8 L’abondance

Le lendemain, ils chargèrent les chameaux et partirent vers le sud. Personne n’en fit la remarque, mais tout le monde comprenait que ce départ était destiné à mettre de la distance entre eux et la baie de Dorova. Trouver une route pour traverser la vallée des Feux restait une rude affaire et ils durent rebrousser chemin à plusieurs reprises, bien qu’Elemak fit généralement l’éclaireur, souvent avec Vas, pour découvrir un trajet qui ne les conduise pas dans un cul-de-sac. Le matin, Volemak lui rapportait les conseils de l’Index et Elemak jalonnait alors une piste qui empruntait les montées et les descentes les plus faciles pour passer d’un plateau à l’autre.

Au bout de quelques jours, ils tombèrent sur une source d’eau potable qu’ils baptisèrent Strelay parce qu’ils profiteraient de cette halte pour fabriquer des flèches. Nafai partit le premier en excursion et découvrit des spécimens de tous les arbres dont Surâme savait qu’ils donneraient de bons arcs ; ils eurent bientôt réuni plusieurs dizaines de baliveaux. Ils transformèrent aussitôt certains d’entre eux en arcs, à la fois pour se faire la main et pour répondre aux besoins immédiats de viande fraîche ; les autres, ils devaient les emporter pour leur laisser le temps de sécher et de donner un bois qui conserverait son élasticité. Ils fabriquèrent aussi des centaines de flèches et s’exercèrent à tirer à la cible, sans distinction entre hommes et femmes, parce que, comme le fit remarquer Elemak : « Il peut venir un temps où nos vies dépendront des talents d’archer de nos épouses. »

Ceux qui étaient bons tireurs au pulsant se révélèrent avec un peu de pratique aussi doués à l’arc, mais la vraie difficulté consistait à développer la force nécessaire pour tendre la corde suffisamment et sans trembler, afin d’atteindre des cibles éloignées. La première semaine, les douleurs dans les bras, les épaules et le dos n’épargnèrent personne ; Kokor, Dol et Rasa abandonnèrent bien vite et ne s’y essayèrent plus. Par contre, Sevet et Hushidh devinrent d’assez bons archers, à condition d’utiliser des arcs plus petits que ceux des hommes.

C’est Issib qui imagina de teindre les hampes des flèches d’une couleur vive afin de les retrouver plus facilement.

Puis ils reprirent leur route, de fontaine en volcan, tout en s’exerçant à l’arc, et ils commencèrent à s’enorgueillir de la force de leurs bras. La compétition entre les hommes devint féroce ; les femmes remarquèrent – mais elles n’en parlèrent qu’entre elles – que les hommes s’intéressaient seulement aux cibles trop lointaines pour les petits arcs de Sevet et d’Hushidh. « Qu’ils s’amusent entre eux, dit Hushidh. Ce serait trop humiliant pour eux de se faire battre par une femme. »

Sans l’avoir voulu, ils se retrouvèrent bientôt sur une piste parallèle à la route des caravanes et assez proche ; ils durent donc en revenir à la viande crue pour quelque temps. Puis un matin, Volemak sortit de sa tente, l’Index à la main, et déclara : « Surâme nous demande maintenant d’obliquer vers l’ouest et de traverser les montagnes jusqu’à la mer.

— Laissez-moi deviner, grinça Obring : de là, on ne verra aucune cité, c’est ça ? »

Personne ne lui répondit. Personne ne mentionna non plus son aventure près de la mer de Récur.

« Pourquoi vers l’ouest ? demanda Elemak. Nous avons à peine franchi la moitié de la vallée des Feux ; la route des caravanes ne se rapproche pas de la mer avant d’arriver à la mer de Feu, plein sud par rapport à nous. Nous allons nous éloigner énormément de notre piste en allant à l’ouest.

— Il n’y a pas de cours d’eau à l’ouest, dit Volemak.

— Non, en effet. Sinon, les caravaniers du coin les auraient découverts et s’en seraient servi. Des cités se seraient implantées dans la région.

— Néanmoins, reprit Volemak, nous obliquons vers l’ouest. Surâme dit que nous devrons nous arrêter et installer un camp de longue durée, planter et moissonner.

— Mais pourquoi ? demanda Mebbekew. On avance bien, les enfants grandissent sans problème. Pourquoi encore un camp ?

— Parce que Shedemei est enceinte, évidemment, répondit Volemak, et que ses nausées s’aggraveront de jour en jour. »

Tous se tournèrent vers Shedemei, étonnés. Elle rougit – avec l’air non moins étonnée que ses compagnons. « Je ne m’interroge que depuis ce matin, dit-elle. Comment Surâme peut-elle savoir ce que je ne fais que supposer ? »

Volemak haussa les épaules. « Surâme sait ce qu’il sait.

— Très mauvais calcul, Shedya, intervint Elemak. Aucune autre femme n’est enceinte parce qu’elles allaitent, mais toi, maintenant, il va falloir t’attendre. »

Pour une fois, Zdorab prit la parole et déclara d’un ton tranchant : « Il y a des choses qui ne se calculent pas précisément, Elya, alors ne désigne pas une faute là où il n’y a pas eu d’intention de mal faire. »

Elemak le dévisagea calmement. « Ce n’est pas mon genre », dit-il. Mais il n’aborda plus le sujet et s’en alla vers l’ouest pour reconnaître le chemin qu’allait suivre la caravane.

Le trajet menait au milieu de véritables montagnes, des montagnes volcaniques couvertes de coulées de lave relativement récentes, qui n’avaient pas encore eu le temps de se décomposer en terre arable. Issib se servit de l’Index pour chercher des renseignements sur la région : il existait au moins cinquante volcans, actifs comme endormis, dans la cordillère qui longeait la mer de Récur. « La dernière éruption date de l’an passé, dit-il, mais elle a eu lieu beaucoup plus au sud.

— Ce qui explique peut-être que Surâme nous dirige vers la mer si loin au nord », répondit Volemak.

