9 Le périmètre

À sept ans, Chveya avait parfaitement compris comment fonctionnait le monde. Aujourd’hui, à huit ans, elle se posait des questions.

Comme tous les enfants de Dostatok, elle avait grandi avec la conscience des relations simples et pures qui régnaient entre les familles. Par exemple, Dazya et ses petits frères et sœurs appartenaient à Hushidh et Issib ; Krassya, Nokya et leurs jeunes frères et sœurs à Kokor et Obring ; Vasnya, son frère et sa sœur à Sevet et Vas ; et ainsi de suite, chaque groupe d’enfants sous la dépendance d’une mère et d’un père.

La seule bizarrerie dans ce tableau limpide de l’univers, du moins jusqu’aux huit ans de Chveya, c’était Grand-Père et Grand-Mère, Volemak et Rasa, qui non seulement avaient deux enfants à eux – Okya et Yaya, deux frères qui auraient pu être jumeaux parce que, comme l’avait dit un jour Vasnya, ils n’avaient qu’un cerveau pour deux – mais qui étaient aussi, d’une façon vague, les parents de tous les autres parents. Elle savait cela puisqu’à certaines heures, elle avait entendu des adultes appeler Grand-Mère « Dame Rasa » ou « Grand-Mère », ce qui était normal, mais aussi « Mère », et elle entendait souvent son propre père ainsi que celui de Proya, Elemak, de même que celui de Skiya, Mebbekew, appeler Grand-Père « Père ».

Dans son esprit, cela signifiait que Volemak et Rasa étaient les Premiers Parents, qui avaient donné naissance à toute l’humanité. Mais consciemment, elle savait que ce n’était pas vrai, car Shedemei avait clairement expliqué à l’école qu’il existait des millions d’autres humains qui vivaient très loin d’eux, et Grand-Père et Grand-Mère ne leur avaient évidemment pas donné la vie à tous. Mais très loin où ? Cela relevait de la légende ; on ne les voyait jamais. Le monde s’arrêtait au pays magnifique et sans danger de Dostatok, et là, il n’était personne, apparemment du moins, qui ne fût issu du mariage de Volemak et de Rasa.

De fait, pour Chveya, le monde des adultes était assez lointain pour satisfaire ses désirs d’étrangeté ; elle n’avait pas besoin de s’interroger sur des contrées mythiques comme Basilica, Potokgavan, Gorayni, la Terre ou Harmonie, dont certaines étaient des planètes, d’autres des cités et d’autres encore des nations ; elle n’avait d’ailleurs jamais réussi à saisir les règles qui associaient les dénominations des territoires avec leurs noms. Non, le monde de Chveya était dominé par l’incessante lutte de pouvoir entre Dazya et Proya parmi les enfants.

Dazya était le Premier Enfant, ce qui lui conférait une autorité outrageuse dont elle abusait allègrement pour exploiter les petits chaque fois qu’elle en avait l’occasion, en baptisant ses abus « services personnels » et sans montrer la moindre reconnaissance pour ces « faveurs ». Si l’un des plus jeunes refusait d’obéir, elle lui interdisait l’accès à tous les jeux, en annonçant simplement que si « cet enfant » participait à telle distraction ou à telle compétition, elle-même s’en retirerait. Son attitude devant les filles d’un âge voisin du sien était fort semblable, mais plus subtile : elle n’en exigeait pas des services personnels humiliants, mais quand elle avait décidé qu’on ferait les choses d’une façon, elle en attendait une obéissance totale, et celle qui résistait se retrouvait poliment mise en quarantaine. Deuxième Enfant et plus jeune de trois jours seulement, Chveya ne voyait aucune raison d’accepter un rôle inférieur ; en conséquence, elle disposait de beaucoup de temps libre car Dazya ne souffrait pas d’égale et aucune des autres filles n’avait le cran de s’opposer à elle.

Dans le même temps que Dazya s’était forgé un royaume parmi les petits et les filles aînées, Proya – fils aîné d’Elemak et Deuxième Garçon – s’était fait prince parmi les princes. Il était le seul à pouvoir se moquer de Dazya et rire des règles qu’elle imposait, et tous les garçons les plus âgés le suivaient. Naturellement, Dazya les frappait d’ostracisme, ce qui les laissait indifférents car c’étaient les jeux et les faveurs de Proya qu’ils recherchaient. Mais ce qui faisait le plus enrager Dazya, c’était que Xodhya, son propre frère, se joignait à Proya et se servait du pouvoir de son aîné comme d’un bouclier pour assurer son indépendance envers l’autorité de sa sœur. Jyat, le petit frère de Chveya, et parfois même Motya, plus jeune d’un an que Jyat, se ralliaient régulièrement à Proya, mais cela ne dérangeait nullement Chveya, car c’était une humiliation supplémentaire pour Dazya.

Naturellement, durant les périodes où l’affrontement faisait rage, Chveya se joignait aux filles aînées pour railler et rembarrer, alternativement, les garçons rebelles, mais au fond de son cœur, elle ne rêvait que de faire partie du royaume de Proya. Là au moins, on jouait à des jeux merveilleux et violents de chasse et de mort. Elle était même prête, si les garçons voulaient bien l’inviter, à endosser le rôle du cerf, à les laisser la chasser et lui tirer dessus avec leurs flèches épointées ; ah, si seulement elle pouvait s’intégrer à eux au lieu de rester pitoyablement coincée dans le domaine de Dazya ! Mais quand, à mots couverts, elle fit part de son désir à son frère Jyat, il fit mine d’être pris de nausées et de vomissements et elle abandonna cette idée.

Ceux qu’elle enviait le plus, toutefois, c’étaient Okya et Yaya, les deux fils de Grand-Mère et Grand-Père ; Okya détenait la place de Premier Garçon et Yaya celle de Quatrième. Ils auraient pu sans mal déloger Proya de sa position dominante parmi les garçons, surtout parce qu’ils agissaient toujours ensemble et auraient pu soumettre tous les autres à l’aide de quelques corrections. Mais ils ne s’en donnaient jamais la peine ; ils participaient aux jeux de Proya quand l’envie les en prenait, sans se soucier de savoir qui était le chef. Car ils se considéraient comme des adultes, non des enfants. « Nous, on est de la même génération que vos parents », avait un jour déclaré Yaya à Chveya d’un ton hautain. Sur quoi elle lui avait fait remarquer qu’il était bien plus petit qu’elle et qu’il avait encore un houÿ riquiqui comme celui d’un lièvre, ce qui avait déclenché les rires des autres, malgré le respect que leur inspirait Yaya. Lui, de son côté, s’était contenté de lui lancer un regard de souverain mépris avant de s’éloigner. Mais par la suite, Chveya avait noté qu’il ne faisait plus pipi devant tout le monde.

Lorsqu’elle se voulait entièrement honnête avec elle-même, Chveya devait reconnaître que son isolement fréquent venait de ce qu’elle était incapable de tenir sa langue. Si elle voyait quelqu’un se montrer brutal, injuste ou égoïste, elle le déclarait ; elle en faisait autant s’agissant d’actes nobles, généreux ou délicats, mais cela ne comptait pas : les louanges tombaient vite dans l’oubli, tandis que les égratignures d’amour-propre restaient vivaces. Ainsi, Chveya n’avait pas de vrais amis parmi les enfants ; ils étaient trop occupés à passer de la pommade à Dazya ou à Proya pour lui témoigner une véritable amitié, tous sauf Okya et Yaya, naturellement, plus arrogants encore et plongés dans la contemplation de leur nombril de soi-disant adultes.

C’est à huit ans, quand elle constata le peu d’intérêt que tout le monde, à part ses parents, portait à son anniversaire, surtout après les chichis démesurés qu’on avait faits pour celui de Dazya, qu’elle perdit tout espoir de gagner une reconnaissance quelconque dans le monde. Ne suffisait-il pas que Dazya domine tout un chacun de manière aussi scandaleuse ? Pourquoi fallait-il encore que les adultes fassent de son anniversaire une si grande fête ? Naturellement, Père le lui avait expliqué, la fête n’était pas en l’honneur de Dza elle-même, elle célébrait plutôt la naissance de la nouvelle génération, la sienne – mais quelle importance, la façon dont les adultes considéraient cette débauche ? Le fait demeurait que par cette fête, ils avaient conforté l’autorité tyrannique de Dazya sur les autres enfants, en allant jusqu’à lui conférer un ascendant passager sur Proya lui-même, tandis qu’Okya et Yaya avaient boudé pendant toutes les festivités après s’être fait rejeter parmi les enfants : terrible humiliation, puisqu’ils ne faisaient pas partie de la nouvelle génération. Comment les adultes avaient-ils pu intervenir de façon aussi insouciante et dévastatrice dans la hiérarchie des enfants ? Ils ne considéraient pas que les petits menaient une véritable vie, voilà l’impression que cela donnait.

C’est à ce moment que Chveya avait eu la profonde intuition que le monde des adultes et celui des enfants étaient probablement identiques dans leur fonctionnement ; mais les enfants restaient subordonnés aux grandes personnes. Cela avait commencé par une conversation avec sa mère qui lui peignait les cheveux après son bain. « Les garçons, plus ils sont petits, plus ils sont dégoûtants », avait déclaré Chveya en pensant à Motya, son second frère qui venait de découvrir l’émoi qu’il pouvait déclencher en se curant le nez et en se mouchant dans les vêtements de ses sœurs, pratique que Chveya n’avait pas l’intention de tolérer, que la victime en soit elle-même ou la petite Zuya qui ne pouvait pas se défendre.

« Ce n’est pas forcément vrai, avait répondu Luet. Ils trouvent simplement des manières différentes d’être dégoûtants en vieillissant. »

Mère avait pris un ton désinvolte, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie, mais pour Chveya, ç’avait été un grand moment d’illumination. Elle tenta d’imaginer Obring, par exemple, le père de Krassya, en train de se curer le nez et de se moucher sur Mère et comprit que ça ne tenait pas debout. Mais il y avait peut-être d’autres choses, des choses d’adultes, qu’Obring pouvait se permettre. Il faut que je le surveille pour apprendre ce que c’est, se dit Chveya.

Elle ne douta pas un instant du choix d’Obring comme sujet d’observation : elle avait souvent remarqué l’impatience que manifestait Mère lorsqu’Obring prenait la parole pendant les réunions. Elle n’éprouvait aucun respect pour lui ; Père non plus d’ailleurs, mais c’était moins flagrant. Donc, si un adulte, un homme, devait illustrer un exemple de comportement dégoûtant, ce ne pouvait être qu’Obring.

Désormais, Chveya concentrait son attention sur les adultes qui l’entouraient afin de déceler la Dazya chez les mères et le Proya chez les pères. En cours d’investigation, elle commença à comprendre des choses qu’elle n’avait jamais comprises auparavant. Le monde n’était pas aussi simple et limpide qu’elle l’avait cru.

La révélation la plus bouleversante lui vint le jour où elle parla de mariage avec ses parents. Il lui était apparu depuis peu que les enfants finiraient tous par grandir et s’apparier les uns avec les autres pour avoir des bébés et relancer tout le cycle – tout cela à cause d’une infâme remarque de Toya à propos de ce que Proya avait envie de faire, au fond, à Dazya. Pour Toya, ce n’était qu’une horrible obscénité, mais Chveya avait compris qu’au contraire, il s’agissait sans doute d’une prophétie. Proya et Dazya ne formeraient-ils pas un couple parfait ? Proya serait à l’image d’Elemak et Dazya lui sourirait probablement avec une dévotion totale comme Eiadh à Elemak. À moins que Dazya ne ressemble à Hushidh, sa mère, tellement plus forte que son mari Issib qu’elle le portait et le baignait comme un bébé ? À moins encore que Proya et Dazya ne poursuivent leur lutte pour la suprématie tout au long de leur vie, chacun s’efforçant de dresser leurs propres enfants contre l’autre ?

Sur cette pensée, Chveya se demanda lequel des garçons elle épouserait. Serait-ce l’un des première année, un de son âge ? Cela ne lui laissait le choix qu’entre Proya et Okya, et l’un comme l’autre la dégoûtaient. Alors, ceux de la seconde année ? Xodhya, le petit frère de Dazya, Nadya, celui de Proya, ou Yaya, le soi-disant adulte – quel choix magnifique ! Quant aux enfants de la troisième année, ils avaient le même âge que Motya, son dégoûtant petit frère : comment pourrait-elle seulement imaginer d’épouser quelqu’un d’aussi jeune ?

Aussi aborda-t-elle le sujet avec ses parents pendant le petit-déjeuner, un matin que Père n’était pas allé chasser afin qu’ils mangent ensemble. « Est-ce que je vais devoir épouser Xodhya, à votre avis ? demanda-t-elle, ayant jugé Xodhya comme le moins répugnant de tous les choix possibles.

— Sûrement pas, répondit Mère sans une hésitation.

— Et même, ajouta Père, nous nous y opposerions.

— Bon, alors qui ? Okya ? Yaya ?

— Ce serait presque aussi grave, dit Père. Mais qu’y a-t-il ? Tu comptes bientôt fonder une famille ?

— Mais bien sûr qu’elle y pense, Nyef, intervint Mère. Toutes les filles y songent à son âge.

— Alors, il faudrait qu’elle se fourre dans le crâne qu’il n’est pas question d’épouser un de ses oncles et encore moins un cousin germain de double ascendance. »

Ces mots n’avaient strictement aucun sens pour Chveya, mais ils évoquaient de sombres mystères. De quel crime indicible Xodhya s’était-il donc rendu coupable pour être qualifié de « cousin germain de double ascendance » ? Elle posa la question.

« Il ne s’agit pas de ce qu’il a fait, répondit Mère. Mais sa mère, Hushidh, est ma sœur de même lit – nous avons toutes deux la même mère et le même père. Quant au père de Zaxodh, Issib, il est du même lit que ton père – ils ont les mêmes mère et père, c’est-à-dire Grand-Mère et Grand-Père. Donc, vous avez tous vos ancêtres en commun ; de tous les enfants, c’est vous qui êtes le plus étroitement liés par le sang, et un mariage entre vous est hors de question.

