7 L’arc

La perte du pulsant fut un tel coup pour le groupe que ni Volemak ni Elemak ne firent le moindre effort pour maintenir le calme – jusqu’au moment où la situation faillit leur échapper. Les morceaux de l’arme gisaient sur un bout de tissu ; non loin se trouvaient les deux pulsants abîmés par leur séjour dans l’eau, qu’Elemak avait récupérés. Zdorab était assis à côté, l’Index sur les genoux, et il lisait à voix haute les numéros des éléments brisés. Presque tous les autres restaient debout – bien rares ceux qui étaient assez équanimes pour s’asseoir –, ils attendaient, regardaient autour d’eux, faisaient les cent pas en marmonnant pendant que l’archiviste s’efforçait de savoir si l’on pouvait reconstituer un pulsant avec les pièces en état.

« Rien à faire, dit-il enfin. Même si nous possédions les pièces nécessaires, nous n’avons pas les instruments qu’il faut, d’après l’Index, et rien pour les fabriquer sans passer cinquante ans à maîtriser le niveau requis de technologie.

— Ça, c’était un plan génial de la part de Surâme ! s’écria Elemak. Maintenir l’humanité au plus bas niveau de technologie ! Il a si bien réussi que même si nous savons fabriquer des pulsants, nous ne comprenons rien à leur fonctionnement et nous sommes incapables de les réparer !

— L’idée ne venait pas de Surâme, intervint Issib.

— Et alors, quelle importance ? lança Mebbekew. On va tous crever, maintenant ! »

Dol éclata en sanglots qui, pour une fois, avaient l’air sincères.

« Je regrette, dit Nafai.

— Ah merci ! Quel soulagement de savoir que tu as des remords ! cracha Elemak. Et puis qu’est-ce que tu allais foutre dans un coin dangereux comme ça ? On te confie le seul pulsant encore en état, et c’est ça que tu fais avec ?

— C’est là qu’était le gibier, expliqua Nafai.

— S’il avait sauté de la falaise, tu l’aurais suivi ? » fit Volemak.

Nafai fut anéanti : son père se joignait aux reproches cinglants d’Elemak ! Lequel était loin d’en avoir fini :

« Je vais te parler en toute franchise, mon cher petit frère : si tu avais pu choisir, du pulsant ou de toi-même, qui allait atterrir sur la corniche au lieu de dégringoler jusqu’en bas, ça aurait bien arrangé tout le monde que tu choisisses le pulsant ! »

L’injustice de ces propos était presque insupportable. « Ce n’est pas moi qui ai perdu les trois premiers !

— Mais quand c’est arrivé, il nous restait encore un pulsant ; ce n’était donc pas aussi grave, dit Père. Cette fois, c’était le dernier, tu le savais, et tu as quand même pris ce risque.

— Il suffit ! intervint Rasa. Nous convenons tous, Nafai compris, de la terrible erreur que c’était d’exposer le pulsant. Mais le pulsant n’existe plus, il est irréparable, et nous nous retrouvons dans cette région inconnue sans moyen de tuer du gibier. Peut-être l’un de vous aurait-il quelque idée sur ce que nous allons faire, à part accabler Nafai de reproches ? »

Merci, Mère, pensa Nafai.

« N’est-ce pas évident ? demanda Vas. L’expédition est finie !

— Non, ce n’est pas évident, répliqua Volemak d’un ton tranchant. Surâme a pour but de sauver Harmonie de la destruction dont fut victime la Terre il y a quarante millions d’années, rien de moins. Allons-nous y renoncer parce que nous avons perdu une arme ?

— Mais il ne s’agit pas de l’arme, dit Eiadh. Il s’agit de la viande. Nous avons besoin de viande.

— Et la question n’est pas seulement de nous préserver un régime équilibré, ajouta Shedemei. Même si nous nous installions ici et semions tout de suite – et comme ce n’est pas la saison, nous ne le ferions pas –, mais même dans ce cas, nous ne moissonnerions les cultures riches en protéines de base que bien après avoir souffert de grave malnutrition.

— Qu’entends-tu par “grave malnutrition” ? demanda Volemak.

— J’entends quelques morts par la faim, surtout chez les enfants.

— Mais c’est affreux ! hurla Kokor. Tu as pratiquement tué mon bébé ! »

Son cri déclencha un chœur de gémissements. Au milieu du vacarme, Nafai s’adressa en silence à Surâme : Existe-t-il un moyen de nous en sortir ?

As-tu une suggestion à faire ?

Nafai tenta d’imaginer une arme qu’on pût fabriquer avec les matériaux immédiatement accessibles. Il se souvint que les soldats gorayni étaient munis de lances, d’arcs et de flèches. Ces instruments pouvaient-ils servir pour la chasse ou bien étaient-ils réservés à la guerre ?

La pensée éclata dans son esprit : Ce qui peut tuer un homme peut sans aucun doute tuer un animal. Chasser à la lance exige un groupe de rabatteurs, sinon on s’approche rarement assez de la proie pour pouvoir la tuer, même avec un atlatl pour étendre la portée du jet.

L’arc et la flèche, alors ?

Un bon arc porte quatre fois plus loin qu’un pulsant. Mais c’est très difficile à fabriquer.

Et un arc de second ordre avec une portée à peu près similaire à celle d’un pulsant ? Tu pourrais m’apprendre à en faire un ?

Oui.

Et crois-tu que je pourrais abattre du gibier avec, ou bien faut-il beaucoup de temps pour apprendre ?

Cela prend le temps qu’il faut.

C’était sans doute la meilleure réponse qu’il pouvait attendre de Surâme, et elle n’était pas si inquiétante que ça. Il y avait de l’espoir, au moins.

Quand son attention revint au groupe, la plupart avaient manifestement poussé Volemak à bout de patience. « Croyez-vous donc que c’est moi qui ai manigancé tout ceci ? Que c’est moi qui ai supplié Surâme de nous entraîner dans cette région affreuse, de faire naître nos bébés en plein désert et de nous laisser errer sans but dans la nature sans les vivres nécessaires ? Ne croyez-vous donc pas que je préférerais me trouver dans une maison, moi aussi ? Avec un lit ? »

Nafai vit que Volemak avait surpris tout le monde en joignant ses plaintes aux leurs. Mais cela ne les rassurait nullement – certains eurent même l’air franchement terrifiés de voir le pilier qui les soutenait montrer ainsi une fissure. Et le masque d’Elemak dissimulait à peine son mépris pour son père. Ce n’était pas un épisode dont Volemak allait tirer gloire, Nafai s’en rendit bien compte – et il était surtout inutile. S’il avait seulement posé à Surâme les mêmes questions que Nafai, il aurait été rassuré. Il existait bel et bien un moyen de s’en sortir.

Vas reprit la parole. « Je vous le dis, rien de tout ça n’est nécessaire. Nafai et moi avons trouvé un chemin assez facile pour descendre de la montagne ; on ne pourra peut-être pas y faire passer les chameaux, mais s’il ne s’agit que de contourner la baie pour atteindre Dorova, il suffit d’emporter de l’eau et des vivres pour une journée.

— Abandonner les chameaux ? dit Elemak. Les tentes ?

— Les glacières et les caissons secs ? protesta Shedemei.

— Eh bien, que certains d’entre vous restent, déclara Mebbekew, pour emmener les chameaux par le chemin le plus long. Sans les femmes ni les enfants, ça ne prendra pas plus d’une semaine, et pendant ce temps, nous autres, nous irons en ville. Dans quelques mois, nous serons de retour à Basilica. Ou bien là où vous déciderez d’aller. »

Il y eut un murmure général d’assentiment.

« Non, lança Nafai. Il ne s’agit pas de nous, mais d’Harmonie, de Surâme !

— Personne ne m’a demandé si j’étais volontaire pour cette noble cause, rétorqua Obring, et pour ma part, j’en ai ma claque !

— La cité est juste à côté, dit Sevet. Nous y arriverions très vite !

— Imbéciles ! cracha Elemak. Ce n’est pas parce que vous pouvez voir la cité, la plage à longer pour l’atteindre, que le trajet sera facile à pied ! En une journée ? Laissez-moi rire ! Vous avez acquis de la force au cours de l’année passée, c’est vrai, mais personne d’entre vous n’est assez en forme pour marcher sur une telle distance en portant un bébé, encore moins les litres d’eau nécessaires, ni les vivres. Marcher dans le sable, c’est épuisant, et plus on est chargé, plus on avance lentement, ce qui veut dire qu’il vous faudrait emporter davantage de vivres pour un trajet plus long, ce qui signifie que vous seriez encore plus chargés et voyageriez encore moins vite !

— Alors, nous sommes coincés ici jusqu’à notre mort ? pleurnicha Kokor.

— Ah, ferme-la ! cria Sevet.

— Nous ne sommes pas coincés, dit Nafai, et nous ne sommes pas obligés de laisser tomber l’expédition. Avant l’invention des pulsants, l’homme savait tuer du gibier. D’autres armes existent.

— Quoi, tu as l’intention d’étrangler tes proies ? ricana Mebbekew. Ou de les décapiter avec le fameux fil-à-couper-le-Gaballufix ? »

Nafai se raidit pour résister à la colère que déclenchait en lui les railleries de son frère. « Un arc et des flèches. Surâme sait comment les fabriquer.

— Eh bien, qu’il les fabrique ! rétorqua Obring. Ce n’est pas pour ça que l’un de nous saura s’en servir !

— Pour une fois, je suis d’accord avec Obring, dit Elemak. Il faut des années de pratique pour faire un bon archer. Pourquoi avais-je emporté des pulsants, à ton avis ? Les arcs sont plus efficaces, ils ont une plus grande portée, ils ne tombent jamais à court d’énergie et ils abîment moins la viande. Mais je ne sais pas m’en servir, encore moins les fabriquer.

— Moi non plus, répondit Nafai. Mais Surâme peut m’apprendre.

— D’ici un mois, peut-être. Mais nous ne disposons pas d’un mois.

— D’ici un jour. Donnez-moi jusqu’à demain, au coucher du soleil. Si je n’ai pas rapporté de gibier à ce moment-là, alors, comme Vas et Meb, je serai d’accord pour aller à Dorova, du moins pour quelque temps.

— Si nous allons à Dorova, c’est la fin de cette expédition grotesque, dit Meb. Je ne remonterai jamais sur un chameau sauf pour rentrer chez moi ! »

Plusieurs autres acquiescèrent.

« Donnez-moi une journée et je me rangerai à votre avis, reprit Nafai. Nous ne sommes pas encore à bout de vivres et l’endroit n’est pas mal choisi pour attendre. Une journée.

— Tu perds ton temps, dit Elemak. Tu ne peux pas y arriver.

— Alors, quel mal y aura-t-il à me laisser en faire la preuve ? Mais je prétends réussir, avec l’aide de Surâme. Il possède tout le savoir nécessaire dans sa mémoire, et le gibier n’est pas difficile à trouver par ici.

— Je traquerai pour toi, proposa Vas.

— Non ! » s’écria Luet. Nafai se tourna vers elle, surpris – elle n’était pas intervenue jusque-là. « Nafai doit y arriver seul avec Surâme. C’est ainsi que cela doit être. » Puis elle leva vers son époux un regard intense qui ne cillait pas.

Elle sait quelque chose, pensa Nafai. Alors il se rappela les idées qui lui étaient venues dans la montagne le matin même, que Vas avait tenté de le tuer et provoqué sa chute. Surâme aurait-il parlé clairement à Luet ? Mes craintes étaient-elles fondées ? Est-ce pour cela qu’elle préfère me voir partir seul ?

« Tu te mettrais donc en route demain matin ? demanda Volemak.

— Non : aujourd’hui. J’espère fabriquer l’arc ce jour même, afin de disposer de la journée de demain pour chasser. Après tout, je risque de rater mes premières cibles.

— C’est grotesque ! s’exclama Meb. Mais pour qui se prend-il, à la fin ? Pour un des héros de Pyiretsiss ?

— Je refuse de permettre l’échec de cette expédition ! cria Nafai. Voilà qui je suis ! Et si je ne laisse pas la destruction d’un pulsant nous arrêter, tu peux parier toute la morve dans ton nez que je ne te laisserai pas m’en empêcher ! »

Meb le dévisagea, puis éclata de rire. « Pari tenu, Nyef, cher petit frère ! Toute la morve dans mon nez que tu échoueras !

— Tenu !

— Sauf qu’on n’a pas précisé ce que tu me devras, toi, quand tu auras échoué.

— Aucune importance. Je n’échouerai pas.