Si l’ascension fut dure, la descente de l’autre versant de la chaîne le fut davantage encore, à cause de la pente plus raide et de la végétation luxuriante. À la vérité, il s’agissait presque d’une jungle qui montait à l’assaut des montagnes.

« L’hiver, les vents viennent de la mer, expliqua Issib, et même l’été, il y a des bourrasques tous les jours. Les montagnes arrêtent les nuages, les obligent à s’élever dans des régions froides de l’atmosphère, où ils lâchent l’eau qu’ils transportent. Par ici, cela donne une forêt humide de montagne. Il fera plus sec près de la mer. » Les membres de l’expédition s’habituaient à ce qu’Issib fût seul à explorer l’Index ; pendant les journées de voyage, il n’avait pas d’autre tâche et il transportait toujours l’Index, une main posée dessus pour le sonder. Zdorab lui avait indiqué tant de trucs et de portes dérobées pour y accéder qu’il était devenu presque aussi habile que l’archiviste. Et nul ne dénigrait la valeur des renseignements qu’en tirait Issib, parce que c’était sa seule contribution au voyage.

Ils suivaient une ravine et franchissaient un passage délicat quand il y eut un tremblement de terre, assez violent puisqu’il fit tomber deux chameaux tandis que les autres se mettaient à taper du pied et à tourner en rond, éperdus.

« Il faut sortir de la ravine ! cria aussitôt Issib.

— Sortir ? Mais comment ? répondit Volemak.

— Comme nous pourrons ! hurla Issib. L’Index dit que le tremblement de terre a libéré un lac en haut des montagnes : tout ce qui se trouve dans la ravine va être emporté ! »

Le moment était particulièrement mal choisi pour une urgence : Elemak et Vas reconnaissaient le terrain bien loin en avant, Nafai et Obring chassaient plus haut dans la montagne. Mais Volemak voyageait depuis bien plus longtemps qu’Elemak et ne manquait pas de ressources. Il examina rapidement les parois de la ravine et choisit un chemin qui traversait un chaos de rochers et débouchait dans un canyon adjacent par lequel on parviendrait peut-être à remonter sur les hauteurs. « Je passe devant, dit-il, parce que c’est moi qui sais le mieux de quoi sont capables les chameaux. Luet, tu t’occupes de diriger les femmes et les enfants ; Meb, Zdorab et toi, vous menez les animaux de bât derrière nous. Les vivres d’abord, les caissons secs et les glacières en dernier. Issib, tu te postes à portée de leurs voix et tu maintiens le contact avec l’Index. Avertis-les quand le temps nous manquera, quand ils devront abandonner les derniers chameaux et se sauver. Ils doivent se sauver, tout comme toi, Issya ; c’est plus important que tout. C’est bien compris ? »

La question s’adressait à tous, et tous acquiescèrent, les yeux écarquillés, terrifiés.

« Elemak est dans la ravine, dit Eiadh. Il faut aller le prévenir.

— Elemak est capable d’entendre la voix de Surâme tout seul, répliqua Volemak. L’eau arrive plus vite qu’un chameau ne peut aller pour le rattraper. Sauve son enfant et son épouse, Edhya. Et maintenant, allons-y ! » Il fit tourner sa monture et entama l’ascension.

Les chameaux n’étaient pas faits pour l’escalade ; leur allure léthargique était exaspérante. Mais ils montaient régulièrement. La terre trembla encore, puis une troisième fois, mais les répliques n’avaient pas la violence du premier séisme. Volemak et les femmes parvinrent au sommet. Volemak voulut retourner aider les autres, mais Luet lui rappela qu’en plusieurs passages le chemin n’était pas assez large pour deux chameaux de front ; loin d’aider à l’évacuation, il la ralentirait.

Tous les chameaux avaient quitté le fond de la ravine quand Issib cria : « Maintenant ! Sauve qui peut ! » Voyant que Meb et Zdorab l’avaient entendu, il fit tourner sa monture et se fraya un chemin parmi les animaux de bât. Malheureusement, il ne contrôlait pas son chameau assez énergiquement pour les dépasser. Meb qui le doublait à ce moment tendit le bras, saisit les rênes des mains faibles de son frère et entreprit de tirer le chameau à une allure toujours accélérée. Mais ils atteignirent bientôt un rétrécissement où les deux chameaux ne passaient pas côte à côte. Sans hésiter – sans même attendre que sa monture se soit agenouillée – Meb sauta à terre, lâcha ses rênes et tira celles du chameau d’Issib, l’entraînant dans le goulet.

Quelques instants plus tard, Zdorab franchissait la passe et venait à leur hauteur. « L’Index ! » cria-t-il.

Issib montra le sac posé sur ses genoux, incapable de le soulever. « Il est accroché à mon pommeau ! » répondit-il.

Zdorab fit approcher son animal ; Meb maintint le chameau d’Issib à une allure régulière. Adroitement, Zdorab tendit la main, décrocha le sac puis, en le brandissant comme un trophée, s’éloigna.

« Laisse-moi, maintenant ! » cria Issib à Meb.

Sans l’écouter, Meb continua à tirer sa monture et dépassa les animaux plus lents que lui.

Ils arrivèrent bientôt à l’endroit où Zdorab, Luet, Hushidh, Shedemei, Sevet et Eiadh attendaient, pied à terre. Mebbekew comprit alors que le sommet de la berge ne devait plus être loin ; Zdorab avait dû laisser l’Index à Volemak, et Rasa et les autres femmes gardaient sans doute les enfants sur un terrain surélevé. « Occupe-toi d’Issib ! » cria Meb en tendant les rênes à Zdorab, après quoi il redescendit en courant dans le canyon chercher le plus proche animal de bât. Il jeta les rênes entre les mains de Luet. « Remonte-le ! » lui ordonna-t-il. Ainsi, chaque femme à son tour se vit confier une bête. Le rugissement de l’eau commençait à se faire entendre ; la terre tremblait. « Plus vite ! » hurla-t-il.

