Volemak et Rasa réunirent la communauté dès que Zdorab et Issib leur eurent rapporté ce qu’ils avaient appris de l’Index. Il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas organisé de réunion sans avertir Elemak de son objet. Il s’en inquiéta. En réalité, il avait peur, mais, incapable de le reconnaître, il se croyait en colère. Et certes, il était furieux qu’on eût préparé une assemblée sans le prévenir, sans que Père l’eût consulté au préalable. Pour lui, c’était le signe que cette réunion était celle de Rasa – que les femmes essayaient d’accaparer le pouvoir et l’avaient délibérément écarté du processus. Un de ces jours, cette vieille taupe poussera le bouchon trop loin, se dit Elemak, à ce moment-là, elle verra ce que sont vraiment le pouvoir et la force – et elle comprendra qu’elle n’a ni l’un ni l’autre.
Tel était le filtre par lequel Elemak interpréta la nouvelle, ce matin-là. Chveya et Luet avaient fait des rêves… ah, naturellement, encore les femmes qui cherchaient à asseoir leur autorité spirituelle, la sibylle et sa fille (dûment catéchisée par sa mère, certainement) qui essayaient de rétablir l’ancienne suprématie dont Luet jouissait à Basilica ! Et puis Nafai, Issib et Zdorab avaient exploré l’Index en quête de renseignements, et Nafai – l’époux de Luet, comme par hasard, et le chouchou de Surâme – avait découvert un lieu secret qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu au cours de toutes leurs parties de chasse. Grotesque ! Elemak avait parcouru chaque kilomètre carré de la région durant ses chasses et ses expéditions d’exploration, et il n’existait aucun site caché nulle part.
Donc Nafai s’était mis en quête d’un ailleurs qui n’existait pas et ce n’est que ce matin qu’il avait trouvé moyen d’en franchir la clôture défensive. Une fois traversée par un être humain, la barrière disparaissait et à présent Nafai déambulait au milieu des vaisseaux des origines, cependant qu’Issib et Zdorab mettaient enfin la main, grâce à l’Index, sur des informations dont personne n’avait idée jusque-là. « C’est le site de l’atterrissage, expliqua Père. Nous vivons ici sur la terre de la Première Cité, le plus ancien établissement humain d’Harmonie, plus ancien que les cités des Étoiles, plus ancien même que Basilica !
— Mais il n’y avait pas de cité quand nous sommes arrivés, objecta Obring.
— Je parle du site ! répondit Père. Grâce à nous, la race humaine a parcouru la boucle. En ce moment même, Nafai marche là où nos ancêtres, nos pères et mères à tous, ont posé pour la première fois le pied sur le sol d’Harmonie ! »
Tout ça, ce sont des inepties romantiques, se dit Elemak. Si ça se trouve, Nafai est en train de roupiller au soleil ! Qu’est-ce qu’on en sait ? L’Index sert aux plus faibles du groupe à assurer leur pouvoir sur les forts, c’est tout.
« Vous savez naturellement ce que cela signifie, poursuivit Père.
— Ce que ça signifie ? intervint Elemak. Oui. À cause de ce que certains qui n’ont rien de mieux à faire ont soi-disant appris d’une boule de ferraille, nos vies vont encore être complètement bouleversées ! »
Volemak le regarda d’un air étonné. « Bouleversées ? Pourquoi crois-tu que nous soyons venus, si ce n’est pour nous préparer au voyage de retour sur Terre ? Surâme était pris dans une boucle rétroactive, voilà tout, et Nafai a réussi à l’en libérer. Dis plutôt que l’ordre est revenu, Elya.
— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Nous menons une vie satisfaisante, ici, une vie d’abondance, meilleure par bien des côtés que celle que nous connaissions à Basilica, aussi incroyable que ce soit pour Obring. Nous avons des familles, aujourd’hui, des épouses, des enfants, et une existence agréable. Nous travaillons dur, mais nous sommes heureux et il y a de la place pour nos enfants et les enfants de nos enfants pour mille ans et plus. Nous ne connaissons pas d’ennemis, pas d’autres dangers que les péripéties normales de la vie. Et vous prétendez que cette existence est une anomalie, alors que perdre notre temps à partir dans l’espace serait dans l’ordre des choses ? Je vous en prie, n’insultez pas notre intelligence ! »
Elemak percevait sans mal ceux qui le soutenaient dans son opposition. En dépeignant le véritable tableau de leur situation, il avait vu Meb, Vas et Obring acquiescer d’un air lugubre, et leurs épouses les suivraient sur cette voie. De plus, il avait visiblement semé le doute chez certains autres. Zdorab et Shedemei, en particulier, arboraient une expression songeuse et même Luet avait regardé ses enfants quand il avait évoqué l’agrément de leur vie actuelle, l’absence de dangers, l’avenir radieux qui les attendait à Dostatok.
« Je ne sais pas ce que Nafai a découvert, ni même s’il a découvert quelque chose, continua Elemak. Et franchement, ça m’est égal. Nyef est un bon chasseur, il est intelligent, mais il n’a pas à nous faire affronter de force les dangers monstrueux que peuvent receler des vaisseaux vieux de quarante millions d’années ! Je refuse, et ma famille avec moi, de laisser mon petit frère nous faire perdre notre temps à exécuter un projet grotesque et irréalisable ! Quand il a tué Gaballufix, nous avons tous été obligés de fuir Basilica – cela, je le lui ai pardonné. Mais s’il recommence à chambouler nos vies de fond en comble, je ne lui pardonnerai jamais ! »
Elemak conserva une expression impassible, mais intérieurement, il ne put s’empêcher de sourire devant les pitoyables tentatives de Luet pour absoudre son mari de la culpabilité du meurtre de Gaballufix. Qu’elle dise ce qu’elle voulait – Elemak savait que son premier coup avait porté : Nafai était discrédité avant même son retour. C’est sa faute si nous avons quitté Basilica ; nous passons l’éponge ; mais rien de ce qu’il dira ne changera notre façon de vivre. Elemak avait fourni une justification raisonnable à une résistance acharnée face à la dernière manœuvre des femmes et de leur petit pantin. Preuve de son succès : ni Père ni Mère, ni personne ne lui opposait une quelconque défense, à part Luet, qui s’était laissé détourner sur les raisons du meurtre de Gaballufix. Toute idée de vaisseaux stellaires et de régions secrètes avait vécu.
Soudain, Oykib s’avança au milieu de l’aire de réunion. « Honte à vous tous ! s’exclama-t-il. Honte à vous ! »
Personne ne dit mot, sauf Rasa. « Okya, mon chéri, nous discutons entre adultes.
— Honte sur vous aussi ! Avez-vous tous oublié que nous sommes ici à cause de Surâme ? Avez-vous tous oublié que si nous vivons dans un pays aussi paradisiaque, c’est parce que Surâme l’a préparé pour nous ? Avez-vous oublié que s’il n’y a pas déjà dix cités dans cette contrée, c’est parce que Surâme en a écarté les gens – sauf nous ? Toi, Elemak, aurais-tu trouvé seul ce pays ? Aurais-tu compris qu’il fallait traverser la mer et toute l’île pour y arriver ?
— Et en quoi t’y connais-tu, toi, petit ? demanda Elemak, méprisant, qui sentait cet enfant en train de lui voler l’autorité.
— Non, tu n’en aurais rien su, poursuivit Oykib. Aucun d’entre vous ne savait rien et aucun d’entre nous ne posséderait rien si Surâme ne nous avait pas choisis pour nous guider jusqu’ici. Je n’étais pas né ou je n’étais qu’un bébé quand tout ça s’est produit, alors pourquoi est-ce que moi, je m’en souviens, tandis que vous, mes aînés – mes sages frères et sœurs aînés, mes parents –, vous l’avez oublié, dirait-on ? »
Sa voix haut perchée énervait Elemak. Que se passait-il donc ? Il avait réussi à neutraliser les adultes – mais il n’avait pas prévu d’avoir à faire face à la nouvelle engeance de Père et Mère. « Assieds-toi, petit, dit Elemak. Tu parles sans savoir.
— Nous parlons tous sans savoir, le reprit Luet. Seul Oykib semble savoir de quoi il parle.
— Tu lui as sans doute bien fait la leçon.
— Mais oui, bien entendu ! Comme si nous pouvions savoir d’avance ce que tu allais dire ! Nous aurions dû, pourtant ; je pensais ces questions réglées depuis longtemps, mais nous aurions dû nous douter que l’ambition te dévorerait toujours.
— Moi ! s’écria Elemak en se levant d’un bond. Je te signale que ce n’est pas moi qui ai inventé cette visite bidon d’une cité invisible, qui n’existe que par les prétendus rapports d’une boule de métal que vous êtes les seuls à pouvoir interpréter !
— Tu n’as qu’à poser la main sur l’Index, dit Père ; il se fera un plaisir de te parler.
— Je ne veux rien entendre d’un ordinateur. Je vous le répète, je ne mettrai pas en danger la vie et le bonheur de ma famille sur les ordres supposés d’un ordinateur invisible que ces… ces femmes persistent à vénérer comme un dieu ! »
Père se leva. « Je te vois enclin à douter. Peut-être était-ce une erreur de partager cette bonne nouvelle avec tous. Peut-être aurions-nous dû attendre le retour de Nafai et nous rendre tous au lieu qu’il a découvert pour voir ce qu’il a vu de nos propres yeux. Mais je ne voulais pas de secrets entre nous, aussi ai-je insisté pour raconter l’histoire sans tarder, afin que nul ne puisse prétendre par la suite qu’on ne l’a pas tenu au courant.