— Mais au cas où… eh bien, tu seras mon serviteur personnel ! »

Un murmure de dérision accueillit les paroles de Meb. « La morve contre la servitude, dit Eiadh avec mépris. C’est bien de toi, Meb !

— Il n’est pas obligé d’accepter, répliqua Meb.

— Fixe une limite de temps, demanda Nafai. Disons… un mois.

— Un an. Un an pendant lequel tu feras tout ce que je t’ordonnerai.

— C’est répugnant ! s’exclama Volemak. Je m’y oppose formellement !

— Tu as déjà accepté, Nafai, dit Mebbekew. Si tu te défiles maintenant, tout le monde saura que tu es un parjure !

— Quand je déposerai la viande à tes pieds, Meb, alors tu décideras de ce que je suis, et ce ne sera pas un parjure, sois-en certain ! »

Et ainsi fut-il convenu. Ils attendraient le retour de Nafai le lendemain au coucher du soleil.

Il s’en alla dans la tente-cuisine, réunit rapidement ce dont il aurait besoin, biscuits, melon déshydraté et viande séchée ; puis il se dirigea vers la source pour y remplir sa gourde. Son poignard au côté, il ne lui faudrait rien d’autre.

Luet le rejoignit là, agenouillé au bord de la mare, immergeant sa gourde pour la remplir.

« Où est Chveya ? demanda-t-il.

— Avec Shuya. Il fallait que je te parle ; mais au lieu de ça, il y a eu cette… cette assemblée.

— Et moi aussi, je devais te parler. Mais la situation nous a échappé, et maintenant nous n’avons plus de temps.

— J’espère que tu as au moins le temps de prendre ça. »

Dans sa main, il y avait une bobine de fil.

« Il paraît que les arcs ne marchent pas sans corde, dit-elle. Et Surâme prétend que ce fil-ci serait le meilleur.

— Tu lui as posé la question ?

— Elle avait l’air de croire que tu allais te sauver sans en emporter et que ça te manquerait bientôt.

— Pour ça, oui ! » Il s’empara de la bobine et la fourra dans sa besace. Puis il se pencha vers Luet et l’embrassa. « Tu fais toujours attention à moi.

— Quand je le peux. Nafai, pendant ton absence ce matin, Surâme s’est adressée à moi, très clairement.

— Eh bien ?

— Vas était-il près de toi lorsque tu es tombé ?

— Oui.

— Assez pour avoir provoqué ta chute ? En te poussant le pied, par exemple ? »

Nafai revit instantanément ce terrifiant instant sur la paroi où son pied droit avait dérapé. Il avait glissé vers l’intérieur, vers son pied gauche. Si le manque soudain d’adhérence avait été seul en cause, n’aurait-il pas glissé tout droit ?

« Oui, dit-il enfin. Surâme a voulu me prévenir, mais…

— Mais tu as cru qu’il s’agissait de ta propre peur et tu ne l’as pas écoutée. »

Nafai acquiesça. Luet savait à quoi ressemblait la voix de Surâme – à ses propres pensées, à ses propres craintes.

« Ah, vous les hommes ! soupira-t-elle. Toujours à redouter d’avoir peur ! Vous ne savez donc pas que la peur, c’est l’outil de base de l’évolution pour maintenir une espèce en vie ? Vous agissez pourtant comme si vous vouliez mourir !

— Ma foi, je ne peux rien à l’action de la testostérone sur moi. Tu apprécierais beaucoup moins de m’avoir épousé si je n’en avais pas du tout ! »

Elle sourit, mais son sourire ne dura pas. « Surâme m’a dit autre chose. Vas a l’intention…»

Mais à cet instant, Obring et Kokor arrivèrent en flânant. « Alors, on réfléchit à deux fois à sa décision, petit frère ? demanda Kokor.

— Je réfléchis souvent trois ou quatre fois à mes actes, répondit Nafai. Je ne me contente pas d’une seule, comme toi.

— Je voulais simplement te souhaiter bonne chance, reprit Kokor. J’espère sincèrement que tu nous rapporteras un petit lièvre minable à manger. Sinon, nous devrons aller dans une cité et manger des aliments cuisinés ! Ce serait horrible, ce n’est pas ton avis ?

— Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que tu ne crois pas à tes bonnes paroles, rétorqua Nafai.

— Si je te donnais une seule chance de réussir, dit Obring, je te casserais le bras.

— Si un homme tel que toi pouvait me casser le bras, c’est pour le coup que je n’aurais pas une chance de réussir.

— Je vous en prie ! intervint Luet. N’avons-nous pas assez d’ennuis ?

— Oh, la gentille petite pacifiste ! grinça Kokor. Tu n’es pas terrible à regarder, mais tu deviendras peut-être une jolie petite vieille, avec le temps ! »

Nafai ne put se retenir. Les insultes de Kokor étaient si puériles, elles lui rappelaient tant ce qui passait pour de l’esprit chez les enfants qu’il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

Kokor n’apprécia pas. « Ris tant que tu voudras ; mais moi, je peux faire fortune grâce à ma voix et Mère possède toujours une résidence à Basilica dont je peux hériter ! Toi, qu’est-ce que ton père peut te léguer ? Et quel genre de résidence pourra bien établir pour toi à Basilica ta petite orpheline d’épouse ? »

Luet s’avança face à Kokor ; Nafai remarqua pour la première fois qu’elles étaient presque de la même taille : Luet avait grandi au cours de l’année. C’est vraiment encore une enfant, se dit-il.

« Koya, déclara-t-elle, tu oublies à qui tu t’adresses. Tu peux regarder Nafai comme ton petit frère. À l’avenir, cependant, j’espère que tu te rappelleras qu’il est l’époux de la sibylle de l’eau. »

Kokor répondit d’un air de défi : « Et quelle importance ici ?

— Ici… aucune. Mais si nous devions retourner à Basilica, chère Koya, je me demande jusqu’où irait ta carrière si l’on te savait l’ennemie de la sibylle. »

Kokor blêmit. « Tu ne ferais pas ça !

— Non, dit Luet, en effet. Je n’ai jamais usé de mon influence de cette façon. Et d’ailleurs, nous ne retournerons pas à Basilica. »

Jamais Nafai n’avait vu Luet agir d’une manière aussi impérieuse. Il était assez basilicain pour se sentir terrassé de révérence à la seule mention du titre de sibylle de l’eau ; il oubliait parfois, et sans mal, que la femme qui partageait son lit chaque soir était la même dont les rêves et les paroles se murmuraient de maison en maison à Basilica. Une fois, elle était venue à lui à grand risque en quittant la cité nuitamment pour l’avertir d’un danger qui menaçait son père – et cette nuit-là, elle n’avait en rien manifesté qu’elle eût conscience de son rôle éminent dans la cité. Une autre fois, alors que les hommes de Gaballufix le pourchassaient, elle l’avait emmené traverser les eaux du lac des Femmes, où nul homme n’avait le droit de se rendre sous peine de mort, et même là, devant celles qui voulaient le tuer, elle n’avait pas pris ce ton altier ; elle avait parlé calmement, sans éclat.

À cet instant, Nafai comprit : Luet ne prenait pas cet air de majesté hautaine parce qu’il faisait partie de sa personnalité ; elle agissait ainsi parce que c’est ainsi que Kokor aurait fait si elle avait eu la moindre parcelle de pouvoir. Luet s’adressait à la demi-sœur de Nafai dans un langage qu’elle pouvait comprendre. Et le message avait été reçu. Kokor tira Obring par la manche et tous deux s’en allèrent.

« Tu es vraiment douée, dit Nafai. Je suis impatient de te voir utiliser cette voix sur Chveya, à sa première insolence.

— J’ai l’intention de faire de Chveya une femme avec laquelle on n’a pas besoin de se servir de cette voix-là.

— Je ne te la connaissais même pas. »

Luet sourit. « Moi non plus. » Elle l’embrassa de nouveau.

« Tu étais en train de me parler de Vas.

— Oui ; il s’agit d’un élément qu’Hushidh a vu mais n’a pas compris, et Surâme me l’a expliqué. Vas n’a pas oublié que Sevet l’a trompé avec Obring et l’a soumis à une humiliation publique.

— Non ?

— Surâme dit qu’il projette de les tuer. »

Nafai éclata d’un rire de dérision. « Vas ? Mais c’était l’image même du calme, à l’époque de cet épisode ! Mère disait qu’elle n’avait jamais vu personne prendre si bien une situation aussi désagréable !

— Il garde sa vengeance pour plus tard, je suppose. Nous avons tout un faisceau de preuves qui indiquent que Vas ne serait pas aussi coopératif et serein qu’il le paraît.

— Oui, c’est vrai. Meb et Dol, de même qu’Obring et Kokor, se lamentent parce qu’ils veulent rentrer à la cité ; mais pas Vas. Il ne dit rien, il a l’air d’accord pour continuer, et puis il s’arrange pour détruire les pulsants afin de nous obliger à revenir.

— Il faut reconnaître que c’était un plan astucieux.

— Et s’il me tue en cours de route, eh bien, tant pis. J’y pense maintenant… si Gaballufix avait été aussi subtil que Vas, il serait roi de Basilica, aujourd’hui.

— Non, Nafai. Il serait mort.

— Et pourquoi ?

— Parce que Surâme t’aurait ordonné de le tuer pour t’emparer de l’Index. »

Nafai la dévisagea, abasourdi. « C’est toi qui me jettes ça à la figure ? »

Elle secoua fermement la tête en signe de dénégation. « Je te rappelle cet événement pour que tu n’oublies pas à quel point tu es fort. Tu peux te montrer plus impitoyable et plus rusé que Vas quand tu sais que tu sers le plan de Surâme. Va, maintenant, Nafai. Il te reste quelques heures de jour. Tu réussiras, je le sais. »

La caresse de la main de Luet sur sa joue encore présente dans la mémoire de sa peau, sa voix encore à l’oreille, sa confiance et son honneur brûlant toujours dans son cœur, il avait vraiment l’impression d’incarner un héros de Pyiretsiss. Notamment Velikodushnu, qui dévora vif le cœur du dieu Zaveest afin que les habitants de Pyiretsiss vivent en paix plutôt que de conspirer sans cesse pour prendre l’avantage les uns sur les autres et abattre ceux qui réussissaient. L’illustration de la version qu’avait lue Nafai montrait Velikodushnu la tête plongée dans le thorax béant du dieu, pendant que les longs ongles de Zaveest lui lacéraient le dos. C’était resté une des images les plus fortes de son enfance, celle de cet homme qui refusait d’écouter son inextinguible souffrance pour détruire le mal qui anéantissait son peuple.

C’était cela, un héros, pour Nafai, quelqu’un de bien, et s’il imaginait Gaballufix sous les traits de Zaveest, alors il était juste et bon de l’avoir tué.

Mais cette idée ne le soutint qu’un instant ; il fut aussitôt repris par l’horreur de l’avoir assassiné gisant ivre-mort et sans défense dans la rue. Et il comprit alors que peut-être ce souvenir, cette culpabilité, cette honte, cette horreur – peut-être était-ce sa façon à lui de se faire lacérer le dos par Zaveest tandis qu’il dévorait le cœur du plus maléfique des dieux.

Peu importe. Je dois remettre ça à sa place, dans mes souvenirs et non au premier plan de mes pensées. Je suis celui qui a tué Gaballufix, c’est vrai, mais aussi celui qui doit fabriquer un arc, abattre un animal et le rapporter au camp demain au coucher du soleil, sinon Surâme n’aura plus qu’à recommencer à zéro.


Obring se baissa pour entrer dans la tente de Vas et de Sevet. C’était la première fois qu’il se retrouvait seul avec Sevet depuis que Kokor les avait surpris à faire des galipettes, à Basilica. Ils n’étaient pas vraiment seuls, avec Vas présent ; mais d’une certaine façon, le fait qu’il sanctionne cette réunion signifiait peut-être la fin de leurs relations glaciales.

« Merci de passer chez nous », dit Vas.

Ces mots étaient d’un ton assez ironique pour qu’Obring comprenne qu’il avait fait une erreur et que Vas le réprouvait. Ah ! il avait peut-être mis trop longtemps à venir. « Tu m’as dit sans Kokor, et je ne peux pas si facilement m’éclipser sans l’avertir. Elle me demande toujours où je vais, tu sais, et ensuite elle me surveille pour vérifier que j’y vais bien. »

Au retroussis des lèvres de Sevet, Obring sut qu’elle jouissait de l’imaginer sous la coupe de Kokor. Et pourtant, si quelqu’un devait compatir à sa situation, c’était bien Sevet : ne se trouvait-elle pas elle aussi sous la surveillance inflexible de Vas ? Peut-être pas, après tout ; Vas n’était pas aussi vindicatif que Kokor. Il ne s’était même pas mis en colère cette fameuse nuit d’il y avait plus d’un an. Sevet n’avait donc peut-être pas souffert comme Obring.

