9

Ils se mirent en route le même jour vers midi. Andrew, perché sur le toit d’Armida, les regardait partir. Ellemir était avec lui, enveloppée jusqu’aux oreilles d’un épais châle en tartan vert et bleu.

— Ils ne sont pas assez nombreux pour aller combattre une armée de non-humains, dit Andrew.

Ellemir secoua la tête.

— Ce n’est pas la force physique qui va les faire passer, dit-elle d’une voix étrangement distante. Damon porte la seule arme qui importe : la pierre-étoile.

— Il me semble pourtant qu’il va avoir à en découdre. Ou plutôt, votre père.

— Pas vraiment. Cela va seulement lui éviter de se faire tuer, s’il a de la chance. Mais des gens armés ont déjà essayé, en vain, de pénétrer dans la contrée des ténèbres. Les hommes-chats le savent. Je suis sûre qu’ils ont enlevé Callista dans l’espoir de se saisir de sa pierre-étoile. Ils ont dû découvrir qu’elle était ici – en général, il est facile à un télépathe d’en espionner un autre – et devaient espérer lui voler sa matrice. Peut-être même espéraient-ils la forcer à l’utiliser contre nous. Des humains auraient su… ils auraient su qu’une gardienne préférerait mourir. Mais il semble que les hommes-chats commencent seulement à apprendre à se servir de ce genre de choses. C’est pourquoi il y a encore un peu d’espoir.

Andrew se dit sombrement que c’était heureux. Si les hommes-chats avaient mieux connu les gardiennes, ils n’auraient pas enlevé Callista. Ils lui auraient coupé la gorge dans son lit. Andrew put voir à l’expression horrifiée d’Ellemir qu’elle avait suivi sa pensée.

— Damon se sent coupable de s’être enfui en laissant massacrer ses hommes, dit-elle. Mais c’était la seule chose à faire. S’ils l’avaient capturé vivant, avec sa matrice…

— Je pensais que personne ne pouvait utiliser la matrice d’un autre, sauf dans des circonstances extraordinaires.

— Pas sans faire beaucoup de mal à son propriétaire. Mais vous croyez que les hommes-chats hésiteraient à le faire ? demanda-t-elle avec mépris.

J’aurais dû aller avec eux, pensa Andrew avec amertume. C’était à moi de sauver Callista. Au lieu de ça, je dois rester à Armida, aussi inutile que Dom Esteban. Plus. Lui, il va se battre avec eux.

Il avait insisté pour faire partie de l’expédition. Il avait cru jusqu’à la dernière minute qu’ils auraient besoin qu’il les mène à Callista, au moins quand ils pénétreraient dans les grottes. Après tout, il était le seul à pouvoir l’atteindre. Même Damon, avec sa pierre-étoile, en était incapable. Mais Damon avait refusé catégoriquement.

— Andrew, non, c’est impossible. La meilleure escorte ne pourrait vous protéger d’une mort accidentelle. Vous êtes incapable de vous défendre, encore moins d’aider quelqu’un. Ce n’est pas votre faute, mon ami, mais nous devons utiliser votre énergie pour entrer dans les grottes et en sortir Callista. La moindre minute que nous prendrions pour vous défendre pourrait tout faire manquer. Et – je vous le rappelle – si nous sommes tués… (il se mordit les lèvres) quelqu’un d’autre peut recommencer. Si c’est vous qui êtes tué, Callista mourra dans sa grotte, de faim, de mauvais traitements, ou d’un coup de couteau dans la gorge, quand ils découvriront qu’elle ne peut leur servir à rien. Damon avait posé la main sur l’épaule d’Andrew avec pitié.

— Croyez-moi, Andrew, je sais ce que vous ressentez. Mais c’est le seul moyen.

— Et comment allez-vous la trouver sans moi ? Vous ne le pouvez pas, même avec votre pierre. Vous-même l’avez dit !

— Avec la pierre de Callista. Vous, vous avez accès au surmonde. Et vous pouvez me joindre, aussi. Une fois que je serai dans les grottes, vous pourrez nous mener à elle à l’aide de sa matrice.

Andrew ne savait pas vraiment comment il allait s’y prendre. En dépit de la séance de la veille, il n’avait qu’un semblant d’idée de la façon dont cela marchait. Il l’avait vu marcher, il l’avait senti marcher. Mais vingt-huit ans de non-croyance dans ce domaine ne s’effaçaient pas en vingt-huit heures.