— Si nous pouvons l’éviter, ajouta Père.

— Celui-ci, nous l’éviterons, en tout cas. Et je serai tout aussi inflexible en ce qui concerne Oykib et Yasai, parce que tous deux aussi sont enfants de Rasa et de Volemak. »

Chveya écouta tous ces renseignements avec un calme apparent, mais au fond d’elle-même, le tumulte régnait. Hushidh et Mère étaient sœurs du même lit, mais pas filles de Grand-Mère et Grand-Père ! Et Père et Issib étaient frères du même lit, comme Oykib et Yasai, et leur fraternité totale provenait de ce qu’ils étaient tous les fils de Grand-Mère et Grand-Père ! Cependant, l’emploi même de l’expression « du même lit » impliquait qu’il y avait des gens dans le camp qui n’étaient pas frères de même lit, et qui par conséquent ne descendaient pas de Volemak et Rasa ensemble. Comment était-ce possible ?

« Qu’y a-t-il ? demanda Père.

— C’est juste que… avec qui est-ce que je peux me marier ?

— N’est-il pas un peu prématuré…» commença Père.

Mère intervint. « Les garçons qui te déplaisent aujourd’hui te paraîtront beaucoup plus intéressants à mesure que tu grandiras. Fais-moi confiance, Veya chérie, parce que je sais que cette prophétie-là, tu n’y croiras pas tant qu’elle ne se sera pas réalisée. Mais quand viendra ce jour merveilleux…

— Épouvantable, tu veux dire, marmonna Père.

— … tu pourras par exemple t’arrêter sur Padarok, parce qu’il n’est apparenté à personne qu’à sa petite sœur Dabrota et à ses parents, Zdorab et Shedemei. »

Chveya prit alors conscience que Zdorab et Shedemei n’étaient parents de personne, puis il lui revint qu’elle détestait Padarok depuis longtemps parce qu’il disait « Rasa » et « Volemak » en parlant de Grand-Mère et de Grand-Père, ce qui lui semblait un manque de respect ; mais cela n’avait rien d’irrévérencieux, puisque de fait, ce n’étaient pas sa grand-mère ni son grand-père. Était-elle donc la seule à n’avoir rien compris ?

« Et, ajouta Père, comme il n’y a qu’un seul Rokya pour couvrir les jeunes filles nubiles de Dostatok…

— Nyef ! s’exclama Mère d’un ton sec.

— … tu seras obligée de… comment as-tu tourné ça, ma chère sibylle de l’eau ?… ah oui : de t’arrêter aussi sur Protchnu ou Nadejny, parce qu’Eiadh, leur mère, n’est apparentée à personne chez nous et que leur père, Elemak, n’est que mon demi-frère. De même Umene : son père, Vas, n’est pas parent avec nous, et sa mère, Sevet, n’est que ma demi-sœur. »

Mais ce n’était pas Proya, Nadya ni Umya qui intéressaient Chveya. « Comment ça se fait que Sevet n’est que ta demi-sœur ? demanda-t-elle. C’est parce que tu as déjà beaucoup de frères qu’elle ne peut pas être ta sœur entière ?

— Quel cauchemar ! gémit Mère. Pourquoi faut-il que ça tombe justement ce matin ? »

Mais Père, lui, ne se laissa pas démonter et il entreprit d’expliquer que Volemak avait été marié à deux autres femmes de Basilica, qui avaient donné le jour à Elemak et Mebbekew, puis qu’il avait épousé Rasa le temps d’avoir Issib ; après quoi, Dame Rasa n’avait pas « reconduit » le mariage et avait épousé un homme appelé Gaballufix, qui était aussi le demi-frère d’Elemak parce que sa mère était une des précédentes épouses de Volemak, et c’est avec Gaballufix que Dame Rasa avait donné naissance à Sevet et Kokor ; elle n’avait pas voulu renouveler son contrat et s’en était retournée épouser définitivement Volemak ; cette fois, ils avaient eu Nafai et, plus récemment, Okya et Yaya.

« Tu as compris ? »

Hébétée, Chveya ne put que hocher vaguement la tête. Son univers venait d’être jeté cul par-dessus tête, pas tant à cause de la complexité des relations de parenté que par l’idée que les mêmes personnes n’étaient pas obligées de rester mariées toute leur vie – que la mère et le père de quelqu’un pouvaient changer d’époux et avoir des enfants qui appelaient l’un de leurs parents « Mère » et pour qui l’autre était un parfait étranger ! C’était terrifiant, et cette nuit-là, elle fit un affreux cauchemar dans lequel des rats géants entraient dans leur maison et emportaient Père pendant qu’il dormait ; quand Mère se réveillait, elle ne s’apercevait même pas qu’il avait disparu, elle allait simplement chercher le petit Proya – sauf qu’il était grand comme un adulte, parce que c’était un rêve – et disait : « Voici ton nouveau père, jusqu’à ce que les rats s’emparent de lui. »

Elle s’éveilla en larmes.

« De quoi parlait ton rêve ? demanda Mère en la consolant. Raconte-moi, Veya, pourquoi pleures-tu ? »

Et Veya le lui raconta.

Alors Mère la porta jusque dans la chambre qu’elle partageait avec Père, à qui Chveya dut répéter son rêve. Il n’eut même pas l’air de s’intéresser au plus horrible, c’est-à-dire l’arrivée de Proya chez eux pour prendre sa place. Non, il n’était curieux que des rats géants : il les lui fit décrire à plusieurs reprises, alors qu’elle ne voyait pas quoi en dire, sinon que c’étaient des rats, qu’ils étaient très grands et qu’ils donnaient l’impression de rire entre eux en emportant Père, parce qu’ils étaient fiers de leur intelligence.

« C’est quand même la première fois chez la nouvelle génération, dit Père. Et ça vient du Gardien, pas de Surâme.

— Ça ne veut peut-être rien dire, remarqua Mère. Elle peut très bien avoir entendu parler des autres rêves. »

Mais quand ils lui demandèrent si elle était au courant d’histoires de rats géants avant son rêve, Chveya ne comprit pas de quoi ils parlaient. Les seuls rats qu’elle connaissait c’étaient ceux qui essayaient sans cesse de voler des provisions dans les granges. Les autres rêvaient aussi de rats géants ? Les adultes étaient bizarres, quand même ! Les familles qui se décomposaient, les enfants qui avaient des demi-frères et des demi-sœurs et toutes les monstruosités du même genre, tout ça les laissait de glace ; mais un rêve avec des rats géants, ça, c’était important ! Père alla même jusqu’à lui enjoindre : « Si jamais tu rêves encore de rats géants – ou d’autres bêtes étranges – il faut nous en parler tout de suite. Ça peut être très important. »

Ce n’est qu’au moment où Luet remontait les couvertures sur elle dans son lit que Chveya parvint à poser la question qui la rongeait : « Mère, si jamais tu ne reconduis pas ton mariage avec Père, qui sera notre nouveau père, alors ? »

Aussitôt, le visage de Mère prit une expression compréhensive et compatissante. « Oh, Veya, ma petite couturière, c’est donc ça qui t’inquiète ? Mais nous nous sommes débarrassés de ces pratiques en quittant Basilica. Les mariages sont définitifs, maintenant. Ils durent jusqu’à la mort. Père sera toujours le père de notre famille, je serai toujours ta mère, et voilà tout. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. »

Bien rassurée, Chveya se prépara à s’endormir. Plusieurs pensées lui vinrent tandis qu’elle s’assoupissait : ça devait être horrible de vivre à Basilica sans jamais savoir avec qui ses parents allaient se marier d’une année sur l’autre – autant habiter dans une maison où le plancher deviendrait le plafond du jour au lendemain ! Et puis : Je suis la première de la nouvelle génération à rêver de rats géants, et c’est tellement merveilleux, je ne sais pas pourquoi, que je dois être fière de moi ; si j’avais su, j’aurais rêvé plus tôt de rats géants. Et encore : Rokya est le seul garçon qui ne soit apparenté à personne, donc c’est celui qu’il faut que j’épouse, alors je l’épouserai, et là, Dazya verra qui est la meilleure !


Nafai et Luet dormirent peu cette nuit-là. Chacun s’était arrêté sur un aspect différent du rêve de Chveya. Pour Luet, l’important, c’était qu’un des enfants avait enfin manifesté un des talents que Surâme avait cherché à obtenir par sélection. C’était de la vanité, elle le savait, mais elle trouvait normal que l’aînée de la sibylle de l’eau soit la première à faire un rêve significatif. L’impatience la taraudait de plonger sa fille dans l’eau de la rivière, afin de savoir si elle pouvait apprendre à sombrer volontairement dans l’état de sommeil qui déclenchait les vrais rêves, comme Luet elle-même s’y était astreinte.

Pour Nafai, par contre, ce qui comptait, c’était qu’après un si long silence quelqu’un avait reçu un message. Et ce message, tout vague et imprégné de perplexité enfantine qu’il fût, provenait néanmoins du Gardien de la Terre, ce qui, d’une façon confuse, lui donnait plus d’importance que s’il venait de Surâme.

Après tout, ils discutaient constamment avec Surâme par le biais de l’Index. Cependant, celui-ci ne donnait accès qu’à la mémoire de Surâme ; il ne leur permettait pas de sonder ses plans, de découvrir ce que Surâme attendait exactement d’eux cette année ou la suivante. Pour cela, ils devaient attendre, comme toujours, que Surâme jette les bases de ses projets sous forme de rêve ou d’une voix jaillissant dans leur esprit. Il y avait des années qu’ils vivaient à Dostatok et Surâme ne s’était manifesté par aucun rêve, aucune voix ; le seul message que l’Index leur répétait, par-delà les recherches qu’ils effectuaient dans sa mémoire, c’était : Ne bougez pas et attendez.

Mais le Gardien de la Terre ne participait ni d’un plan ni d’un programme de Surâme ; il envoyait ses rêves par-delà les années-lumière depuis la Terre elle-même. Il était impossible de conjecturer le dessein du Gardien ; les rêves qu’il transmettait semblaient se mêler aux préoccupations de celui qui les recevait, comme dans le cas de Chveya et de son cauchemar de rats. Pourtant, certains thèmes étaient récurrents : Hushidh n’avait-elle pas vu elle aussi les rats comme des ennemis qui s’en prenaient à sa famille ? Cela semblait indiquer que ces rats géants poseraient un problème sur Terre – bien que certains autres rêves aient montré les rats et les anges de la Terre unis aux hommes par des liens d’amitié égalitaire. Qu’il était difficile de débrouiller tout cela ! Mais il demeurait une certitude : les rêves du Gardien de la Terre n’avaient pas cessé, et peut-être quelque chose allait-il arriver, le début de l’étape suivante du voyage, qui sait ?

Car Nafai s’impatientait. Comme tous les autres, il aimait la vie à Dostatok, mais il ne pouvait oublier que ce n’était pas là le but de leur voyage. Une mission les attendait encore, une expédition à travers l’espace jusqu’à la planète d’origine de l’humanité, le retour des hommes chez eux au bout de quarante millions d’années, et Nafai était sur des charbons ardents. La vie à Dostatok avait beau être douce, il la trouvait trop repliée sur elle-même, trop bien ordonnée. Tout semblait s’être arrêté et Nafai n’appréciait pas cette impression que l’avenir était déjà fixé, que plus rien ne bougerait hormis les changements prévisibles du vieillissement.

Surâme, dit-il en silence, maintenant que le Gardien de la Terre s’est réveillé, vas-tu te réveiller aussi ? Vas-tu nous mettre en route pour la prochaine étape de notre voyage ?

Nafai sentait avec acuité la différence de sa réaction et de celle de Luet au rêve de Chveya. L’attitude de Luet lui inspirait à la fois dédain et envie ; dédain, parce qu’apparemment elle avait rétréci les frontières de son monde à celles de Dostatok : elle ne s’intéressait presque plus qu’aux enfants – ce rêve indiquait peut-être qu’ils allaient devenir des visionnaires – et surtout à la merveilleuse surprise de constater que Chveya était la première à faire de vrais rêves. Quelle importance auprès de cette constatation : enfin le Gardien de la Terre se réveillait ? Et pourtant, il lui enviait cet enracinement dans la réalité de Dostatok ; elle était bien plus heureuse que lui, comment ne pas s’en apercevoir ? Justement parce que son monde gravitait autour des enfants, de la famille, de la communauté. Je vis dans un monde plus vaste, mais j’y vis moins enraciné ; le sien est plus restreint, mais elle peut le transformer et se transformer elle-même bien plus que moi.

Je ne peux pas devenir ce qu’elle est, pas plus qu’elle ce que je suis. Les individus ont toujours eu plus d’importance pour elle que pour moi. C’est ma faiblesse, ce défaut de conscience des sentiments d’autrui. Si j’avais eu le même don d’observation et d’empathie qu’elle, je n’aurais peut-être pas été maladroit au point de me faire haïr par mes frères, et notre histoire aurait été différente ; Elya et moi serions restés amis. Mais non ; même si Elemak manifeste du respect pour mes talents de chasseur et qu’il m’écoute au conseil, il n’y a pas d’intimité entre nous ; il se méfie de moi, il guette le moindre indice que je chercherais à le remplacer. Luet, au contraire, n’éveille aucune jalousie parmi les femmes ; sibylle de l’eau, elle aurait pu facilement concurrencer Mère dans la hiérarchie des femmes, tout comme Elemak se pose en rival de l’autorité de Père et comme je suis le rival d’Elemak ; et pourtant, on ne sent aucune dissension entre elles. Elles sont unies. Pourquoi Elemak et moi n’aurions-nous pu en faire autant, ou bien Elemak et Père ?