Mais en la regardant, il avait du mal à se rappeler pourquoi il avait mis tant d’ardeur à la posséder. Son corps s’était défait depuis lors ; la naissance d’un bébé n’y était certainement pas pour rien – l’abdomen lourd, les seins trop pleins – mais son visage avait pâti lui aussi ; on y voyait s’amorcer des bajoues, une dureté se dessiner dans les yeux. Ce n’était pas une belle femme. Mais il faut dire que ce n’était pas vraiment son corps qu’Obring avait désiré ; il y avait eu en partie sa renommée de grande chanteuse basilicaine, et aussi – tu peux bien te l’avouer, mon vieil Obring – sa parenté avec Koya, sa sœur. Il avait voulu faire la nique à sa jolie épouse si attirante et si méprisante en lui prouvant qu’il pouvait se trouver une femme mieux qu’elle s’il le désirait. Il n’avait cependant rien prouvé du tout car Sevet avait presque certainement couché avec lui pour des raisons similaires – s’il n’avait été l’époux de Kokor, elle n’aurait même pas gaspillé sa salive à lui cracher dessus. Ils souhaitaient tous deux faire du mal à Kokor, ils avaient réussi et ils le payaient depuis.

Mais voilà qu’ils étaient réunis à l’invitation de Vas et la situation allait peut-être s’améliorer ; Obring allait peut-être se retrouver intégré dans une petite société au milieu de cette pitoyable communauté dominée de si haut par les enfants de Volemak et de Rasa.

« Il est temps de mettre fin à cette expédition grotesque, tu ne crois pas ? » demanda Vas.

Obring éclata d’un rire amer. « On a déjà essayé et Nafai nous a sorti un de ses tours de passe-passe !

— Certains d’entre nous ne faisaient qu’attendre le bon moment, répliqua Vas. Mais c’est notre dernière chance – la dernière raisonnable, en tout cas. Dorova est visible d’ici, et nous n’avons pas besoin d’Elemak pour nous y conduire : hier, j’ai découvert un trajet pour descendre de la montagne. Ce ne sera pas facile, mais nous pouvons y arriver.

— Nous ?

— Toi, Sevet et moi. »

Obring tourna les yeux vers le lit où dormait leur enfant, Vasnya. « Avec un bébé ? Au milieu de la nuit ?

— La lune brille et je connais le chemin, répondit Vas. Et nous n’emmènerons pas la petite.

— Vous n’emmènerez pas la…

— Ne joue pas les imbéciles, Obring ; réfléchis un peu. Notre but n’est pas de quitter le groupe, mais de l’obliger à laisser tomber l’expédition. Ce n’est pas pour nous que nous agissons, c’est pour eux, pour les sauver d’eux-mêmes – des plans ridicules de Surâme. Nous allons à Dorova pour les forcer à nous suivre. Nous n’emporterons pas les bébés parce qu’ils nous ralentiraient et qu’ils risqueraient de souffrir du voyage. Donc nous les laisserons ici. Les autres devront nous rapporter Vasnya, à Sevet et moi, et Kokor et Krassya à toi. Seulement ils prendront le chemin le plus long, où les bébés seront en sécurité.

— Il y a de l’idée, dit Obring d’un ton hésitant.

— Tu es trop bon.

— Donc, si Nafai revient bredouille, nous partons ce soir ?

— Es-tu idiot au point de croire qu’ils tiendront parole ? Non, ils trouveront un autre prétexte pour continuer – en risquant la vie de nos enfants, en nous entraînant toujours plus loin de notre dernier espoir d’une existence convenable. Non, Bryia, mon ami, nous n’attendrons rien du tout ; nous leur forcerons la main avant que Nafai et Surâme aient le temps de nous jouer un de leurs tours !

— Alors… quand est-ce qu’on part ? après le dîner ?

— Non, ils nous repéreraient ; ils nous suivraient et nous arrêteraient sur-le-champ. Ce soir, je me porterai volontaire pour l’avant-dernière garde et toi pour la dernière. Au bout d’un moment, je réveillerai Sevet, puis j’irai gratter à ta tente. Kokor croira que tu te lèves pour prendre ton tour de garde et elle se rendormira aussitôt. La lune brille bien ce soir – nous aurons des heures d’avance avant que l’un d’eux se réveille. »

Obring hocha la tête. « Ça m’a l’air valable. » Puis il regarda Sevet. Son expression était impénétrable, comme toujours. Il eut envie d’aller voir derrière ce masque, rien qu’un peu, aussi dit-il : « Mais tes seins ne vont pas te faire mal, à laisser ta petite alors que tu l’allaites ?

— Hushidh produit assez de lait pour quatre bébés à la fois, répondit-elle. Elle est née pour ça. »

Ses paroles n’avaient rien de tendre, mais au moins elle avait ouvert la bouche. « D’accord, je marche », dit Obring.

Puis une pensée lui vint. Un doute quant aux motivations de Vas. « Mais pourquoi moi ?

— Parce que tu ne fais pas partie de leur clan. Tu te fiches de Surâme, tu détestes la vie que nous menons et tu n’es pas lié par des notions ridicules de loyauté familiale. Qui d’autre aurais-je pu choisir ? Si Sevet et moi agissions seuls, ils risqueraient de décider de garder notre enfant et de continuer sans nous. Nous avions besoin de quelqu’un d’autre, pour briser une deuxième famille, et qui y avait-il à part toi ? Les seuls qui ne soient pas rattachés par des liens familiaux à Volemak et Rasa sont Zdorab et Shedemei, qui n’ont pas d’enfant et ne nous servent donc à rien, et Hushidh et Luet, et elles sont en relation avec Surâme plus que n’importe qui d’autre. Ah, et puis Dol, naturellement, mais elle est tellement hypnotisée par Mebbekew, Dieu sait pourquoi, tellement paresseuse et poltronne, de toute manière, qu’elle n’accepterait pas de nous accompagner et que nous la refuserions de toute façon. Ça ne laisse que toi, Obring. Et crois-moi, je ne m’adresse à toi que parce que tu me répugnes un petit peu moins que Dolya. »

Ça, c’était une motivation crédible pour Obring. « Alors, je marche », dit-il.


Shedemei attendit que Zdorab se dirigeât vers la tente de Volemak. Il devait aller emprunter l’Index : la cuisine étant interdite, il disposait de plus de temps libre pour étudier. Aussi s’excusa-t-elle auprès du groupe qui faisait la lessive en priant Hushidh de retirer son linge et celui de Zdorab des buissons une fois qu’il serait sec. Quand Zdorab entra dans la tente, l’Index soigneusement coincé sous le bras, Shedemei s’y trouvait déjà.

« Veux-tu rester seule ? demanda Zdorab.

— Non ; je veux te parler. »

Zdorab s’assit et posa l’Index un peu à l’écart afin qu’elle ne le croie pas impatient de l’utiliser – mais c’était faux, elle le savait bien.

« Dorova constitue notre dernière chance de retourner à la civilisation », déclara Shedemei.

Zdorab hocha la tête ; il n’acquiesçait pas : il faisait signe qu’il avait compris.

« Zodya, nous n’avons rien à faire ici, reprit-elle. Ce n’est pas notre place. Toi, tu mènes une existence de servitude sans fin, et moi, tout mon travail est perdu. Cela fait un an que ça dure – nous avons bien servi. Ton serment à Nafai n’avait d’autre raison que de t’empêcher de donner l’alerte à Basilica : les soldats l’auraient capturé si tu étais rentré en ville. Il y a peu de chances que cela se produise aujourd’hui, tu ne crois pas ?

— Ce n’est pas à cause de ce serment que je reste, Shedya.

— Je sais, dit-elle et des larmes involontaires lui montèrent aux yeux.

— Crois-tu que je ne voie pas à quel point tu souffres ? demanda-t-il. Nous pensions que l’apparence du mariage te suffirait, mais c’est faux. Tu souhaites avoir ta place dans le groupe et c’est impossible tant que tu n’as pas d’enfant. »

La fureur saisit Shedemei en entendant Zdorab l’analyser ainsi – il l’avait manifestement observée, puis il avait décidé quel était son « problème », et il se trompait. Du moins, il n’avait raison qu’à demi. « La question n’est pas d’avoir une place, répondit-elle avec colère. C’est de vivre ! Je ne suis personne, dans ce camp : ni savante, ni mère, ni même une bonne servante comme toi ; je ne peux pas sonder les profondeurs de l’Index parce que je n’entends pas sa voix aussi clairement que toi – je me surprends à répéter devant les autres les connaissances que tu as accumulées, toi, parce que personne ne peut seulement comprendre ce que je sais, moi – et quand je les vois toutes avec leurs bébés, j’en veux un à moi, j’en ai faim, pas tant pour devenir comme les autres femmes que pour faire partie du réseau de la vie, pour transmettre mes gènes, pour voir un enfant grandir avec la moitié de mes traits. Tu ne comprends donc pas ? Mes capacités reproductives ne sont pas handicapées comme les tiennes, je suis coupée de ma propre identité biologique parce que je suis coincée dans ce groupe ; si je ne me sors pas de ce piège, je vais mourir sans avoir rien changé au monde ! »

Un silence pesant s’abattit sur la tente quand elle eut achevé son discours passionné. À quoi pense-t-il ? Que pense-t-il de moi ? Je l’ai blessé, je le sais bien – je viens de lui dire que notre mariage me fait horreur, ce qui est faux, en réalité, parce que c’est mon meilleur ami, le plus loyal : devant qui d’autre ai-je jamais pu ainsi ouvrir mon cœur, jusqu’à maintenant ?

« J’aurais dû me taire, murmura-t-elle enfin. Mais j’ai vu les lumières de la cité et j’ai songé… que nous pourrions tous deux retourner dans un monde qui nous estime.

— Ce monde-là ne m’estimait pas plus que celui-ci, répondit Zdorab. Et puis tu oublies une chose : comment pourrais-je abandonner l’Index ? »

Ne comprenait-il donc pas ce qu’elle lui proposait ? « Emporte-le, dit-elle. Nous pouvons l’emporter et contourner rapidement la baie. Nous n’avons pas d’enfant pour nous ralentir ; ils ne nous rattraperont pas. Avec l’Index, tu disposeras comme moi d’un savoir que tu pourras marchander – nous pourrons nous payer de quoi quitter Dorova pour retrouver le vaste monde du Nord avant qu’ils n’aient le temps de nous rattraper avec leur caravane. Ils n’ont pas besoin de l’Index, eux ; n’as-tu pas vu Luet, Nafai, Volemak et Hushidh parler sans son aide à Surâme ?

— Ils n’en ont pas vraiment besoin, donc ce ne serait pas vraiment un vol de l’emporter ? demanda Zdorab.

— Si, bien sûr, ce serait vraiment un vol. Mais voler quelque chose chez ceux qui n’en ont pas besoin permet de supporter plus aisément la conscience de son méfait qu’enlever le pain de la bouche des pauvres.

— À ma connaissance, ce n’est pas la gravité du méfait qui décide si le malfaiteur peut ou non le supporter, répondit Zdorab. À mon avis, c’est l’intégrité naturelle de la personne qui le commet. Les assassins supportent souvent mieux leurs meurtres que les honnêtes gens un petit mensonge.

— Et tu es honnête…

— Oui, en effet. Et toi aussi.

— Nous vivons un mensonge à chaque jour que nous passons dans ce groupe. » C’étaient là des paroles terribles, mais si violent était son besoin de changement, de voir quelque chose bouger, qu’elle lui jetait à la figure tout ce qui lui passait par la tête.

« Vraiment ? Est-ce un si gros mensonge ? » Zdorab n’avait pas l’air blessé, plutôt… pensif, comme s’il réfléchissait. « Hushidh m’a dit l’autre jour qu’un des liens les plus étroits de la caravane nous unissait toi et moi. Nous parlons de tout, nous avons un respect immense l’un pour l’autre. Nous nous aimons – c’est du moins ce qu’elle a vu, et je la crois. C’est bien exact, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Shedemei dans un souffle.

— Alors, où est le mensonge ? Le mensonge, c’est que je suis ton partenaire de reproduction. C’est tout. Et si ce mensonge devenait vérité, s’il se trouvait un enfant dans ton ventre, tu atteindrais ta plénitude, n’est-ce pas ? Le mensonge ne te déchirerait plus le cœur parce que tu serais alors ce que tu ne fais que paraître aujourd’hui – une épouse – et tu entrerais dans ce que tu nommes le réseau de la vie. »

Elle le dévisagea en cherchant une trace d’ironie sur ses traits, mais elle n’en vit pas. « Tu pourrais ?