À côté de lui, accoudée à la balustrade, Ellemir frissonna.

— Ils ont disparu. Il est inutile de rester ici par ce froid.

Elle fit demi-tour et ouvrit la porte du couloir supérieur d’Armida. Lentement, Andrew la suivit.

Il savait que Damon avait raison – ou plus précisément, il avait confiance en Damon – mais cela le tourmentait malgré tout. Depuis plusieurs jours, depuis le moment où il avait décidé que s’il survivait au blizzard, il trouverait Callista et la libérerait, il avait nourri l’espoir de trouver Callista, seule dans le noir, de l’enlever dans ses bras et de la ramener chez elle… Quel rêve romanesque stupide, pensa-t-il âprement. Et où est le cheval blanc qui doit l’emporter ?

Il ne s’était jamais imaginé un monde où l’on pouvait prendre l’épée au sérieux. Pour lui, une épée était un objet à admirer sur les murs d’un musée, ou destiné à faire faire un peu d’exercice. Il aurait voulu avoir une arme à feu ou à rayons – cela, au moins, réglerait rapidement son compte à un homme-chat. Il en avait parlé à Damon qui l’avait contemplé d’un air horrifié, comme s’il venait de parler de viol collectif, de cannibalisme et de génocide, et qui avait ensuite fait mention de quelque chose qui s’appelait le pacte. Effectivement, avant de signer le contrat avec l’Empire terrien sur Cottman IV, Andrew avait vaguement remarqué qu’on y parlait d’une Entente. Il n’y avait pas fait très attention ; on n’accorde jamais trop d’attention à ces détails techniques des cultures autochtones. Mais d’après ce qu’il avait compris, elle interdisait l’usage de toute arme mortelle qui frappait à distance. Damon avait dit que sur Ténébreuse – c’était apparemment le nom de la planète – on respectait cette Entente depuis des centaines ou des milliers d’années. L’emploi des armes à feu hors de question, l’escrime était devenue un art raffiné.

Pas étonnant qu’ils commencent à entraîner leurs enfants alors qu’ils portent encore des culottes courtes. Il se demanda si, avec le climat épouvantable de cette planète, les enfants portaient jamais des culottes courtes, puis haussa les épaules avec impatience. Il se rendit à la chambre que ses hôtes avaient mise à sa disposition, et se dirigea vers la fenêtre. Il déplaça le rideau pour essayer d’apercevoir la petite troupe de Damon, mais le groupe avait déjà dépassé le sommet de la colline.

Andrew s’allongea sur son lit, les mains sous la nuque. Il faudrait bien qu’il aille tôt ou tard dire quelques mots polis à Dom Esteban. Il ne raffolait pas du vieil homme : celui-ci avait fait de son mieux pour humilier Damon. Enfin, il était impotent, et c’était son hôte. De plus, il sentait qu’il devrait aller tenir compagnie à Ellemir. Il ne savait que lui dire, car il était conscient du tourment qu’elle éprouvait pour Callista, Damon et son père. Mais s’il pouvait se rendre utile, s’il pouvait lui faire savoir qu’il partageait son anxiété, il devait le faire.

Callista, Callista, pensa-t-il, dans quel monde m’avez-vous amené… Cependant, il éprouvait un curieux sentiment d’acceptation envers ce qui l’attendait.

La pierre-étoile de Callista qui pendait à son cou dégageait une chaleur rassurante, comme une créature vivante. C’est comme si je touchais Callista elle-même, se dit-il. Même à travers la soie, il sentait une sorte d’intimité dans l’attouchement contre sa gorge. Il se demanda où elle était et si elle allait bien.

Damon a l’air de penser que je pourrais l’atteindre à l’aide de la matrice, pensa-t-il. Il sortit la pierre de sa chemise. Doucement, se rappelant le conseil de Damon, il retira la pochette de soie avec une infinie précaution et une certaine hésitation. C’est un peu comme si je déshabillais Callista, se dit-il avec un embarras mêlé de tendresse. En même temps, à l’inconvenance de sa pensée, il faillit partir d’un fou rire nerveux.