Il nous manque peut-être quelque chose, à nous les hommes, ce qui nous empêche de nous rapprocher et d’unir nos âmes. C’est une affreuse carence, dans ce cas. Quand je vois combien Luet est proche des autres femmes, même de celles qu’elle n’apprécie que modérément, combien toutes sont proches des enfants, et puis que je vois ensuite comme je suis coupé, moi, des autres hommes, je me sens terriblement seul.

Sur ces réflexions, Nafai s’endormit enfin, quelques heures seulement avant l’aube, et quand il se leva, il découvrit une Luet aussi fatiguée que lui par une nuit trop courte, qui dormait debout en touillant la bouillie d’avoine du matin. « Et en plus, il n’y a pas d’école aujourd’hui, dit-elle ; ça veut dire qu’on a tous les enfants sur les bras et qu’il n’est pas question de faire la sieste.

— Ils n’auront qu’à jouer dehors, répondit Nafai, sauf les jumeaux, évidemment ; mais on pourra sans doute les confier à Shuya et dormir un peu.

— À moins que nous ne nous reposions à tour de rôle, pour éviter de les imposer à quelqu’un d’autre.

— À tour de rôle ? Ce n’est pas drôle !

— Nafai, c’est de dormir que j’ai envie. Mais comment se fait-il donc que les hommes ne soient jamais assez fatigués pour arrêter de penser à ça ?

— Les hommes qui arrêtent de penser à ça, comme tu dis si joliment, sont des eunuques ou des cadavres.

— Il faut mettre tes parents au courant du rêve de Chveya, reprit Luet.

— Il faut même mettre tout le monde au courant.

— Je ne crois pas. Ça éveillerait trop de jalousies.

— Allons, à part toi, qui va se soucier de savoir quel enfant a été le premier à faire de vrais rêves ? »

Mais en prononçant ces mots, il sut que tous les parents s’en soucieraient et qu’elle avait raison de vouloir éviter les rancœurs.

Luet lui fit une grimace. « Tu es tellement au-dessus de toute jalousie, ô mon noble époux, que ça me rend jalouse !

— Excuse-moi, dit-il.

— Et par ailleurs, ce ne serait pas bon pour Chveya d’en faire toute une histoire. Regarde l’effet sur Dza de la grande cérémonie qu’on a faite pour son anniversaire – elle jouait déjà les grands chefs avec les autres enfants, ça inquiétait Shuya, et tous ces chichis n’ont rien arrangé.

— Je la vois parfois obliger ses camarades à exécuter des tâches grotesques et ça me donne envie de la gifler à lui en faire tinter les oreilles, dit Nafai.

— Mais Dame Rasa dit que…

— Qu’il faut laisser les enfants libres d’établir leur propre société et d’affronter la tyrannie à leur façon, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si elle a raison. Après tout, sa théorie de l’éducation n’était appliquée que dans le cocon protecteur de Basilica. Ne faut-il pas voir dans nos propres conflits au début du voyage le résultat de cette attitude ?

— Non, répliqua Luet. Notamment parce que ceux qui ont causé le plus d’ennuis sont ceux qui ont passé le moins de temps à suivre l’instruction de Dame Rasa, à savoir Elemak et Mebbekew, qui ont quitté l’école dès qu’ils ont eu l’âge de décider par eux-mêmes, ainsi que Vas et Obring, qui n’ont jamais été de ses élèves.

— Ce n’est pas tout à fait exact, ma réductionniste chérie, car Zdorab est le meilleur d’entre nous et il n’a jamais étudié chez elle, tandis que Kokor et Sevet, ses propres filles, sont aussi mauvaises que les pires d’entre nous.

— Ça ne fait que confirmer ma thèse, puisqu’elles ont fait leur scolarité chez Dhelembuvex et non chez ta mère. De toute façon, Zdorab est une exception en tout. »

À ce moment-là, les jumeaux, Serp et Spel, entrèrent dans la cuisine de leur pas vacillant, ce qui mit un terme à toute conversation sérieuse.

Quand enfin les parents trouvèrent un répit assez long pour faire la sieste, leurs activités les avaient si bien réveillés qu’ils n’avaient plus envie de dormir. Aussi se rendirent-ils chez Volemak et Rasa pour discuter du rêve de Chveya.

Ils croisèrent en chemin un groupe de grands qui se mesuraient à la fronde. Ils s’arrêtèrent un moment, surtout pour voir comment se débrouillaient leurs deux aînés, Jatva et Motiga. Les garçons s’aperçurent naturellement de leur présence et se mirent aussitôt en devoir d’impressionner leurs parents ; ce n’étaient cependant pas leurs prouesses à la fronde qui intéressaient le plus Luet et Nafai, mais leur attitude avec leurs camarades. Motiga, comme de juste, jouait les mouches du coche – douloureusement conscient d’être plus jeune que les autres, il usait de plaisanteries et de pitreries idiotes pour essayer de se faire accepter dans le groupe. Jatva, par contre, plus âgé, avait sa place de plein droit, mais c’était sa docilité qui inquiétait ses parents : il avait l’air de vénérer Proya, petit coq de village vaniteux qui ne méritait pas un tel respect.

Une scène typique se déroula sous leurs yeux : Xodhya reçut au bras une pierre projetée par Motya, qui maniait sa fronde de façon un peu trop désinvolte. Ses yeux s’emplirent aussitôt de larmes et Proya se moqua de lui : « Tu ne seras jamais un homme, Xodhya ! Tu seras toujours à ça d’y arriver ! » ajouta-t-il en écartant à peine le pouce et l’Index. C’était un jeu de mots sur son nom, évidemment, et plutôt astucieux, mais cruel aussi, qui ne fit qu’accroître la détresse de Xodhya. Puis, sans qu’aucun des garçons y prête vraiment attention, Xodhya se tourna dans son malheur vers Jyat, qui plaça spontanément son bras sur son épaule en apostrophant Motya, son petit frère : « Fais attention avec ta fronde, cervelle de singe ! »

C’était une réaction simple, instinctive, mais Luet et Nafai échangèrent un sourire. Non seulement Jatva réconfortait Xodhya sans un soupçon de condescendance, mais il détournait aussi l’attention générale de sa douleur et de ses larmes naissantes en jetant le blâme à qui le méritait, à Motya le négligent, le tout sans effort et avec élégance, sans remettre en cause le moins du monde l’autorité de Proya sur les garçons.

« Quand donc Jyat s’apercevra-t-il que c’est vers lui que les autres se tournent quand ils ont des ennuis ? demanda Nafai.

— S’il remplit si bien ce rôle, c’est peut-être parce qu’il ignore qu’il le remplit.

— Je l’envie. Si seulement j’avais su faire comme lui !

— Ah ? Et pourquoi n’as-tu pas su ?

— Allons, tu me connais, Luet. J’aurais hurlé à Protchnu que ce n’était pas juste de se moquer de Xodhya alors que c’était la faute de Motya, et qu’il pleurerait lui aussi, si la même chose lui était arrivée.

— Tout cela serait exact, naturellement.

— Oui, mais je me serais fait un ennemi de Protchnu. » Nafai ne jugea pas utile d’en décrire les conséquences. Luet ne les avait-elle pas assez souvent subies en vivant avec lui ?

« Tout ce qui compte à mes yeux, c’est que notre Jatva jouit de l’affection des garçons et qu’il le mérite, dit Luet.

— Si seulement Motya pouvait en prendre de la graine !

— Motya est encore un bébé ; on ne peut pas prévoir sa personnalité future, sinon qu’elle sera braillarde, ostentatoire et encombrante. Mais celle que j’aimerais voir prendre exemple sur Jatva, c’est Chveya.

— Ma foi, chaque enfant est différent », dit Nafai. Il se retourna et, quittant le terrain d’exercice à la fronde, emmena Luet vers la maison de son père et de sa mère. Mais il comprenait bien le regret de Luet : la solitude de Chveya, son isolement des autres enfants leur causaient bien des soucis ; seule de la communauté, elle était complètement retranchée et ses parents ne comprenaient pas pourquoi, parce qu’en toute franchise, elle ne faisait rien pour se mettre ses camarades à dos. Elle n’avait aucune place dans leurs petites hiérarchies ; ou bien, si elle en avait une, elle la refusait. Quelle ironie, se dit Nafai : nous nous inquiétons de ce que Jatva accepte trop bien un rôle subalterne, et nous nous inquiétons en même temps du refus de Chveya de se plier à un rôle semblable ! Peut-être que notre vœu secret, c’est que nos enfants dominent les autres ! Je souhaite peut-être voir mes propres ambitions se réaliser en eux ; mais ce serait malsain et je dois me satisfaire de ce qu’ils sont.

Luet avait dû suivre les mêmes lignes de réflexion, car, rompant le silence, elle fit observer : « Ils tracent tous deux leur chemin parmi les taillis de la société humaine et ils ne s’en tirent pas mal. Nous ne pouvons en fait que les observer et leur donner des indications de temps en temps. »

Ou bien attraper par les pieds Sa Majesté Dza, le tyranneau du village, et la secouer comme un prunier pour la débarrasser de sa morgue. Mais non, cela ne ferait que soulever des disputes entre familles – et celle de Shuya et d’Issya était bien la dernière avec laquelle ils avaient envie de se brouiller.

Volemak et Rasa écoutèrent avec intérêt leur récit du rêve de Chveya. « Je me demandais parfois quand Surâme se déciderait à bouger, dit Père, mais j’avoue que je ne lui ai jamais posé la question : la vie est si douce ici que je ne voulais rien faire pour hâter notre départ.

— De toute manière, nous n’aurions pu en rien hâter notre départ, rétorqua Mère. Après tout. Surâme suit son propre programme, dans lequel nous ne sommes pas grand-chose. Pour elle, que nous ayons passé ces dernières années dans la triste vallée du désert que nous avons d’abord connue, sur la bande de terre, déjà préférable, entre les rivières Nord et Sud, ou ici, peut-être le pays le plus parfait d’Harmonie, rien de tout cela n’a d’importance. Tout ce qui l’intéressait, c’était que nous nous regroupions et nous apprêtions pour l’heure où elle aura besoin de nous. Pour autant que nous le sachions, ce sont les enfants qu’elle a l’intention de conduire jusqu’à la Terre et pas nous. Et cela me conviendrait parfaitement ; cependant, je préférerais encore qu’elle prenne les petits enfants, bien après notre mort, afin que nous n’ayons pas à les voir partir et à regretter longtemps nos voyageurs.

— C’est notre sentiment à tous, quelquefois », dit Luet.

Nafai se retint de parler.

Peine perdue. Père lisait en lui comme dans un livre ouvert. « Tous sauf Nafai. Lui n’espère que le changement. Tu es un infirme, Nyef. Tu ne supportes pas le bonheur très longtemps – ce qui t’enflamme, c’est le conflit et l’incertitude.

— Je n’aime pas les conflits, Père ! protesta Nafai.

— Tu n’aimes peut-être pas ça, mais ça te profite, dit Volemak. Ce n’est pas un reproche, mon fils, mais une constatation.

— En attendant, intervint Rasa, faisons-nous quelque chose à propos du rêve de Chveya ?

— Non ! répondit Luet avec brusquerie. Rien. Nous voulions simplement vous mettre au courant.

— Pourtant, dit Père, on peut imaginer que d’autres enfants reçoivent aussi des rêves du Gardien, mais n’en parlent à personne. Il faudrait peut-être avertir les parents d’écouter le récit des rêves de leurs enfants.

— Si vous donnez ce genre de consigne, fit Rasa, vous savez que Kokor et Dol vont faire la leçon à leurs filles quant aux rêves qu’elles doivent faire et ne pas faire, et qu’elles leur en voudront si elles ne reçoivent pas de bons rêves de rats géants. »

Tous éclatèrent de rire, mais ils savaient que c’était la vérité.

« Pour l’instant, nous ne bougeons donc pas, dit Volemak. Nous attendons la suite. Surâme agira en son temps, et jusque-là, nous travaillerons dur aux tâches qui nous reviennent tout en élevant des enfants exemplaires qui ne se disputent jamais.

— Ah, c’est donc cela le critère de la réussite ? demanda Luet, moqueuse. Les bons, ce sont ceux qui ne se disputent pas ? »

Rasa eut un rire forcé. « Dans ce cas, les seuls enfants bien élevés sont des invertébrés !

— Ce qui exclut tous vos descendants, mon amour », conclut Volemak.

La réunion prit fin et chacun retourna à ses occupations quotidiennes. Mais Nafai ne se satisfaisait pas de la décision d’attendre ; la rareté des visions l’embêtait, et aussi que la seule à avoir capté un message du Gardien fût Chveya, l’enfant la plus isolée du groupe, et bien trop jeune pour comprendre le sens de son rêve.

Pourquoi Surâme différait-il tant leur départ ? Neuf ans plus tôt, il s’était empressé de leur faire quitter Basilica et ils avaient renoncé à tout ce qu’ils attendaient de l’existence pour s’enfoncer dans le désert. D’accord, leur sort avait fini par s’améliorer, mais ce n’était pas la fin, n’est-ce pas ? Un trajet de plus de cent années-lumière les attendait, le voyage qu’ils venaient d’accomplir paraissait ridicule en comparaison, mais rien n’indiquait qu’ils allaient se remettre en route.

Réponds-moi !

Mais il n’y eut pas de réponse.


Il fallut un nouveau rêve pour pousser Nafai à l’action. C’est Luet qui le fit, cette fois ; Nafai émergea d’un profond sommeil en l’entendant gémir et pleurer, crier enfin. Il la secoua pour la réveiller tout en lui murmurant des paroles apaisantes, dans l’espoir de la calmer avant qu’elle sorte de son rêve. « C’est un cauchemar, lui disait-il. Tu fais un cauchemar.

— Surâme, lança-t-elle. Elle est perdue ! Elle est perdue !

— Luet, réveille-toi ; c’est un rêve que tu fais.

— Mais je suis réveillée ! J’essaye de te raconter mon rêve.

— Tu as rêvé de Surâme ?