— Je l’ignore. Le sujet ne m’a jamais assez intéressé pour tenter l’expérience et, même dans le cas contraire, je n’aurais pas trouvé de partenaire consentante. Mais… si je puis tirer quelques petites satisfactions de mes propres fantasmes, pourquoi ne pourrais-je pas… faire un cadeau d’amour à ma meilleure amie ? Non parce que je le désire, mais parce qu’elle le désire de tout son cœur ?

— Par pitié, dit-elle.

— Par amour, corrigea-t-il. Un amour supérieur à celui de ces hommes qui sautent sur leurs épouses chaque soir sous l’emprise d’un désir qui ne dépasse pas l’envie de se gratter là où ça démange ou de se vider la vessie. »

Elle n’avait jamais considéré comme possible ce qu’il proposait : lui faire un enfant. La condition de Zdorab n’était-elle pas aussi son destin ?

« L’amour ne montre-t-il pas son vrai visage, poursuivit-il, lorsqu’il satisfait le besoin de l’être aimé, pour le bien seul de cet être ? Lequel de ces époux peut-il en revendiquer autant ?

— Mais le corps d’une femme ne te… répugne-t-il pas ?

— C’est l’avis de certains, peut-être. Mais pour la plupart, cela nous laisse simplement… indifférents. Comme les hommes ordinaires envers les autres hommes. Mais je puis t’expliquer certaines pratiques qui éveilleront mon désir ; je peux éventuellement évoquer des partenaires de mon passé, si tu veux bien me pardonner une telle… infidélité, pour te donner un enfant.

— Mais Zdorab, je ne veux pas que tu me donnes un enfant ! » Elle ne savait pas comment s’y prendre pour s’expliquer, car cette idée venait de la frapper, mais les mots prirent forme assez clairement. « Je veux que nous ayons un enfant tous les deux, ensemble.

— D’accord. C’est aussi ce que je voulais dire. Je serai le père de notre enfant ; là, au moins, je n’aurai pas à jouer la comédie. Mon état n’est pas à proprement parler héréditaire. Si nous avons un fils, il ne sera pas obligatoirement… comme moi.

— Ah, Zodya ! s’exclama-t-elle, si tu savais comme j’aimerais que nos fils soient comme toi, dans bien des domaines !

— Nos fils ? Ne pêche pas tes poissons avant d’être à la mer, ma chère Shedya. Nous ignorons si nous y arriverons une seule fois, et encore moins si nous pourrons le faire assez souvent pour concevoir un enfant. Ce sera peut-être si épouvantable pour tous les deux que nous ne nous y risquerons plus jamais !

— Mais tu essaieras une première fois ?

— J’essaierai jusqu’à ce que nous réussissions, ou que tu me dises d’arrêter. » Il se pencha et lui baisa la joue. « Voici ce qui sera peut-être le plus difficile pour moi : c’est qu’au fond de mon cœur, je te considère comme ma sœur chérie. Je risque d’avoir l’impression de commettre un inceste.

— Oh, je t’en prie, combats cette impression ! Les seuls problèmes de ce genre que nous aurons, c’est quand un des enfants de Luet tombera amoureux d’un de ceux d’Hushidh : ils seront cousins germains. Mais toi et moi sommes éloignés, génétiquement parlant.

— Et pourtant si proches ! Aide-moi à le faire pour toi ; si j’y arrive, quelle joie pour nous ! Mais nous enfuir, voler nos amis, nous séparer l’un de l’autre, défier Surâme… quel bonheur cela pourrait-il nous apporter ? Non, c’est la meilleure solution, Shedya. Reste avec moi. »


Nafai trouva le bois assez facilement – Surâme avait une idée très exacte de ce qui poussait dans le secteur et savait naturellement quelles essences choisissaient les fabricants d’arcs des différentes cités et cultures. Ce qu’il ne pouvait fournir à Nafai, c’était le talent de travailler ce bois. Dans l’ensemble, Nafai n’était pas maladroit ; mais à la vérité, il n’avait jamais œuvré avec du bois ni avec des couteaux, sauf pour écorcher et vider le gibier. Il rata deux arcs ; le soir tombait et il n’avait même pas commencé à façonner des flèches, tant l’arc lui causait de soucis.

Je ne peux pas acquérir en une heure un talent que d’autres mettent toute une vie à développer.

Était-ce la voix de Surâme dans son esprit, cette pensée qui lui était venue ? Ou bien la voix du désespoir ?

Nafai était assis sur un rocher plat, découragé. Il tenait son troisième morceau de bois couché en travers des genoux, son couteau à la main, aiguisé de frais et tranchant. Mais il en savait à peine plus sur le travail du bois qu’au début – tout ce qu’il possédait, c’était une liste des différentes façons dont un couteau pouvait glisser en abîmant l’arc en formation, ou dont le bois pouvait se rompre au mauvais endroit ou selon le mauvais angle. Il ne s’était jamais senti aussi frustré depuis le jour où Surâme lui avait montré le rêve de son père, le conduisant au bord de la folie.

À ce souvenir, un frisson d’horreur le traversa. Mais en y réfléchissant, il se dit qu’il y aurait peut-être un moyen…

« Surâme, murmura-t-il, il existe des maîtres fabricants d’arcs de par le monde. En ce moment même, l’un d’eux est en train de tailler une pièce de bois pour lui donner la forme idéale.

Pas avec des outils aussi primitifs que les tiens, répondit Surâme dans sa tête.

Eh bien, trouves-en un et persuade-le d’amenuiser un arc avec un simple couteau. Ensuite, instille ses pensées, ses gestes dans mon esprit, que je ressente ce qu’il ressent.

Cela va te rendre fou.

Alors, trouve un fabricant d’arcs dans ta mémoire, un qui ait toujours travaillé de cette façon – en quarante millions d’années, il a bien dû en exister un, qui aimait le contact du couteau, capable de façonner un arc sans réfléchir.

Ah… sans réfléchir… pure habitude, pur réflexe…

Père se concentrait trop sur tout ce qui se passait dans son rêve ; c’est pour ça que je n’ai pas supporté ses souvenirs. Mais un fabricant d’arcs dont les mains travaillent sans qu’il y pense. Donne-moi ce genre de talent. Fais-moi sentir ce qu’il ressent, que j’acquière moi aussi ces réflexes.

Je n’ai jamais rien fait de tel. Je n’ai pas été conçu pour cela. Tu risques quand même la folie.

Je risque aussi de fabriquer un arc. Et si j’échoue, l’expédition est terminée.

Je vais essayer. Donne-moi un peu de temps. Il en faut pour retrouver un seul individu dans toutes ces générations humaines sur Harmonie, un homme qui ait travaillé en réfléchissant si peu…

Et Nafai attendit. Une minute, deux. Puis une étrange sensation l’envahit. Un picotement, pas vraiment dans ses bras, plutôt dans l’idée de ses bras qui ne quittait pas son esprit. Un besoin de faire bouger ses muscles, de travailler. Ça marche, songea-t-il ; c’est la mémoire musculaire, nerveuse, et il faut que j’apprenne à la recevoir, à laisser mon corps se faire guider par les mains, les doigts, les poignets et les bras d’un autre.

Il déplaça le couteau au creux de sa main jusqu’à le sentir bien. Alors, il se mit à le passer à la surface du bois, sans même laisser la lame mordre, rien que pour sentir la face du baliveau. Enfin, il sut – il sentit, plutôt – que le bois invitait la lame à l’effleurer, à peler sa fine écorce. Il enfonça le couteau dans le bois comme un poisson qui trace son chemin dans la mer ; il sentit la résistance du matériau et s’en inspira pour découvrir les points durs, les points faibles et les contourner en diminuant la pression là où elle risquait de casser le bois, en mordant férocement là où le bois implorait la discipline de la lame.

Le soleil était couché et la lune se levait quand il en eut fini. Mais l’arc était lisse et magnifique.

C’est du bois vert : il ne restera pas élastique longtemps.

Comment le sais-je ? se demanda Nafai, puis il éclata d’un rire d’autodérision. Comment avait-il su tout le reste ?

Nous pouvons choisir les baliveaux qu’il nous faut et fabriquer des arcs de bois vert pour commencer, mais aussi en garder d’autres pour les faire sécher : les arcs que nous en tirerons seront plus durables. Les forêts ne manquent pas sur notre route vers le sud, elles conviendront à nos besoins. Nous ne serons même pas obligés d’attendre ici d’avoir rassemblé le bois nécessaire.

Avec précaution, il fit une boucle à une extrémité de la ficelle que Luet lui avait donnée et la serra dans l’encoche qu’il avait pratiquée au bout de l’arc. Puis il tira le fil sur toute la longueur de l’arme jusqu’à l’autre encoche où il fit une nouvelle boucle qu’il serra. Il tendit l’arc afin d’obtenir une tension constante : ainsi, lorsqu’il décocherait une flèche, la corde, au lieu de flotter, retrouverait une parfaite rectitude et la flèche volerait droit. Tout avait l’air en place, comme s’il avait répété ces gestes mille fois ; il serra le nœud avec aisance et adresse, coupa l’excès de fil et le remit dans son sac.

« Quand je réfléchis, murmura-t-il à Surâme, je n’arrive à rien.

Parce que c’est un réflexe, lui fut-il répondu. Cela se situe à un niveau plus profond que la pensée.

— Mais est-ce que je m’en souviendrai ? Pourrai-je l’enseigner aux autres ?

Tu t’en souviendras en partie. Tu feras des erreurs mais cela te reviendra, parce que c’est à présent profondément ancré dans ton esprit. Tu ne seras peut-être pas capable de bien expliquer ce que tu fais, mais tes élèves te verront faire et pourront apprendre par l’exemple.

L’arc était prêt. Il le détendit et se mit au travail sur les flèches. Surâme l’avait mené en un lieu où nichaient de nombreux oiseaux ; il y découvrit des plumes en quantité.

Quant aux hampes courtes et droites, elles provenaient des joncs durs et ligneux qui poussaient autour d’un étang ; les têtes sortaient d’un éboulement d’obsidienne sur le flanc d’une colline. Il réunit le tout sans savoir qu’en faire ; et soudain le savoir se déversa de ses doigts sans même passer par son esprit conscient. À l’aube, il aurait ses flèches, son arc, et peut-être encore un peu de temps pour dormir quelques heures. Après, ce serait le plein jour et le moment de vérité : il lui faudrait traquer une proie, la tuer et la rapporter au camp.

Et si j’y arrive, que se passera-t-il ? Je serai le héros qui rentre d’un pas triomphant, le sang de la chasse sur les mains, sur les vêtements. Je serai celui qui aura rapporté de la viande quand personne d’autre n’en était capable, celui qui aura rendu possible la poursuite de l’expédition. Tel Velikodushnu, je serai le sauveur de ma famille et de mes amis, tout le monde saura ceci : lorsque mon père lui-même hésitait à continuer le voyage, moi, j’ai trouvé le moyen d’aller de l’avant, si bien que quand nous partirons dans les étoiles et que le pied de l’homme foulera de nouveau le sol de la Terre, ce sera ma victoire, parce que j’aurai fabriqué cet arc, ces flèches et rapporté de la viande aux épouses…

Soudain, une pensée traversa sa rêverie triomphale : désormais, c’est moi qu’on rendra responsable si quelque chose va de travers. C’est à moi qu’on reprochera tous les malheurs du voyage. L’expédition sera la mienne et même Père se tournera vers moi pour la commander. Ce jour-là, Père s’affaiblira irrémédiablement. Qui aura l’autorité, alors ? Jusque-là, la réponse aurait été claire et nette : Elemak : qui pourrait rivaliser avec lui ? Qui suivrait quelqu’un d’autre, en dehors de la poignée de personnes prêtes à obéir à Surâme au doigt et à l’œil ? Mais dorénavant, si je reviens en héros, je serai en position de l’égaler ; pas de le dominer, seulement de l’égaler. J’aurai simplement assez d’autorité pour mettre le groupe en pièces. Il n’en sortira qu’amertume, quel que soit le vainqueur, voire des effusions de sang, et il ne faut pas que ça arrive en ce moment, si l’on veut que l’expédition réussisse.

Donc je ne peux pas revenir en héros. Je dois trouver le moyen de rapporter la viande dont nous avons besoin pour vivre, pour nourrir les enfants – sans pour autant affaiblir l’autorité de Père.