Alors qu’il tenait délicatement le cristal au creux de ses mains, elle apparut subitement près de lui. Elle était allongée sur le côté, dans une étrange lumière bleuâtre qui ne ressemblait en rien à la lumière rouge de la pièce, son adorable chevelure emmêlée et le visage gonflé et barbouillé de larmes.

Sans manifester la moindre surprise, elle ouvrit les yeux et le regarda.

— Andrew ? dit-elle avec un doux sourire. Je me demandais pourquoi vous n’étiez pas venu plus tôt.

— Damon est parti, il est allé vous chercher.

La rancune refit surface. Qu’il ne soit pas avec eux, qu’il ne puisse pas, lui, la trouver… ! Il essaya de dissimuler sa pensée, mais se rendit compte, trop tard, qu’il était impossible de cacher quoi que ce soit, lors d’un contact aussi intime.

— Vous ne devez pas être jaloux de Damon, dit-elle tendrement. Il a été un frère pour moi, depuis notre enfance.

Andrew se sentit honteux. Ce n’est pas la peine de prétendre que je ne suis pas jaloux. Il va falloir que j’apprenne à ne pas éprouver de tels sentiments. Il essaya de se rappeler combien il ressentait de sympathie pour Damon ; qu’il s’était rapproché de lui pendant un instant, et surtout, qu’il lui était reconnaissant de faire ce que lui, Andrew, ne pouvait faire. Callista lui sourit doucement. Il sentit confusément qu’il venait de franchir une barrière qui l’amènerait à se faire accepter comme l’un des leurs, dans ce monde de télépathes : il était déjà moins étranger à Callista.

— Vous pouvez me rejoindre dans le surmonde, maintenant, dit-elle.

— Je ne sais pas comment faire, répondit-il d’un air impuissant.

— Prenez la pierre et regardez-la. Je la vois, vous savez. C’est comme une lumière dans l’obscurité. Mais il ne faut pas que vous veniez là où se trouve mon corps. Si mes gardiens vous voyaient, ils me tueraient peut-être, pour qu’on ne puisse me faire échapper. Je vais venir à vous.

Subitement, sans transition, couchée une seconde avant, la jeune fille apparut au pied du lit.

— Allez-y. Laissez votre corps derrière vous. Sortez de votre corps.

Andrew se concentra sur la pierre en luttant contre la vague de nausée et de terreur qui l’envahissait. Callista lui tendit la main, et, soudain, il se trouva debout, bien qu’il lui semblât ne pas avoir bougé. Au-dessous de lui, couvert de ces vêtements épais et étranges que Damon lui avait prêtés, restait son corps, immobile sur le lit, le cristal dans les mains.

Il tendit la main et, pour la première fois, toucha celle de Callista. C’était un contact éthéré, mais c’était un contact, il le sentait, et il vit à l’expression de Callista qu’elle le sentait aussi.

— Oui, vous êtes réel, vous êtes là. Oh ! Andrew, Andrew…

Elle s’appuya contre lui. Andrew avait l’impression de tenir une ombre, mais malgré tout, il sentait le poids de la jeune fille contre lui, il sentait la tiédeur et le parfum de son corps, la légèreté de ses cheveux. Il voulait l’étreindre, la couvrir de baisers, mais quelque chose en elle – une sorte de recul, d’hésitation – le retint de donner libre cours à son impulsion.

Je ne suis pas censé penser à une gardienne. Elles sont sacro-saintes. Intouchables.

Elle leva la main et posa ses doigts diaphanes sur la joue d’Andrew.

— Nous aurons assez de temps pour penser à tout ça plus tard, dit-elle doucement, quand je serai avec vous, tout près de vous…

— Callista, vous savez que je vous aime, dit-il d’une voix hésitante.

Les lèvres de Callista tremblèrent.

— Je le sais, et je n’y suis pas habituée. Je crois qu’en d’autres circonstances, cela me ferait peur. Mais vous êtes venu à moi quand j’étais très seule, et que je craignais de me faire brutaliser ou violer… Peut-être même tuer. Ce n’est pas la première fois qu’un homme me désire, dit-elle avec simplicité. Bien sûr, on m’a enseigné – par des moyens dont vous n’avez aucune notion – à ne pas y réagir, même en pensée. Avec certains hommes, je me sentais… dégoûtée, comme si des insectes rampaient sur mon corps. Mais il y en a eu certains pour qui j’aurais voulu… voulu, comme je le voudrais maintenant pour vous, savoir répondre à leur désir. Peut-être même savoir les désirer aussi. Comprenez-vous cela ?