Ils étaient juste en nombre suffisant pour tenir les brides de tous les animaux de bât. Seule restait la monture de Meb sans personne pour s’occuper d’elle. Effrayée par le vacarme de l’eau et les ébranlements de la terre, elle se laissa distancer. Meb l’appela : « Glupost ! Viens ! Grouille-toi, Glupost ! » Mais il continuait à tirer sur les rênes du dernier animal de charge, car il savait que les glacières qu’il transportait s’avéreraient à long terme plus importantes que sa propre monture.

« Lâche tout, Meb ! cria Zdorab. L’eau est là ! »

D’où ils se trouvaient, ils voyaient la muraille liquide tant elle était haute ; elle dépassait le sommet de la ravine et tous battirent instinctivement en retraite plus haut sur la pente. Mais ceux qui se tenaient au sommet ne risquaient pas d’être emportés, car le niveau de l’eau demeura en dessous de leur position.

Cependant, le torrent se précipita avec une telle puissance dans le canyon adjacent sur les berges duquel ils s’étaient réfugiés qu’il s’éleva plus haut que le courant principal qui s’écoulait dans la ravine. Le flot s’empara des deux derniers chameaux, puis de Meb, et les emporta jusqu’au sommet de la rive. Meb entendit des hurlements de femme – était-ce Dol qui criait son nom ? – et sentit alors les eaux redescendre aussi vite qu’elles étaient montées en l’entraînant avec elles. L’espace d’un instant, il eut envie de lâcher les rênes pour se sauver ; mais il s’aperçut que le chameau de bât s’était raidi pour résister au courant et qu’il s’accrochait mieux au sol que lui-même. Il maintint donc sa prise, évitant ainsi de se faire emporter. Mais dans le même temps, collé contre le flanc de la bête qu’il avait sauvée et qui le sauvait à présent, il vit Glupost, sa monture, soulevée de terre et aspirée dans le maelström qui faisait rage dans la ravine.

Quelques secondes plus tard, des mains le saisirent, lui enlevèrent les rênes des doigts et l’entraînèrent, ruisselant et tout tremblant, jusqu’en haut de la rive où les autres attendaient. Volemak l’étreignit en pleurant. « J’ai cru te perdre, mon fils, mon fils !

— Et Elya ? gémit Eiadh. Comment aurait-il pu en réchapper ?

— Sans parler de Vas », dit Rasa d’une voix douce.

Plusieurs se tournèrent vers Sevet, dont le visage était dur et fermé.

« Tout le monde ne manifeste pas sa peur de la même façon », murmura Luet, mettant ainsi un terme aux jugements sévères qu’auraient pu susciter les réactions différentes de Sevet et d’Eiadh. Luet n’ignorait pas que Sevet avait peu de raisons de s’inquiéter que Vas soit mort ou vivant ; cependant, que savait-elle exactement ?

Quant à elle-même, c’était l’absence de Nafai qui lui pesait le plus. Obring et lui avaient presque certainement trouvé un terrain surélevé, hors de danger ; mais ils devaient être très inquiets.

Dis-lui que nous sommes saufs, demanda-t-elle silencieusement à Surâme. Et dis-moi : Elemak est-il en vie ? Et Vas ?

Vivants, fut la réponse qui jaillit dans son esprit.

Luet l’annonça à l’assemblée.

Tous la regardèrent d’un air mi-soulagé, mi-dubitatif. « Vivants, répéta-t-elle. C’est ce que m’a dit Surâme. Ça ne vous suffit pas ? »

L’eau se retirait et son niveau baissait rapidement. Volemak et Zdorab descendirent ensemble au fond du canyon. Ils y découvrirent un enchevêtrement d’arbres à demi déracinés et de buissons ; même les plus gros rochers avaient été déplacés.

Mais ce n’était rien à côté de l’état de la ravine proprement dite. Il n’y restait plus rien. Un quart d’heure plus tôt, la végétation y foisonnait, luxuriante au point de gêner le passage ; il avait souvent fallu faire marcher les chameaux dans le ruisseau pour contourner des masses de buissons emmêlés. Maintenant, les parois étaient nues du haut en bas ; la terre elle-même avait été arrachée, laissant le socle rocheux nu. Et au fond de la ravine, seuls restaient quelques blocs de roche pesants et les sédiments abandonnés par le retrait de l’eau.

« Regardez le fond, dit Volemak : le roc est à nu près des parois, mais il y a une épaisse couche de sédiments au milieu, près de l’eau. »

C’était exact : déjà le ruisseau vestigiel – plus large que l’original – creusait un chenal d’un mètre de profondeur dans la boue. Les nouvelles berges du cours s’effondraient çà et là, emportant sur quelques pas la boue qui glissait dans l’eau. Il faudrait un peu de temps avant que le fond de la ravine se stabilise complètement.

« Dans six semaines, ce coin sera aussi verdoyant qu’avant, dit Zdorab. Et dans cinq ans, toute trace de bouleversement aura disparu.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Volemak. Si nous restons près des parois, pouvons-nous sans danger poursuivre jusqu’à la mer ?

— Si nous sommes descendus dans la ravine, à l’origine, c’est parce qu’Elemak annonçait les berges impraticables ; elles sont constamment interrompues par des canyons encaissés ou des reliefs escarpés.

— Nous resterons donc près des parois, conclut Volemak, en gardant l’espoir. »

Il fallut un moment pour vérifier les charges des chameaux et s’assurer qu’aucune sangle ne s’était relâchée durant la course désordonnée pour trouver refuge. « Avec un seul chameau de perdu, nous nous en tirons mieux que nous n’aurions pu l’espérer. »

Zdorab fit avancer sa monture et tendit les rênes à Meb.

« Non, dit celui-ci.

— S’il te plaît, fit Zdorab. Chaque pas que je ferai à pied sera pour moi une façon d’honorer mon courageux ami.

— Accepte », murmura Volemak.