Tandis qu’il se creusait la cervelle, ses doigts et ses mains poursuivaient leur travail, découvraient sans erreur les joncs les plus droits, y pratiquaient l’encoche pour la corde, les spirales pour les plumes et en ouvraient l’autre extrémité avant de la brider pour maintenir en place la mince tête d’obsidienne.


Zdorab était étendu aux côtés de Shedemei, en nage, épuisé. Le simple effort physique l’avait presque vaincu. Comment un acte qui leur procurait si peu de plaisir à tous les deux pouvait-il être si important pour elle – et pour lui aussi, quoique d’une autre façon ? Pourtant, ils l’avaient accompli, malgré le manque d’intérêt initial de Zdorab. Il lui revint une phrase qu’avait prononcée un de ses anciens amants : « Au bout du compte, les mâles humains sont capables de s’accoupler avec n’importe quelle créature qui reste assez longtemps immobile et ne mord pas trop fort. » Peut-être bien…

Il avait pourtant espéré, tout au fond de lui-même, que lorsqu’il s’apparierait enfin avec une femme, une région de son cerveau, une glande quelconque de son organisme s’éveillerait en disant : « Ah, c’est donc comme ça que ça marche ! » Alors ce serait la fin de sa solitude et son corps connaîtrait la place qui lui revenait dans le grand plan de la nature. Mais la vérité, c’est que la nature ne nourrissait aucun plan ; tout n’était qu’une suite d’accidents. Une espèce « fonctionnait » si un nombre suffisant de ses membres se reproduisaient fidèlement et assez souvent pour la maintenir en vie ; quelle importance si un pourcentage insignifiant – le mien, songea Zdorab avec amertume – se retrouvait hors jeu, sur le plan de la reproduction ? Dans la nature, rien ne se passait comme dans une fête d’anniversaire : elle ne se souciait pas d’inclure tout un chacun. Le corps de Zdorab passerait dans les engrenages de la vie, que ses gènes se reproduisent ou non en cours de route.

Et pourtant… Et pourtant ! Même si son corps n’avait tiré aucun plaisir de celui de Shedemei (qui s’était finalement épuisé à satisfaire le sien !) il y avait trouvé de la joie à un autre niveau, parce que le don avait été fait. La friction et la stimulation pures et simples des nerfs l’avaient finalement emporté et avaient déclenché le réflexe qui avait déposé un million d’humains potentiels dans la matrice, laquelle les garderait en vie pendant les vingt-quatre ou quarante-huit heures de leur course vers leur autre moitié, le tout-mère, l’Œuf Infini. Eux, se souciaient-ils de savoir si Zdorab avait eu envie de Shedemei ou s’il avait seulement agi par devoir, en s’acharnant à fantasmer sur un ex-amant ? Leur existence se déroulait sur un autre plan – et c’est précisément dans ce plan que se tissait la grande trame de la vie tant révérée par Shedemei.

Moi aussi, j’ai fini par me laisser prendre dans cette trame, pour des raisons qu’aucun gène n’aurait pu prévoir ; j’étais huilé dès la naissance pour échapper à jamais à ce filet, mais il m’a quand même capturé, j’ai décidé de me laisser capturer, et qui pourrait prétendre que ma paternité n’est pas la meilleure ? J’ai agi purement par amour et non par un instinct inné qui m’aurait piégé. J’ai en fait agi à l’encontre de mon instinct ; c’est quelque chose ! Si les autres étaient au courant, je serais considéré comme un héros de la copulation, comme une vraie bête de sexe ! N’importe qui peut gouverner un bateau jusqu’au rivage par vent favorable ; moi, j’ai atteint la terre en louvoyant au milieu de vents contraires, en ramant contre la marée.

Il n’y a plus qu’à laisser les petits camarades arriver jusqu’à l’ovule. D’après Shedemei, c’était la bonne époque pour les faire participer à la compétition pour la survie.

Pourvu que l’un d’entre eux, un costaud, atteigne son but microscopique, transperce la paroi cellulaire, mélange son hélice d’A.D.N. à celle de l’ovule et nous donne un enfant dès notre premier essai, afin que je ne sois plus obligé d’en passer par là !

Mais je recommencerai, s’il le faut. Pour Shedemei. Il tâtonna, trouva la main de son épouse et la serra. Shedemei ne s’éveilla pas, mais sa main se referma légèrement sur la sienne.


Luet avait du mal à dormir. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Nafai, de s’inquiéter pour lui. En vain Surâme la rassurait-elle : Il s’en sort bien, tout ira parfaitement. La nuit était tombée depuis longtemps et Chveya dormait à poings fermés quand Luet sombra enfin dans le sommeil.

Ce ne fut pas un sommeil réparateur. Elle ne cessa de rêver de Nafai en train d’avancer en crabe le long de corniches, d’escalader des falaises à pic avec parfois un arc à la main, parfois un pulsant, mais la falaise devenait de plus en plus raide jusqu’à basculer en arrière ; Nafai s’accrochait comme un insecte au rocher en surplomb, puis il lâchait prise et tombait…

Et elle s’éveillait à demi, comprenait qu’il s’agissait d’un rêve, retournait d’un geste impatient son oreiller couvert de sueur et tentait de se rendormir.

Enfin elle eut un rêve où elle ne voyait pas Nafai mourir. Non, cette fois, il se trouvait dans une salle où brillaient l’argent, le chrome, le platine et la glace. Il était couché sur un bloc de glace que la chaleur de son corps creusait peu à peu sous lui ; il s’enfonça ainsi jusqu’à ce qu’il fût entièrement entré dans la glace ; alors, elle se referma sur lui en gelant. Qu’est-ce que ce rêve ? se demanda-t-elle. Puis : Si je sais que c’est un rêve, cela veut-il dire que je suis éveillée ? Et si oui, pourquoi ne s’arrête-t-il pas ?

Il ne s’arrêta pas. Elle vit que loin d’être immobilisé dans la glace, Nafai continuait à la traverser. Son dos, ses fesses, ses mollets, ses talons, ses coudes, le bout de ses doigts et sa tête commencèrent à s’arquer en dessous du bloc, et elle se demanda : Qu’est-ce qui maintient cette glace en l’air ? Pourquoi Nafai n’est-il pas retenu, lui aussi ? Son corps saillait de plus en plus, et soudain il tomba ; il heurta le sol scintillant après une chute d’un mètre. Ses yeux s’ouvrirent, comme s’il avait dormi durant sa traversée de la glace. Il roula sur le côté pour sortir de l’ombre du bloc et dès qu’il se redressa dans la lumière, elle s’aperçut que son corps s’était transformé. Là où les lumières le frappaient, la peau brillait comme si elle était revêtue d’une couche extrêmement fine du même métal que les murs. C’était comme une armure, comme une nouvelle peau. Comme elle étincelait !… Et soudain, Luet comprit qu’elle ne réfléchissait nullement la lumière : on eût dit qu’elle diffusait son propre éclat. Ce que Nafai portait – et elle ignorait ce que c’était – tirait son énergie de son corps et quand il pensait à une partie de lui-même, à un membre qu’il voulait déplacer ou seulement regarder, il se mettait à scintiller de cet endroit.

Regarde-le, se dit Luet. C’est devenu un dieu, pas seulement un héros. Il brille comme Surâme. Il est le corps de Surâme.

Mais c’est absurde ! Surâme est un ordinateur et n’a nul besoin d’un corps de chair et de sang. Au contraire : coincée dans un corps humain, elle perdrait son immense mémoire, sa vitesse luminique de réaction.

Néanmoins, le corps de Nafai étincelait et Luet savait que ce n’était pas celui de Surâme, bien qu’elle n’y comprit rien.

Elle vit Nafai s’approcher d’elle, la prendre dans ses bras, et quand elle fut contre lui, elle sentit l’armure scintillante s’élargir pour l’inclure, si bien qu’elle aussi se mit à briller. Sa peau fourmillait de vie, comme si chacun de ses nerfs s’était branché sur le revêtement de métal d’une molécule d’épaisseur qui la recouvrait comme une transpiration. Et soudain, elle comprit : chaque scintillement indiquait l’emplacement où un nerf se connectait à cette couche de lumière. Elle s’écarta de Nafai et la nouvelle peau resta sur elle, alors qu’elle n’avait pas comme lui traversé la glace qui la lui avait donnée. C’est sa peau que je porte, se dit-elle ; mais elle songea en même temps : Moi aussi j’ai endossé le corps de Surâme et me voici vivante pour la première fois de ma vie.

Que signifie ce rêve ?

Mais comme elle posa cette question en rêve, elle n’obtint de réponse qu’en rêve : elle vit le Nafai et la Luet oniriques faire l’amour, avec une telle passion qu’elle en oublia qu’il s’agissait d’un songe et s’abîma dans l’extase de l’acte. Quand ils eurent fini, elle vit le ventre de son double onirique gonfler, puis un bébé lui sortir de l’aine et se glisser, lumineux, dans les bras de Nafai, car l’enfant lui aussi était recouvert de la nouvelle peau toute vivante de lumière. Ah, que cet enfant était beau ! Il était magnifique !

Réveille-toi.

Elle eut l’impression d’entendre une voix, tant les mots étaient clairs et forts.

Réveille-toi.

Elle se redressa soudain en cherchant à discerner qui lui avait parlé, à reconnaître la voix qui flottait dans sa mémoire.

Lève-toi.

Ce n’était pas une voix : c’était Surâme. Mais pourquoi Surâme interrompait-elle son rêve, alors qu’il provenait sûrement d’elle ?

Debout, Sibylle de l’Eau, lève-toi sans bruit et marche sous la lune jusqu’à l’endroit où Vas projette de tuer son épouse et son rival. Attends-les sur la corniche qui a sauvé la vie de Nafai.

Mais je ne suis pas assez forte pour m’opposer à lui, s’il a le meurtre au cœur !

Il suffira de ta présence. Mais tu dois absolument être là et tu dois t’y rendre tout de suite, car il est de garde et se croit le seul, avec Sevet, qui ne dorme pas… Il va bientôt gratter à la tente d’Obring et alors il sera trop tard ; tu n’arriveras pas à la montagne sans te faire voir.

Luet sortit de la tente, si ensommeillée qu’elle avait encore l’impression de rêver.

Pourquoi faut-il que je descende la montagne ? demanda-t-elle, hébétée. Pourquoi ne pas simplement prévenir Obring et Sevet de ce que leur réserve Vas ?

Parce que s’ils te croient, Vas n’existera plus dans votre collectivité. Et s’ils ne te croient pas, Vas deviendra ton ennemi et tu ne connaîtras plus la sécurité. Fais-moi confiance. Fais ce que je te dis et tous vivront, tous vivront.

Tu en es sûre ?

Naturellement.

Tu n’as pas plus le don de prévoir l’avenir que n’importe qui. Jusqu’où va ta certitude ?

Les chances de réussite sont d’environ soixante pour cent.

Ah, merveilleux ! Et les quarante pour cent de risque d’échec, tu en fais quoi ?

Tu es très intelligente ; tu improviseras, tu y arriveras.

J’aimerais avoir autant confiance en toi que toi en moi.

La seule raison qui t’en empêche, c’est que tu ne me connais pas aussi bien que je te connais.

Tu peux lire mes pensées, chère Surâme, mais tu ne pourras jamais me connaître, parce que rien en toi ne peut ressentir ce que je ressens ni penser comme je pense.

Crois-tu que je l’ignore, orgueilleuse que tu es ? Faut-il que tu t’en moques ? Descends la montagne. Doucement, prudemment ; le chemin se dessine à la lumière de la lune, mais il est traître. Obring est éveillé à présent ; tu es juste dans les temps. Maintiens ton avance sur eux, assez loin pour qu’ils ne t’entendent pas, pour qu’ils ne te voient pas.


Elemak avait remarqué que Sevet et Obring prenaient des gourdes supplémentaires dans le magasin. Aussitôt, il avait compris ce que cela signifiait : un plan pour essayer d’atteindre Dorova. En même temps, il n’arrivait pas à croire que ces deux-là aient mijoté un projet ensemble : ils ne se parlaient jamais, ne fût-ce qu’à cause de Kokor qui veillait à ce qu’ils n’en aient pas l’occasion. Non, il y avait un troisième larron derrière tout ça, quelqu’un de tellement plus doué qu’eux pour ce genre de supercherie qu’Elemak n’avait rien vu quand il ou elle avait volé une gourde supplémentaire.

Et puis, juste avant la nuit, Vas s’était porté volontaire pour l’avant-dernière garde, exécrée de tous. Obring avait choisi la dernière ; pas besoin d’être génial pour comprendre qu’ils projetaient de fuir durant la garde de Vas. Les crétins ! Croyaient-ils parvenir à descendre la montagne, puis à contourner la baie par la plage avec seulement deux gourdes d’eau douce ? C’était impossible avec des bébés.