— Pas vraiment, répondit Andrew lentement. Mais j’essaierai de comprendre ce que vous ressentez. Ce que j’éprouve pour vous, je n’y peux rien, Callista. Mais j’essaierai de ne rien ressentir qui vous déplaise.

Il se disait que, pour une télépathe, une pensée lubrique devait avoir quelque peu la qualité du viol. Était-ce la raison pour laquelle il était impoli de regarder une jeune fille dans les yeux ? Pour la protéger de pensées importunes ?

— Mais je voudrais que vous pensiez à moi, dit Callista timidement. Je ne sais pas vraiment ce que ce serait… qu’aimer quelqu’un. Mais je veux que vous continuiez à m’aimer. Je me sens moins seule, en quelque sorte. Dans ma prison, j’ai l’impression de ne pas être réelle.

Andrew fut submergé d’une tendresse infinie. Pauvre petite. Qu’avait-on fait d’elle, en la conditionnant ainsi contre toute émotion ? Si seulement il pouvait faire quelque chose pour la réconforter… Il se sentait tellement inutile, à des kilomètres et des kilomètres d’elle.

— Gardez courage, mon amour, lui murmura-t-il. Vous serez bientôt sortie de là.

Comme il prononçait ces paroles, il se retrouva sur son lit, faible et souffrant. Au moins, il savait que Callista était en vie, qu’elle se portait bien – assez bien, en tout cas, pour attendre que Damon la sorte de sa prison.

Il se reposa un instant. Le travail télépathique était de toute évidence plus fatigant que le travail physique. Andrew avait l’impression qu’il venait de passer des heures à lutter contre le blizzard.

Lutter. Mais pour le moment, c’était Damon qui luttait. Quelque part là-bas, il se battait pour passer à travers les territoires infestés d’hommes-chats. Et d’après ce qu’Andrew avait vu, quand la troupe de Dom Esteban était rentrée, meurtrie et brisée, les hommes-chats étaient des adversaires redoutables.

Damon lui avait dit que ce serait à lui de les mener à Callista, une fois que la troupe serait dans les grottes. Andrew pensait pouvoir le faire, maintenant qu’il savait comment sortir de son corps – ce que Callista avait appelé son corps « solide » – pour se rendre dans le surmonde. C’est alors qu’une pensée angoissante le frappa.

Callista se trouvait dans un niveau du surmonde d’où elle ne pouvait atteindre ni Damon ni Ellemir. Elle ne pouvait même pas les voir. Lui, Andrew, pouvait la contacter. Cela signifiait-il qu’il ne pouvait se rendre dans la partie du surmonde que les hommes-chats avaient laissée ouverte à Callista ? Peut-être ne lui serait-il pas possible d’atteindre Damon, et comment diable pourrait-il alors le guider ?

Une fois que l’idée lui fut venue à l’esprit, il ne put s’en débarrasser. Pouvait-il joindre Damon ? Même avec la pierre-étoile ? Ou bien se retrouverait-il, ainsi que Callista, fantôme errant dans le surmonde, incapable de retrouver des visages humains familiers ?

Ridicule. Damon savait ce qu’il faisait. Ils s’étaient mis en contact, la veille, à l’aide de la pierre-étoile. Une fois de plus, le souvenir de cet étrange moment d’intimité le réchauffa et le mit mal à l’aise.

Malgré tout, le doute subsistait. Finalement, décidant qu’il n’y avait qu’un seul moyen de savoir, il dégagea la pierre-étoile de son enveloppe de soie. Cette fois, il n’essaya pas de sortir de son corps pour se rendre dans le surmonde, mais il se concentra de toutes ses forces sur l’image de Damon en répétant son nom.