— Je me suis vue ; mais j’étais jeune – de l’âge de Chveya. Comme je me voyais autrefois dans mes rêves. »

Nafai s’aperçut qu’il n’y avait pas si longtemps, Luet avait réellement l’âge de Chveya. C’était une enfant quand il l’avait rencontrée, puis épousée ; elle était à peine adolescente. Quand elle se voyait enfant, était-ce donc si différent de ce qu’elle voyait aujourd’hui ? « Alors, tu t’es vue enfant ? demanda-t-il.

— Non… j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait, mais je me suis dit : c’est la sibylle de l’eau. Et puis : non, c’est Surâme, qui emprunte le visage et le corps de la sibylle. C’est ce que croyaient beaucoup de femmes à mon sujet, tu sais.

— Je sais, oui.

— Alors, j’ai compris que je voyais Surâme, mais affublée de mon visage et de mon corps. Elle cherchait quelque chose de toutes ses forces, et elle croyait sans cesse l’avoir trouvé, mais quand elle regardait ses mains, elles étaient vides. Et puis je me suis rendu compte que ce qu’elle essayait de saisir, c’était un rat géant ; quand elle l’attrapait, qu’elle le serrait, il se changeait en ange et s’envolait, mais comme elle ne remarquait pas la transformation, elle s’imaginait que le rat lui avait glissé des mains. Je pense que si nous attendons depuis si longtemps, c’est parce que quelque chose échappe à Surâme, qu’elle cherche sans le trouver. »

Les pensées de Nafai s’étaient arrêtées au fait qu’il y avait des rats et des anges dans son rêve. « C’est un rêve du Gardien ? demanda-t-il. Mais comment aurait-il pu savoir il y a cent ans que Surâme allait rencontrer un obstacle aujourd’hui ?

— Nous pensons que les rêves du Gardien voyagent à la vitesse de la lumière, mais ce n’est qu’une supposition, dit Luet. Peut-être qu’elle… qu’il a des connaissances que nous ignorons. »

La légère hésitation de Luet était révélatrice et elle agaça Nafai : les femmes au courant de l’existence du Gardien avaient tendance à l’imaginer au féminin, comme elles voyaient Surâme, bien que tous se fussent mis d’accord pour employer le masculin, par simple souci d’économie de langage : les dialogues devenaient rapidement confus quand l’un parlait du Gardien de la Terre et l’autre de la Gardienne. Pour Surâme, le problème était moins grave, puisqu’il s’agissait d’un nom propre dont seul le pronom changeait. Mais les femmes persistaient à sentir le Gardien comme féminin, ce qui semblait vaguement cavalier à Nafai, peut-être simplement parce qu’il savait que Surâme était un ordinateur mais ignorait la nature du Gardien de la Terre. S’il s’agissait vraiment d’un dieu, ou d’un être semblable à un dieu, l’idée de lui imposer le féminin lui déplaisait.

« Peut-être que le Gardien nous observe, qu’il nous connaît très bien et qu’il cherche à nous réveiller – et à travers nous, Surâme.

— Surâme n’est pas endormi, rétorqua Nafai. On lui parle tout le temps grâce à l’Index.

— Je ne fais que te raconter ce que j’ai vu en rêve.

— Eh bien, demain matin, nous irons en parler à Issib et à Zdorab et nous verrons ce que l’Index peut nous apprendre là-dessus.

— Allons-y tout de suite. Dès maintenant.

— Tu veux les réveiller en pleine nuit ? Ils ont des enfants, voyons. Ce serait irresponsable.

— En pleine nuit, personne ne nous dérangera, répliqua Luet. Et l’aube est presque là. »

C’était exact ; les premières lueurs du jour éclairaient le ciel à travers le parchemin qui faisait office de vitre.

Zdorab s’éveilla aussitôt et ouvrit la porte avant même que Nafai et Luet l’aient atteinte. Shedemei apparut derrière lui et, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec ses amis, partit chercher Issib et Hushidh. Tous se retrouvèrent alors dans la case qui abritait l’Index. Luet raconta son rêve, et Zdorab et Issib entreprirent d’explorer l’Index en quête de réponses.

Tandis qu’ils attendaient en silence, Luet commença à s’impatienter. « Je ne sers à rien pour l’instant, dit-elle. Et les enfants vont avoir besoin de moi.

— Les miens aussi », ajouta Hushidh, et à contrecœur, Shedemei sortit avec elles, chacune regagnant son foyer. Quand il s’agissait d’explorer l’Index, Nafai ne servait pas non plus à grand-chose, il le savait bien ; c’étaient Issib et Zdorab qui se vouaient corps et âme à l’étude de la mémoire de Surâme et il ne pouvait rivaliser avec eux. Les femmes allaient lui en vouloir de présumer tacitement qu’il pouvait rester tandis que Luet devait s’en aller… mais c’était pourtant vrai : la vie quotidienne des enfants gravitait autour de Luet, toujours présente, alors que Nafai partait si souvent à la chasse que sa présence ou son absence n’avait qu’un faible impact sur leur existence. Non qu’ils y fussent indifférents – ils y attachaient au contraire beaucoup d’importance – mais cela ne modifiait pas le déroulement normal de la journée.

Nafai demeura donc dans la case de l’Index tandis que Zodya et Issya posaient leurs questions. Il les entendait murmurer et de temps en temps l’un d’eux l’interrogeait, mais en réalité, il ne leur était d’aucune utilité.

Il tendit la main par-dessus la table et posa les doigts contre l’Index. « Tu tournes en rond, c’est ça ? dit-il.

— Oui, répondit l’Index. Je m’en suis aperçu quand Luet a reçu son rêve du Gardien. Issib et Zodya travaillent à trouver la boucle.

— Elle doit se situer dans tes programmes d’origine ; si elle appartenait à ton auto-programmation, tu pourrais mettre la main dessus et la modifier pour en sortir.

— Oui, répéta l’Index. C’est ce qu’a aussitôt pensé Zdorab, et c’est cette voie que nous explorons.

— Il doit s’agir d’une boucle qui t’induit à croire que tu as découvert quelque chose alors que c’est faux, dit Nafai en se rappelant le rêve de Luet.

— Oui », fit l’Index pour la troisième fois. Nafai crut sentir comme de l’impatience dans le ton, mais c’était impossible. « Issib a insisté sur ce point dès le début ; nous cherchons donc à découvrir un élément que je suis incapable de détecter moi-même. Ce n’est pas facile de fouiller ma mémoire à la recherche de ce que je ne reconnais pas. »

Nafai prit alors conscience qu’il ne faisait que relancer des idées que Zdorab et Issib avaient déjà formulées depuis longtemps ; en soupirant, il écarta la main de l’Index, se rencogna dans son siège et attendit. Il détestait rester simple spectateur des événements importants. C’est bien ce qu’Elemak m’a si souvent reproché, se dit-il avec hargne : il me faut être le héros de toutes les histoires auxquelles je participe. Que m’a-t-il dit, une fois ? Ah oui : que s’il ne m’en empêchait pas, je trouverais un jour le moyen d’être le seul personnage de son autobiographie. Voilà donc que je me prends pour un élément vital du processus visant à découvrir ce qui fait tourner Surâme en rond, en perdant son temps et le nôtre…

Le nôtre ? Est-ce une perte de temps de vivre dans la paix et l’abondance avec ma femme et mes enfants ? Puissé-je perdre ainsi le reste de ma vie, dans ce cas !

C’est comme certains gibiers : le pauvre Surâme parcourt des cercles, s’emmêle dans ses propres traces, foule interminablement la même piste sans s’en rendre compte.

Et à cette pensée, Nafai vit, comme s’il surplombait le terrain, comme s’il regardait une carte, le trajet qu’il avait suivi lors de sa dernière chasse ; son chemin se dessinait parmi les arbres, en cercles sinueux qui se coupaient, mais il n’abordait jamais deux fois un arbre selon le même angle, si bien qu’avant de voir la carte, il ne s’était douté de rien.

C’est ça qu’il faut à Surâme : il lui faut voir ses propres traces.

Il tendit la main, toucha l’Index et expliqua son idée à Surâme.

« Oui, dit l’Index, toujours avec sa patience exaspérante. Zdorab m’a déjà suggéré de rechercher dans mon passé récent d’éventuels comportements répétitifs. Malheureusement, c’est le comportement des humains que je garde en mémoire, pas le mien. Je ne possède aucune donnée autobiographique, sauf dans la mesure où mes actions ont un effet sur l’humanité. Et apparemment, l’action qui induit cette boucle n’a pas d’influence directe sur l’homme – ou bien elle se produit à un niveau si rudimentaire que je n’en ai pas conscience. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas me remémorer mon propre passé. »

À nouveau dans une impasse, Nafai ne retira pourtant pas sa main de l’Index. À force de le toucher puis de s’en écarter, il risquait de gêner ses compagnons.

Gêner ses compagnons ? Non : il voulait simplement éviter qu’ils s’aperçoivent de l’inanité de sa contribution.

Il n’était pas encore bien réveillé ; le rêve de Luet l’avait tiré trop tôt du sommeil et, à rester là sans rien faire, il finissait par s’assoupir, il posa la tête sur son bras, les doigts toujours en contact avec l’Index.

Il revint à l’image où il se voyait d’en haut ; une carte se dessinait derrière lui à mesure qu’il marchait en cercles dans la forêt. Peut-être que c’est vrai, se dit-il en flottant aux franges du sommeil : peut-être que je me déplace en rond quand je chasse.

« Non, répondit l’Index. Sauf quand l’animal que tu traques se déplace lui-même en cercles. »

Et pourtant, c’est possible, répliqua Nafai en silence. Il m’arrive peut-être de tourner sans arrêt en faisant de grands cercles sur les traces d’un animal, sans jamais me rendre compte qu’il s’agit de mes propres traces. Je me chasse parfois moi-même, si ça se trouve ! Je découvre mes propres traces et je me dis : quelle bête énorme ! Elle nous nourrirait pendant une semaine ! Et je me mets à ma propre recherche et je ne me rattrape jamais, jusqu’au jour où je tombe sur mon propre corps, épuisé, affamé, que dis-je ? mourant, et dans ma folie je m’imagine détaché de mon corps et…

Je crois bien que je me suis endormi, dit-il intérieurement.

« Voici la carte de tous tes déplacements, lui transmit l’Index. Tu vas voir que tu ne tournes jamais en rond, sauf quand tu traques un animal. »

Dans l’esprit de Nafai, une carte apparut où l’on voyait clairement toute la région de Dostatok jusqu’aux montagnes et même au-delà, et tous les trajets qu’il y avait effectués, il s’étonna en silence : Mais c’est que je suis allé partout !

Pourtant, au même instant, il vit que c’était faux. Il y avait une zone où aucune de ses chasses ne l’avait mené, une espèce de coin enfoncé dans les montagnes, tourné vers leur versant désertique et où ses pas n’allaient jamais.

Tu as une carte des trajets de chasse des autres ? demanda-t-il.

Presque aussitôt, une carte qu’il « sentit » celle d’Elemak se surimposa à la sienne, puis vinrent celles de Vas, d’Obring et des chasses en groupe. Elles se chevauchèrent jusqu’à former un maillage serré autour de Dostatok.

Sauf à l’endroit de cette zone dans les montagnes. Qu’y a-t-il dans ce secteur où ne passe aucun de nos trajets ?

« De quoi parles-tu ? » demanda l’Index.

Du blanc sur les cartes. Le secteur où personne n’est allé.

« Mais il n’y a pas de blanc », répondit l’Index.

Nafai se concentra sur l’espace en question en y portant toute son attention. Là ! cria-t-il dans sa tête.

« Tu me parles comme si tu montrais quelque chose, et je vois que tu focalises tes pensées sur quelque chose, mais tu n’indiques rien sur la carte. »

Est-ce qu’il pourrait se trouver là quelque chose qui te soit caché, même à toi ?

« Rien ne m’est caché sur Harmonie. »

Pourquoi nous as-tu fait venir à Dostatok ?

« Parce que j’ai préparé ce pays pour vous, pour que vous attendiez que je sois prêt. »

Prêt à quoi ?

« À ce que vous m’emmeniez avec vous sur Terre. »

Et pourquoi fallait-il que nous attendions ici, précisément ?

« Parce que c’était le site le plus proche où vous pouviez vous établir et survivre en attendant que je sois prêt. »

Le site le plus proche de quoi ?

« De vous-mêmes. De là où vous êtes. »

On tournait à nouveau en rond, Nafai s’en rendait compte. Il posa une autre question : Quand seras-tu prêt pour que nous t’emmenions sur Terre ? demanda-t-il.

« Quand je vous ferai venir », répondit l’Index.

Quand tu nous feras venir d’où, et pour aller où ?

« De Dostatok. »

Pour aller où ?

« Sur Terre. »

Pour Nafai, tout était clair : la zone vierge sur la carte, celle que l’Index ne voyait pas, ne pouvait pas nommer, c’était là qu’ils se rassembleraient pour s’envoler vers la Terre.

« Je connais les noms de toute la géographie d’Harmonie, dit l’Index. Je peux t’indiquer tous les noms que de tout temps les hommes ont donnés à tous les lieux de la planète. »

Alors, dis-moi le nom de celui-ci, le pressa Nafai en se concentrant à nouveau sur le blanc de la carte.

« Montre-le moi et je te le dirai. »

Par un simple effort de volonté, Nafai traça mentalement un cercle autour du secteur vierge.

« Vusadka », dit l’Index.

Vusadka. Nafai réfléchit ; cela sonnait ancien, mais ce n’était pas sans rappeler le terme désignant le premier pas hors d’une maison, il demanda à l’Index : Que signifie Vusadka ?

« C’est le nom de ce lieu. »

Depuis quand porte-t-il ce nom ?

« Les habitants de Raspyatny l’appelaient ainsi. »

Et d’où avaient-ils appris ce nom ?

« Il était très connu dans les cités des Étoiles et dans celles de Feu. »

Quelle est la plus ancienne référence à ce nom ?