Meb prit les rênes que lui tendait Zdorab. « Merci, dit-il. Mais il n’y avait pas de lâches ici, aujourd’hui. »

Zdorab l’étreignit brièvement, puis retourna aider Shedemei à installer les femmes chargées de bébés sur leurs chameaux.

Mais finalement, ni Zdorab, ni Meb ni Volemak ne chevauchèrent beaucoup le reste de la journée, ils passèrent leur temps à pied, à patrouiller le long de la caravane en s’assurant que les chameaux ne s’écartaient jamais du chemin pour aller s’engluer dans la boue profonde et traîtresse du milieu de la ravine : ils imaginaient d’ici les animaux en train de s’enfoncer puis aussitôt engloutis. Le sol était humide, limoneux et perfide, mais en s’astreignant à une allure lente, ils atteignirent bientôt le débouché de la ravine, qui s’ouvrait sur un large cours d’eau.

Manifestement, les dégâts y étaient aussi importants qu’en amont, car la rive opposée du val formait un chaos de boue et de rochers mélangé d’arbres abattus, de terre et de roc à nu. Et en aval, les deux berges avaient été complètement arrachées. Ironie du sort, à cause de la puissance moindre du flot à cet endroit, la traversée des débris qu’il avait laissés derrière lui serait beaucoup plus difficile.

« Par ici ! »

C’était Elemak ; Vas se tenait derrière lui. Tous deux étaient à pied, mais leurs chameaux se trouvaient non loin derrière. Ils s’étaient réfugiés sur une hauteur, dont l’accès escarpé ne présentait néanmoins pas de difficulté.

« Il y a un chemin par ici en terrain surélevé ! » cria Elemak.

Quelques minutes plus tard, tous se retrouvaient à l’amorce du chemin en question, qui s’enfonçait dans la forêt. Tandis que maris et femmes s’étreignaient, Issib observa que les bois étaient ici beaucoup moins denses que plus haut dans la montagne. « Nous devons nous rapprocher du niveau de la mer, maintenant, dit-il.

— La rivière oblique brusquement à l’ouest là-bas, répondit Vas, un bras passé autour de la taille de Sevet, son enfant contre l’épaule. Et on aperçoit la mer de Récur. Entre cette rivière et la suivante au sud, c’est surtout de la prairie, avec quelques arbres par-ci par-là. Et c’est surélevé, Surâme soit loué. Nous avons senti les tremblements de terre, mais quand ils ont cessé, nous n’y avons pas plus prêté attention, sauf que nous avions peur qu’ils n’aient été pires de votre côté. Et puis soudain, Elemak a déclaré qu’il fallait absolument trouver une hauteur pour observer la région ; à cet instant nous avons entendu un bruit, comme un rugissement, et la rivière est devenue folle. Nous vous imaginions déjà passant devant nous, emportés par le flot en même temps que les chameaux.

— C’est l’Index qui a averti Issib, dit Volemak.

— Réjouissons-nous de n’avoir pas été tous ensemble, fit observer Issib. Quatre chameaux de plus et nous les aurions perdus. Là, seule la monture de Meb s’est fait emporter – parce qu’il s’efforçait de sauver les animaux de bât, dois-je préciser.

— Le récit des aventures de chacun peut attendre que nous ayons monté le camp pour la nuit, conclut Elemak. Nous pouvons arriver entre les deux rivières avant la tombée du jour. Comme il y a peu de lune, il faut avoir monté les tentes avant la nuit. »

Ce soir-là, ils veillèrent tard autour du feu, à la fois parce qu’ils attendaient le repas, parce qu’ils étaient trop excités pour dormir et enfin parce qu’ils espéraient que Nafai et Obring retrouveraient le camp le soir même. Chacun en profita pour raconter son histoire. Et comme Hushidh souhaitait une bonne nuit à Luet dans la tente où elle dormirait seule avec son enfant, elle lui dit : « J’aimerais que tu voies ce que je vois, Luet. L’inondation a réussi à faire ce que rien n’aurait pu accomplir : les liens qui nous unissent tous se sont immensément renforcés. Et Meb… tout cet honneur qui afflue vers lui maintenant…

— Beau changement, fit Luet.

— Tout ce que j’espère, c’est qu’il ne va pas trop se mettre à plastronner, au risque de tout gâcher.

— Il devient adulte, qui sait ?

— Ou bien il lui fallait des circonstances particulières pour découvrir ce qu’il y a de meilleur en lui. Il n’a pas hésité une seconde, d’après Issya ; il a mis pied à terre et il a risqué sa vie pour le mettre en sûreté.

— Et Zdorab a pris l’Index et nous a fait redescendre…

— Je sais, je ne prétends pas que Meb était seul. Mais tu connais Zdorab ; ce geste qu’il a eu, de donner sa monture à Meb, c’était généreux et ça contribue à souder le groupe – mais ça a produit un autre effet : celui d’effacer le souvenir de son propre rôle dans notre sauvetage. Nous ne nous sommes intéressés qu’à Meb.

— Ma foi, c’est peut-être ce que cherchait Zdorab, dit Luet.

— Mais nous, nous n’oublierons pas.

— Sûrement pas. Maintenant, va te coucher, Hushidh. Les petits ne voudront pas savoir si nous avons veillé tard ou non : ils crieront famine à l’heure habituelle demain matin. »

Ce n’est que quelques heures après l’aube que Nafai et Obring parurent enfin. Ils s’étaient trouvés loin de l’inondation, bien sûr, mais aussi du mauvais côté : pour revenir, ils avaient dû chercher un gué pour traverser soit la ravine elle-même, soit la rivière. Finalement, ils avaient franchi le cours d’eau en amont de la ravine en tirant leurs chameaux derrière eux, faisant ainsi un long détour pour éviter le plus gros des destructions, puis ils avaient passé des marais peu profonds et des barres de sable près de la mer, à marée basse. « Les chameaux aiment de moins en moins marcher dans l’eau, dit Nafai.

— Mais on a rapporté deux daims », ajouta Obring d’un air guilleret.