La pierre se troubla. À nouveau, le curieux malaise se manifesta – arriverait-il jamais à dépasser ce stade ? Il lutta pour regagner son contrôle en essayant de concentrer ses pensées sur Damon. Dans les profondeurs de la pierre bleue, de même qu’il avait vu le visage de Callista – il y avait si longtemps, dans la cité de commerce – il aperçut de petites silhouettes qui ressemblaient à des cavaliers. Il savait qu’il s’agissait de la troupe de Damon, précédée de la bannière verte et or, dont Damon lui avait dit que c’étaient les couleurs de la famille Ridenow. Au-dessus d’eux, telle une menace, planait un nuage sombre, et une voix étrangère murmura dans l’esprit d’Andrew : la bordure de la contrée des ténèbres. Puis il perçut un éclair et un contact, et il se sentit fondre avec un autre esprit – il était Damon…

Le corps de Damon chevauchait avec une adresse automatique. Une personne ne le connaissant pas parfaitement n’aurait pu réaliser que ce corps était vide de toute conscience, et que Damon lui-même se trouvait quelque part au-dessus, son esprit sillonnant la campagne, cherchant, toujours cherchant…

L’obscurité se leva soudain devant lui, une ombre épaisse pour son esprit comme pour ses yeux. Il sentit surgir le souvenir de la peur et de l’appréhension qui l’avaient étreint quand il avait inconsciemment mené ses hommes dans une embuscade… Est-ce la peur de maintenant, ou le souvenir de cette peur ? Retournant un court instant à son corps, il sentit dans sa main droite l’épée de Dom Esteban tressaillir légèrement, et se rappela qu’il devait se maîtriser et réagir seulement aux dangers réels. Il avait emporté l’épée de Dom Esteban plutôt que la sienne, car, comme l’avait dit Dom Esteban : « Je l’ai portée dans des centaines de batailles. Aucune épée ne réagirait ainsi dans ma main. Elle connaît ma manière et ma volonté. » Damon avait respecté le vœu du vieil homme, se rappelant à quel point le papillon d’argent que Callista mettait dans ses cheveux portait l’empreinte de la personnalité de la jeune fille. Que dire alors d’une épée dont la vie de Dom Esteban avait dépendu, pendant plus de cinquante ans de batailles, de querelles, de campagnes ?

Dans la garde de l’épée, Damon avait monté une petite matrice vierge, une de celles qu’il avait trouvées dans les affaires de Callista et écartées à cause de leur insignifiance. Malgré sa petitesse, le cristal résonnerait en harmonie avec sa pierre-étoile et permettrait à Dom Esteban de se maintenir en contact non seulement avec les réseaux nerveux de ses muscles et de ses centres moteurs, mais aussi avec la garde de son épée.

L’épée enchantée, pensa-t-il avec dérision. Et pourtant, il savait que l’histoire de Ténébreuse était pleine de telles armes : la légendaire épée d’Aldones dans la chapelle de Hali, une arme tellement ancienne – et combien redoutable ! – que pas une personne vivante ne savait comment la manier ; l’épée d’Hastur, au château Hastur, dont on disait que si quiconque la tirait pour autre chose que la défense de l’honneur des Hastur, elle lui ferait sauter la main comme du feu. Il repensa à la dame Mirella, consumée par le feu…

La main de Damon trembla légèrement sur la poignée de l’épée. Il était prêt pour la bataille, autant qu’on pouvait l’être. Il se sentait en pleine possession de son laran – Leonie ne lui avait-elle pas dit que s’il avait été une femme, il aurait pu être gardienne ? Pour le reste, eh bien, il allait sauver sa propre cousine, remplissant un devoir envers son futur beau-père, sauvegardant ainsi l’honneur de la famille de sa femme.

Pour ce qui est d’être vierge, pensa Damon avec ironie, je ne le suis pas, mais je suis certainement aussi chaste qu’un homme de mon âge peut l’être. Je n’ai pas encore couché avec Ellemir, et la douce Evanda sait que j’aurais pourtant voulu le faire. Il se récita le credo de chasteté qu’on enseignait au monastère de Nevarsin où il avait été pensionnaire, comme beaucoup de fils des Sept Domaines, durant son enfance. Les hommes des tours obéissaient à cet interdit : ne jamais toucher une femme contre son gré, ne jamais regarder avec concupiscence une jeune fille ou une femme ayant fait vœu de chasteté, ne jamais coucher avec une prostituée.

Ma foi, je l’ai tellement bien respecté à la tour qu’il y a peu de chances que je cesse d’être vertueux. Et si ça doit me rendre à même de faire un travail de gardien sans danger, tant mieux pour moi. Les hommes-chats n’ont qu’à prendre garde – que Zandru les emporte dans son enfer le plus froid !