« Quel nom ? »

Surâme ne pouvait pas avoir déjà oublié. Nafai avait dû retomber sur son blocage mémoriel. Il demanda : De quand date la plus ancienne référence à ce nom dans les cités de Feu ?

« De vingt millions d’années », répondit l’Index.

Existe-t-il une référence antérieure dans les cités des Étoiles ?

« Naturellement – elles sont beaucoup plus anciennes. Trente-neuf millions d’années. »

Le terme « Vusadka » signifiait-il quelque chose dans la langue qu’on parlait à l’époque ?

« Les langues d’Harmonie sont toutes apparentées entre elles », dit l’Index.

Il recommençait à répondre à côté de la question. Nafai tenta une autre approche de biais, qui lui fournirait peut-être le renseignement qu’il cherchait. Quel est le mot de la langue des cités des Étoiles datant de trente-neuf millions d’années qui ressemble le plus à Vusadka, autre que Vusadka lui-même ?

« Vuissashivat’h » répondit l’Index.

Et que signifiait ce mot ?

« Débarquer. »

Débarquer d’où ?

« D’un bateau. »

Pourquoi aurait-on donné à un lieu en pleine montagne un nom apparenté au verbe signifiant « débarquer d’un bateau » ? Y avait-il autrefois un rivage à cet endroit ?

« Ces montagnes sont très anciennes ; avant la fracture qui a ouvert la vallée des Feux, elles étaient déjà vieilles. » il n’y a donc jamais eu de rivage le long de la région de Vusadka ?

« Jamais, confirma l’Index, et cela depuis que les hommes ont débarqué de leurs vaisseaux stellaires sur la planète Harmonie. »

L’Index avait utilisé le verbe moderne pour « débarquer » en parlant des vaisseaux stellaires, et Nafai comprit aussitôt que Surâme avait fait de son mieux pour confirmer ce qu’il supposait déjà : que Vusadka était bien le site où les vaisseaux avaient atterri quarante millions d’années plus tôt et par conséquent celui où, s’il existait encore un vaisseau, on aurait le plus de chance de le trouver.

Une nouvelle idée jaillit soudain en lui : Et tu es là aussi, n’est-ce pas, Surâme ? Là où les vaisseaux ont atterri ? Toutes tes mémoires, tous tes processeurs y sont rassemblés et nulle part ailleurs.

« Où ça ? » demanda l’Index.

Nafai se redressa, tout à fait réveillé. Le raclement de son tabouret sur le plancher tira ses compagnons de leur rêverie. « Je vais à la recherche de Surâme, leur annonça-t-il.

— Nous le savons, dit Issib. Surâme nous a montré votre conversation.

— C’était très habile, ajouta Zdorab. Je n’aurais jamais pensé à interroger la carte des trajets de chasse. »

Nafai faillit ne pas leur avouer qu’il ne l’avait pas fait exprès : c’était bien agréable de passer pour quelqu’un d’ingénieux. Mais il s’aperçut qu’il commettrait alors une sorte de mensonge. « Je dormais à moitié, dit-il. Le truc de la carte, ce n’était qu’une idée bizarroïde qui m’est venue plus ou moins en rêvant. Surâme savait qu’il y avait des éléments en lui dont l’accès lui était normalement interdit, et il a compris qu’il pourrait me les communiquer grâce à la carte, c’est tout. Il a dû se duper lui-même pour arriver à m’en faire part. »

Issib éclata de rire. « D’accord, Nyef ! Tu n’as rien d’un génie, nous en convenons tous !

— Mais c’est vrai ! protesta Nafai. Je n’ai rien fait qu’écouter quand Surâme a trouvé le moyen de me parler malgré les barrières dressées dans son cerveau. Bon, si jamais on vous demande où je suis, dites que je suis allé chasser. Mais vous pouvez dire la vérité à Luet et à vos épouses, naturellement : je me suis mis en quête de Surâme. Les deux réponses seront exactes. »

Zdorab acquiesça d’un air entendu. « La paix règne entre nous depuis que nous sommes installés ici, parce que le pays est accueillant, qu’il y a de la place pour tous et que nous ne manquons de rien. Mais personne n’appréciera l’idée de déménager à nouveau, et certains moins encore que d’autres ; mieux vaut en effet remettre la nouvelle à plus tard, en attendant d’avoir de nouvelles informations sérieuses. »

Issib fit la grimace. « Je vois d’ici la bagarre en perspective. Je regrette presque le bonheur que nous avons connu si longtemps. La nouvelle va diviser notre communauté et je n’ose pas imaginer les dégâts qu’elle risque d’entraîner avant que tout le monde se calme. »

Nafai hocha la tête. « Ça ne se passera pas forcément comme ça. Surâme nous a tous embarqués dans cette expédition ? Eh bien, maintenant, c’est le Gardien de la Terre qui nous appelle tous à son tour, et voilà.

— L’appel concerne tout le monde, dit Zdorab, mais qui viendra ?

— Pour l’instant, répondit Nafai, moi, je m’en vais.

— N’oublie pas de prendre un arc et des flèches, intervint Issib. Au cas où tu tomberais sur notre dîner en cours de route. » Sous-entendu : Il s’agit d’étayer ton histoire de chasse.

C’était une bonne idée, de toute façon, et Nafai passa chez lui prendre ses armes.

« Et si tu n’en avais pas eu besoin, lui dit Luet, tu ne serais pas venu me dire au revoir ni m’expliquer ce que tu faisais, n’est-ce pas ? » Elle était visiblement irritée.

« Mais si, bien sûr !

— Non. Tu as sans doute déjà chargé tes deux acolytes de me dire où tu allais. »

Nafai haussa les épaules. « Quoi qu’il en soit, j’avais veillé à ce que tu sois au courant.

— Et pourtant, c’était mon rêve à moi, et celui de Chveya !

— Tu as fait le rêve, et alors ? Ça te donne un droit de regard sur ce qui en résulte ? demanda Nafai que l’agacement gagnait à son tour.

— Non, Nyef, répondit-elle avec un soupir impatient. J’ai fait ce rêve ce matin et j’aurais dû être associée à ce que tu entreprends à parts égales. Mais non : tu me traites comme une enfant.

— Ce n’est pas Chveya que j’ai demandé de prévenir, c’est toi. Par conséquent, je ne crois pas t’avoir traitée comme une enfant !

— Es-tu donc incapable de reconnaître que tu t’es conduit comme un babouin, Nafai ? Ne peux-tu reconnaître que tu m’as traitée comme si seuls les hommes comptaient dans notre communauté, comme si les femmes n’étaient rien, et t’excuser de m’avoir traitée ainsi ?

— Je ne me suis pas conduit comme un babouin ! J’ai agi comme un mâle de mon espèce. Ça ne me rend pas moins humain, ça me rend moins féminin ! Ne viens jamais me traiter d’animal parce que je ne me comporte pas selon les désirs d’une femme ! »

Nafai s’étonna de la colère qui perçait dans sa voix.

« Ainsi, c’en est à ce point dans notre propre maison, murmura Luet.

— Uniquement parce que tu l’as voulu ! Ne me traite plus jamais d’animal !

— Alors ne te conduis pas comme tel. Être civilisé, c’est transcender sa nature animale, pas s’y complaire, pas s’en glorifier. C’est en cela que tu m’as rappelé un babouin – parce que tu n’es pas civilisé si tu traites les femmes comme des objets qu’on peut bousculer à loisir. Tu ne seras civilisé que si tu nous traites en amies. »

Nafai s’était immobilisé près de la porte, et l’injustice des paroles de Luet le faisait bouillir ; non qu’elle ne dît pas la vérité, mais elle était mal fondée à la lui appliquer ainsi. « Quoi que tu en dises, je t’ai traitée en amie et en épouse, répondit-il. Je pensais que tu m’aimais assez pour que la propriété du rêve ne soit pas l’objet d’une rivalité entre nous !

— Ce n’est pas parce que tu t’es approprié les fruits de mon rêve que j’étais en colère.

— Ah bon ?

— Tu m’as blessée en ne partageant pas avec moi ceux de ton rêve à toi. Moi, je n’ai pas bondi du lit pour aller raconter mon rêve à Hushidh et Shedya, en les chargeant de t’en faire part après coup. »

Présentée ainsi, la colère de Luet devenait soudain compréhensible. « Ah, dit-il. Excuse-moi. »

Mais elle était toujours furieuse et les regrets tardifs de Nafai manquaient de conviction. « Va-t’en, fit Luet. Va chercher Surâme ! Va chercher les restes des anciens vaisseaux dans leur ancien site d’atterrissage ! Va et sois le seul héros de notre expédition ! Quand je me coucherai ce soir, tu tiendras sans doute la vedette dans mes rêves. J’espère que tu me réserves un rôle, même tout petit. Tenir ton manteau, par exemple ! »

Nafai faillit s’en aller pour fuir ces paroles cinglantes. Luet avait exactement répété le reproche qu’Elemak lui avait déjà adressé – et elle savait parfaitement à quel point il en avait souffert, parce qu’il s’en était depuis longtemps ouvert à elle. C’était cruel et injuste de sa part de s’en resservir aujourd’hui ! Entre tous, elle aurait dû le savoir, ce n’était pas le désir d’être un héros qui le poussait, mais sa passion de découvrir ce qui allait advenir, de déclencher la suite des événements. Si elle l’aimait, elle aurait dû comprendre. Il faillit donc s’en aller, en laissant ces paroles amères l’accompagner tout le long de son trajet dans les montagnes.

Mais il préféra se rendre dans la chambre des enfants. Ils dormaient encore, sauf Chveya, réveillée peut-être par leur dispute à voix basse mais tendue. Nafai donna un baiser à chacun, en finissant par elle. « Je vais chercher l’endroit d’où viennent les meilleurs rêves, murmura-t-il pour ne pas déranger les autres enfants.

— Garde-moi une place dans tous les rêves », lui répondit-elle sur le même ton.

Il l’embrassa encore, puis retourna dans la cuisine, la pièce principale de la maison, où Luet remuait la bouillie d’avoine dans une marmite près du feu.

« Merci de m’avoir fait de la place dans tes rêves, lui dit-il. Tu es toujours la bienvenue dans les miens. » Il l’embrassa et, à son grand soulagement, elle lui rendit son baiser. Rien n’était réglé, mais ils avaient réaffirmé que même en colère l’un contre l’autre, ils s’aimaient toujours.

Cela suffit à Nafai pour se mettre en chemin le cœur plus léger.

Et il aurait bien besoin d’avoir le cœur en paix, parce qu’à l’évidence, Surâme protégeait la zone mystérieuse sans même en avoir conscience. Du moins le supposait-il, car quelque chose avait bien dû détourner tous les chasseurs de leur chemin pour les empêcher d’atteindre Vusadka, et il s’agissait à coup sûr de la capacité qu’avait Surâme de faire oublier aux gens les idées avec lesquelles il ne souhaitait pas les voir jouer. Pourtant, Surâme n’arrivait pas à voir cette zone, ni même ne s’en rendait compte. Cela signifiait sûrement que ses programmes de détournement s’appliquaient à lui-même ; il était donc peu probable que Surâme puisse les interrompre pour laisser Nafai passer. Bien au contraire : il allait devoir se battre pour entrer, de même qu’à Basilica, bien longtemps auparavant, il avait dû lutter en compagnie d’Issib pour franchir les barrières qui le séparaient de Surâme, pour concevoir des idées que Surâme interdisait. Avec cette différence qu’aujourd’hui, ce n’était plus pour leur liberté d’idées qu’il allait se battre, mais pour pénétrer dans un lieu bien réel. Un lieu que Surâme lui-même ne voyait pas.

« Il faut que je te vainque, murmura-t-il tout en traversant les prairies au nord des maisons. Il faut que je franchisse tes barrières.

Quelles barrières ?

La tâche allait être difficile. La fatigue saisit Nafai rien que d’y penser. Et pas question de recourir à l’astuce pour contourner les obstacles, cette fois-ci : il allait devoir se frayer un chemin par la seule force brute de sa volonté. S’il le pouvait. S’il était assez fort.


Le crépuscule tombait et Nafai était au bord du désespoir. Après toute une journée de marche pour atteindre son but, il avait passé celle du lendemain à faire et refaire en vain les mêmes opérations. Il se plaçait à l’orée de la zone interdite et demandait à Surâme de lui montrer la carte de tous les chemins suivis par les chasseurs, sur laquelle il voyait clairement quelle direction suivre pour parvenir à Vusadka. Il indiquait même la direction d’une flèche ou d’un mot gratté dans la terre avec un bâton. Et puis, après s’être mis en route d’un pas assuré, il se retrouvait bientôt en-dehors de la zone « interdite », à une centaine de mètres de son inscription. S’il avait écrit « nord-est », ses pas le menaient plein ouest par rapport à son indication ; si sa flèche pointait à l’est, c’était au sud que sa marche aboutissait. Il était absolument incapable de franchir la barrière.

Il se répandait en invectives contre Surâme, mais les réponses qu’il en obtenait témoignaient que l’ordinateur oubliait instantanément ce qui se passait. « Je veux aller vers le sud-ouest en partant de ce point, disait Nafai. Aide-moi. » Et il se retrouvait loin au nord, tandis que Surâme déclarait : Tu ne m’as pas écouté. Je te disais d’aller vers le sud-ouest, mais tu n’écoutais pas.

Maintenant, le soleil était couché et le ciel s’assombrissait rapidement. L’idée de rentrer à Dostatok le lendemain sur un échec complet révulsait Nafai.

Je ne comprends pas ce que tu cherches à faire.

J’essaye de te trouver.

Mais je suis là.

Je sais où tu es. Mais je ne peux pas t’atteindre.

Je ne t’en empêche pas.

C’était vrai, Nafai le savait bien. Peut-être n’était-ce même pas Surâme qui agissait. Si l’on avait pu le doter du pouvoir d’enrayer l’esprit des hommes, de les détourner de certains de leurs projets, les premiers humains d’Harmonie n’auraient-ils pas pu aussi installer un autre système de protection pour défendre cette zone ? Une protection qui échappait au contrôle de Surâme – voire qui tenait Surâme lui-même à l’écart ?