À présent qu’ils étaient réunis, Volemak fit un petit discours pour annoncer qu’ils monteraient le camp sur place. « Nous appellerons la rivière du nord Oykib, le nom du garçon premier-né de notre expédition, et celle du sud Protchnu, d’après le garçon premier-né de la génération suivante. »

Rasa en fut outrée.

« Pourquoi ne pas les baptiser Dza et Chveya, selon les deux premiers enfants – je dis bien enfants ! – nés lors du voyage ? »

Volemak la regarda dans les yeux sans répondre.

« Dans ce cas, il vaudrait mieux quitter ces lieux avant que les garçons soient assez grands pour comprendre que vous les avez honorés pour l’unique raison qu’ils ont un pénis !

— Si nous n’avions que deux filles et deux rivières à nommer, Père aurait baptisé les rivières de leurs noms », dit Issib, tentant de rétablir la paix.

Tous savaient que c’était faux, naturellement. Pendant plusieurs semaines après leur installation, Rasa persista à nommer les rivières « Sud » et « Nord » ; Volemak mettait la même opiniâtreté à les appeler Oykib et Protchnu. Mais comme c’étaient les hommes qui circulaient le plus et par conséquent traversaient le plus fréquemment les rivières, y péchaient et devaient pouvoir se décrire mutuellement des lieux et des incidents sur tout le trajet des cours d’eau, les noms d’Oykib et de Protchnu demeurèrent. Cependant, Luet fut sans doute la seule à s’apercevoir que Rasa n’utilisait jamais les noms que Volemak leur avait attribués et s’enfermait dans un silence glacial quand on les prononçait devant elle.

Nafai et Luet ne discutèrent qu’une seule fois de la question et Nafai se montra singulièrement peu compréhensif. « Rasa ne faisait pas tant d’histoires quand les femmes décidaient de tout à Basilica et que les hommes n’avaient même pas le droit de voir le lac.

— C’était un lieu sacré pour les femmes. Unique dans le monde.

— Et alors, quelle importance ? Ce ne sont que des noms donnés à des rivières. Quand nous partirons, personne ne se rappellera comment nous les avons baptisées.

— Dans ce cas, pourquoi pas fleuve Nord et fleuve Sud ?

— Cela ne pose problème que parce que Mère le veut bien, rétorqua Nafai. N’en faisons pas autant entre nous.

— Tout ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu l’acceptes, toi, cette situation ! »

Nafai soupira. « Réfléchis un instant aux conséquences si je les appelais fleuves Nord et Sud, à ce que ça signifierait pour Père et pour les autres hommes. Ça, ce serait un vrai facteur de division ! Et je n’ai pas envie de me couper encore davantage des autres ! »

Luet rumina cette idée un moment.

« D’accord, dit-elle enfin, je comprends. »

Puis, après un autre instant de réflexion, elle ajouta : « Mais tu n’as rien vu de gênant à nommer les rivières d’après les garçons, avant que Rasa élève une objection, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit pas.

« Et même, tu n’y vois toujours rien de gênant, n’est-ce pas ?

— Je t’aime, dit Nafai.

— Ce n’est pas une réponse.

— Pour moi, si.

— Et si je ne te donne jamais de garçon ?

— Alors, je continuerai à te faire l’amour jusqu’à ce que nous ayons cent filles !

— Là, tu rêves, fit-elle, hargneuse.

— Dis plutôt que toi, tu en rêves ! » répliqua-t-il.

Elle prit consciemment la décision de ne pas en garder rancune à Nafai, et quand ils firent l’amour, elle se montra aussi passionnée que d’habitude. Mais ensuite, alors qu’il dormait, l’inquiétude la saisit. Qu’adviendrait-il si les hommes faisaient du groupe une société aussi dominée par les mâles que Basilica l’avait été par les femmes ?

Pourquoi faut-il en arriver là ? se demanda-t-elle. Nous avions l’occasion de fonder une communauté différente du reste du monde, équilibrée, juste, égalitaire, excellente !

Et pourtant, même Nafai et Issib ont l’air de prendre plaisir à la déséquilibrer. La rivalité entre hommes et femmes est-elle si puissante que l’un doive toujours prendre l’ascendant sur l’autre ? Est-ce génétique ? La communauté doit-elle toujours être dirigée par un sexe ou par l’autre ?

Peut-être, se dit-elle. Nous sommes peut-être comme les babouins : quand nous sommes stables et civilisés, ce sont les femmes qui décident, qui établissent les maisons, les liens entre elles, qui créent les relations de voisinage et d’amitié. Mais quand nous vivons à la nomade, à la limite de la survie, ce sont les hommes qui gouvernent, sans souffrir d’ingérence de la part des femmes. Voilà peut-être ce que c’est, la civilisation : la domination de l’homme par la femme. Et chaque fois que ce système s’effondre, nous qualifions le résultat de sauvage, de barbare… de masculin.


Ils passèrent un an entre les deux fleuves en attendant la naissance de l’enfant de Shedemei. Ce fut un garçon ; ses parents l’appelèrent Padarok – c’est-à-dire « don » – et on le surnomma Rokya. L’expédition aurait pu repartir alors, après cette première année, mais à la naissance du petit Rokya, trois autres femmes avaient conçu, dont Rasa et Luet, les plus fragiles durant la grossesse. Ils restèrent donc pour une deuxième moisson, puis quelques mois encore, jusqu’à ce que toutes les femmes sauf Sevet eussent achevé leur grossesse et mis leurs enfants au monde. Aussi furent-ils trente à entamer l’étape suivante de leur voyage ; la première vague d’enfants marchaient déjà et la plupart commençaient à parler avant même le départ de la troupe.

C’étaient deux bonnes années qui venaient de s’écouler : au lieu de planter dans le désert, ils avaient eu des récoltes abondantes, bien arrosées par les pluies, dans un sol excellent. Les moissons étaient plus variées, la chasse meilleure ; même les chameaux avaient proliféré, donnant naissance à quinze nouvelles bêtes de somme. Fabriquer des selles s’était avéré ardu – personne n’avait appris cet art – mais on avait trouvé le moyen d’installer deux enfants sur chacun des quatre animaux les plus dociles qui voyageaient toujours en convoi avec ceux des femmes. Quand les petits essayèrent les selles, certains furent terrifiés de se voir si haut sur le dos des bêtes, mais ils s’y firent bien vite et finirent même par adorer cela.