De retour dans son corps, il ouvrit les yeux et observa la campagne. Puis, prudemment, laissant son corps réagir aux mouvements du cheval, il se projeta, les yeux ouverts, dans le territoire qui s’étendait devant eux, sombre et menaçant.

Il les aperçut d’abord comme des taches noires dans l’obscurité, à la limite des ténèbres. Puis il découvrit le délicat réseau de force qui les reliait à une puissance indiscernable, enveloppée d’une ombre épaisse que ni ses yeux ni la puissance de sa pierre-étoile ne pouvaient percer.

Enfin, il distingua les corps fourrés que cette force dissimulait, tapis au milieu de petits buissons qui n’auraient pu les cacher, s’ils avaient été visibles.

Des chats. Traquant des souris. Et les souris, c’est nous. Il voyait sa troupe se rapprocher inexorablement de l’embuscade. Il redescendit vers son corps. Il faut changer de route. Éviter ce piège.

Il cligna des yeux, regardant entre les oreilles de son cheval. Mais non. Les hommes-chats ne manqueraient pas de les poursuivre, et si une autre embuscade les attendait, ils seraient faits comme des rats. Il tourna la tête vers Eduin pour le prévenir.

— Hommes-chats droit devant. On ferait bien de se préparer.

Il sortit une fois de plus de son corps, se concentra profondément sur sa pierre-étoile, et se retrouva au-dessus des hommes-chats, flottant. Il se mit à étudier les fils ténus de la force qui rendait leurs corps invisibles, notant la façon dont ces fibres se déployaient de l’ombre. Comment briser ce faisceau ?

Au moment où ses hommes et lui arrivaient à proximité, quelque chose dans la tension des corps félins lui suggéra un moyen. Il les vit tirer de courtes épées incurvées, semblables à des griffes. Il patienta encore. À l’instant où les hommes-chats bondissaient et se mettaient à courir rapidement, à pas feutrés, dans la neige, il puisa de la profondeur de la pierre-étoile un souffle puissant et le précipita en une violente explosion d’énergie sur le réseau soigneusement tissé qui se déchira.

Il réintégra son corps au moment même où les hommes-chats, qui n’avaient pas encore réalisé que leur charme était brisé, se précipitaient sur eux. Mais avant qu’il ait pu regagner plein contrôle de son corps, son cheval se cabra et hennit de terreur. Damon, réagissant une seconde trop tard, tomba dans la neige. Il vit un homme-chat se ruer sur lui, et sentit quelque chose monter en lui – peut-être de la peur – alors qu’il portait maladroitement la main à la garde de son épée.

… À des lieues de là, dans la grande salle d’Armida, Dom Esteban tressaillit dans son sommeil. Ses épaules se contractèrent, et ses lèvres se retroussèrent en un sourire – un rictus – qu’on lui avait vu sur d’innombrables champs de bataille…

Damon se releva rapidement. Sa main dégaina brusquement. La pointe s’enfonça dans la fourrure blanche et ressortit couverte de sang. Déjà, la lame se dirigeait vers un deuxième homme-chat.

Comme celui-ci allait lui porter un coup au ventre, son poignet tourna légèrement en dirigeant sa pointe vers le sol pour dévier le coup. Au moment où les fers se croisaient, ses jambes effectuèrent un petit pas chassé, et soudain, sa lame transperça la gorge fourrée.

Il aperçut du coin de l’œil Eduin et Rannan, superbes cavaliers, comme tous les hommes du domaine Alton, faire virevolter leurs montures effrayées, abattre leurs épées au milieu des corps félins qui les encerclaient. Un homme-chat tomba sous les sabots du cheval de Rannan. Mais Damon n’avait pas de temps à leur accorder : de grands yeux verts le regardaient férocement, et une bouche garnie de crocs semblables à des aiguilles s’ouvrit avec un sifflement menaçant. Des touffes de fourrure noire se dressèrent sur les oreilles de la créature dont la lame écarta d’un coup sec celle de Damon et décrivit un arc éblouissant vers ses yeux. Un spasme de terreur saisit Damon, mais sa propre lame se tendait déjà vers la tête de son adversaire. Les épées se heurtèrent en faisant jaillir une étincelle. Le visage du félin vacilla vers Damon qui soudain ne se battit qu’avec de l’air.

