effet.
— Je n’étais pas submergée, c’est vrai, mais pas non plus complètement émergée ! Je dirais que pour ma nuit de noces, j’ai été bien immergée, et que j’attends avec impatience notre prochaine submersion pour voir à quel point ça peut s’améliorer !
— Pourquoi pas dès demain matin au réveil ? demanda-t-il.
— Peut-être. Mais ne t’étonne pas si tu te réveilles au milieu de la nuit pour t’apercevoir que j’abuse de toi !
— Tu plaisantes ou tu es sérieuse ?
— Et toi, est-ce que tu plaisantes ?
— Non. C’est la plus belle nuit de ma vie. Surtout parce que…»
Elle attendit la suite.
« Parce que je n’aurais jamais cru que ça m’arriverait.
— Et pourtant, c’est arrivé.
— Bon, j’ai répondu. À toi, maintenant.
— Au début, je pensais devoir peut-être jouer la comédie, et je l’aurais fait s’il l’avait fallu, parce que je sais qu’à long terme notre mariage peut tenir – je l’ai vu dans le rêve que m’a envoyé le Gardien de la Terre. S’il avait fallu que je joue la comédie pour lui donner un bon départ, je l’aurais fait.
— Ah…
— Mais ça n’a pas été nécessaire. Ce que tu as constaté, je l’ai vraiment ressenti ; ce n’était pas aussi bon que ça le sera plus tard, mais c’était bon quand même. Tu m’as fait plaisir. Tu es très doux, très gentil, très…
— Amoureux ?
— C’est ce que tu voulais me faire ressentir ?
— Oui, dit-il. Surtout ça.
— Ah », fit-elle.
Au bout d’un instant, il s’aperçut qu’elle n’avait pas du tout dit : « Ah » ; c’était plutôt un son qu’elle avait laissé échapper sans le vouloir ; dans la pénombre, il vit qu’elle pleurait, et il comprit alors qu’il avait eu exactement les mots qu’il fallait, tout comme elle lui avait dit les paroles qu’il avait besoin d’entendre.
Et alors qu’il s’enfonçait dans le sommeil, son corps contre celui d’Hushidh, son bras légèrement appuyé sur son flanc, il songea : J’ai goûté le fruit du rêve de Père ; non pas quand nous nous sommes accouplés, ni quand mon corps a déposé sa semence dans celui d’une femme, mais quand j’ai laissé Hushidh voir ma peur, ma gratitude.