Ils ne vont pas emmener leurs enfants !

Cette idée était tellement ignoble qu’Elemak faillit ne pas y croire. Mais il prit conscience que ce devait pourtant être vrai. Le dégoût que lui inspirait Obring redoubla ; mais Vas… difficile d’imaginer Vas capable d’un geste pareil : il raffolait de sa fille ; il l’avait même baptisée d’après son propre nom – allait-il l’abandonner d’une manière aussi cruelle ?

Non. Non, il n’a nulle intention de l’abandonner. Obring n’hésiterait pas, lui. Il quitterait aussi Kokor, dans la foulée : il rongeait sans cesse son frein sous les chaînes du mariage. Mais Vas ne partirait pas sans sa fille ; donc il a un autre but ; pour lui, il n’est pas question de s’enfuir jusqu’à la cité en compagnie de Sevet et d’Obring. Au contraire : il projette de nous raconter que Sevet et Obring sont partis pour la cité après sa garde ; il les aura suivis le long de la montagne dans l’espoir de les arrêter, mais au lieu de cela, il aura découvert leurs corps sans vie au pied d’une falaise…

Comment sais-je tout cela ? s’étonna Elemak. Pourquoi cela m’apparaît-il si clairement ? Pourtant, il ne pouvait douter de ses conclusions.

Il s’attribua la garde du milieu de la nuit et à la fin, après avoir éveillé Vas et regagné sa tente, il repoussa le sommeil, tout en restant allongé les yeux fermés, la respiration lourde, au cas où Vas viendrait vérifier qu’il dormait. Mais non, Vas ne vint pas. Et il n’alla pas non plus à la tente d’Obring. Le tour de garde s’écoulait lentement et finalement, malgré ses efforts, Elemak s’endormit. L’espace d’un instant, peut-être. Mais il dut s’endormir car il s’éveilla en sursaut, le cœur battant la chamade. Il y avait eu quelque chose… un bruit. Il se redressa sur son lit dans l’obscurité, l’oreille tendue. À ses côtés, il entendait la respiration d’Eiadh et de Proya ; difficile de percevoir quoi que ce soit d’autre. Il se leva le plus silencieusement possible, s’approcha de l’entrée de la tente, sortit. Vas ne montait pas la garde et personne ne le remplaçait.

Doucement, sans bruit, il gagna la tente de Vas. Disparu, et Sevet avec lui – mais la petite Vasnaminanya était toujours là. Cet acte monstrueux emplit de rage le cœur d’Elemak. Quoi que Vas ait manigancé – abandonner sa fille ou tuer sa femme – c’était innommable.

Je vais le retrouver, se dit Elemak, et il va payer. Je savais qu’il y avait des fous dans cette expédition, des fous, des imbéciles et des femmelettes, mais j’ignorais qu’il s’y trouvait quelqu’un d’aussi cruel. Je n’aurais jamais cru Vas capable de ça ; je crois surtout que je ne le connaissais pas, en vérité. Et je n’en aurai jamais l’occasion, parce qu’il mourra à l’instant même où je mettrai la main sur lui.


Qu’il était donc facile de les emmener le long de la montagne ! Ils avaient une confiance aveugle en lui. C’était sa récompense pour cette année passée à leur faire croire qu’il ne leur en voulait pas de l’avoir trompé. Si, au-delà d’une certaine froideur envers Obring, il avait laissé paraître la moindre étincelle de colère, jamais son beau-frère ne lui aurait fait assez confiance pour l’accompagner comme un porc à l’abattoir. Mais Obring se fiait à lui et Sevet aussi, malgré son air renfrogné.

Le chemin recelait quelques difficultés ; il dut les aider plus d’une fois à franchir un passage délicat. Mais au clair de lune, ils ne percevaient pas le danger réel, et à chaque obstacle, il s’arrêtait pour les assister. Avec quel luxe de précautions il prenait la main de Sevet et la guidait dans une pente ou entre deux rochers ! Il murmurait : « Tu vois où tu dois t’accrocher, Obring ? » Et Obring répondait : « Oui », ou hochait la tête : Tu vois, je peux me débrouiller, Vas, parce que je suis un homme. Quelle rigolade ! Quelle bonne farce aux dépens d’Obring, si pathétique dans sa fierté de participer à ce vaste plan ! Quelles larmes amères je verserai quand nous descendrons chercher les cadavres ! Et les autres pleureront sur moi quand je prendrai ma petite fille dans les bras en lui parlant tout bas de sa mère qui la laisse orpheline ! Orpheline – mais portant le nom de son père. Et je l’élèverai de telle façon qu’il ne reste aucune trace en elle de sa traîtresse de mère. Elle deviendra une femme d’honneur, incapable de trahir un homme de bien qui lui aurait tout pardonné, sauf de donner son corps au mari de sa propre sœur, à cet arriviste méprisable et répugnant. Tu lui as permis de vider sa petite timbale en toi, Sevet, ma chérie ; c’est pourquoi je vais en finir avec toi.

« C’est là que Nafai et moi avons essayé de passer, murmura-t-il. Vous voyez le roc lisse que nous devions traverser, qui brille sous la lune ? »

Obring acquiesça.

« Mais le vrai chemin, c’est la corniche qui lui a sauvé la vie. Il n’y a qu’un passage difficile – un saut d’une hauteur de deux mètres – mais après la voie est dégagée le long de la falaise, et ensuite on arrive au parcours le plus facile qui mène à la plage. »

Ils le suivirent au-delà de l’endroit d’où il avait observé les efforts de Nafai pour atteindre la corniche. Quand il était devenu manifeste qu’il allait réussir, il l’avait appelé et s’était porté à son secours. Il allait maintenant aider ses deux acolytes à descendre sur le ressaut ; mais il ne les y rejoindrait pas. Non, il frapperait Obring à la tête et le projetterait par-dessus bord. Alors, Sevet comprendrait ; elle saurait pourquoi il l’avait entraînée dans la montagne. Et enfin, enfin ! elle le supplierait de lui pardonner. Elle implorerait sa clémence, elle pleurerait, elle sangloterait. Et pour toute réponse, il ramasserait les pierres les plus lourdes qu’il pourrait trouver et les lui jetterait pour l’obliger à fuir sur la corniche. Il la mènerait vers le rétrécissement et continuerait à lui lancer des pierres jusqu’à ce qu’elle trébuche ou qu’un projectile lui fasse perdre l’équilibre. Alors, elle tomberait en hurlant, et lui, il entendrait son cri et le chérirait toujours.

Après, naturellement, il prendrait le vrai chemin pour descendre et trouverait leurs corps là où le pulsant était tombé. Si par extraordinaire l’un d’eux vivait encore, il n’aurait pas de mal à lui briser le cou – personne ne s’étonnerait qu’ils se soient rompu la nuque dans leur chute. Mais ils avaient peu de chance d’y survivre : cela faisait une sacrée hauteur ; le pulsant lui-même s’était éparpillé en arrivant en bas. Cet exaspérant petit pizdoune de Nafai aurait été dans le même état s’il n’avait pas atterri sur cette corniche invisible. Enfin, Nafai ne représentait qu’une gêne ; Vas se souciait peu qu’il vive ou meure, du moment que, tous les pulsants détruits, l’expédition était obligée de regagner la civilisation. Et voici qu’avant même cette décision, l’occasion s’offrait à lui de se venger sans attirer les soupçons. « Ils ont dû m’entendre, parce qu’ils se sont mis à marcher beaucoup trop vite, surtout de nuit. Et puis je les ai vus se diriger vers la corniche ; je la savais très dangereuse, je les ai appelés, mais ils n’ont pas compris, je suppose, que je les mettais en garde. Ou bien ils s’en fichaient. Dieu me vienne en aide, pourtant je l’aimais ! La mère de mon enfant ! » Je verserai même un pleur sur eux et tout le monde me croira. Comment faire autrement ?

Chacun sait bien que j’avais pardonné et oublié leur adultère depuis longtemps !

Je ne suis pas très exigeant ; je n’attends pas la perfection chez les autres. Je suis le mouvement en faisant ma part du travail. Mais quand on me traite comme un ver de terre, comme si je n’existais pas, comme si je ne comptais pas, alors je n’oublie pas, non, je n’oublie jamais, je ne pardonne jamais ; j’attends simplement mon heure : j’ai ma valeur, quoi qu’ils en pensent, et en me méprisant ils ont commis la plus grave erreur de leur vie. C’est ce que se dira Sevet sous la pluie de pierres, en s’apercevant que la seule issue, c’est de sauter dans le vide, et elle se jettera dans la mort : Si seulement j’avais été honnête avec lui, je vivrais pour élever ma fille !

« C’est ici, dit-il. C’est ici qu’il faut descendre sur la corniche du bas. »

Sevet était visiblement terrifiée et Obring affichait un masque de bravade qui exprimait sa peur aussi clairement que s’il avait mouillé son pantalon avant de se mettre à pleurnicher. Ce qu’il ne va pas tarder à faire. « Pas de problème, déclara-t-il.

— Sevet passe en premier, ordonna Vas.

— Pourquoi moi ?

— Parce qu’à nous deux, nous pourrons te faire descendre à moindre risque », répondit Vas. Et surtout parce qu’alors, je pourrai frapper Obring à la tête en l’aidant à descendre à son tour, et toi, tu seras déjà coincée sur la corniche ; tu assisteras au spectacle sans rien pouvoir faire.

Ça allait marcher. Sevet s’accroupit au bord de la corniche en se préparant à se retourner. Alors s’éleva une autre voix, une voix inattendue, terrible.

« Surâme t’interdit de descendre, Sevet. »

Ils pivotèrent sur leurs talons et voici qu’elle était là, lumineuse sous la lune, sa robe blanche ondoyant dans le vent qui semblait plus fort à l’endroit où elle se tenait.

Comment a-t-elle su ? se demanda Vas. Comment a-t-elle su qu’il fallait venir ici ? Je pensais que Surâme consentirait à mon geste – simple justice ! Si Surâme ne voulait pas qu’il passe à l’acte, qu’il fasse payer leur crime à Obring et Sevet, pourquoi ne l’avait-il pas arrêté plus tôt ? Pourquoi maintenant, alors qu’il était tout près du but ? Non, personne ne l’arrêterait ; il était trop tard. Il y aurait trois cadavres au pied de la falaise au lieu de deux. Et plutôt que de remonter au sommet, il prendrait les trois gourdes d’eau et s’en irait à Dorova. De là, il repartirait bien avant qu’aucune accusation ait pu le rattraper. Et à Seggidugu ou à Potokgavan, peu importe, là où il se retrouverait, il nierait tout en bloc. Personne n’aurait rien vu et nul dans l’expédition n’avait plus aucun rang officiel, de toute façon, il perdrait sa fille – mais ce serait une juste sanction pour le meurtre de Luet. L’équité serait rétablie. Il n’aurait plus de dette de vengeance envers l’univers et l’univers n’en aurait aucune non plus envers lui. Tout serait réglé, équilibré, comme il faut.

« Tu me connais, Sevet, dit Luet. Je te parle en tant que sibylle de l’eau. Si tu poses le pied sur cette corniche, tu ne reverras jamais ton enfant, et il n’est pas de crime plus grand aux yeux de Surâme que celui d’une mère qui abandonne son enfant.

— Comme la tienne l’a fait avec Hushidh et toi ? répliqua Vas. Épargne-nous tes mensonges quant à ce que Surâme tient ou non pour un crime. Ce n’est qu’un ordinateur, mis en place par un de nos lointains ancêtres pour nous surveiller, rien de plus – c’est bien ce que dit ton propre époux, non ? Ma femme n’est pas assez superstitieuse pour te croire ! »

Non, non, il n’aurait pas dû tant parler. Il aurait dû agir ! Il n’avait que trois pas à faire pour pousser la frêle jeune fille par-dessus le bord de la falaise. Elle ne pouvait pas lui résister. Alors, l’ayant vu commettre un meurtre, les deux autres n’en seraient que plus prompts à lui obéir et à reprendre leur route – vers la sécurité, la cité, croient-ils ! Il avait été stupide de discuter avec elle. Il était encore stupide de ne pas agir.

« Surâme vous a choisis tous les trois pour faire partie de son groupe, reprit Luet. Je vous préviens à présent que si vous passez ce rebord, aucun de vous ne reverra la lumière du jour.

— C’est une prophétie ? demanda Vas. J’ignorais que ça faisait partie de tes nombreux talents. » Tue-la sans attendre ! hurlait-il intérieurement, mais son propre corps ne l’écoutait pas.