— C’est un peu tard pour jouer l’honnêteté, vous ne croyez pas, Père ? dit Mebbekew. Vous avez reconnu vous-même que quand Nafai est parti avant-hier, il cherchait ce site caché qu’il tenait pour celui où les premiers hommes avaient débarqué de leurs vaisseaux. Mais à ce moment-là, vous n’avez pas cru bon de nous en parler, n’est-ce pas ? »
Père jeta un coup d’œil à Rasa, et Elemak se sentit conforté dans ses soupçons. Le paternel se laissait mener par la vieille ! La connaissant, elle avait dû exiger le secret, et aujourd’hui, elle avait sans doute déconseillé à Volemak d’en parler.
Néanmoins, il était temps pour Elemak de jouer son coup suivant ; il devait reprendre l’ascendant, maintenant qu’Oykib avait sapé sa position précédente. « Ne soyons pas injustes, dit-il. Jusqu’à présent, nous n’avons fait que parler de Nafai sans l’entendre lui-même. Inutile de prendre une décision dès maintenant. Attendons son retour et nous jugerons alors sur pièces. » Il se tourna vers Oykib qui se tenait toujours au milieu du groupe. « Quant à toi, je suis fier de constater que mon avant-dernier frère brûle d’un tel feu. Tu vas devenir un homme, Oykib, et quand tu seras assez grand pour comprendre les problèmes au lieu de suivre aveuglément ce que les autres t’en disent, on écoutera attentivement ta voix au conseil, je te l’assure. »
Oykib rougit – de gêne et non de colère. Il était trop jeune pour entendre autre chose que la louange manifeste ; l’insulte subtile lui avait totalement échappé. Et voilà comment je me débarrasse de toi aussi, Okya, petit frère chéri, sans même que tu t’en rendes compte.
« Je déclare la séance levée, dit Elemak. Nous nous réunirons au retour de Nafai ; je ne parle pas, naturellement, des petites réunions de conspirateurs dans la case de l’Index où toute cette histoire a été manigancée et qui, je n’en doute pas, se poursuivront comme d’habitude. » Par ces mots, toute conversation que pouvait entamer le groupe de Rasa se trouvait irrémédiablement entachée de suspicion ; voilà qui allait les affaiblir !
Les pauvres ! Ils se croyaient très malins jusqu’au moment où ils tombaient sur quelqu’un qui comprenait vraiment le fonctionnement du pouvoir. En levant la séance et en annonçant de fait la suivante, Elemak venait de franchir un grand pas dans son entreprise de confisquer à Volemak son autorité à Dostatok. Restait à voir cependant si la réunion prendrait véritablement fin avec son départ ; s’il la quittait et que l’assemblée continue, il aurait beaucoup plus de mal à établir son ascendant – il aurait même perdu du terrain.
Mais ses inquiétudes n’étaient pas fondées : Meb se leva presque aussitôt et, Dol et leurs enfants en remorque, quitta le groupe à sa suite ; Vas, Obring et leurs épouses se levèrent à leur tour, puis Zdorab et Shedemei. La réunion était close – et cela parce qu’Elemak l’avait décrété.
J’ai remporté la première manche, se dit-il, et ça m’étonnerait que je n’aie pas aussi gagné la partie. Pauvre Nafai ! Je ne sais pas ce que tu fais dans les bois, mais quand tu rentreras, tu trouveras toutes tes petites combines sens dessus dessous. Tu croyais pouvoir m’affronter de loin ? Eh bien, tu as perdu !
Il n’y avait d’inscriptions nulle part, aucun signe, aucune indication écrite.
Personne n’a besoin d’indications ici. Je suis toujours avec toi pour te montrer ce qu’il te faut savoir.
Et ça convenait aux gens de l’époque ? demanda Nafai. À tous ? » Sa voix résonnait trop fort dans le silence qui régnait, tandis qu’il suivait les coursives et les couloirs impeccables qui l’emmenaient de plus en plus bas sous la terre.
Ils me connaissaient. Ils m’avaient créé, programmé. Ils savaient ce dont j’étais capable. Ils me considéraient comme… comme leur bibliothèque, leur mode d’emploi universel, leur seconde mémoire. En ce temps-là, je ne savais que ce qu’ils m’avaient enseigné. Aujourd’hui, j’ai derrière moi quarante millions d’années d’étude des humains et j’en ai tiré mes propres conclusions. – à l’époque, j’étais beaucoup plus dépendant d’eux – je leur renvoyais leur propre image du monde.
Et cette image… elle était erronée ?
Ils ne se rendaient pas compte à quel point leur comportement était plus animal qu’intellectuel. Ils pensaient avoir vaincu la bête en eux-mêmes et croyaient qu’avec mon aide tous leurs descendants la chasseraient aussi en l’espace de quelques générations. Ils prévoyaient à long terme, mais aucun homme ne peut prévoir à si long terme. Les chiffres, les dimensions du temps finissent par perdre toute signification.
Quand même, ils construisaient bien, dit Nafai.
Bien, mais pas à la perfection. J’ai subi quarante millions d’années de radiations cosmiques et nucléaires qui ont détruit la plus grande partie de ma mémoire. Je possède heureusement de vastes systèmes de redondance, si bien qu’il n’y a pas eu de pertes graves de mes stocks de données. Même en ce qui concerne mes programmes, j’ai pu détecter toutes les altérations et les corriger. Par contre, je ne pouvais surveiller la zone qui m’était dissimulée ; aussi, quand les programmes s’y sont dégradés, je n’en ai rien su et n’ai pas pu les réparer. Je ne pouvais pas copier ces zones pour les remplacer quand une copie se détériorait.
Donc, ces gens manquaient entièrement de prévoyance, dit Nafai ; ces programmes constituaient ton cœur même !
Il ne faut pas les juger durement. Ils n’ont jamais imaginé qu’il faudrait ne serait-ce qu’un million d’années aux enfants de leurs enfants pour apprendre à vivre en paix et à se montrer dignes de pénétrer ici pour y acquérir la connaissance des hautes technologies. Comment auraient-ils pu savoir que malgré le passage des siècles et des millénaires, les humains d’Harmonie n’apprendraient jamais la paix, ne cesseraient jamais de chercher à dominer les autres par la force ou la ruse ? Il n’avait pas été prévu que je maintienne ce site coupé du monde un million d’années, encore moins quarante. Donc, ils construisaient bien – les défauts et les pannes de mon cœur secret ne se sont pas avérés fatals, finalement. Et puis tu es ici, n’est-ce pas ?
Nafai se remémora la terreur qui l’avait saisi quand il s’était retrouvé sans air et se demanda si les constructeurs n’avaient pas prévu un système de sécurité un peu trop efficace.
« Où es-tu ? demanda-t-il.
Tout autour de toi.
Nafai tourna la tête et ne vit rien de spécial.
Les capteurs, là, au plafond – c’est par eux que je te vois et que je t’entends, outre ma capacité à voir par tes yeux et à entendre tes paroles avant que tu les prononces. Derrière chacune de ces parois, il y a d’innombrables banques de mémoire statique – tout cela, c’est moi. Les machines qui font circuler l’air dans ces quartiers souterrains – c’est encore moi.
Alors, pourquoi avais-tu besoin de moi ?
C’est toi qui m’as sorti de la boucle où j’étais prisonnier, qui as élargi ma vision pour y inclure mon propre cœur, et tu me poses cette question ?
Pourquoi as-tu besoin de moi maintenant ?
J’ai besoin de toi – de vous tous – parce que le Gardien vous a envoyé des rêves. Le Gardien vous appelle et je vais vous conduire à lui.
Bon, alors, pourquoi as-tu besoin de moi, de moi, Nafai ? demanda-t-il en s’efforçant de clarifier sa question.
Parce que mes robots étaient sous le contrôle d’un secteur de ma mémoire auquel je ne peux plus me fier. Je les ai coupés parce que je n’en recevais plus que des rapports erronés. Sur les six vaisseaux, aucun ne possède une mémoire absolument intacte. J’ai besoin que tu récupères et testes la mémoire de toutes les parties de tous les vaisseaux, puis que tu recomposes une mémoire complète et fonctionnelle jusqu’à ce que nous aboutissions à un vaisseau en parfait état de marche. De moi-même, j’en suis incapable – je n’ai pas de mains.
Je suis donc ici pour faire le travail des machines en panne.
J’ai aussi besoin que tu pilotes le vaisseau.
Ne me dis pas que tu en es incapable !
Tes ancêtres ne confiaient pas le contrôle total de leurs vaisseaux à des ordinateurs comme moi, Nafai. Chaque appareil doit avoir un pilote stellaire à son bord pour donner les ordres. J’exécuterai ces ordres, mais le vaisseau t’appartiendra. Je t’appartiendrai.
Ce n’est pas ma place, protesta Nafai. C’est Père qui devrait tenir ce rôle.
Ce n’est pas Volemak qui est ici. Ce n’est pas Volemak qui a rouvert Vusadka.
Il l’aurait fait, s’il avait su.
Il en savait autant que toi. Mais toi, tu as agi. Ce n’est pas un hasard, Nafai. Ta présence ici n’est pas une coïncidence, ta présence et nulle autre. Si c’était Volemak qui avait découvert ce site et en avait forcé l’entrée en risquant sa vie pour cela, c’est lui qui revêtirait le Manteau. Ou Elemak, ou Zdorab – bref, celui, quel qu’il soit, qui aurait réussi à entrer, celui-là endosserait cette responsabilité, lise trouve que c’est toi. Elle te revient.
Nafai faillit s’écrier : « Je n’en veux pas ! » Mais c’eût été un mensonge. Car il la désirait de tout son cœur. Être l’élu de Surâme pour piloter le vaisseau stellaire, même sans rien connaître au pilotage d’aucun engin – ce serait merveilleux ! Ce serait une gloire et un accomplissement plus grands qu’il n’en avait jamais rêvé étant enfant. « J’accepte, dans ce cas, dit-il, à condition que tu m’apprennes.