Le voyage ne présentait pas de difficultés dans la savane qui bordait la mer ; ils avalaient les kilomètres comme jamais auparavant, même dans le désert sans relief de l’ouest et du nord de Basilica. En trois jours, ils atteignirent une baie bien arrosée que les hommes connaissaient parfaitement pour y avoir chassé et péché durant les deux années passées. Mais le lendemain matin, Volemak effara tout le monde en annonçant que leur route s’en allait désormais non vers le sud comme tous s’y attendaient, mais vers l’ouest.

Vers l’ouest ! Vers la mer !

Volemak désigna l’île rocheuse qui pointait hors des eaux à moins de deux kilomètres. « Après cette île, il en existe une autre, immense. Le voyage qui nous attend est aussi long que celui que nous avons connu depuis la vallée de Mebbekew. »

À marée basse, Elemak et Nafai essayèrent de franchir à pied le détroit qui séparait le continent de l’île. Ils réussirent en n’ayant à nager qu’un peu, vers le milieu. Mais les chameaux se dérobèrent et il fut décidé, finalement, de construire des radeaux. « Je l’ai déjà fait, dit Elemak. Jamais pour traverser un bras de mer, bien sûr, mais l’eau est assez calme, par ici. »

Ils abattirent donc des arbres et jetèrent les troncs dans la baie avant de les lier ensemble avec des cordes tressées de fibres de jonc des marais. Il fallut une semaine pour fabriquer les radeaux et deux jours pour transborder les chameaux, un à la fois, puis le matériel, et enfin, en tout dernier, les femmes et les enfants. Ils campèrent sur le rivage où ils avaient abordé, tandis que les hommes, à l’aide de grandes perches, emmenaient les embarcations jusqu’à l’extrémité sud-est de l’île, où ils en auraient besoin pour transférer les personnes et les biens sur la grande terre. Une semaine plus tard, la troupe avait traversé la petite île et mis le pied sur sa vaste voisine ; ils repoussèrent alors les radeaux dans l’eau et les regardèrent dériver au loin.

L’extrémité nord de la grande île était montagneuse et très boisée. Mais peu à peu, les montagnes laissèrent place à des collines, puis à de vastes savanes. Du haut d’une élévation de la plaine doucement vallonnée, on pouvait apercevoir la mer de Récur à l’ouest et la mer de Feu à l’est, tant l’île se rétrécissait à cet endroit. Et plus l’expédition avançait vers le sud, plus il était facile de comprendre d’où la mer de Feu tirait son nom : des volcans s’élevaient hors de l’eau, et au loin on distinguait de temps en temps le panache d’une éruption mineure. « L’île faisait partie du continent il y a cinq millions d’années, expliqua Issib. À l’époque, la vallée des Feux courait jusqu’ici, même plus au sud – et encore aujourd’hui, les feux poursuivent leur activité sous la mer qui a envahi la fracture entre les deux parties de la vallée. »

Ayant grandi à Basilica, la plupart des voyageurs n’avaient jamais compris les forces de la nature ; Basilica était immuable, pétrie de la fierté qu’elle tirait de son ancienneté. Mais ici, même si le temps se mesurait en millions d’années, ils voyaient clairement la puissance irrésistible de la planète et l’insignifiance des humains qui vivaient à sa surface.

« Et pourtant, nous ne sommes pas insignifiants, disait Issib, parce que c’est nous qui observons les changements, qui les analysons et comprenons qu’il s’agit de changements, qu’autrefois tout était différent. Le reste de l’univers – êtres vivants et objets inanimés – tout vit dans un présent éternel qui ne bouge pas, toujours exactement tel qu’il est. Nous seuls savons que le temps passe, qu’une cause détermine un effet, que le passé nous change et que nous changeons l’avenir. »

L’île s’élargit et le terrain devint plus accidenté. Tous y reconnurent le même type de géologie que dans la vallée des Feux : c’était son prolongement, comme l’avait dit Issib. Mais cette région était plus calme – ils n’y trouvèrent pas de gaz jaillis des entrailles de la planète pour y brûler à la surface – et les sources étaient probablement plus pures. Il y faisait aussi plus sec, davantage à mesure que l’expédition s’enfonçait dans le sud, bien qu’on traversât une zone montagneuse.

« Ces montagnes ont un nom, déclara Issib après avoir consulté l’Index : Dalatoi. Des gens vivaient ici avant que ne se détache du continent. Et même, la plus grande et la plus ancienne des cités de Feu se trouvait ici.

— Skudnouÿ ? demanda Luet ; elle se rappelait l’histoire de la cité des avares qui s’était retranchée du reste du monde et conservait, disait-on, la majeure partie de l’or d’Harmonie dans des coffres dissimulés souterrainement.

— Non : Raspyatny », répondit Issib. Et tous se remémorèrent alors les légendes qu’on racontait sur la cité de pierre et de mousse, où des ruisseaux coulaient dans chaque logement d’une ville de la taille d’une montagne, si haute que les appartements du sommet gelaient et que leurs habitants devaient allumer des feux toute l’année pour faire fondre les rus et alimenter en eau les quartiers inférieurs.

« La verrons-nous ? s’enquirent-ils à l’unisson.