Montre-moi tous les trajets que j’ai suivis aujourd’hui, demanda Nafai en silence. Fais-les moi voir par terre autour de moi.

Il les vit sous forme de traces faiblement chatoyantes qui se fondirent en filaments. Elles apparaissaient les unes après les autres et se dirigeaient droit vers le centre du cercle qui délimitait Vusadka. Puis elles s’arrêtaient, toutes, et reprenaient non loin de là au nord ou au sud et longeaient la barrière invisible.

Nafai fut frappé de la netteté de la frontière. Il ne devait pas la franchir de plus d’un mètre ou deux avant d’être détourné. Il pouvait même tracer une ligne marquant la lisière exacte de la vision de Surâme. Et dans la mesure du possible, c’est ce qu’il fit. Durant la dernière demi-heure de jour, il délimita la barrière à l’aide d’un bâton, en traçant une ligne ou en creusant une tranchée peu profonde, mais longue de plusieurs centaines de mètres.

Tandis qu’il marquait la frontière de son impuissance, il entendait au loin les hurlements des babouins qui s’appelaient, à demi endormis, en regagnant leurs dortoirs dans les falaises. Ce n’est qu’après avoir terminé, une fois la nuit tombée et les babouins revenus au silence, qu’il prit conscience d’une singularité : certains de leurs cris avaient commencé à l’extérieur de la frontière, mais ils s’étaient tous achevés à l’intérieur, sans erreur possible.

Naturellement. La limite est infranchissable aux humains, mais les animaux n’ont pas subi d’altération destinée à les rendre sensibles à ce genre de défense. Donc les babouins la franchissent sans difficulté.

Si seulement j’étais un babouin !

Il entendit presque la voix d’Issib lui murmurer : « Et qui te dit que tu n’en es pas un ? »

Il trouva un parterre d’herbe sur une vague éminence et s’y roula en boule. La nuit était claire, sans grand risque de pluie, et si l’air se rafraîchissait plus qu’à Dostatok – Nafai s’était approché du désert, où l’atmosphère est considérablement plus sèche – il dormirait néanmoins confortablement.

Confortablement, mais le sommeil ne serait pas facile à trouver.

Il rêva, naturellement, mais sans parvenir à savoir si ses songes avaient un sens ou s’ils résultaient simplement d’un sommeil léger qui lui permettait de mieux se rappeler les rêves ordinaires de la nuit. Mais dans l’un au moins, il se vit en compagnie de Yobar ; le babouin le guidait dans un labyrinthe de pierre. Arrivant devant un trou étroit dans les rochers, Yobar se baissa et se faufila sans mal. Mais Nafai s’arrêta en se disant : Je suis trop grand pour passer là-dedans. Ce n’était pas vrai, évidemment ; il voyait bien que le trou n’était pas aussi petit. Mais il n’arrivait pas à envisager de s’accroupir et de s’y enfoncer en se tortillant. Il était obnubilé par l’idée de franchir le trou debout.

Yobar revint par le même chemin et lui toucha la main. Et soudain, Nafai rapetissa et se transforma en babouin. Il n’eut alors aucune difficulté à franchir le trou ; une fois de l’autre côté, il retrouva aussitôt sa taille humaine. Quand il se retourna vers l’orifice, celui-ci aussi avait changé : il avait à présent la taille d’un homme et Nafai pouvait le traverser debout.

Le matin venu, Nafai estima que de tous, c’était le rêve le plus prometteur. Allongé dans la brise d’avant l’aube qui le faisait frissonner, il chercha un moyen d’utiliser ce que lui apprenait le songe. Il reflétait manifestement son idée que les babouins pouvaient franchir sans mal la barrière, tandis que lui, l’humain, en était incapable. S’il se transformait en babouin, il parviendrait évidemment à passer de l’autre côté. Mais c’était précisément le vœu qu’il avait formulé la veille et il était peu probable qu’un vœu lui apporte quoi que ce soit d’utile.

Dans le rêve, réfléchit Nafai, le trou me semblait trop petit pour me laisser passer ; pourtant j’aurais pu le franchir facilement, car il avait en fait la taille d’un homme. L’obstacle n’était donc que dans mon esprit – et c’est valable aussi pour la barrière présente. Plus je veux la traverser, plus elle me repousse. Dans ce cas, c’est peut-être mon intention de traverser qui me refoule ?

Non, c’est ridicule. Cette barrière a sûrement été conçue pour écarter même les gens qui ne sont pas au courant de son existence. Les chasseurs en maraude, les explorateurs, les colons, les marchands, tous ceux qui risquent de s’approcher sans le vouloir de Vusadka, la barrière les en détourne.

Mais alors, il suffirait d’une suggestion minime pour empêcher quelqu’un de pas très résolu de se diriger vers Vusadka ; la personne ne s’apercevrait même pas qu’on l’oblige à bifurquer. Après tout, l’un de nous a-t-il jamais remarqué que nous évitions cette zone, au cours de toutes les années où nous avons chassé autour de Dostatok ? À l’origine, les trajets que nous suivions ne délimitaient pas une frontière claire et nette comme celle que je trace aujourd’hui. Et nos chemins d’ailleurs ne bifurquaient pas si brusquement que ça… nous nous détournions peu à peu parce que nous avions perdu la piste du gibier, ou pour une raison similaire. Par conséquent, la puissance de la barrière doit croître à la mesure de mon intention de la franchir ; et si par un moyen quelconque je m’arrangeais pour la traverser sans le faire exprès, l’opposition de la barrière serait beaucoup plus faible.

Mais comment pénétrer par accident dans une zone où je sais parfaitement que je dois aller ?

Et sur cette réflexion, son plan lui apparut tout prêt ; mais il n’osa pas l’approfondir de peur qu’il ne déclenche la barrière et n’échoue avant même d’être mis à exécution. Il se focalisa au contraire sur une toute autre intention : il devait chasser, rapporter de la viande pour nourrir les enfants. Lui, en tout cas, il avait faim, et s’il avait faim, les petits devaient être carrément affamés. Mais les petits auxquels il pensait, c’étaient les jeunes babouins ; il se rappela ceux de la vallée de Mebbekew et sentit qu’il lui incombait de leur rapporter de la viande – comme Yobar avait fouillé les ordures pour trouver de quoi manger, afin de séduire les femelles et de fortifier les jeunes.

Il se mit donc en route sans orientation précise, sans se diriger spécialement vers Vusadka, jusqu’à ce qu’il tombe sur les boulettes de régurgitation d’un lièvre. Alors il le suivit à la trace une heure durant avant d’arriver à le transpercer d’une flèche.

Naturellement, l’animal n’était pas mort – une flèche tuait rarement du premier coup, et Nafai achevait d’habitude sa proie au couteau. Mais cette fois, il prit la bête vivante ; elle était terrifiée et poussait de petits cris plaintifs ; il lui arracha la flèche de l’arrière-train et l’emporta en la tenant par les oreilles. Les cris qu’elle émettait lui facilitaient la tâche : un animal vivant mais blessé intéresserait davantage les babouins. Il fallait qu’il les trouve.

Cela ne présenta pas de difficulté ; les babouins redoutent peu d’animaux, et ceux qu’ils craignent, ils s’en protègent en restant sur le qui-vive et en s’avertissant mutuellement. Ils ne s’efforçaient donc nullement de passer inaperçus. Nafai les trouva en train de chercher à manger au creux d’une longue vallée orientée est-ouest, avec une rivière qui coulait au milieu. Ils levèrent les yeux à son arrivée. Sans le moindre signe de panique – il se trouvait encore à bonne distance – ils regardèrent le lièvre avec une grande curiosité.

Nafai s’approcha. Les babouins commencèrent à s’agiter – les mâles s’appuyèrent sur les phalanges de leurs pattes antérieures en protestant contre cette intrusion, et Nafai ressentit une profonde répugnance à s’avancer davantage.

Mais il faut que je m’approche pour leur donner la viande.

Il fit donc quelques pas, le lièvre tendu devant lui. Il ignorait évidemment comment ils allaient réagir à cette offrande ; ils pouvaient la considérer comme le signe que Nafai était un tueur, ou au contraire comme la preuve qu’il avait déjà abattu sa proie et qu’ils ne risquaient donc rien. Mais certains devaient bien voir dans le lièvre un mets dont se repaître. Les babouins n’étaient pas les meilleurs chasseurs du monde, mais ils adoraient la viande et ce lièvre glapissant devait leur sembler appétissant.

Nafai s’approchait lentement, et à chaque pas il sentait croître en lui une résistance. Mais il voyait aussi que de plus en plus de babouins – des jeunes mâles, surtout – l’examinaient en alternance avec le lièvre. Il les aida à se concentrer sur la proie en détournant les yeux – il ne ferait que les provoquer et les effrayer s’il croisait leurs regards, il le savait.

Ils reculaient devant lui, mais sans aller bien loin. Comme il s’y était attendu, leur tendance naturelle les poussait à battre en retraite vers les falaises où ils dormaient. Il les suivit, sans cesser de se répéter : Ce n’est pas une bonne idée ; ils n’ont pas besoin de cette viande. Mais il fit taire ces pensées en s’évertuant à se concentrer sur une seule : Les mères ont besoin de protéines, les petits en ont besoin dans leur lait. Il faut que je leur donne cette viande.

C’est impossible ! C’est stupide ! Tu ferais mieux de laisser tomber ce lièvre et de t’en aller.

Mais dans ce cas, le lièvre reviendra aux mâles les plus forts et les femelles n’en auront pas une miette. J’ignore comment, mais il faut que je le leur apporte tout près, pour que les jeunes en profitent. C’est mon travail, chasseur de la tribu, de ramener de quoi manger. Je dois les nourrir. Rien ne doit m’empêcher d’arriver jusqu’à eux.

Combien de temps cela lui prit-il ? Il éprouvait le plus grand mal à concentrer son esprit sur sa tâche. Plusieurs fois, il eut l’impression qu’il venait de se réveiller, même s’il ne dormait pas, il le savait bien ; alors il se secouait et reprenait sa marche opiniâtre en direction des femelles qui se regroupaient toujours davantage vers les falaises.

Il faut que je passe derrière elles, entre elles et les falaises, se dit-il. Il faut que j’aille de leur côté.

Il obliqua vers le nord sans jamais perdre les femelles de vue. Et vers midi, il parvint enfin à sa destination – entre les babouins et leurs falaises. Le lièvre avait fini par se taire – mais sa mort ne dérangerait pas les babouins, puisqu’il était vivant au départ ; d’ailleurs, ils n’étaient guère pointilleux du moment que la viande était tiède. Aussi Nafai jeta-t-il le cadavre en visant droit le groupe de femelles.

Ce fut un pandémonium immédiat, mais tout se déroula comme Nafai l’avait prévu. Certains jeunes mâles se précipitèrent dans la mêlée pour s’emparer du lièvre, mais les plus vieux firent front devant Nafai, qui semblait, pour l’instant du moins, représenter une menace. Le lièvre resta donc parmi les femelles, qui repoussèrent sans difficulté les jeunes mâles. L’animal n’était pas si mort que ça, finalement : il se remit à couiner quand les femelles dominantes le déchirèrent à belles dents en dévorant ce qui leur tombait sous les crocs. Les babouins ne se donnent pas la peine de tuer leur proie avant de la manger, ce qui avait gêné Nafai au début de leur cohabitation au désert, mais il s’y était fait et se réjouissait aujourd’hui de voir son plan réussir et les femelles profiter seules de la viande.

Les mâles commencèrent à se rendre compte qu’ils étaient en train de rater le festin et leur agitation s’accrut ; alors, Nafai recula peu à peu vers les falaises ; quand il fut enfin assez éloigné, les mâles foncèrent dans la mêlée en dispersant les femelles et se mirent à se battre pour récupérer quelques miettes du lièvre. Certains réussirent à s’emparer de gros morceaux, mais Nafai le savait, les femelles avaient eu plus que leur part habituelle de gibier. Il était satisfait.

À présent, toutefois, mieux valait qu’il s’éloigne le plus possible des babouins, qu’il s’en aille très loin dans la vallée ; à la vérité, le mieux serait qu’une fois là-bas, il trouve une proie à rapporter à la tribu.

Mais peu à peu, alors qu’il s’écartait des babouins, il s’aperçut que la résistance qu’il ressentait jusque-là devenait de plus en plus facile à combattre. Audacieusement, il s’autorisa à se rappeler le vrai motif de sa venue. Aussitôt, sa répugnance à avancer lui revint – c’était pratiquement de la panique – mais il ne perdit pas le contrôle de lui-même. Comme il l’avait espéré, c’était à la frontière que la barrière était la plus puissante. Il pouvait résister à ce niveau d’interférence, proche de celui qu’il avait affronté à Basilica quand, avec Issib, il cherchait à forcer les défenses de Surâme et à entretenir des pensées interdites.

À moins que je ne me sente plus à l’aise parce que la barrière m’a déjà repoussé de l’autre côté de la frontière, sans que je me rende compte de ma défaite.

« Suis-je dedans ou dehors ? » murmura-t-il à Surâme.

Pas de réponse.

Un frisson de peur le traversa. La zone était invisible à Surâme… Et si, en franchissant la frontière, il disparaissait purement et simplement aux yeux de Surâme ?

Une idée lui vint soudain : c’était peut-être précisément pour cela que la force de résistance était moindre, à présent. Sans que Surâme en ait conscience, sa puissance se combinait à celle de la barrière… à la périphérie. Mais à l’intérieur de la zone, où Surâme n’avait pas accès, la barrière ne pouvait plus compter que sur son propre pouvoir répulsif, et voilà pourquoi Nafai parvenait à y résister.

C’était logique, aussi poursuivit-il son chemin en direction de l’est, vers le cœur de Vusadka.