Tu ne feras rien sans instruments. Je t’en fournirai certains et t’enseignerai à fabriquer les autres. Et tu n’y arriveras pas sans aide.
Sans aide ?
Il va y avoir des milliers de plaques mémorielles à transborder d’un vaisseau à l’autre. Tout seul, tu seras bien vieux, tu seras même mort avant d’y parvenir. Tous ceux de ton village vont devoir y œuvrer ensemble si nous voulons armer un vaisseau fiable avec toute la mémoire nécessaire pour vous mener jusqu’au Gardien de Ici Terre.
Aussitôt, Nafai imagina Elemak travaillant sous ses ordres, et il éclata de rire. « Dans ces conditions, tu ferais aussi bien de désigner tout de suite un autre chef ! Ils ne m’obéiront pas.
Ils t’obéiront.
Alors, c’est que tu ne comprends pas si bien que ça la nature humaine, rétorqua Nafai. Si la paix a régné parmi nous au cours de ces dernières années, c’est uniquement parce que je suis resté soigneusement à ma place vis-à-vis d’Elemak. Si je reviens leur annoncer de but en blanc que je suis le pilote et qu’ils doivent m’aider à armer un vaisseau…
Fais-moi confiance.
Bon, bon, d’accord. De toute manière, je ne fais que ça depuis le début !
Ouvre la porte.
Nafai obéit et pénétra dans une salle assez obscure. La porte se referma derrière lui en occultant la plus grande part de la piètre lumière. Clignant des yeux, Nafai s’habitua peu à peu à la pénombre et vit au milieu de la salle, suspendu en l’air sans soutien visible, un bloc de… de quoi ? De glace ?
C’est en majeure partie de l’eau.
Il s’approcha et toucha l’objet. Ses doigts s’y enfoncèrent sans difficulté.
Je te l’ai dit : c’est de l’eau.
Comment peut-elle conserver cette forme, alors ? Comment se fait-il qu’elle flotte en l’air ?
Pourquoi te l’expliquerais-je alors que dans quelques instants il te suffira de puiser dans ta mémoire pour le savoir ?
Comment ça ?
Traverse l’eau et tu en sortiras vêtu du manteau du pilote stellaire. Une fois qu’il sera en place, uni à toi, tous mes souvenirs seront à toi, comme ils l’ont toujours été.
Jamais un esprit humain ne pourrait contenir autant d’information ! protesta Nafai. Ta mémoire s’étend sur quarante millions d’années d’histoire !
Tu verras.
J’ai failli devenir fou quand tu m’as instillé le souvenir du rêve de Père. Qu’est-ce qu’il en sera avec les tiens ?
Je serai proche de toi comme je ne l’ai jamais été.
Mais je serai encore moi-même ?
Tu seras davantage toi-même que jamais.
Est-ce que j’ai le choix ?
Oui. Tu peux choisir de refuser. Je ferai alors venir quelqu’un d’autre ; elle traversera l’eau et c’est elle qui sera le pilote.
Elle ? Luet ?
Quelle importance ? Si tu décides de ne pas devenir le pilote, de quel droit t’inquiètes-tu de qui je choisirai pour te remplacer ?
Nafai demeurait immobile, les yeux fixés sur le miraculeux bloc d’eau qui flottait en l’air, et il réfléchissait : C’est moins dangereux que de franchir la barrière, et pourtant, ça, je l’ai fait. Et puis pourrais-je supporter d’obéir au pilote en sachant jusqu’à la fin de mes jours que j’aurais pu être à sa place et que j’ai refusé ? Ceci enfin : j’ai fait confiance à Surâme jusqu’ici ; j’ai tué pour lui ; j’ai failli mourir pour lui. Vais-je maintenant refuser de prendre le commandement de notre voyage ?
Comment dois-je faire ? demanda-t-il.
Tu ne le sais pas ? Tu ne te rappelles pas la vision dont t’a parlé Luet ?
Alors seulement, Nafai se remémora le rêve de Luet : elle l’avait vu s’enfoncer dans un bloc de glace, puis émerger par en dessous, tout luisant, étincelant de lumière. Sur le moment, il n’avait accordé à ses paroles qu’un sens métaphorique. Mais le bloc de glace était bel et bien là, devant lui.
« Je m’y enfonce par le haut, dit-il. Mais comment y accéder ? »
Presque aussitôt, un disque d’un mètre de diamètre rasa le soi et s’arrêta devant lui. Nafai comprit qu’il devait y monter et le fit. Mais rien ne se passa.
Ce sont tes vêtements qui gênent. Il se déshabilla donc pour la deuxième fois de la journée. Il se rappela alors les éraflures et les contusions que les bourrasques lui avaient infligées. Nu, il remonta sur le disque qui s’éleva aussitôt et le transporta au-dessus du bloc.
Descends sur l’eau. Elle supportera ton poids.
Ayant vu ses doigts s’enfoncer sans résistance dans le flanc du bloc, Nafai avait des doutes, mais il obéit et posa le pied sur la surface. Elle était lisse sans être glissante ; comme celle de la barrière, elle donnait l’impression de se mouvoir sous ses pieds dans toutes les directions à la fois.
Allonge-toi sur le dos.
Nafai s’étendit. Presque immédiatement, la surface changea sous lui et il commença à s’enfoncer. Il s’aperçut que l’eau allait bientôt lui recouvrir le visage. Il n’allait plus pouvoir respirer ! Le souvenir de l’asphyxie était encore vif et il se mit à se débattre.
Du calme. Dors. Tu ne manqueras ni d’air ni de rien. Dors. Calme-toi.
Et il s’endormit en s’enfonçant dans l’eau.
Elemak s’étonna de voir Shedemei à sa porte. Tout était possible, naturellement – peut-être était-elle venue se rallier à lui. Mais il en doutait ; il était beaucoup plus probable qu’elle voulait essayer de négocier un arrangement au nom de Rasa, auquel cas on n’avait pas mal choisi l’émissaire. Il n’avait rien contre elle et elle n’avait pas de liens de parenté gênants. Par ailleurs, elle et Zdorab ne s’étaient-ils pas levés à la fin de la réunion, preuve qu’ils acceptaient le pouvoir d’Elemak de la déclarer close ? Il fallait écouter ce qu’elle avait à dire.
Il la laissa donc entrer et s’asseoir à la table en compagnie de Meb, d’Obring et de Vas. Il prit ensuite place en face d’elle et attendit. Qu’elle parle d’abord ; il saurait ainsi à quoi s’attendre de sa part.
« Tout le monde m’a déconseillé de venir te voir, dit-elle. Mais je crois qu’ils te sous-estiment tous, Elemak.
— Ce n’est pas la première fois. »
Meb gloussa, ce qui agaça Elemak : il ignorait si son frère riait parce que les autres le sous-estimaient ou s’il se moquait de sa réponse. On ne savait jamais de qui Meb se gaussait. Une seule certitude : il se moquait de quelqu’un.
« Il y a certains points importants que tu ne sembles pas comprendre, poursuivit Shedemei. Et je crois qu’il te faut tout savoir pour prendre des décisions avisées. »
Ah ! elle était donc là pour lui enseigner la « réalité ». Eh bien, autant l’écouter, si cela permettait de lui couper l’herbe sous le pied à la prochaine réunion. D’un hochement de tête, il l’invita à continuer.
« Il n’existe pas de conspiration visant à te dépouiller de l’autorité. »
Et voilà, pensa Elemak. Tu commences par nier le complot, ce qui équivaut à m’en confirmer l’existence.
« La plupart d’entre nous te reconnaissent comme le chef naturel de la communauté et, à quelques exceptions près, nous en sommes tous satisfaits. »
Ben tiens ! « Quelques » exceptions, hein ?
« Et ces exceptions se trouvent plus parmi tes partisans que tu ne l’imagines. À cette table, il y a davantage de haine et de jalousie à ton encontre qu’il n’y en a jamais eu parmi ceux qui se réunissent dans la case de l’Index.
— Ça suffit, l’interrompit Elemak. Si tu es venue dans l’espoir de semer la zizanie chez ceux qui veulent protéger leurs familles des intrigants, tu peux t’en aller tout de suite. »
Shedemei haussa les épaules. « J’ai dit ce que j’avais à dire, tu l’as entendu, peu m’importe ce que tu en fais. Mais le fait est là : la seule contre qui tu te bats en ce moment, c’est Surâme. »
Meb s’esclaffa. Shedemei n’y prêta aucune attention.
« Surâme a enfin accès aux vaisseaux. Nous allons tous devoir fournir un gros effort pour en désosser cinq afin d’en mettre un en état de voler. Mais ce sera fait, avec ou sans ton approbation. Surâme ne te laissera sûrement pas entraver ses plans après être ailée aussi loin. »
Elemak nota avec amusement que Shedemei persistait à parler de l’ordinateur comme d’une femme.
« Quand Nafai reviendra, il portera le manteau du pilote stellaire. Il s’agit d’un système qui le relie de façon presque parfaite à la mémoire de Surâme. Il en saura beaucoup plus sur toi que tu n’en sais toi-même, me comprends-tu bien ? Et le port du manteau donne accès à bien d’autres pouvoirs – par exemple, une concentration d’énergie à côté de laquelle le pulsant n’est qu’un jouet.
— Est-ce une menace ? demanda Elemak.
— Je te dis la vérité toute simple. Surâme a choisi Nafai parce qu’il possède l’intelligence nécessaire pour piloter le vaisseau, la loyauté pour la servir fidèlement et une volonté qui lui a permis d’abattre une barrière réputée infranchissable et de donner l’occasion à notre expédition de se poursuivre. Elle ne l’a pas choisi parce qu’il conspirait contre toi. Si tu avais jamais manifesté la moindre parcelle de loyauté envers la cause de Surâme, c’est peut-être toi qu’elle aurait choisi.