« Surâme m’en a informée : Nafai a fabriqué son arc et ses flèches, et elles volent droit. L’expédition va continuer et vous l’accompagnerez. Si vous renoncez à votre projet, vos filles ne sauront jamais que vous les avez abandonnées. Surâme tiendra les promesses qu’elle vous a faites : vous hériterez d’une terre d’abondance et vos enfants formeront une grande nation.

— Elles ne m’ont jamais concerné, ces promesses, intervint Obring. Les fils de Volemak, oui, mais pas moi. Tout ce que je vois, c’est qu’on me donne des ordres et qu’on m’engueule parce que je ne fais pas tout comme Elemak l’ordonne !

— Arrête de geindre ! cracha Vas. Tu ne vois pas qu’elle essaye de nous piéger ?

— Surâme m’a envoyée vous sauver la vie, dit Luet.

— C’est faux ! rétorqua Vas. Et tu le sais bien ! Pas un instant ma vie n’a été en danger !

— Je te dis que si tu avais exécuté ton plan, Vas, ta vie n’aurait pas duré cinq minutes de plus.

— Ah ! Et comment ce miracle se serait-il produit ? »

Ce fut en entendant la voix d’Elemak derrière lui qu’il comprit qu’il avait tout perdu.

« Je t’aurais tué personnellement, dit Elemak. De mes propres mains. »

Vas se retourna brusquement, furieux et incapable pour une fois de contenir sa rage. Et pourquoi l’aurait-il contenue ? Il était quasiment mort, maintenant qu’Elemak était là ; alors, pourquoi ne pas laisser son mépris s’épancher librement ? « Ah oui ? cria-t-il. Tu te crois plus fort que moi ? Mais tu ne m’arrives pas à la cheville ! Je t’ai mis des bâtons dans les roues à chaque instant ! Et tu n’as jamais deviné, jamais soupçonné, même ! Pauvre imbécile, toujours à te pavaner, à te vanter d’être le seul à pouvoir conduire notre caravane ! À ton avis, qui a fait ce que tu n’as jamais réussi à faire et nous a obligés à faire demi-tour ?

— Obligés à faire demi-tour ? Ce n’est tout de même pas toi qui…» Mais Elemak s’interrompit et Vas vit une lueur de compréhension apparaître dans ses yeux. Maintenant, Elya savait qui avait détruit les pulsants. « Si, c’est toi, dit-il. Espèce de lâche, faux-jeton, tu nous as tous mis en danger, tu as risqué la vie de mon épouse et celle de mon fils, et on ne t’a jamais coincé parce que personne ne pouvait croire que l’un de nous serait assez sournois et assez abject, de propos délibéré, pour…

— Assez ! l’interrompit Luet. Taisez-vous ! Sinon des accusations seront lancées, et il faudra les traiter au grand jour, alors qu’on peut encore les régler en nous taisant. »

Vas comprit aussitôt. Luet ne voulait pas qu’Elemak déclare ouvertement, devant Obring et Sevet, qu’il avait détruit les pulsants, sans quoi la sanction s’imposerait. Et elle ne désirait pas le voir puni ni tué ; Luet était la sibylle de l’eau, elle parlait au nom de Surâme et cela signifiait donc que Surâme ne souhaitait pas sa mort.

C’est exact.

La pensée avait jailli dans sa tête, claire comme une voix.

Je veux que tu vives. Je veux que Luet vive. Je veux que Sevet et Obring vivent. Ne me force pas à choisir qui de vous mourra.

« Remontez au sommet de la montagne, dit Elemak. Tous les trois.

— Je ne veux pas revenir, répondit Obring. Je n’ai rien à faire là-haut. Ma place est dans la cité.

— Oui, dans une cité tu pourras dissimuler ta faiblesse, ta paresse, ta lâcheté et ta bêtise sous de beaux habits et quelques plaisanteries, et les gens te prendront pour un homme. Mais ne t’inquiète pas – tu auras tout le temps pour ça. Une fois que Nafai aura échoué et que nous serons rentrés à la cité…

— Mais elle, elle prétend qu’il a fabriqué un arc ! » l’interrompit Obring.

Elemak se redressa pour regarder Luet et parut lire une confirmation dans ses yeux. « Fabriquer un arc, ce n’est pas la même chose que savoir s’en servir, dit-il. S’il rapporte de la viande au camp, alors je saurai que Surâme l’accompagne et qu’il a plus de pouvoir que je ne le croyais. Mais ça n’arrivera pas, Sibylle de l’Eau. Ton époux fera son possible, mais il échouera, non parce qu’il n’est pas assez fort, mais parce que c’est irréalisable. Et quand il aura échoué, nous mettrons cap au nord et nous regagnerons la cité. Toute cette diversion n’aura servi à rien. »

Vas écoutait et il comprit le message sous-jacent. Qu’il crût ou non que Nafai allait échouer, Elemak s’exprimait de telle façon que Sevet et Obring se persuadent qu’il ne s’était rien passé d’autre qu’une tentative avortée de fuite à la cité. Il n’avait pas l’intention de leur apprendre que Vas voulait les tuer.

Ou alors, il n’en savait rien. Luet non plus, peut-être. Quand elle annonçait leur mort à tous les trois s’ils descendaient sur la corniche, elle entendait peut-être par là qu’Elemak les tuerait pour empêcher leur évasion. Le secret tenait encore, qui sait ?

« Remontez par où vous êtes venus, dit Elemak. Acceptez et il n’y aura pas de sanctions. Il reste encore assez de temps avant l’aube pour qu’en dehors de nous cinq, personne ne sache ce qui s’est passé.

— D’accord, déclara Obring, je regrette ; merci. »

Chiffe molle ! pensa Vas.

Obring passa devant Elemak et entreprit de grimper, non sans difficulté. Sevet le suivit en silence.

« Vas-y, Luet, dit Elemak. Tu as fait du bon travail cette nuit. Je ne prendrai pas la peine de demander à la sibylle comment elle a su qu’elle devait arriver ici avant eux. Je me contenterai de dire que si tu ne les avais pas retardés, il y aurait eu des morts. »

Les autres étaient-ils hors de portée de voix ? se demanda Vas. Ou bien Elemak ne pensait-il encore qu’aux meurtres qu’il aurait perpétrés lui-même en les punissant d’avoir voulu s’enfuir ?

Luet contourna Elemak et Vas puis suivit Obring et Sevet vers le sommet. Les deux hommes se retrouvèrent seuls.

« C’était quoi, ton plan ? demanda Elemak. Tu comptais les pousser dans le vide pendant qu’ils descendaient sur la corniche ? »

Ainsi, il savait.

« Si tu leur avais fait du mal à l’un ou l’autre, je t’aurais réduit en bouillie !

— Ah oui ? » fit Vas.

La main d’Elemak jaillit, le prit à la gorge et l’accula contre le roc. Vas s’agrippa au bras de son adversaire, puis à sa main, en cherchant à écarter ses doigts. Il n’arrivait plus à respirer et il avait mal ; Elemak ne faisait pas semblant, il ne montrait pas seulement sa force : il voulait le tuer et Vas sentit la terreur l’envahir. Alors qu’il s’apprêtait à griffer les yeux d’Elemak – tout était bon pour l’obliger à lâcher prise – l’autre main le saisit à l’entrejambe et se serra. La douleur fut indescriptible, mais Vas ne pouvait pas crier ni même hoqueter : sa gorge restait bloquée. Pris de haut-le-cœur, il sentit son estomac se soulever et la bile réussit à franchir le point de constriction ; il en sentit le goût dans sa bouche. Cette fois, c’est la mort, se dit-il.

Elemak resserra une dernière fois sa prise, tant sur la gorge de Vas que sur ses testicules, comme pour prouver qu’il ne s’était pas servi de toute sa force, puis il lâcha son prisonnier.

Hoquetant, Vas se mit à geindre. S’il pouvait les différencier, la douleur à l’entrejambe était la pire, comme un élancement continu, mais sa gorge aussi lui faisait mal tandis qu’il aspirait de grandes goulées d’air.

« Je n’ai rien fait devant les autres, dit Elemak, parce que je veux que tu nous restes utile. Je n’ai pas envie de te voir brisé ni humilié devant tout le monde. Mais je veux que tu n’oublies pas ça : quand tu commenceras à mijoter ton prochain assassinat, rappelle-toi que Luet te surveille, que Surâme te surveille et, le plus important, que moi, je te surveille. Je ne te lâche plus la bride d’un millimètre, désormais, Vasya, mon ami. S’il me vient le moindre soupçon que tu prépares un nouveau sabotage ou un autre de tes petits meurtres subtils, je n’attendrai pas de voir comment la situation tourne : je te tomberai dessus au milieu de la nuit et je te briserai la nuque. Tu sais que j’en suis capable. Tu sais que tu ne peux pas m’en empêcher. Tant que je vivrai, tu ne te vengeras pas de Sevet ni d’Obring. Ni de moi, d’ailleurs. Je ne te demande pas de m’en faire le serment, parce que ta parole, c’est comme si tu pissais par la bouche. J’espère simplement que tu m’obéiras parce que tu es un poltron sournois que la douleur physique terrifie et tu ne te dresseras jamais contre moi parce que tu n’oublieras pas la souffrance que tu ressens en ce moment ! »

Vas entendit ces mots et sut qu’Elemak avait raison, qu’il ne se dresserait jamais contre lui parce qu’il ne supporterait pas la terreur ni la douleur qu’il venait de vivre, qu’il vivait encore.

Mais je te haïrai, ça tu peux en être sûr, Elemak ! Et un jour… un jour… Quand tu seras vieux, faible et impuissant, je rétablirai l’équilibre. Je tuerai Sevet et Obring et tu n’y pourras rien. Tu ne seras même pas au courant. Et puis un jour, je viendrai te trouver en disant : « Je l’ai fait malgré toi. » Et tu te mettras en rage tandis que je me contenterai de rire, parce qu’alors tu seras impuissant, et dans ta faiblesse je te ferai sentir ce que tu m’as fait sentir à moi, la douleur, la terreur, et tu n’auras plus assez de souffle pour crier ta souffrance – oh oui, tu la goûteras ! Et quand tu seras à terre, mourant, je t’annoncerai la suite de ma vengeance – que je tuerai aussi tes enfants, ta femme, tous ceux que tu aimes, et que tu n’y peux rien ! Puis tu mourras et alors seulement je serai satisfait, car ta mort aura été la pire qu’on puisse imaginer !

Mais rien ne presse, Elemak. J’en rêverai chaque nuit. Je n’oublierai jamais. Mais toi, si. Jusqu’au jour où la mémoire te reviendra, quel que soit le nombre d’années qui nous séparent de ce jour.

Quand Vas put marcher de nouveau, Elemak le remit brutalement sur pieds et le poussa devant lui sur la piste qui ramenait au camp.


À l’aube, chacun avait retrouvé sa place et nul autre que les participants n’était au courant du drame qui s’était joué sous la lune, à mi-chemin du pied de la montagne.

Le soleil était à peine levé quand Nafai traversa la prairie à grands pas pour rejoindre le camp. Luet était éveillée – tout juste – et allaitait Chveya pendant que Zdorab distribuait des biscuits tartinés de confiture en guise de petit-déjeuner. Elle leva les yeux et il était là, qui marchait vers elle, les cheveux brillants dans le soleil matinal. Elle se rappela son image dans le songe étrange qu’elle avait fait, étincelante de la lumière qu’irradiait son armure de métal invisible. Qu’est-ce que cela signifiait ? se demanda-t-elle. Puis une autre pensée : Quelle importance, ce que cela signifie ?

« Pourquoi reviens-tu ? » s’écria Issib, assis dans son fauteuil, et qui tenait Dazya sur ses genoux pendant qu’Hushidh s’était éloignée, pour se soulager la vessie peut-être.

Pour toute réponse, Nafai leva l’arc d’une main et cinq flèches de l’autre.

Luet se dressa d’un bond et courut vers lui, le bébé dans les bras ; Chveya perdit sa prise sur le sein et se mit à protester contre tous ces cahots qu’on lui infligeait pendant qu’elle essayait de boire. L’enfant s’exprimait avec force, mais Luet n’y prit pas garde et embrassa son époux en l’étreignant de son bras libre.

« Tu as l’arc, dit-elle.

— Qu’est-ce qu’un arc ? demanda-t-il. Surâme m’a enseigné à le fabriquer – ça n’exigeait aucun talent de ma part. Mais ce que toi, tu as réussi à faire…

— Tu es au courant ?

— Surâme me l’a montré en rêve ; je me suis réveillé à la fin et je suis revenu aussitôt.

— Donc, tu sais qu’ils n’en parlent pas.