Mais n’était-ce pas plutôt vers le nord qu’il marchait ? Car soudain, comme il franchissait le sommet d’une colline, il vit s’étendre devant lui un paysage complètement aride. On aurait dit qu’un mur invisible se dressait à cinquante mètres de là. D’un côté, c’était le pays verdoyant de Dostatok, et de l’autre, le désert absolu – le désert le plus sec, le plus mort que Nafai eût jamais vu. Il n’y avait pas un oiseau, pas un lézard, pas une herbe, rien de vivant derrière la ligne immatérielle.

C’était trop artificiel. Ce phénomène indiquait sans doute l’existence d’une nouvelle barrière, d’une autre frontière d’un type différent, qui excluait toute forme de vie, qui tuait peut-être tout ce qui la franchissait. Fallait-il que Nafai la traverse ?

« Y a-t-il une entrée quelque part ? » demanda-t-il à Surâme.

Pas de réponse.

Il s’avança prudemment vers la barrière. Quand il en fut tout près, il tendit une main.

La frontière était peut-être invisible, mais pas intangible. Il appuya la main dessus et la sentit glisser sous sa paume, comme si elle était légèrement visqueuse et en mouvement constant. Mais en un sens, cette matérialité avait quelque chose de rassurant : si la barrière empêchait les êtres vivants de passer, peut-être ne possédait-elle pas de mécanisme destiné à les tuer ?

Puis-je la franchir ? Si les humains ne peuvent pas dépasser cette limite, à quoi sert de placer une barrière mentale si loin avant ? Bien sûr, c’était peut-être simplement une façon d’empêcher les hommes de voir cette frontière nette et d’en faire naître une légende qui, trop répandue, attirerait malencontreusement l’attention sur cette zone. Mais il était tout aussi possible, du moins Nafai le supposait, que la barrière répulsive fût destinée à écarter les humains parce qu’un homme résolu pouvait fort bien franchir la barrière matérielle. Une clôture extérieure pour les humains et une autre, intérieure, pour les animaux. Logique.

Naturellement, n’était pas forcément exact ce qui semblait logique à Nafai. Il envisagea même un instant de retourner à Dostatok raconter à ses compagnons ce qu’il avait découvert, afin qu’ils explorent l’Index en quête d’un moyen de franchir la barrière.

Mais après tout, cette idée de rentrer à Dostatok était peut-être le signe que la barrière agissait sur son esprit et tentait de le pousser à trouver des prétextes pour s’en aller. Et peut-être aussi possédait-elle une sorte d’intelligence, la capacité d’apprendre, auquel cas elle ne se laisserait plus berner : la prochaine fois, l’astuce qui consistait à se concentrer sur le besoin urgent de trouver à manger pour les babouins en oblitérant le but véritable, le franchissement de la barrière, cette astuce-là ne marcherait plus. Non, seul il était, et seul il devait prendre une décision.

Tu vas te faire tuer.

Qu’était-ce donc ? Surâme qui lui parlait à l’esprit ? Ou bien la barrière ? Ou encore sa propre peur ? Quelle qu’en fût la source, cette crainte n’avait rien d’irrationnel, il le savait. Au-delà de la clôture, rien ne vivait ; il devait bien y avoir une raison à cela. Pourquoi se croire l’exception, le seul être vivant à pouvoir traverser indemne ? Après tout, quand la barrière avait été installée, il devait se trouver des plantes de part et d’autre, et même si elle était infranchissable, la vie aurait dû se maintenir des deux côtés. Quarante millions d’années d’évolution auraient éventuellement rendu la flore et la faune très différentes de chaque côté, mais la vie aurait dû se perpétuer. L’isolement seul ne pouvait réduire toute vie à néant avec une perfection aussi brutale.

Tu vas te faire tuer.

Peut-être, répondit Nafai avec défi. Peut-être que je mourrai. Mais Surâme nous a conduits ici dans un but précis : nous ramener sur Terre. Même impuissant à désigner franchement Vusadka, ou à en parler aux humains en tout cas, c’est quand même forcément à cause de Vusadka qu’il nous a guidés jusqu’ici, tout près. Alors, d’une façon ou d’une autre, il faut que nous franchissions cette barrière.

Oui, mais ici, il n’y a pas de « nous ». Il n’y a que moi. Et si je n’arrive pas à passer, il est bien possible que personne ne revienne jamais. Si j’échoue, très bien, on essayera de trouver un autre moyen d’entrer. Et si je réussis à franchir la barrière et que quelque chose me tue de l’autre côté, eh bien, au moins, les autres sauront en ne me voyant pas revenir qu’ils doivent faire attention en cherchant à pénétrer dans cette zone.

En ne me voyant pas revenir…

Il pensa à ses enfants – Chveya, taciturne et douée ; Jatva, sage et bienveillant ; Motiga, espiègle ; Izuchaya, vive, éveillée ; et les petits jumeaux, Serp et Spel. Puis-je les laisser orphelins ?

Oui, s’il le faut. Oui, parce qu’ils auront Luet pour mère, Shuya et Issya qui l’aideront, de même que Père et Mère. Je les abandonnerai s’il le faut, parce que cela vaut mieux que de revenir auprès d’eux en ayant renoncé au but de notre existence, sans autre raison que la peur de ma propre mort.

Il poussa sur la barrière. Apparemment, elle ne cédait pas sous sa main. Plus il appuyait, plus elle semblait glisser sous la pression. Pourtant, malgré cette sensation, sa main ne se déplaçait ni à droite ni à gauche, non plus que vers le haut ou vers le bas. De fait, l’adhérence paraissait presque parfaite : en poussant vers l’intérieur, il était incapable de mouvoir en même temps sa main sur la surface, même si cette surface donnait l’impression affolante de glisser dans tous les sens.

Il se recula, ramassa une pierre et la lança en chandelle vers la barrière. Elle heurta le mur invisible, y demeura collée un instant, puis se mit à tomber lentement vers le sol.

Soudain, Nafai comprit : Ce truc-là n’a rien d’un mur, si c’est capable de bloquer une pierre avant de la laisser redescendre si lentement. Qui sait s’il ne perçoit pas la nature de ce qui l’a heurté et s’il ne réagit pas différemment selon qu’il s’agit d’une pierre ou, disons, d’un oiseau ?

Nafai arracha une motte d’herbe et constata avec satisfaction qu’elle renfermait plusieurs larves et un ver de terre. Il la jeta vers la barrière.

Cette fois encore, elle y resta collée un instant, puis se mit à glisser vers le bas. Mais tout ne descendit pas à la même vitesse : la terre tomba la première, nettement séparée des racines. Ensuite, ce fut le tour de la matière végétale, qui ne laissa sur la barrière que les larves et le ver de terre. Enfin, eux aussi se mirent à glisser vers le sol.

La clôture est capable de faire la distinction entre les éléments qui la touchent, se dit Nafai. Elle fait la différence entre l’inerte et le vivant, entre le végétal et l’animal. Pourquoi pas entre l’humain et le non-humain ?

Il regarda ses vêtements. Qu’est-ce que la barrière en penserait ? Il ignorait comment elle percevait la nature de ce qui la heurtait ; peut-être sentirait-elle qu’il était humain avant même qu’il ne la touche. Mais il existait une petite chance que ses vêtements camouflent un peu sa nature. Naturellement, il n’avait aucun moyen de savoir si c’était bénéfique ou non.

Il ramassa une nouvelle pierre ; cette fois, il ne la lança pas en douceur, mais de toutes ses forces. Comme la précédente, elle resta collée sur la clôture.

Non : pas dessus, mais dedans ! En appuyant ses mains, Nafai constata que la pierre qui commençait à descendre s’était enfoncée, enchâssée dans la barrière.

Il tira sa fronde de sa ceinture, plaça un caillou dans la poche, le fit tournoyer énergiquement et le projeta à toute vitesse sur la barrière, il s’y colla et, l’espace d’un instant, Nafai crut qu’il allait se comporter comme les deux précédents.

Non : le caillou resta une seconde immobile, puis tomba de la barrière, mais de l’autre côté !

Il était passé ! L’élan avait été suffisant et il était passé ! La barrière l’avait tellement ralenti que l’entreprise avait failli échouer, mais il avait conservé juste ce qu’il fallait de vitesse pour traverser. Le seul problème, c’est que Nafai ne voyait pas comment se projeter contre la barrière avec une force comparable – même de moitié – à celle de la pierre. Et en admettant qu’il y arrive, l’impact risquerait de le tuer.

Mais peut-être la barrière obéit-elle à des règles différentes quand il s’agit d’humains. Si j’essaye avec assez de force, elle me laissera peut-être passer.

Ben voyons, c’est évident ! Tout le système est conçu pour empêcher les humains d’entrer, donc il va te laisser passer, toi, naturellement ! Crétin !

Nafai s’adossa à la barrière pour réfléchir. À sa surprise, au bout d’un instant, elle commença à le faire glisser vers le bas. Ou plutôt, elle faisait glisser ses vêtements, et lui avec. Elle n’avait rien fait de tel avec ses mains. Quand il l’avait touchée à mains nues, il ne les avait pas senties se déplacer.

Non sans mal, il se décolla du mur invisible. La clôture s’accrochait à ses vêtements comme elle avait retenu les pierres, la terre, l’herbe, les larves et le ver. Il existe bien des règles différentes pour les humains, songea Nafai. Ce mur fait la distinction entre moi et mes vêtements.

Pris d’une impulsion subite, il enleva sa tunique, mettant ses bras à nu. Puis, de toutes ses forces, il lança son poing contre la barrière. Il eut l’impression de frapper un mur de brique – mais sa main passa au travers.

Elle avait franchi l’obstacle ! Son poing se trouvait de l’autre côté de la clôture, comme la dernière pierre qu’il avait jetée. Et son bras ne lui transmettait aucune sensation anormale ; il ouvrit le poing, agita les doigts et s’il faisait peut-être un peu plus frais de l’autre côté, il ne ressentait aucune douleur, aucune déformation, aucune anomalie manifeste.

Puis-je suivre ma main de l’autre côté du mur ?

Il poussa sur son bras et parvint à l’enfoncer lentement jusqu’à l’épaule. Mais quand sa poitrine toucha la barrière, il se retrouva bloqué ; il se tourna pour trouver un meilleur angle de pénétration, sa tête entra en contact avec la barrière et il ne put continuer.

Et si j’étais coincé pour toujours – moitié d’un côté, moitié de l’autre ?

Pris de peur, il recula ; son bras suivit sans difficulté. Il sentait bien une vague résistance, mais aucune douleur et rien n’accrochait sa peau pour le retenir. Quelques secondes plus tard, il était libre.

Il se palpa le bras et la main qu’il venait de dégager et ne leur trouva rien d’anormal. Quel que fût le principe qui empêchait la vie de se développer de l’autre côté, il ne l’avait pas tué, pas encore, du moins ; si c’était un poison, il n’avait pas d’effet immédiat ; en tout cas, la barrière n’était pas en cause.

Il repassa mentalement les règles qu’il avait apprises pour traverser le mur. La peau devait être nue ; il fallait frapper la barrière avec une certaine force ; et s’il voulait passer tout entier, son corps devait la heurter d’un bloc.

Il se déshabilla complètement, plia ses vêtements et les posa sur son arc et ses flèches ; puis il entassa quelques pierres par-dessus afin que le vent ne les emporte pas et fit le vœu d’en retrouver l’usage.

Il envisagea un instant de se jeter de face contre le mur, mais l’idée ne lui souriait pas : en y projetant le poing, il avait eu l’impression de frapper un mur et il n’avait pas envie de réitérer l’expérience avec le visage ni avec le bas-ventre. Certes, de dos, ce ne serait pas non plus un plaisir, mais de deux maux, c’était encore le moindre.

Il longea la barrière jusqu’à une butte aux versants escarpés qu’il escalada ; au sommet, il prit plusieurs inspirations profondes, murmura un adieu à sa famille et se jeta dans la pente en courant. Au bout d’un moment, il perdit la maîtrise de sa course, mais, à l’approche de la muraille, il planta un talon en terre afin d’imprimer à son corps une rotation qui devait le précipiter à plat dos contre la barrière, il y parvint, mais pas à plat. Ses fesses franchirent l’obstacle en premier, puis, en ralentissant, ses cuisses et son torse jusqu’aux épaules. Ses bras et sa tête restèrent à l’extérieur de la clôture pendant que ses pieds, finissant de traverser, tombaient brusquement de l’autre côté. Il eut mal aux talons, mais c’était le cadet de ses soucis : il était coincé, le corps à l’intérieur de la barrière, les bras et la tête dehors.

Il faut que je ressorte, se dit-il, et que je recommence.

Trop tard. Durant les dernières secondes qu’il fallut à son corps pour perdre toute énergie cinétique, ses épaules avaient franchi le mur. Il était bloqué comme la fois précédente, incapable d’obliger son corps à suivre ses bras. Mais la différence majeure, cette fois, c’est que sa tête se trouvait à l’extérieur de la barrière et que son menton et ses oreilles semblaient peu disposés à passer à l’intérieur. Pis, il n’arrivait même pas à tirer ses bras vers lui : pour cela, il lui aurait fallu peser de tout son corps et son menton qui accrochait la barrière l’en empêchait.

On n’a jamais dû inventer une façon plus débile de mourir, se dit Nafai.

Une seconde ; il faut que j’essaye de me rappeler mes cours de géométrie, pensa-t-il, et d’anatomie aussi. Ma mâchoire fait peut-être un angle trop aigu avec mon cou pour que ça passe, mais au sommet de mon crâne, il y a une courbe lisse et continue. Alors, si je pousse le menton en avant tout en tirant la tête vers l’arrière… en espérant ne pas m’arracher les oreilles au passage… mais bon, elles peuvent se rabattre, non ?

Lentement, laborieusement, il renversa la tête et la sentit s’enfoncer dans le mur. Ça marche, se dit-il. Ensuite, les bras, ce ne sera qu’un jeu d’enfant.

Soudain, sa tête fut de l’autre côté, visage compris. Seuls ses bras saillaient encore à l’extérieur.