— Crois-tu m’émouvoir avec des flatteries aussi navrantes ?
— Je ne te flatte pas, répondit Shedemei. Je te l’ai déjà dit : nous te savons le chef naturel de notre groupe. Mais tu as refusé le commandement de l’expédition de Surâme. C’est ton choix, que tu as fait librement. Aussi, quand tu te rendras compte que tu as perdu pour toujours l’autorité sur le groupe, ne t’en prends qu’à toi-même. »
Elemak sentit la colère monter en lui.
« De toute manière, tu ne venais même pas en seconde position, poursuivit Shedemei. Il n’était pas certain que Nafai accepte le manteau – précisément parce qu’il savait que tu rejetterais son autorité. C’est alors que Surâme a fait le choix d’un candidat de remplacement. Elle m’a demandé, à moi, si j’accepterais le fardeau du commandement. Elle m’en a expliqué plus long sur les capacités et le fonctionnement du manteau qu’à Nafai lui-même, qui doit néanmoins en savoir beaucoup à l’heure qu’il est. J’ai accepté sa proposition. Si ce n’avait été Nafai, ç’aurait été moi. Pas toi, Elemak. Ce n’est pas d’un cheveu que tu as manqué cette charge prestigieuse : tu n’étais même pas dans la course, parce que tu as rejeté Surâme de prime abord.
— Il vaudrait peut-être mieux que tu t’en ailles, maintenant, dit Elemak d’une voix calme.
— Mais ce n’est pas pour ça que tu ne dois pas jouer un rôle important, un rôle de valeur dans la communauté, continua-t-elle, apparemment sans l’entendre ni se rendre compte de la rage qui bouillonnait en lui. Ne force pas les choses, n’oblige pas Nafai à t’humilier devant tout le monde. Travaille plutôt avec lui et il te laissera avec joie acquérir autant de pouvoir que Surâme lui permettra de t’en concéder. Je crois que tu ne t’es jamais rendu compte à quel point Nafai te vénère, comme il a toujours voulu te ressembler, comme il recherche ton affection et ton respect plus que chez quiconque.
— Sors de chez moi, dit Elemak.
— Très bien. Je vois que tu es de ceux qui refusent de réviser leur conception du monde. Tu ne peux vivre que dans un univers où tous tes malheurs viennent des autres, où chacun conspire contre toi pour te priver de ton dû. » Elle se leva et se dirigea vers la porte. « Malheureusement, il se trouve que cet univers n’est pas le vrai. Alors, vous allez rester ici tous les quatre à comploter pour prendre le pouvoir à Dostatok, vous n’arriverez naturellement à rien qu’à vous humilier, et vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-mêmes. Malgré tout, Elemak, tu as droit à notre profond respect et à notre estime pour tes talents considérables. Bonne nuit. »
Elle referma la porte derrière elle.
C’est à peine si Elemak parvenait encore à se maîtriser. Il n’avait qu’une envie : se jeter sur elle et la frapper, la frapper jusqu’à ce que disparaisse en elle la moindre parcelle de son insupportable condescendance. Mais ce serait une manifestation de faiblesse ; s’il voulait conserver son emprise sur les trois hommes présents, il devait prouver que ce genre de bêtises ne le touchaient pas. Aussi leur adressa-t-il un pâle sourire. « Vous voyez comme ils cherchent à nous abrutir en nous mettant en colère ? dit-il.
— Ne me dis pas que tu n’es pas en rogne ! jeta Meb.
— Bien sûr que je suis en rogne ! Mais je refuse de laisser la colère m’abêtir. De plus, Shedemei nous a fourni des renseignements intéressants. À l’en croire, Nafai va revenir avec une espèce de manteau magique ou je ne sais quoi. Ce n’est peut-être qu’une illusion, comme les masques que Gaballufix faisait porter à ses soldats à Basilica pour les rendre tous identiques. Ou alors ce truc possède un vrai pouvoir ; mais loin de nous faire filer doux, ça nous obligera d’autant plus à prendre des mesures rapides, nettes… et définitives.
— C’est-à-dire ? demanda Vas.
— C’est-à-dire que nous n’autoriserons personne à partir rejoindre Nafai, où qu’il soit. Nous le forcerons à venir à nous ; et à ce moment-là, s’il ne s’écrase pas, s’il refuse nos décisions, nous l’empêcherons de nous nuire plus longtemps.
— C’est-à-dire ? répéta Vas.
— C’est-à-dire qu’on le tuera, triple buse ! s’exclama Obring. Tu es vraiment obligé d’être aussi bouché ?
— Je savais que c’était ce qu’il voulait dire, fit Vas tranquillement. Je souhaitais simplement l’entendre de sa propre bouche, pour qu’il n’aille pas ensuite prétendre que ce n’était pas ce qu’il souhaitait.
— Ah, je vois, fit Elemak. Tu t’inquiètes des responsabilités. » Et il ne put s’empêcher de comparer Vas et Nafai : malgré tous ses défauts, Nyef n’avait jamais cherché à nier sa responsabilité dans la mort de Gaballufix. « Eh bien, je prends la responsabilité de tout. Seul, si vous l’exigez. Mais cela signifie aussi qu’une fois la victoire acquise, l’autorité me reviendra.
— Je marche avec toi, dit Meb. À fond. Est-ce que ça veut dire qu’après, je partagerai l’autorité avec toi ?
— Oui », répondit Elemak. Encore faudrait-il que tu saches ce que c’est, pauvre babouin geignard ! « Ce n’est pas plus compliqué. Mais si l’un de vous n’a pas le cran de marcher avec nous, ça ne fait pas de lui notre ennemi. Qu’il se contente de taire notre plan, qu’il se joigne à nous pour empêcher les autres de rallier Nafai et qu’il n’intervienne pas quand nous le tuerons – s’il faut en arriver là.
— Là, je suis d’accord », dit Obring.
Vas acquiesça également.
« Alors, c’est réglé. »
Nafai se réveilla étendu par terre dans la salle. Au-dessus de lui flottait le cube d’eau. Il ne se sentait pas différent.
Du moins, jusqu’au moment où il chercha à sentir de l’intérieur si quelque chose avait changé dans son corps. Alors, un torrent d’informations se déversa tout à coup dans son esprit. L’espace d’un instant, il eut conscience de toutes ses fonctions corporelles, avec un rapport détaillé sur l’état de chacune : les sécrétions de ses glandes, le rythme de son pouls, la quantité de matière fécale accumulée dans son rectum, la déficience actuelle en aliments des cellules de son organisme, et la ponction des cellules graisseuses pour compenser cette carence. De même, la vitesse de guérison de ses contusions et de ses éraflures s’était accélérée et il se sentait beaucoup mieux.
Est-ce cela que Surâme sait depuis toujours sur moi ?
Aussitôt la réponse lui parvint et, cette fois, d’une voix claire – encore plus que quand Surâme parlait par le biais de l’Index. Je n’ai jamais su tout cela sur toi. Le manteau s’est connecté à chacun des nerfs de ton corps et rend compte en continu de ton état. Il prélève aussi des échantillons de ton sang en différents endroits, les interprète et intervient pour améliorer ta forme, et ce plusieurs fois par seconde.
Le manteau ?
Instantanément, une image jaillit dans son esprit. Il se vit de l’extérieur, tel que Surâme le percevait certainement par ses capteurs. Il vit son corps rouler de sous le bloc et se relever. Sa peau étincelait. Il s’aperçut que la majeure partie de la lumière de la salle provenait d’elle. Il se vit passer les mains sur son corps en cherchant à toucher le manteau. Mais il ne sentit rien d’autre que le contact habituel de son épiderme.
Il se demanda s’il allait toujours briller ainsi – si sa maison allait toujours s’illuminer chaque fois qu’il y entrerait.
À peine cette pensée lui fut-elle venue que la voix de Surâme lui répondit : Le manteau réagit à ta volonté. Si tu souhaites qu’il s’éteigne, il s’éteint. Si tu souhaites accumuler une forte charge électrique, il s’exécute – et en tendant le doigt, tu peux projeter un arc d’énergie dans la direction que tu veux. Rien ne peut te blesser quand tu le portes et tu deviens extrêmement dangereux pour les autres – mais si tu ne désires faire de mal à personne, le manteau reste inactif. Tes enfants peuvent dormir dans le noir et toi, serrer ton épouse dans tes bras comme tu l’as toujours fait. À vrai dire, plus ton contact physique avec autrui est intense, plus le manteau s’agrandira pour inclure cette autre personne et même réagir, dans une faible mesure, à sa volonté.
Alors Luet portera aussi ce manteau ?
À travers toi, oui. Il la protégera, lui permettra un meilleur accès à ma mémoire. Mais pourquoi me poser toutes ces questions ? Au lieu de les formuler, pourquoi ne pas renvoyer ton esprit en arrière et chercher à te rappeler, comme si tu avais toujours tout su du manteau ? Les souvenirs te viendront alors sans mal et en toute clarté. Tu sauras tout ce qu’il y a à savoir.
Nafai tenta l’expérience et, soudain, toute interrogation sur le manteau disparut. Il sut ce qu’était le rôle du pilote. Il sut même précisément en quoi Surâme avait besoin de lui pour préparer un vaisseau stellaire au départ.
« Nous n’aurons pas assez de toute notre vie à tous, y compris celle de nos enfants, pour accomplir tout ça ! s’exclama-t-il.
Je t’ai dit que je te donnerais des instruments. Par certains côtés, les robots sont irréparables, mais il reste des ensembles que l’on peut utiliser. Les machines elles-mêmes sont en parfait état de marche – c’est mon programme qui permet de les commander qui est défectueux. On peut en réactiver certaines parties et, à ce moment-là, toi et les autres pourrez mettre les robots au travail sous votre direction pour des tâches sans importance vitale. Tu verras.