— Ce qu’il en reste, oui, répondit Issib. Elle est abandonnée depuis dix millions d’années, mais elle était bâtie en pierre. L’ancienne route que nous suivons y mène. »

À ce moment seulement ils prirent conscience qu’ils avançaient en effet sur une voie désaffectée. On n’y distinguait plus trace de pavage et elle était parfois coupée par des ravines ou effacée par l’érosion ; mais la troupe, suivant la voie de moindre résistance, s’y retrouvait toujours ; de temps en temps, on voyait des collines ouvertes pour laisser passer la route, et les vallées ainsi créées s’étaient en partie comblées de rochers que le temps n’avait pas encore désagrégés. « S’il pleuvait davantage par ici, dit Issib, il n’en resterait rien. Mais l’île s’est déplacée vers le sud, si bien qu’elle est aujourd’hui à la latitude du Grand Désert Méridional ; l’air est sec et l’érosion moindre. Certaines œuvres de l’humanité laissent des traces, même après tout ce temps.

— Cette route a quand même dû servir au cours des dix derniers millions d’années, objecta Elemak.

— Non, répondit Issib. Aucun humain n’a posé le pied sur cette île depuis qu’elle s’est complètement détachée du continent.

— Et qu’est-ce que tu en sais ? railla Mebbekew.

— Surâme a empêché les hommes d’y venir. Personne ne se rappelle seulement son existence. C’est ce que voulait Surâme : maintenir l’île sans danger et prête… pour notre venue, je pense. »

Ils distinguèrent Raspyatny une bonne journée avant d’y parvenir. Au début, on eût cru une montagne étrangement texturée, mais en s’en approchant, ils comprirent que c’étaient des fenêtres creusées dans le roc qu’ils apercevaient. La montagne était haute et la cité qui y avait été excavée devait être immense.

Ils campèrent au nord-est, là où coulait un petit ruisseau. Ils le remontèrent et découvrirent qu’il sortait de la ville ; à l’intérieur, il faisait des cascades et les murs proches étaient couverts d’une mousse épaisse ; sa température était beaucoup plus basse que l’air du désert, au-dehors.

Ils formèrent des équipes qui explorèrent la cité à tour de rôle, en laissant à chaque fois quelques adultes pour s’occuper des enfants et des animaux, pendant que les autres parcouraient les vestiges de la ville. À l’écart du ruisseau, la cité n’avait pas trop souffert de l’érosion, même si aucun mur n’était en aussi bon état de conservation que la muraille d’enceinte. Ils en comprirent la raison en découvrant de rares traces d’un système d’aqueducs chargé, tout comme le disait la légende, de distribuer l’eau à chaque habitation. Mais ce qui les surprit, ce fut l’absence de couloirs internes : les salles donnaient les unes sur les autres, tout simplement. « Quelle intimité leur restait-il ? demanda Hushidh. Comment pouvaient-ils trouver la solitude, si toutes les pièces servaient de passage aux citadins ? »

Mais personne n’avait de réponse à ces questions.

« Autrefois, plus de deux cent mille personnes vivaient ici, dit Issib. À l’époque, la région était plus au nord et beaucoup mieux arrosée ; on cultivait toutes les terres des alentours, sur des kilomètres en allant vers le nord, et pourtant personne ne pouvait attaquer la cité avec l’espoir de s’en emparer parce que les habitants conservaient toujours derrière ses enceintes des vivres pour dix ans ; quant à l’eau, elle ne manquait pas. Les ennemis pouvaient bien brûler les champs et assiéger la cité, ils mouraient de faim longtemps avant que quiconque à Raspyatny ressente le moindre manque. Seule la nature elle-même pouvait dépeupler cette ville.

— Pourquoi n’a-t-elle pas été complètement détruite par les tremblements de terre de la vallée des Feux ? demanda Nafai.

— Nous n’avons pas vu son versant oriental. L’Index dit que la moitié de la cité s’est effondrée lors de deux grands séismes, au moment où le rift s’est ouvert et où la mer s’y est précipitée.

— Une inondation comme ça, ce devait être un spectacle prodigieux, dit Zdorab. À condition de se trouver en lieu sûr, évidemment.

— Toute la partie orientale de la cité s’est écroulée, reprit Issib. Aujourd’hui, c’est un simple flanc de montagne. Mais de notre côté, tout est resté intact, depuis dix millions d’années. C’est un coup de hasard. Naturellement, les ruisseaux rongent la ville de l’intérieur et la muraille se transforme de plus en plus en coque vide. Elle finira par tomber faute de support, peut-être d’un seul coup ; ça craquera d’un côté, ce qui imposera une trop forte contrainte sur le reste et tout le bazar dégringolera comme un château de sable sur la plage.

— Ainsi, nous avons vu l’une des cités des héros, dit Luet.

— Et les légendes étaient fondées, renchérit Obring. J’en viens à me demander si la cité de Skudnouÿ ne serait pas dans les parages, elle aussi.

— L’Index dit que non, déclara Issib. Je lui ai posé la question.

— Dommage, fit Obring. Tout cet or !

— Ah, très bien ! s’exclama Elemak. Et où le vendrais-tu ? À moins que tu n’envisages de le manger ? Ou de t’en faire des parures ?

— Quoi, on n’a même plus le droit de rêver de fortune colossale ? répliqua Obring d’un air de défi. On n’autorise que les rêves réalisables ? »

Elemak haussa les épaules et laissa tomber le sujet.

Après avoir quitté le voisinage de Raspyatny – et il leur fallut toute une journée pour contourner le versant occidental de la cité, qui semblait vraiment avoir couvert la montagne tout entière – ils s’enfoncèrent dans un défilé profond qui là encore paraissait avoir été creusé le plus uniformément possible pour accueillir un fort trafic. « C’était jadis la grand-route qui reliait les cités de Feu aux cités des Étoiles, dit Issib. Aujourd’hui, elle ne débouche plus que sur le désert. »

Au sortir de la passe, ils virent se déployer sous eux une immense savane sèche ; là, l’île s’étrécissait encore, avec la mer des Étoiles à l’est et, loin vers l’occident, le miroitement bleuté des confins méridionaux de la mer de Récur. En descendant, ils perdirent de vue la mer à l’ouest ; sur les instances de Surâme, ils obliquèrent vers le rivage oriental, parce que la pluie y était plus fréquente et qu’ils pouvaient pêcher dans la mer.