Il avait pensé les retirer tout de suite après un bref instant de repos, mais tandis qu’il récupérait en haletant, il s’aperçut que son besoin d’air ne faisait qu’augmenter et devenait même critique. Il suffoquait alors qu’il aspirait à grands traits l’atmosphère aux étranges odeurs qui l’entourait.

Une atmosphère curieusement parfumée, sèche et fraîche, qui ne fournissait pas d’oxygène… En même temps que l’envahissait la terreur de l’asphyxie, son esprit rationnel comprit ce dont il aurait dû se douter depuis le début : si rien ne vivait de ce côté de la barrière, c’est parce qu’on n’y trouvait pas trace d’oxygène. Cette zone était conçue pour éliminer toute décomposition – qui, pour sa plus grande part, la plus rapide en tout cas, dépend de la présence d’oxygène, ou d’oxygène et d’hydrogène unis pour former de l’eau. La vie y était impossible ; donc il n’y avait pas de microbes, agents de décomposition, pas d’eau sous aucune forme, vapeur, glace ou liquide, pas d’oxydation des métaux. Et si l’atmosphère était également inapte à entretenir les formes de vie anaérobies, il ne restait plus grand-chose dans les limites de la barrière pour alimenter la corruption, à part la lumière solaire, les radiations cosmiques et la désintégration atomique. Cette clôture avait été mise en place pour conserver intact quarante millions d’années durant tout ce qui se trouvait dans son périmètre.

Cette soudaine compréhension de la fonction de la barrière n’apporta aucun réconfort à Nafai, car ce n’était pas son esprit rationnel qui était aux commandes, pour l’instant. À peine se fut-il aperçu qu’il ne parvenait pas à respirer que ses mains, toujours coincées dans la clôture, se mirent à griffer dans le vide pour lui faire traverser le mur dans l’autre sens. Mais il se retrouvait exactement dans la même situation qu’avant, à l’extérieur, où un seul de ses bras avait franchi la barrière, il pouvait enfoncer les bras dans la barrière, mais quand sa figure et sa poitrine entraient en contact avec elle, il était bloqué, il touchait l’air respirable de l’extérieur avec les mains, mais c’était tout.

Fou de terreur, il se cogna la tête contre la barrière, mais même en prenant appui sur ses bras et malgré l’horreur qui décuplait sa vigueur, il n’avait pas assez de force pour enfoncer son visage à travers. Il allait mourir, pourtant il continuait à marteler la muraille du front, sans cesse, toujours plus fort.

Ce fut peut-être le dernier coup qui l’étourdit, à moins que le manque d’oxygène ne l’eût affaibli ou qu’il n’eût tout simplement perdu l’équilibre. Toujours est-il qu’il tomba en arrière, ralenti dans sa chute par la résistance de la barrière sur ses bras qui coulissaient dans le mur invisible.

Eh bien, tant mieux, se dit Nafai. En me débrouillant pour monter la pente, je peux la dévaler jusqu’à la barrière et traverser dans l’autre sens, de face, cette fois-ci. Mais en même temps qu’il réfléchissait à ce plan, il savait que cela ne marcherait pas. Il avait déjà passé trop de temps à trop d’efforts, il avait consommé trop d’oxygène de son organisme ; il ne parviendrait pas à faire l’ascension d’une butte, puis à en descendre en courant avant de perdre connaissance.

Ses mains sortirent du mur et il tomba à la renverse sur le sol caillouteux.

Le choc dut être violent, car il eut l’impression d’entendre le coup de tonnerre le plus long et le plus fort de toute sa vie. Et puis un vent furieux se déchaîna sur lui, le souleva, le roula, le tordit en tous sens.

Soudain, haletant dans le vent, il s’aperçut que, par un miracle incompréhensible, il pouvait à nouveau respirer. Il aspirait de l’oxygène. Il recevait aussi de multiples meurtrissures dans les bourrasques qui le jetaient de-ci de-là sur les pierres. Et sur l’herbe.

Sur l’herbe.

Le vent s’était apaisé et seules quelques rafales soufflaient encore ; Nafai ouvrit les yeux. Il avait été roulé violemment sur une cinquantaine de mètres. Il lui fallut un moment pour s’orienter, mais enfin, étendu sur l’herbe, il comprit qu’il se trouvait à l’extérieur de la barrière. Ce vent constituait-il un autre mécanisme de défense destiné à rejeter les intrus de l’autre côté du mur ? Les éraflures et les bleus qui lui couvraient le corps suffisaient à soutenir cette interprétation. Quelques tourbillons de poussière étaient encore visibles loin à l’intérieur de la zone morte.

Il se releva et se dirigea vers la barrière. Il voulut la toucher : elle n’était plus là. La barrière avait disparu.

Telle était donc l’origine du vent. Deux atmosphères séparées depuis quarante millions d’années s’étaient soudain recombinées, et les pressions ne devaient pas être égales de part et d’autre. L’effet avait été celui d’un ballon qui éclate et Nafai s’était fait balayer.

Mais pourquoi la barrière s’était-elle évanouie ?

Parce qu’un humain l’a franchie complètement. Parce que si elle n’avait pas disparu, tu serais mort.

Nafai eut l’impression qu’il entendait la voix de Surâme dans sa tête.

Oui, je suis ici, tu me reconnais.

J’ai détruit la barrière ?

C’est moi qui l’ai fait. Dès que tu l’as eu entièrement traversée, les systèmes du périmètre m’ont informé qu’un être humain était entré. Et tout à coup, j’ai eu conscience de parties de moi-même qui m’étaient restées cachées depuis quarante millions d’années. J’ai enfin identifié toutes les barrières, connu tout leur historique, compris leur utilité et la façon de les contrôler. Si tu avais été un intrus doué d’une détermination exceptionnelle et qui n’avait rien à faire ici, j’aurais ordonné aux systèmes du périmètre de te laisser mourir ; aussitôt, ils m’auraient été de nouveau cachés. Cela s’est déjà produit deux fois. Mais tu étais précisément celui que je voulais guider jusqu’ici ; par conséquent, l’existence de la barrière ne se justifiait plus. Je lui ai donné l’ordre de s’effacer pour te fournir de l’oxygène, de même qu’au reste de la zone inerte.

Je te remercie de cette décision, dit Nafai.

Cela implique que la corruption se remet à l’œuvre. De toute façon, elle n’avait pas été totalement éliminée. La barrière repoussait la plupart des radiations délétères, mais pas toutes. Il y a des dégâts. Rien de ce qui se trouve ici n’a été conçu pour une telle durée. Pourtant, maintenant que je puis savoir où je suis au lieu de me heurter aux défenses du système du périmètre, je vais peut-être découvrir pourquoi je tourne en boucle.

Ou bien Issib et Zdorab résoudront le problème à ma place ; ils travaillent en ce moment même sur l’Index ; à l’instant où tu as franchi le périmètre, les défenses ont disparu pour eux aussi. Je leur ai montré tout ce que tu as fait et ils explorent à présent les zones de mémoire nouvellement accessibles.

Alors, j’ai réussi, dit Nafai. Ça y est ; c’est fini.

Ne dis pas de bêtises. Tu as traversé la barrière, c’est tout. Le travail ne fait que commencer. Viens à moi, Nafai.

À toi ?

Là où je suis. Je me suis enfin trouvé, alors que je n’avais jamais conçu même jusque-là de me chercher. Viens à moide l’autre côté de ces collines.

Nafai se mit en quête de ses vêtements et les retrouva éparpillés un peu partout – les bourrasques qui l’avaient roulé n’avaient eu aucun mal à les emporter malgré les pierres qui les lestaient, li avait surtout besoin de ses chaussures, naturellement, à cause du terrain caillouteux ; mais il lui fallait aussi le reste de ses habits : il finirait bien par rentrer chez lui.

Des vêtements t’attendent là où je suis. Viens à moi.

Oui, oui, j’arrive. Mais laisse-moi enfiler mes chaussures, même si tu prétends que je n’en ai pas besoin. » Il mit aussi son pantalon et passa sa tunique par-dessus sa tête tout en marchant. Et l’arc ? Il entreprit de le chercher et ne renonça qu’en mettant la main sur un morceau de son arme : elle avait cassé sous la violence du vent. Il avait de la chance qu’aucun de ses os n’en ait fait autant.

Enfin, il se mit en route dans la direction que Surâme lui indiquait dans sa tête. Le trajet lui prit une demi-heure – il marchait lentement, à cause de ses contusions douloureuses. Mais il finit par arriver au sommet de la dernière éminence ; à ses pieds s’étendait une dépression à l’arrondi parfait, d’à peu près deux kilomètres de diamètre. Six tours immenses se dressaient au milieu.

Il sut instantanément ce que c’était : les vaisseaux stellaires.

C’est Surâme qui lui avait transmis cette information, il le savait, en même temps que bien d’autres précisions sur le sujet. Ce qu’il voyait, en vérité, ce n’étaient que les enveloppes protectrices du sommet des vaisseaux, dont par ailleurs seul un quart pointait hors du sol. Le reste se trouvait enfoui, à l’abri, entièrement relié aux systèmes de Vusadka. Sans avoir à réfléchir, Nafai savait aussi que l’essentiel de Vusadka était souterrain, vaste cité électronique presque totalement consacrée à l’entretien de Surâme lui-même. Les seuls éléments visibles de Surâme étaient les appareils paraboliques pointés vers le ciel, en communication constante avec les satellites qui lui tenaient lieu d’yeux, d’oreilles, de mains et de doigts à la surface du monde.

Tous ces millénaires passés m’avaient fait oublier comment me voir, où j’étais et à quoi je ressemblais. Mes souvenirs suffisaient tout juste à lancer certains programmes et à vous guider ici, à Dostatok. Quand les programmes ont échoué et que j’ai commencé à tourner en boucle, je me suis retrouvé désarmé parce que j’ignorais où en chercher la cause. Mais aujourd’hui, Zdorab, Issib et moi en avons découvert l’origine. Ma mémoire a subi des dégâts ; quarante millions d’années de désintégration atomique et de radiations cosmiques m’ont laissé des cicatrices. La redondance de mes systèmes m’a permis de les compenser en grande partie, mais ce n’est pas le cas pour les avaries de mes systèmes primaires, que je ne pouvais même pas examiner parce qu’ils m’étaient cachés. J’ai perdu la capacité de commander mes robots. Ils n’étaient pas conçus pour durer si longtemps, même dans un espace dépourvu d’oxygène. Ils me signalaient qu’ils avaient achevé tous les contrôles de sécurité des systèmes situés à l’intérieur de la barrière, mais quand je voulais ouvrir le périmètre, le système refusait sous prétexte que les contrôles de sécurité n’avaient pas été menés jusqu’au bout. Je relançais donc les contrôles, les robots me rapportaient qu’ils étaient achevés, et ainsi de suite. Et j’étais incapable de percevoir la boucle, parce que tout se passait pour moi à un niveau réflexe – comme pour toi les battements de ton cœur. Non, c’était encore moins sensible. Cela s’apparenterait plutôt à la production d’hormones par les glandes de ton organisme.

Que se serait-il passé si tu étais parvenu à te sortir de la boucle ? demanda Nafai.

Si j’avais pu me retrouver, j’aurais compris le problème et je t’aurais aussitôt conduit ici.

Tu veux dire que tu aurais pu couper la barrière ?

Ç’aurait été inutile. Tu pouvais la couper toi-même. C’est à cela que sert l’Index.

L’Index !

Si tu l’avais emporté, tu n’aurais rencontré aucune résistance, aucune répulsion mentale ; et en le plaçant contre la barrière physique, tu l’aurais peu à peu dissipée – ce qui aurait évité ces bourrasques bien inutiles qui ont soulevé la poussière.

Mais tu ne nous avais jamais dit que l’Index servait à ça !

Je l’ignorais. Je ne pouvais pas le savoir. Tout ce que je savais, c’est que celui qui voulait atteindre les vaisseaux devait posséder l’Index. Alors, une fois les contrôles de sécurité achevés, le système du périmètre m’aurait tout montré, j’aurais su quoi faire et quoi te dire de faire.

Si je comprends bien, quand j’ai failli mourir d’asphyxie et qu’ensuite l’ouragan m’a couvert de bleus des pieds à la tête, je n’ai pas paniqué pour rien ?

Je n’aurais jamais réussi a me dégager de cette boucle si tu n’avais pas forcé le passage. J’ai lu la mémoire du système du périmètre et je suis ravi de la façon dont tu t’es servi des babouins pour entrer.

Mais tu ne me l’avais pas montré en rêve ? Qu’il fallait que je suive un babouin pour franchir la barrière ?

En rêve ? Ah oui, je m’en souviens, tu as fait un rêve. Non, il ne venait pas de moi.

Du Gardien, alors ?

Pourquoi chercher une origine extérieure ? Ne crois-tu pas ton inconscient capable de t’envoyer un rêve valable de temps en temps ? N’es-tu pas prêt à reconnaître que c’est peut-être ton propre esprit qui a résolu le problème ?

Nafai ne put contenir un rire ravi. « Alors, j’y suis arrivé !

Tu y es arrivé. Mais tu n’as pas fini. Viens à moi, Nafai. J’ai du travail pour toi, et les instruments qu’il te faut pour l’accomplir.

À grands pas, Nafai descendit dans la vallée de Vusadka. Sur le site du débarquement. Là où le pied de l’homme avait pour la première fois foulé le sol d’Harmonie et où les premiers colons avaient installé l’ordinateur qui protégerait leurs enfants de l’autodestruction pendant si longtemps qu’ils avaient dû considérer cette protection comme éternelle.

Mais elle n’était pas éternelle. Elle était en train de disparaître. Et Nafai marchait au milieu des tours des vaisseaux stellaires, premier humain à laisser ses empreintes dans celles des bâtisseurs de ce site. Maintenant, Surâme pouvait lui ordonner ce qu’il voulait, il obéirait ; et quand il en aurait fini, les hommes retourneraient sur Terre.

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