Et alors, Nafai se « rappela » exactement ce que Surâme avait déterminé comme étant du domaine du possible. Il faudrait plusieurs heures de travail acharné pour réparer les robots, mais il pouvait y arriver – il se souvenait de la marche à suivre. « Je m’y mets tout de suite, dit-il. Il y a quelque chose à manger, par ici ?
À peine eut-il posé la question qu’il se rappela qu’il n’y avait pas de nourriture, naturellement. L’impatience le gagna en songeant qu’il devait aller chasser. « Tu ne pourrais pas demander aux autres de venir ? Qu’ils apportent de quoi manger et… après tout, je ne vois pas pourquoi il faudrait se taper une journée de trajet chaque fois qu’on veut venir. Nous pouvons reconstruire notre village ici – il y a toute l’eau qu’il nous faut dans les collines, au sud, et du bois en quantité. Il nous suffirait de consacrer une semaine à nous installer ; par an, ça nous épargnerait bien des journées de marche en attendant que le vaisseau soit terminé.
Je transmets. Ou alors, parle-leur en toi-même.
En moi-même ?
Soudain, il se souvint : puisque la mémoire de Surâme était maintenant la sienne, il pouvait communiquer avec ses compagnons par l’Index. Ce qu’il fit.
« Vous n’irez nulle part », dit Elemak.
Zdorab et Volemak restèrent immobiles devant lui, abasourdis. « Que veux-tu dire ? demanda Volemak. Nafai a besoin de nourriture et il nous faut délimiter l’emplacement du nouveau village. Je pensais que tu voudrais nous accompagner.
— Et moi, je dis que vous n’irez pas. Personne n’ira. Nous ne déplacerons pas le village et personne n’ira rejoindre Nafai. Sa tentative pour s’emparer du pouvoir a échoué. Renoncez, Père. Quand Nafai aura suffisamment faim, il rentrera.
— Je suis ton père, Elya, pas ton fils. Tu peux décider de ne pas y aller toi-même, mais tu n’as pas qualité pour m’en empêcher. »
Elemak tapa du poing sur la table.
« À moins que tu ne songes à user de violence contre ton père ? poursuivit Volemak.
— Je vous ai exposé la loi de ce pays, dit Elemak. Personne ne peut quitter le village sans ma permission. Et vous n’avez pas ma permission.
— Et si je désobéis à ton ordre, parce qu’il est illégal et présomptueux ?
— Alors, vous ne ferez plus partie de Dostatok. Si l’on vous prend à rôder par ici, vous serez traité comme un voleur.
— Crois-tu que les autres y consentiront ? Lève seulement la main contre moi et tu ne t’attireras que leur mépris.
— Non : je m’attirerai leur obéissance. Je vous préviens : ne tentez rien. Personne n’ira porter à manger à Nafai. Il va rentrer et cette petite plaisanterie des vaisseaux de l’espace va se terminer. »
Volemak resta silencieux, Zdorab à ses côtés. Leurs visages étaient impassibles. « Très bien », dit enfin Volemak.
Elemak s’étonna : se pouvait-il que Père rendît les armes aussi facilement ?
« Nafai annonce qu’il rentre tout de suite. Les premiers robots ont été remis en service et ils sont au travail. Il sera ici dans une heure.
— Dans une heure ! s’exclama Meb qui se tenait non loin. Eh bien, nous y voilà ! Je croyais que ce fameux site de Vusadka était à une journée de marche ?
— Nafai vient juste de réactiver les paritkas. S’ils fonctionnent convenablement, nous ne serons pas obligés de déplacer le village.
— Les paritkas ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda Meb.
Ne pose pas la question, crétin ! pensa Elemak. Tu fais le jeu de Père.
« Un chariot volant, répondit Volemak.
— Et je suppose qu’en ce moment même, vous parlez avec Nafai ?
— Sans l’Index, sa voix est aussi difficile à distinguer de nos propres pensées que celle de Surâme. Mais il nous parle, en effet. Tu l’entendrais toi-même, si tu écoutais. »
Elemak ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Mais bien sûr, je vais rester ici à essayer d’entendre la voix de mon frère, très loin d’ici, qui parle dans ma tête !
— Pourquoi pas ? demanda Zdorab. Il voit déjà tout ce que voit Surâme. Y compris ce qui se passe dans ton esprit. Par exemple, il sait que Meb et toi avez l’intention de le tuer dès son arrivée. »
Elemak se dressa d’un bond. « C’est un mensonge ! » Du coin de l’œil, il vit une expression de panique passer sur le visage de Meb. Surtout, ferme-la, Meb ! Tu ne vois pas qu’il a dit ça au hasard ? Ne fais rien qui puisse confirmer leurs soupçons ! « Rentrez chez vous, maintenant. Père. Toi aussi, Zdorab. Nafai ne sera en danger que s’il nous agresse ou cherche à se rebeller.
— Nous ne sommes plus dans le désert, dit Volemak. Et tu n’es pas le chef.
— Au contraire. Les lois du désert sont toujours valables et je suis le chef de notre expédition. Depuis le début. Je ne prenais votre avis que par respect pour votre âge.
— Allons-nous-en, intervint Zdorab en entraînant Volemak.
— Pour priver Elemak de l’occasion de nous montrer jusqu’où va sa malice ?
— Pas ma malice, Père. Mon ras-le-bol, simplement. C’est vous, avec Nyef, Rasa, Luet et toute votre clique, qui avez déclenché tout ceci. Personne ne vous a demandé de mettre en marche cette stupide histoire de voyage dans les étoiles. Tout allait bien – jusqu’au moment où vous avez décidé de modifier les règles. Eh bien, en effet, les règles ont changé, et pour une fois, elles ne sont pas en votre faveur. La pilule est amère ; acceptez-la comme un homme.
— Je te plains », dit Volemak. Puis Zdorab l’entraîna et ils s’en allèrent.
« Ils savaient, gémit Mebbekew. Ils savaient ce qu’on avait l’intention de faire.
— Ah, la ferme ! lâcha Elemak. Ils ont tapé au hasard, et tu as bien failli cracher le morceau.
— C’est pas vrai ! Je n’ai rien dit.
— Va chercher ton arc et tes flèches. Tu tireras assez bien pour l’occasion.
— Tu veux dire qu’on ne va pas attendre de lui parler ?
— Nafai parlera d’un ton beaucoup plus raisonnable avec une flèche dans le corps, tu ne penses pas ? »
Meb sortit. Elemak se leva et décrocha son arc de la cheminée.
« Ne fais pas ça. »
Il se retourna et vit Eiadh à la porte de la chambre, le bébé sur la hanche.
« Je t’ai bien entendue, Eiadh ? Tu me dis ce que je dois faire ?
— Tu as déjà essayé de le tuer une fois. Surâme ne te laissera pas faire. Ne le comprends-tu pas ? Et cette fois, tu risques d’être blessé.
— Je te remercie de t’inquiéter pour moi, Edhya, mais je sais ce que je fais.
— Moi aussi, je sais ce que tu fais. Toutes ces années, j’ai observé tes rapports avec Nafai et je me disais : enfin, Elya a appris à le respecter ; il n’est plus jaloux de son jeune frère. Mais je vois aujourd’hui que tu attendais simplement ton heure. »
Elemak l’aurait volontiers giflée, mais la tête du bébé se trouvait sur la trajectoire et il ne voulait surtout pas faire de mal à son enfant. « Tu en as assez dit, la prévint-il.
— Je serais prête à te supplier de ne rien faire par amour pour moi, reprit Eiadh, mais je sais que ça ne servirait à rien. Alors, je te supplie de ne rien faire pour l’amour de tes enfants.
— Pour mes enfants ? Mais c’est pour eux que j’agis ! Je refuse de voir leurs vies mises en pièces à cause des complots de Rasa pour prendre le pouvoir à Dostatok et transformer notre village en une société de femmes comme Basilica.
— Pour eux, répéta Eiadh. Ne les oblige pas à voir leur père se faire humilier devant tout le monde. Ou pire.
— Je mesure à présent la qualité de ton amour pour moi. On dirait que tu paries sur la victoire de l’autre camp.
— Ne leur fais pas honte en leur montrant que tu as le meurtre au cœur.
— Tu crois que je ne sais pas où tu veux en venir ? À Basilica déjà, tu avais le béguin pour Nafai. Je pensais que ça te passerait en mûrissant, mais je m’étais trompé.
— Fou que tu es ! J’admirais sa force. J’admirais la tienne aussi. Mais sa force à lui n’a jamais vacillé et il ne l’a jamais utilisée pour violenter les autres. Ta façon de traiter ton père était honteuse. Tes fils se trouvaient dans la pièce à côté et ils ont entendu la manière dont tu lui as parlé. Ne sais-tu pas qu’un jour, quand tu seras vieux et faible, tu risques d’affronter le même manque de respect de leur part ? Vas-y, frappe-moi ! Je vais poser le bébé. Montre à tes fils à quel point tu es fort, si fort que tu peux battre une femme qui n’a commis d’autre crime que de te dire la vérité ! »
Meb ouvrit brusquement la porte, son arc et ses flèches à la main. « Alors ? demanda-t-il. Tu viens, oui ou non ?
— J’arrive », dit Elemak. Il se tourna vers Eiadh. « Je ne te le pardonnerai jamais. »
Elle lui fit un sourire enjôleur. « Dans une heure, tu viendras implorer mon pardon. »
En revenant au village, Nafai savait exactement à quoi s’attendre : il partageait la mémoire de Surâme. Il avait entendu s’entretenir Elemak et ses conjurés. Il les avait écoutés tout en ordonnant à tous de garder les enfants à la maison. Il avait senti la peur au cœur de chacun. Il savait les dégâts qu’Elemak infligeait à sa propre famille, la crainte et la fureur qui lui noyaient le cœur.