La silhouette de l’homme-chat réapparut puis s’effaça. La puissance tapie dans l’ombre tentait de nouveau de cacher ses suppôts. Une terreur et un désespoir complets s’emparèrent de Damon, provoquant en lui une douleur telle qu’il se crut blessé. Il respira profondément et se concentra sur la pierre-étoile. Comme il s’abandonnait entièrement à l’adresse de Dom Esteban, il fit une courte prière pour que le lien tînt bon. Puis il oublia totalement son corps – qu’il fût en sûreté avec Dom Esteban ou non, il n’y pouvait plus rien – et se projeta dans le surmonde.

L’ombre était devant lui, profonde et terrible. Des filaments s’entrelaçaient, cherchant à masquer les reflets rouges de la colère du félin qui luttait là.

Il puisa désespérément dans les réseaux d’énergie et s’aperçut qu’il avait inconsciemment fait venir une lame de pure force dans sa main. Il l’abattit sur les filaments. Le voile à moitié tissé se racornit et prit feu. Les fils rompus, frémissants, reculèrent vers l’obscurité où ils disparurent. L’ombre tourbillonna, régressa, et Damon vit alors un énorme visage de chat le regarder férocement.

Il leva sa lame incandescente et fit face à la créature sinistre. Il était conscient de petites silhouettes qui se battaient en dessous de lui, tout près de lui : quatre hommes-chats plus minuscules que des chatons, trois petits hommes, et l’un de ces hommes… ce ne pouvait être que Dom Esteban ; ce ne pouvait être que son esquive, son dégagement impétueux… ?

Le brouillard noir reflua, dissimulant le grand chat, et à présent, seuls les yeux et le sourire malveillant regardaient Damon. Quelque part dans son esprit, un murmure dément chuchota avec sa propre voix : « Certes, j’ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat… ? » et Damon se demanda s’il perdait la raison.

Il ne restait plus que deux hommes-chats. Damon vit avec indifférence l’un d’eux s’embrocher sur l’épée de l’homme qui se battait à pied. L’un des cavaliers frappa le second. Un remous d’ombre couvrit les grands yeux flamboyants qui, de vert, derrière le voile, prenaient une teinte rouge de charbon ardent. Enfin, ils disparurent derrière le mur de ténèbres. Une flèche de force noire vola vers Damon qui l’intercepta avec sa lame incandescente. Il attendit un instant, mais le nuage demeura immobile. Même la lueur des yeux furieux avait disparu. Damon se laissa alors descendre vers la terre pour réintégrer son corps…

Son épée était couverte de sang, de même que les cadavres qui gisaient dans la neige. Il appuya sa pointe sur le sol, se rendant subitement compte qu’il tremblait de tous ses membres.

Eduin fit faire volte-face à son cheval et se dirigea vers lui. La blessure sur la joue s’était rouverte, et, de l’onguent bleu qu’il s’était appliqué pour la protéger du froid, du sang gouttait. À part cela, il était indemne.

— Il n’en reste plus, dit-il d’une voix qui semblait étrangement distante et fatiguée. J’ai eu le dernier. Voulez-vous que je rattrape votre cheval, seigneur Damon ?

L’appel de son nom arracha Damon à une colère irraisonnée envers Eduin, une fureur qu’il ne comprenait pas. Frémissant, il se rendit compte qu’il était sur le point de jurer, de hurler de rage contre Eduin qui venait de piétiner son adversaire. La colère était telle qu’il tremblait des pieds à la tête. Il se souvint vaguement qu’il était en train de charger le dernier homme-chat, quand Eduin l’avait dépassé dans un grondement de tonnerre et lui avait volé sa proie.

— Seigneur Damon ! s’écria Eduin d’une voix plus forte, remplie d’inquiétude. Êtes-vous blessé ? Que vous arrive-t-il, vai dom ?

Damon se passa une main humide de transpiration sur le front. Il s’aperçut alors qu’il avait une égratignure, à peine plus grave qu’une coupure de rasoir, sur le dos de la main.

— Je me suis fait de pires entailles en me rasant, dit-il.

À ce moment…

… À ce moment, Andrew Carr s’assit, secouant la tête, suant et tremblant au souvenir de ce qu’il – lui-même ? – venait de faire et de voir. Il venait de vivre la bataille entière dans le corps et l’esprit de Damon.

Damon était sauf. Andrew savait qu’il pouvait se maintenir en contact avec lui – et avec Callista.

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