— Oui. Sauf entre eux. Sauf moi, pour te dire que tu es une femme magnifique, la personne la plus forte, la plus courageuse que je connaisse ! »

Ces mots firent grand plaisir à Luet, bien qu’elle les sût erronés : loin d’être courageuse, elle n’avait eu qu’une terreur, que Vas la tue en même temps que les autres. Son soulagement avait été si grand en voyant Elemak arriver qu’elle avait failli en pleurer. Elle raconterait tout cela bientôt à Nafai. Mais pour l’instant, elle jouissait d’entendre ses paroles d’amour et de louange, et de sentir son bras autour de sa taille, cependant qu’ils regagnaient le camp.

« Je vois que tu as l’arc, mais pas de gibier, dit Issib quand ils se furent approchés.

— Tu laisses tomber ? demanda Mebbekew d’un ton plein d’espoir.

— J’ai jusqu’au coucher du soleil, répondit Nafai.

— Alors que fais-tu ici ? » s’enquit Elemak.

Tout le monde était maintenant sorti des tentes et observait le spectacle.

« Je suis venu parce que l’arc n’est rien ; Surâme aurait pu apprendre à le faire à n’importe lequel d’entre nous. Ce dont j’ai besoin maintenant, c’est que Père m’indique où trouver du gibier. »

Volemak en resta stupéfait. « Et comment le saurais-je, Nyef ? Je ne suis pas chasseur !

— Il faut que je sache où trouver un gibier si peu farouche que je pourrai m’en approcher de très près, répondit Nafai. Et si abondant que je puisse me rabattre sur d’autres animaux si mes premiers essais échouent.

— Dans ce cas, prends Vas comme traqueur, dit Volemak.

— Non, intervint Elemak en hâte. Non, Nafai a raison. Ni Vas ni Obring ne l’accompagneront ce matin comme traqueurs. »

Luet savait parfaitement pourquoi Elemak insistait tant sur ce point, mais Volemak avait l’air confondu. « Alors, qu’Elemak te dise où trouver ce genre de gibier.

— Elemak ne connaît pas mieux le pays que moi, répondit Nafai.

— Et moi, je ne le connais pas du tout !

— Quoi qu’il en soit, je ne chasserai que là où vous m’aurez dit d’aller. C’est une affaire trop importante pour la laisser au hasard. Tout en dépend, Père. Dites-moi où chasser ou tout espoir m’abandonnera. »

Volemak resta silencieux, les yeux posés sur son fils. Luet ne comprenait pas vraiment les mobiles de Nafai ; il n’avait jamais eu besoin de Volemak pour savoir où chercher le gibier, jusque-là. Et pourtant, elle sentait que c’était très important, que pour une raison inconnue, le succès de l’expédition reposait sur le choix de Volemak pour décider du terrain de chasse.

« Je vais interroger l’Index, dit enfin Volemak.

— Merci, Père. » Nafai le suivit sous la tente.

Luet promena son regard sur le groupe qui attendait. Qu’ont-ils compris à tout ça ? Ses yeux croisèrent ceux d’Elemak. Il lui fit un petit sourire pincé. Elle le lui rendit en se demandant ce qu’il pensait de la tournure des événements.

Ce fut Hushidh qui le lui expliqua. « Ton époux est vraiment astucieux », murmura-t-elle.

Luet se retourna, surprise ; elle n’avait pas vu Hushidh s’approcher.

« En revenant avec l’arc et les flèches, il a affaibli la position de Volemak. Comme hier déjà, quand Nafai a insisté pour trouver moyen de continuer. Tous les liens qui unissaient le groupe se sont distendus. Je l’ai vu en me levant ce matin ; la fracture était là, le chaos pointait. Et quelque chose de pire, entre Elemak et Vas ; une haine terrible que je ne comprends pas. Mais Nafai vient de rendre l’autorité à Volemak. Il aurait pu au contraire la lui arracher et déchirer la communauté, mais il ne l’a pas fait ; il la lui a rendue et je nous vois déjà reprendre nos places dans l’ancienne trame.

— Il y a des moments où je regrette de ne pas avoir ton don plutôt que le mien, Shuya.

— Un don parfois plus confortable et plus pratique ; mais tu es la sibylle de l’eau. »

Avec Chveya qui tirait sur son sein en faisant d’obscènes bruits de succion comme si elle s’empressait de boire tout son soûl avant que sa mère se remette à courir dans tous les sens, Luet eut du mal à prendre très au sérieux le noble titre dont la gratifiait sa sœur. Elle répondit par un éclat de rire que surprirent ceux du groupe qui n’avaient pas pu entendre leur conversation à mi-voix ; plusieurs se retournèrent pour la dévisager. Qu’y a-t-il donc de comique, semblaient-ils se demander, en cette matinée où tout notre avenir se décide ?

Nafai et Volemak ressortirent de la tente. L’expression perplexe du père avait disparu. Il tenait maintenant fermement la barre ; il étreignit son fils, tendit le doigt vers le sud-ouest et dit : « Tu trouveras du gibier là-bas, Nafai. Reviens vite et j’autoriserai qu’on fasse cuire la viande. Que les Dorovyets se demandent donc pourquoi une colonne de fumée s’élève de l’autre côté de la baie ! Le temps qu’ils viennent se renseigner, nous aurons repris notre route vers le sud. »

Luet savait que plus d’un entendait ces mots avec abattement plutôt qu’avec espoir – mais leur désir de regagner la cité était une faiblesse en eux, un sentiment dont il n’y avait pas à se glorifier et pour lequel on ne pouvait montrer d’indulgence. Les sabotages de Vas les auraient peut-être forcés à faire demi-tour, mais leurs vies auraient perdu tout sens, du moins à côté de ce qu’ils accompliraient quand Nafai aurait réussi l’épreuve.

S’il réussissait…

Alors, Elemak s’adressa à Nafai : « Tu tires bien avec ce truc ?

— Je n’en sais rien, je ne l’ai pas encore essayé. Il faisait trop sombre hier soir. Mais ce que je sais, c’est que je ne peux pas tirer loin. Je n’ai pas encore les muscles nécessaires assez puissants pour tendre un arc. » Il eut un grand sourire. « Il va falloir que je dégote un animal très bête et très lent, ou bien sourd et muet, et qui soit au vent par rapport à moi ! »

Personne ne rit. Chacun resta sur place et le regarda s’en aller dans la direction exacte qu’avait indiquée son père.

De ce moment, la matinée fut tendue au camp. Ce n’était pas la tension des querelles tout juste contenues – celle-ci, l’expédition l’avait souvent connue – mais celle de l’attente ; car il n’y avait rien à faire que s’occuper des bébés en se demandant si Nafai, contre toutes probabilités, rapporterait de la viande avec son arc et ses flèches.

Luet ne se rendit compte de rien avant la fin de la matinée ; Shedemei tenait une Chveya toute nue tandis que Luet lavait la deuxième robe et la deuxième couche que sa fille s’était débrouillée pour salir depuis son réveil. Shedemei ne pouvait s’empêcher de rire avec Chveya en jouant avec elle et comme Luet s’étonnait de cette légèreté d’esprit inhabituelle chez la généticienne, elle comprit : Shedemei devait être enceinte. À la fin des fins, alors que tout le monde avait conclu à sa stérilité, Shedya allait avoir un enfant.

Et Luet, étant ce qu’elle était, n’hésita pas à poser franchement la question – après tout, elles étaient seules et nulle femme ne pouvait dissimuler de secret à la sibylle si elle voulait le connaître.

« Non, répondit Shedemei, surprise. Enfin… peut-être, mais comment pourrais-je le savoir si tôt ? »

C’est alors que Luet comprit : si Shedemei n’était pas encore enceinte, c’était parce qu’elle et Zdorab ne s’étaient jamais accouplés. Ils avaient dû se marier par commodité, pour pouvoir partager une tente. Ils étaient amis et si timides l’un avec l’autre ! Le bonheur de Shedemei venait de ce qu’ils avaient enfin consommé leur mariage durant la nuit.

« Félicitations quand même », dit Luet.

Shedemei rougit et baissa les yeux sur le bébé en le chatouillant doucement.

« Et ça ne tardera peut-être pas. Certaines femmes conçoivent sur-le-champ. C’est ce qui m’est arrivé, je pense.

— N’en parle à personne, murmura Shedemei.

— Hushidh saura tout de suite que quelque chose a changé.

— Elle, alors, mais personne d’autre.

— C’est promis. »

Mais une nuance dans le sourire de Shedemei fit soupçonner à Luet que si elle connaissait une partie du secret, une autre lui restait cachée. Ce n’est pas grave, songea-t-elle. Je ne suis pas de celles qui veulent tout savoir. Ce qui se passe entre Zdorab et toi ne me regarde pas, sauf si tu m’en parles. Mais peu importe ce qui s’est produit, tout ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, tu en es plus heureuse. Tu respires l’espoir plus que jamais depuis le début du voyage.

À moins que ce ne soit moi, parce que nous avons surmonté un danger terrible ce matin. Et surtout parce qu’Elemak s’est rangé du côté de Surâme. Quelle importance que Vas soit un hypocrite et un meurtrier au fond de son cœur ? Qu’Obring et Sevet aient été prêts à abandonner leurs enfants ? Si Elemak n’est plus l’ennemi de Surâme, tout ira bien.

Nafai rentra avant midi, et personne ne le vit arriver car nul ne l’attendait si tôt. Il apparut soudain à la lisière du camp.

« Zdorab ! » cria-t-il.

Celui-ci émergea de la tente de Volemak où il travaillait sur l’Index avec Issib. « Nafai ! J’imagine que ça veut dire que tu as fini. »

Nafai brandit d’une main la carcasse dépecée d’un lièvre et de l’autre un yoj sanglant, également écorché. « En soi, ce n’est pas grand-chose, mais comme Père a annoncé qu’on pourrait faire du ragoût si je rentrais assez tôt, je te dis : allume le feu, Zodya ! Ce soir, on se cale l’estomac avec des protéines animales pleines de graisse ! »

Tous ne se réjouirent pas outre mesure d’apprendre que l’expédition allait continuer – mais tous apprécièrent la viande cuite, le ragoût épicé et la fin des incertitudes. Volemak se montra carrément jovial en présidant le repas ce soir-là. Luet se demanda s’il n’aurait pas été plus simple pour lui de se défaire à présent du manteau de l’autorité, de le transmettre à l’un de ses fils. Mais non. Aussi lourd que fût le fardeau du pouvoir, le garder représentait une charge moins insupportable que le perdre.

Elle s’aperçut, en mangeant debout au milieu des autres, que Nafai dégageait une forte odeur à cause de ses efforts de la journée. Elle ne lui était pas inconnue – il était impossible de maintenir les normes hygiéniques de Basilica dans le désert – mais elle était désagréable. « Tu sens, lui glissa-t-elle à l’oreille pendant que les autres écoutaient Mebbekew réciter un vieux poème paillard qu’il avait appris lorsqu’il faisait du théâtre.

— J’avoue que j’ai bien besoin d’un bain, répondit-il.

— Je t’en donnerai un ce soir.

— J’espérais que tu dirais ça. Quand je te vois en donner à Veya, ça me rend férocement jaloux !

— Tu as été magnifique, aujourd’hui.

— Je me suis contenté de tailler un peu le bois pendant que Surâme me bourrait le crâne de connaissances. Ensuite, j’ai simplement tué des animaux trop stupides pour détaler.

— Oui, tout ça, c’est magnifique. Et le reste ; ce que tu as fait avec ton père.

— C’était la bonne façon de s’y prendre, dit-il. Rien de plus. Ça n’a aucune commune mesure avec ce que tu as fait, toi. En fait, c’est toi qui mériterais d’être dorlotée ce soir !

— Je sais bien. Mais d’abord, il faut que je te baigne. Ça n’a rien de drôle, de se faire dorloter par quelqu’un qui sent si mauvais qu’on s’asphyxie à côté de lui ! »

En réponse, il l’enlaça en lui fourrant le nez dans son aisselle. Elle le chatouilla pour se libérer.

Rasa, qui les regardait de l’autre côté du feu, songeait : Quels gosses ! Ils sont jeunes, ils s’amusent ! Quelle joie de les voir encore ainsi ! Un jour, quand les vraies responsabilités des adultes leur tomberont dessus, ils perdront tout cela. C’est un autre genre de jeu qu’ils joueront alors, un jeu plus calme et plus lent. Mais pour l’heure, qu’ils oublient leurs soucis et se rappellent comme il est bon d’être vivant ! Au désert comme dans la cité, dans une maison comme sous une tente, c’est cela, le bonheur.

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