Tu ne peux pas lui faire oublier ses projets ?
Non. Cela ne fait pas partie des pouvoirs dont on m’a doté. D’ailleurs, il est très résistant. Mon influence sur lui ne peut être qu’oblique.
S’il avait choisi de t’obéir, il aurait mieux convenu à tes desseins que moi, n’est-ce pas ?
Oui. Surâme pouvait bien lui parler franchement, maintenant, puisqu’ils n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre.
Donc, je ne suis qu’un second choix.
Non. Tu es le premier, parce qu’Elemak est constitutivement incapable de se soumettre à un but supérieur à sa propre ambition. Il est bien plus infirme qu’Issib.
Nafai fonçait vers le sud ; le paritka rasait le sol en détectant automatiquement le trajet le plus uniforme, à une vitesse inimaginable aux yeux de son passager. Mais le prodige que constituait la machine ne l’intéressait pas. Il avait du mal à retenir ses larmes ; car à présent, en se concentrant sur les habitants de Dostatok et non plus sur la restauration du vaisseau, il se « souvenait » d’événements et de situations qu’il n’avait jamais devinés. Les combats et les sacrifices entre Zdorab et Shedemei, la haine glacée que Vas ressentait pour Obring et Sevet et, depuis Shazer, pour Elemak, l’aigre mépris de Sevet pour elle-même, le chagrin de Luet et d’Hushidh devant leurs maris qui les traitaient de plus en plus selon l’idée qu’Elemak se faisait des femmes et de moins en moins comme les amies qu’elles auraient dû leur être.
Issib, dont l’existence dépend entièrement de son épouse, quelle honte pour lui de regarder sa femme comme moins qu’une associée dans tous ses travaux ! Et quelle honte encore plus grande pour moi ! Mon épouse, la plus vénérable des femmes, au moins aussi sage que moi, j’ai pu la quitter en la laissant dans un tel état d’esprit !
Car il avait vu leur cœur de l’intérieur, et c’est là une vision qui ne laisse aucune place pour la haine. Oui, il savait que Vas était un meurtrier au fond de lui-même – mais il se « rappelait » aussi le supplice qu’il avait vécu quand Sevet et Obring l’avaient humilié. Nafai pouvait bien considérer que l’humiliation n’excusait pas l’assassinat, il savait à quoi ressemblait le monde du point de vue de Vas et il lui était désormais impossible de le haïr, il l’empêcherait d’accomplir sa vengeance, naturellement ; mais en même temps, il comprendrait.
Tout comme il comprenait Elemak et la façon dont Elemak le voyait. Si j’avais su ! pensait Nafai ; si j’avais vu ce que j’ai fait pour qu’il me déteste autant !
Ne sois pas stupide. Il détestait ton intelligence. Il détestait le plaisir que tu avais à être intelligent, ton obéissance à ton père et à ta mère, et même la vénération dans laquelle tu le tenais. Il te haïssait d’être ce que tu es, parce que tu es très proche de lui et en même temps très différent. Le moyen d’éviter qu’il te déteste aurait été que tu meures jeune.
Tout cela, Nafai le comprenait, mais cela ne changeait rien. Il aurait voulu que tout fût différent. Ah, qu’il aurait aimé voir Elemak le regarder en disant : « Bien joué, petit frère ! Je suis fier de toi. » Plus que de son père, Nafai avait besoin d’entendre ces mots de la bouche d’Elemak. Et cela n’arriverait jamais. Au mieux, désormais, il obtiendrait son obéissance rétive. Au pire, son cadavre.
« Je ne veux pas le tuer », répéta Nafai, comme une litanie.
Si tu ne le veux pas, tu ne le feras pas.
Alors, ses pensées se tournèrent vers Luet. Ah, Luet, pourquoi ai-je dû attendre de porter ce manteau pour comprendre ce que je t’infligeais ? Tu as essayé de me le dire, d’abord avec amour, puis avec colère, mais le message ne variait pas : Tu me fais mal, tu es en train de perdre ma confiance, arrête, je t’en prie. Mais je n’entendais pas. Je désirais tellement être le meilleur des chasseurs, vivre une vie d’homme parmi les hommes, que j’avais oublié : avant d’en devenir tout à fait un, j’avais eu la chance que tu me prennes la main et m’emmènes au lac des Femmes ; tu ne m’avais pas seulement sauvé la vie, tu m’avais aussi donné ma place auprès de Surâme. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai, ma personnalité, mes enfants, je l’ai reçu de tes mains, Luet, et je t’en ai récompensée de manière indigne.
Tu es presque arrivé. Ressaisis-toi.
Nafai recouvra son sang-froid. Il sentit le manteau opérer en lui pour guérir ses paupières rougies par les larmes. Toute trace de chagrin disparut aussitôt de son visage.
Ce sera toujours comme ça ? J’aurai toujours un masque à la place du visage parce que je porte le manteau ?
Seulement si tu le souhaites.
Nafai se « rappela » où Elemak et Mebbekew s’étaient cachés pour lui tendre une embuscade. Vas et Obring, au village, veillaient à ce que nul ne sorte de chez soi. Elya et Meb, l’arc à la main, attendaient Nafai pour le tuer.
Sa première idée avait été de les contourner, simplement, sans qu’ils le repèrent. Puis il avait imaginé de passer si vite devant eux qu’ils n’auraient pas le temps de tirer. Mais aucun de ces stratagèmes n’avait d’utilité : il fallait qu’ils se compromettent, il fallait qu’ils exécutent Nafai sans provocation préalable. « Laisse-les m’abattre, dit-il. Aide Meb à bien viser – il n’y arrivera jamais tout seul –, apaise-le, aide-le à se concentrer. Que leurs deux flèches me touchent.
Le manteau n’empêche pas la douleur.
— Mais il me guérira, une fois les flèches extraites, n’est-ce pas ?
Oui. Mais n’attends pas de miracle.
— Tout ce qui se passe en ce moment est miraculeux. Évite qu’Elemak me touche au cœur, si tu es si inquiet. »
Elemak rata le cœur, mais de peu. Nafai avait ralenti la vitesse du paritka afin qu’ils aient le temps de viser, il perçut un instant après Surâme l’effroi que la machine souleva chez eux ; Meb, perdant presque tout sang-froid, faillit jeter son arc et s’enfuir. Mais Elemak ne fléchit pas une seconde ; à mi-voix, il donna un ordre sec qui maintint Meb à son poste, puis ils visèrent et lâchèrent leurs flèches.
Nafai les sentit pénétrer dans son corps, celle d’Elemak au fond de sa poitrine, celle de Meb en travers de son cou. La dernière était la plus douloureuse, la première la plus dangereuse. Toutes deux provoquèrent une souffrance atroce et Nafai faillit perdre conscience.
Réveille-toi. Tu as trop à faire ; ce n’est pas le moment de faire la sieste.
J’ai mal ! J’ai mal ! hurla Nafai en silence.
C’est ton plan, pas le mien.
Mais c’était le seul efficace et Nafai laissa les flèches en place en attendant que le paritka l’amenât au cœur du village. Comme prévu, Vas et Obring furent terrifiés en voyant l’appareil surgir puis s’arrêter en flottant au-dessus de l’aire de réunion, son passager effondré sur le siège, une flèche plantée dans la poitrine, une autre en travers de la gorge.
Luet, appela mentalement Nafai, viens retirer mes flèches ! Il faut que tout le monde constate que je suis tombé dans un piège et que je n’avais pas d’arme. Tu dois jouer ton rôle.
Il vit la scène par les yeux de Luet ; l’étrange intimité qui l’avait presque rendu fou quand il avait reçu le rêve de son père, si longtemps auparavant, était aujourd’hui beaucoup plus supportable, car le manteau le protégeait des aspects les plus déstabilisants des souvenirs enregistrés de Surâme. Il percevait distinctement ce qu’elle voyait, mais très vaguement ce qu’elle ressentait, et presque rien du flot de conscience qui, la première fois, l’avait conduit au bord de la démence.
Il sentit le cœur de Luet se serrer en le voyant et l’effroi que provoqua en elle la vision des flèches plantées dans son corps. Comme elle m’aime ! se dit-il. Saura-t-elle jamais à quel point je l’aime, moi ?
Elle se mit à crier à la cantonade : « Sortez, sortez tous et venez voir ! »
Presque aussitôt, la voix d’Elemak s’éleva au loin : « Restez chez vous !
— Sortez tous ! répliqua Luet. Venez voir : ils ont essayé de tuer mon époux ! »
Tous, adultes et enfants ensemble, sortirent en foule des maisons. Plusieurs poussèrent des hurlements en voyant Nafai percé de flèches.
« Regardez : il n’avait même pas d’arc ! criait Luet. Ils lui ont tiré dessus sans qu’il les ait provoqués !
— C’est faux ! hurla Elemak qui entrait dans le village à grands pas. Je me doutais bien qu’il tenterait un coup fourré de ce genre ! C’est Nafai lui-même qui s’est enfoncé les flèches, pour faire croire à une agression ! »
Zdorab et Volemak se trouvaient maintenant aux côtés de Luet et c’est eux qui retirèrent les flèches ; il fallut briser celle du cou et l’extraire par la pointe. Celle d’Elemak endommagea gravement la poitrine de Nafai en sortant. Il sentit le sang couler à flots des deux blessures ; incapable de parler, il perçut néanmoins la réaction du manteau qui entreprenait de le soigner, d’empêcher les blessures de le tuer.
« Je refuse d’endosser la responsabilité de cette affaire, poursuivit Elemak. Nafai est très doué pour jouer les victimes ! »
Mais personne ne gobait ses mensonges, Nafai s’en rendait clairement compte, sauf peut-être Kokor et Dol, qui n’avaient pas l’esprit très vif et se laissaient facilement berner.