Le trajet était ardu ; il faisait sec, si bien que par trois fois ils durent creuser des puits, et très chaud, à cause du soleil tropical qui les écrasait. Mais c’était ce genre de terrain que tout jeunes, Elemak et Volemak avaient appris à affronter, et l’expédition progressait à bon train. Dix jours après être sortis du défilé des monts Dalatoi, ils reçurent l’ordre de Surâme de mettre cap au sud alors que la côte tournait au sud-est, et comme ils traversaient une région de basses collines, l’herbe s’épaissit et des arbres apparurent çà et là. Ils franchirent des montagnes peu élevées car fort érodées, suivirent la vallée d’une rivière, passèrent de nouvelles collines, puis ils entamèrent la traversée du pays le plus magnifique qu’ils eussent jamais vu.

Les forêts s’équilibraient avec de vastes prairies ; les abeilles bourdonnaient dans les champs de fleurs sauvages, annonçant d’abondantes récoltes de miel. Une eau limpide coulait dans les ruisseaux qui tous se jetaient dans les nombreux méandres d’un large fleuve. Shedemei mit pied à terre et sonda le terrain. « Ça ne ressemble pas aux steppes du désert, dit-elle. On n’y trouve pas que des racines. Il s’agit de véritable terre arable. Nous pouvons cultiver ces prairies sans les détruire. »

Pour la première fois depuis le début du voyage, Elemak ne se donna pas la peine de se rendre en tête du convoi pour décider avec Volemak d’un lieu de campement : dans ce pays, ils pouvaient s’arrêter n’importe où pour passer la nuit.

« Cette terre pourrait abriter tous les habitants de Seggidugu et tous vivraient dans l’aisance, dit Elemak. N’est-ce pas votre avis, Père ?

— Et nous y sommes les seuls humains, répondit Volemak. C’est Surâme qui l’a préparée pour nous. Depuis dix millions d’années, elle nous attend.

— Alors, nous nous installons ici ? Nous avons atteint le but de notre voyage ?

— Nous nous installons pour l’instant, corrigea Volemak. Pour plusieurs années au moins. Surâme n’est pas encore prêt à nous emmener dans les étoiles, sur Terre. Pour le présent donc, voici notre patrie.

— Mais pour combien d’années ? demanda Elemak.

— Assez pour bâtir des maisons de bois et faire de nos pauvres tentes des auvents et des rideaux. Nous n’entreprendrons plus de voyage par terre ni par mer à partir d’ici. Nous ne nous en irons que pour nous envoler vers les étoiles. Aussi, appelons ce lieu Dostatok, parce que tout s’y trouve en abondance pour satisfaire nos besoins. Le fleuve, nous le baptiserons Rasa, parce qu’il est vigoureux, que la vie abonde dans ses eaux et qu’il ne cessera jamais de nous fournir tout ce qu’il nous faut. »

D’un petit hochement de tête, Rasa accepta l’honneur du baptême ; ce faisant, un imperceptible sourire jouait sur ses lèvres, un sourire que Luet, elle au moins, reconnut : Volemak s’efforçait de se montrer conciliant et Rasa le savait.

Ils installèrent le camp sur un promontoire peu élevé qui dominait l’embouchure de la Rasa, là où elle se jetait dans l’océan Méridional – car ils étaient arrivés très avant dans le sud et les mers de Récur et des Étoiles se trouvaient maintenant loin derrière eux. En un mois, tous eurent une maison de bois à toit de chaume, et à cette latitude les récoltes poussaient presque toute l’année, si bien qu’ils pouvaient planter à peu près n’importe quand ; la pluie tombait pratiquement tous les jours et les gros orages passaient rapidement sans faire de dégâts.

La faune était si peu farouche qu’elle ne craignait point l’homme ; les colons domestiquèrent donc sans tarder les chèvres sauvages qui descendaient manifestement des mêmes bêtes de troupeau que l’on faisait paître dans les collines de Basilica – le lait de chamelle devint enfin un breuvage que seuls les chamelons étaient obligés d’avaler, et le terme « fromage de chameau » se transforma en euphémisme pour désigner ce que les enfants bien nourris laissaient dans leurs couches. Au cours des six années qui suivirent, de nouveaux petits naquirent, portant finalement à trente-cinq le nombre des enfants, dont les aînés avaient presque huit ans. Tous les colons cultivaient les champs en commun et s’en partageaient également les produits ; de temps en temps, les hommes s’en allaient ensemble à la chasse et rapportaient de la viande à sécher et saler ainsi que des peaux à tanner. Rasa, Issib et Shedemei entreprirent d’instruire les enfants en ouvrant une école.

Cependant, l’existence n’était pas que joie et paix, sans nulle faille ; il y avait des querelles – ainsi, pendant toute une année, Kokor refusa de parler à Sevet à cause d’un affront insignifiant ; il y eut aussi entre Meb et Obring une dispute qui mena ce dernier à se bâtir une maison à l’écart des autres. Des rancœurs apparaissaient – certains estimant que d’autres ne travaillaient pas assez, ou que leur ouvrage avait plus de valeur que celui de leurs voisins. Et il demeurait une tension sous-jacente entre les femmes, pour qui Rasa détenait l’autorité, et les hommes, qui semblaient penser qu’aucune décision n’était applicable sans l’approbation de Volemak ou d’Elemak. Mais ils surmontèrent toutes ces difficultés, toutes ces tensions, en trouvant une sorte d’équilibre des pouvoirs entre la fidélité de Volemak aux desseins de Surâme, la compassion clairvoyante de Rasa et le pragmatisme d’Elemak face aux nécessités de la survie. Les ressentiments potentiels des uns et des autres restèrent contenus, enfouis sous le dur labeur qui marquait le rythme de leurs existences, pour se résorber dans les moments où la joie et l’amour jaillissaient sans réserve.

La vie leur fut si bonne durant ces années que tous firent peu ou prou le vœu, lorsque d’aventure ils y pensaient, que Surâme oublie Dostatok et les abandonne à leur paix et à leur bonheur.

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