« Aucun de nous ne te croit, dit Volemak. Nafai lui-même savait que tu projetais de l’assassiner.
— Ah oui ? fit Elemak. Alors, s’il est si avisé, pourquoi est-il allé se fourrer dans cette soi-disant embuscade ? »
Nafai transmit mentalement la réponse à son père.
« Parce qu’il voulait que chacun voie vos flèches plantées dans son corps, dit Volemak. Il voulait montrer à tous qui vous êtes et ce que vous êtes, sans laisser la moindre place au doute.
— La plupart d’entre nous le savaient depuis toujours, renchérit Rasa. Nafai n’était pas obligé de subir de telles blessures.
— Ce n’est pas si grave, intervint Luet. Nafai porte le manteau de Surâme. C’est le pilote, désormais. Le manteau est en train de le guérir. Ni Elemak ni Mebbekew ne peuvent plus lui faire de mal. »
Suis-je prêt ? demanda Nafai. La douleur avait considérablement décru.
Presque.
Elemak se rendait clairement compte que plus personne n’était avec lui, sauf Meb, qui n’avait pas le choix. Même Vas et Obring détournaient le regard – inutile d’attendre aucune aide de leur part. De toute façon, il n’en avait jamais espéré de ces deux-là. « Peu importe ce que nous avons fait, déclara-t-il. Nous l’avons fait pour nos enfants et nos épouses – et pour les vôtres aussi ! Avez-vous vraiment envie de partir d’ici ? Y a-t-il un seul d’entre vous qui veuille s’en aller ?
— Personne n’en a envie, répondit Luet. Mais nous savions que c’était prévu depuis le début : nous devions partir pour la Terre. Ce n’était pas un secret. Personne ne t’a menti. »
À cet instant – insulte suprême – Eiadh joignit sa voix à celle de Luet. « Je ne veux pas quitter Dostatok ; mais je préférerais errer à jamais dans le désert si, pour rester, il fallait que meure un homme de bien. »
Elle parlait avec feu et Elemak se sentit brûler de l’intérieur. Ma propre femme, qui me condamne par ses accusations !
« Ah, on est très courageux, aujourd’hui ! cria-t-il. Mais hier, vous étiez d’accord avec moi ! L’un de vous a-t-il pu croire que nous allions préserver notre paix et notre bonheur sans effusion de sang ? Vous le saviez depuis toujours : tant que Nafai resterait libre de fomenter ses petits coups, la rébellion et la dissension régneraient parmi nous ! Le seul espoir de paix que nous ayons, c’est ce que j’ai déjà tenté de faire il y a plus de huit ans ! »
Maintenant.
Nafai se releva. À sa surprise, il se sentit vacillant et pris de vertige. Il s’en « rappela » aussitôt la raison : le manteau puisait son énergie dans son corps quand il y était obligé et le processus de guérison rapide qu’il avait entamé drainait ses forces plus vite que le manteau n’arrivait à les reconstituer grâce à la lumière solaire. Mais il savait aussi que cette faiblesse passagère ne l’empêcherait pas de faire ce qu’il avait à faire.
« Elemak, dit-il, j’ai pleuré tout le long du chemin en venant ici. Ce que tu as voulu me faire me met au supplice. Si seulement tu avais été assez souple pour accepter le plan de Surâme… si tu l’avais fait, je t’aurais suivi avec joie. Mais depuis le début, c’est toi, c’est ta soif de pouvoir qui nous déchire. Si tu n’avais pas comploté avec eux, si tu ne t’étais pas mis à leur tête, crois-tu que les faibles qui t’obéissaient se seraient jamais opposés à Surâme ? Elemak, ne comprends-tu pas que tu t’es entraîné tout seul jusqu’au seuil de la mort ? Surâme œuvre pour le bien de l’humanité et rien ne l’arrêtera. Faut-il que tu meures avant d’en être persuadé ?
— Tout ce que je vois, c’est que chaque fois qu’on parle de Surâme, c’est que toi, ou ta pleurnicharde de femme ou Sa Majesté ta mère essaye de s’emparer du pouvoir !
— Aucun d’entre nous n’a jamais voulu te dominer, ni toi ni personne d’autre, répondit Nafai. Ce n’est pas parce que tu passes ton temps à rêver de régenter les autres que nous en faisons autant. Crois-tu que c’est mon ambition qui a créé le paritka sur lequel je me trouve ? Crois-tu que ce sont les complots de Mère qui le font tenir en l’air ? Crois-tu que ce sont les – comment as-tu dit ? Les pleurnicheries ? – les pleurnicheries de Luet qui m’ont ramené en une heure au lieu d’une journée ?
— Il s’agit d’une vieille machine, c’est tout, dit Elemak. Une vieille machine comme Surâme. Allons-nous obéir aux ordres donnés par des machines ? »
Des yeux, il chercha un soutien dans la foule, mais le sang qui maculait la gorge et la tunique de Nafai était trop frais ; personne ne croisa son regard à part Mebbekew.
« Nous allons déplacer le village vers le nord, près de Vusadka, déclara Nafai. Et tous, les enfants les plus âgés compris, nous travaillerons avec les machines de Surâme à remettre un vaisseau en état. Et quand il sera prêt, nous y entrerons tous – tous, je dis bien – et nous nous élèverons dans l’espace. Il nous faudra une centaine d’années pour atteindre la Terre, mais pour la plupart, le temps passera comme une seule nuit parce qu’ils dormiront pendant tout le voyage, tandis qu’aux yeux des autres, il ne se sera écoulé que quelques mois. Et une fois le voyage achevé, nous sortirons du vaisseau et nous poserons le pied sur le sol de la Terre, premiers des hommes à y revenir depuis quarante millions d’années. Oseras-tu me dire maintenant que tu veux nous priver d’une telle aventure ? »
Elemak resta muet, de même que Mebbekew. Mais Nafai lisait ce qu’il y avait dans leur esprit : la farouche résolution de céder pour l’instant, mais d’assommer Nafai à la première occasion, de lui trancher la gorge et de jeter son corps à la mer.
C’était inadmissible. Il fallait les convaincre de la futilité de toute résistance. Ils devaient cesser leurs complots et concentrer leurs efforts sur la mise en état du vaisseau.
« Vous ne comprenez donc pas que vous ne pouvez pas me tuer, même si en ce moment, Elemak, tu imagines de me couper la gorge et de jeter mon cadavre à la mer ? » La fureur et l’effroi redoublèrent en Elemak et frappèrent Nafai comme des lames de fond.
« Tu ne vois pas que Surâme est déjà en train de guérir mes blessures au cou et à la poitrine ?
— Si c’étaient de vraies blessures ! » cria Meb. Pauvre Meb, qui croyait pouvoir ressusciter le mensonge initial d’Elemak !
Pour toute réponse, Nafai plongea le doigt dans sa plaie à la gorge. Le tissu cicatriciel avait déjà commencé à se former et il dut le déchirer – mais tous virent son doigt enfoncé presque jusqu’à la troisième phalange. Certains furent pris de haut-le-cœur ; les autres hoquetèrent, gémirent ou poussèrent par sympathie des cris de souffrance. Et de fait, la douleur était considérable – et elle empira quand il ressortit son doigt. À l’avenir, il faudra que j’évite ce genre d’effets spectaculaires, se dit Nafai.
Il dressa son doigt couvert de sang. « Je te pardonne, Elemak, déclara-t-il. Je te pardonne, Mebbekew, si j’ai votre promesse solennelle que vous nous aiderez, Surâme et moi, à construire un bon vaisseau. »
C’en fut trop pour Elemak. L’humiliation qu’il subissait aujourd’hui était bien pire que celle qu’il avait connue dans le désert huit ans plus tôt. Il ne pouvait plus se contenir. Son cœur n’abritait plus qu’une rage meurtrière. Ce que pensaient les autres ne lui importait plus : il avait déjà perdu leur considération, de toute façon ; il avait aussi perdu son épouse et ses enfants, il le savait ; que lui restait-il ? La seule façon d’apaiser en partie la souffrance qu’il ressentait, c’était de tuer Nafai, de le traîner jusqu’à la mer et de l’y plonger jusqu’à ce qu’il cesse de se débattre. Ensuite, que les autres fassent ce que bon leur semblait : Nafai mort, Elemak serait satisfait.
Il fit un pas vers lui. Puis un deuxième.
« Arrêtez-le ! » dit Luet. Mais personne ne s’interposa. Personne n’en eut le courage : le visage d’Elemak avait une expression trop effrayante.
Mebbekew sourit et vint se placer près de lui.
« Ne me touche pas, dit Nafai. La puissance de Surâme est comme du feu en moi. Pour l’instant, je suis faible des blessures que tu m’as infligées et je risque de ne pas pouvoir contrôler le pouvoir dont je dispose. Si tu me touches, je crois que tu mourras. »
Il parlait avec une telle simplicité que ses paroles avaient la force irrésistible de la vérité. Il sentit que quelque chose s’écroulait en Elemak. Sa fureur ne s’était pourtant pas éteinte ; ce qui s’était brisé, c’était la part de lui-même qui ne supportait pas d’avoir peur. Et une fois cette barrière abattue, toute sa rage redevint ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être : de la peur. Peur de perdre sa place au profit de son jeune frère, peur que les gens le regardent et voient en lui la faiblesse plutôt que la force, peur de ne pas être aimé. Et par-dessus tout, peur de perdre tout pouvoir sur les choses et les êtres qui l’entouraient. Et maintenant, toutes ces craintes qu’il se cachait depuis si longtemps se déchaînaient en lui – et toutes, sans exception, s’étaient réalisées, il avait perdu sa place, il apparaissait faible à tous, même à ses enfants ; plus personne ne pourrait l’aimer ; et il n’avait aucun pouvoir, pas même celui de tuer cet adolescent qui l’avait supplanté.
Elemak s’était arrêté et Meb en fit autant ; opportuniste comme toujours, il semblait n’avoir aucune volonté propre. Mais Nafai savait parfaitement que Meb était moins brisé psychologiquement qu’Elemak. Il poursuivrait ses complots sournois et, maintenant que son aîné était hors jeu, plus rien ne le retiendrait.
Nafai savait donc clairement qu’il n’avait pas encore gagné. Sans équivoque et de façon mémorable, il devait démontrer à Meb, à Elemak et à tout le monde qu’il ne s’agissait pas d’une simple lutte entre frères, que c’était Surâme et non lui qui avait vaincu Elemak et Meb. Et au fond de lui-même, Nafai se raccrochait à un espoir : s’il parvenait à leur faire comprendre que c’était Surâme qui les avait terrassés aujourd’hui, ils finiraient peut-être par lui pardonner et par redevenir les frères qu’ils auraient toujours dû être.
Je veux juste assez de puissance pour leur donner un choc, dit Nafai mentalement. Pas pour les tuer.
Le manteau obéira à tes désirs.
Nafai tendit la main. Il vit sur son bras les étincelles que déclencha son geste, mais la scène était beaucoup plus impressionnante vue par les yeux des spectateurs. Par le biais de Surâme, il avait accès à une dizaine de visions simultanées de lui-même, le visage parcouru d’une lumière éclatante qui devenait de plus en plus éblouissante, la main vibrante de lumière, comme enveloppée par un essaim de lucioles. Il pointa l’Index vers Elemak et, comme un éclair, un arc de feu jaillit de l’extrémité de son doigt pour frapper son frère à la tête.
Le corps d’Elemak se convulsa violemment, puis s’effondra.
Est-ce que je l’ai tué ? s’écria Nafai avec une angoisse muette.
Commotionné, seulement. Fais-moi un peu confiance, veux-tu ?
Et de fait, Elemak bougeait ; son corps agité de spasmes se tordait au sol. Aussi Nafai tendit-il la main vers Meb.
« Non ! » cria Mebbekew qui ne tenait pas à partager le sort d’Elemak. Mais au fond de son cœur, Nafai le voyait, il continuait à manigancer, à imaginer des plans retors. « Je ferai tout ce que tu voudras, je te le promets ! Je n’ai jamais voulu aider Elemak, c’est lui qui m’a toujours forcé !
— Tu es trop bête, Meb. C’est Elemak qui t’a empêché de me tuer dans le désert, le jour où je t’ai défendu d’abattre un babouin, tu crois que je l’ignore ? »
Le visage de Meb devint un masque de culpabilité et d’effroi. Pour la première fois de sa vie, on le mettait face à l’un de ses secrets, un de ceux qu’il croyait le mieux gardés ; comment échapper aux conséquences ? « J’ai des enfants ! cria-t-il. Ne me tue pas ! »
L’arc de lumière jaillit en crépitant et projeta Meb au sol.
Nafai était épuisé. Il tenait à peine debout. Luet, aide-moi ! implora-t-il silencieusement.
Il sentit ses mains le soutenir par le bras. Elle avait dû le rejoindre sur le paritka.
Ah, Luet, qu’il en soit toujours ainsi ! Je ne tiendrai pas le coup si tu n’es pas à mes côtés. Je n’y arriverai pas sans toi !
Il ne sentit en réponse que l’amour de Luet pour lui, son immense soulagement à savoir tout danger écarté, sa fierté devant la force qu’il avait montrée.
Comment fais-tu pour être aussi indulgente ? lui demanda-t-il en silence.
Je t’aime. Ce fut le seul message qu’il découvrit dans le cœur de son épouse.
Alors, Nafai ordonna au paritka de se poser et l’appareil obéit. Luet l’aida à en descendre et, leurs enfants agglutinés autour d’eux, l’emmena jusque chez eux. Au cours des instants qui suivirent, tout le monde se précipita pour s’enquérir s’ils avaient besoin d’aide. Mais Nafai n’avait besoin que de sommeil. « Occupez-vous de mes frères, chuchota-t-il. J’ai peur que les dommages ne soient graves. »
Quand il se réveilla, le crépuscule tombait. Zdorab était à la cuisine et préparait le repas ; Issib, Hushidh, Shedemei et Luet étaient assemblés autour de son lit. Ils ne le regardaient pas ; ils bavardaient. Il tendit l’oreille.
Ils parlaient de leur peine pour Eiadh et Dol, ainsi que pour leurs enfants ; surtout pour Proya, qui ne vivait que pour l’orgueil qu’il sentait chez son père, Elemak. « On aurait dit qu’il venait de voir son père mourir, dit Luet.
— Et c’était ça, répondit Hushidh. Du moins, c’était la mort du père qu’il connaissait.
— Les dégâts d’aujourd’hui seront longs à guérir, fit Shedemei.
— Mais s’agit-il vraiment de dégâts ? protesta Luet. Ou bien d’un début de guérison des blessures que nous n’avons pas voulu voir au cours des huit dernières années ? »
Hushidh fit claquer sa langue. « Nafai serait le premier à te dire que ce qui s’est passé aujourd’hui n’était pas un acte de guérison, mais de guerre. La volonté de Surâme a prévalu ; le vaisseau sera préparé et Mebbekew comme Elemak y travailleront aussi dur que n’importe qui, une fois qu’ils seront remis. Mais le préjudice commis est irréparable. Pour Elemak et Mebbekew, Nafai sera toujours l’ennemi, ainsi que tous ceux qui le serviront.
— Personne ne sert Nafai, objecta Luet. Nous ne servons que Surâme, comme Nafai lui-même.
— Oui, acquiesça vivement Shedemei. Nous le savons tous, Luet. Ce combat n’était pas celui de Nafai mais de Surâme. Le manteau aurait pu échoir à n’importe lequel d’entre nous. »
Nafai remarqua que cette fois, bien qu’elle n’en fût pas loin, Shedemei n’avait pas dit que c’était à elle que le manteau serait revenu s’il l’avait refusé. Désormais, elle garderait cette information pour elle et pour Zdorab. Quant à Elemak, Mebbekew, Vas et Obring, il y avait peu de chances qu’ils en parlent, quand bien même ils auraient compris ce qu’elle leur avait appris la veille. Elle se saurait toujours aux yeux de Surâme l’autre volet de l’alternative pour le commandement de la colonie – cela lui suffisait, elle était satisfaite.
« Il est réveillé, dit Luet.
— Qu’en sais-tu ? demanda Issib.
— Le rythme de sa respiration a changé.
— Je suis réveillé, confirma Nafai.
— Comment te sens-tu ? l’interrogea Luet.
— Encore fatigué. Mais mieux. Bien, même. Même pas fatigué, en fait. » Il se souleva sur un coude et sentit aussitôt la tête lui tourner. « À bien y réfléchir, je suis encore fatigué. » Et il se rallongea.
Ses compagnons éclatèrent de rire.
« Comment vont Elya et Meb ? demanda Nafai.
— Ils se reposent, comme toi, dit Shedemei.
— Et qui s’occupe de vos enfants à tous ?
— Mère, répondit Issib.
— Dame Rasa, fit en même temps Shedemei. Zdorab a pensé que tu aurais besoin d’un vrai repas à ton réveil et il est venu faire un peu de cuisine.
— Tu parles, fit Luet. Il savait tout simplement que j’allais me ronger les sangs pour toi et il ne voulait pas que je me tracasse pour la cuisine. Dis donc, tu ne t’es pas inquiété de nos enfants à nous.
— À vrai dire, je n’ai à m’inquiéter d’aucun enfant, dit Nafai. Je sais où ils sont. »
À cela, ils n’avaient rien à répondre. Ils lui apportèrent bientôt à manger et tout le monde l’imita, assis autour du lit. Nafai expliqua le genre de travaux qu’il faudrait exécuter sur le vaisseau et ils commencèrent à réfléchir au partage des tâches. La discussion fut cependant brève, car Nafai était manifestement exténué, physiquement sinon mentalement. Tous s’éclipsèrent bientôt, même Luet ; mais elle revint peu après avec les enfants, qui embrassèrent leur père. Chveya s’accrocha particulièrement à lui. « Papa, dit-elle, j’ai entendu ta voix dans mon cœur.
— Oui, répondit-il. Mais en réalité, c’est la voix de Surâme.
— Non, c’était ta voix, quand tu croyais que tu allais mourir. Tu étais sur une colline et tu allais descendre en courant jusqu’en bas pour traverser un mur invisible. Et là, tu m’as crié : Veya, je t’aime !
— Oui. C’est vrai, c’était ma voix.
— Moi aussi, je t’aime, Papa. » Il se rendormit.
Et se réveilla au milieu de la nuit en entendant une légère brise marine jouer dans le chaume du toit. Il avait retrouvé toute son énergie et se sentait assez fort pour s’élancer dans le vent et s’envoler.
Mais il tendit simplement la main pour toucher Luet, pour la serrer contre lui. Elle s’éveilla à demi, sans protester ; au contraire, elle se massa contre lui. Elle était prête à faire l’amour s’il en avait envie. Mais cette nuit, il voulait seulement la toucher, la tenir contre lui ; partager avec elle les lumières dansantes du manteau, afin que, comme lui, elle se souvienne de tout ce que recelait l’esprit de Surâme, qu’elle lise aussi clairement dans son cœur qu’il lisait dans le sien et qu’elle soit aussi sûre de son amour qu’il l’était du sien.
L’éclat qui émanait du manteau s’élargit et se renforça. Nafai embrassa le front de Luet et, quand il retira ses lèvres, il vit, là où elles s’étaient posées, une petite lueur qui étincelait. Elle va grandir, je le sais. Elle va grandir jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différences entre nous. Que les barrières tombent entre nous, Luet, mon amour. Je ne veux plus jamais être seul.