7

Qu’est-ce que c’est que ce monde ! Des épées, des couteaux, des bandits, des batailles, des enlèvements ! Andrew avait vu les soldats blessés et s’était vite rendu compte qu’il était de trop et que ses hôtes n’avaient pas le temps de s’occuper de lui. Il était retourné à sa chambre. Il se sentait gêné de n’avoir pas offert ses services, mais il y avait tellement de gens qui semblaient savoir quoi faire, qu’il avait décidé qu’il se rendrait plus utile en se tenant à l’écart.

Qu’allait-il se passer, à présent ? D’après les propos des domestiques – la plus grande partie en un dialecte qu’il n’avait suivi qu’avec peine – il avait compris qu’il s’agissait du seigneur de ces terres : le père d’Ellemir. Maintenant que le chef de famille était de retour, est-ce que Damon aurait toujours la charge du sauvetage de Callista ?

Sa pensée le ramenait toujours à Callista. À ce moment précis, il la vit debout devant son lit, comme si ses pensées l’avaient attirée – c’était peut-être le cas : elle semblait croire qu’il y avait entre eux un lien de cette espèce.

— Vous voilà donc sauf, Andrew, sain et sauf. Est-ce que mes parents ont été aimables avec vous ?

— Ils ont été on ne peut plus hospitaliers. Mais si vous pouvez venir dans la maison, pourquoi ne peuvent-ils pas vous voir ?

— J’aimerais tellement le savoir ! Je ne les vois pas, je ne perçois pas leurs pensées. C’est comme si la maison était vide, sans une âme… comme si j’étais un fantôme hantant ma propre maison !

Elle se mit à sangloter.

— Je ne sais pas comment, mais quelqu’un a réussi à me séparer de tous ceux que je connais. J’erre dans le surmonde et je ne vois que des êtres inconnus, flous. Jamais le moindre visage familier. Je me demande si je deviens folle ?…

Andrew fit un effet pour se rappeler les explications de Damon.

— Damon croit que vous êtes prisonnière des hommes-chats. Il semblerait qu’ils aient attaqué d’autres personnes, et qu’ils vous gardent pour vous empêcher d’utiliser vos pouvoirs contre eux.

— Avant que je ne quitte la tour, dit Callista d’un air pensif, Leonie a parlé de troubles imprécis dans la contrée des ténèbres. Elle soupçonnait que quelqu’un manipulait des cristaux non monitorés. Vous êtes terrien… savez-vous ce que j’entends par cristaux ?

— Non, avoua Andrew.

— C’est la science ancienne de notre monde. Les matrices, que nous appelons pierres-étoiles entre nous, peuvent être accordées à l’esprit. Elles amplifient les facultés extra-sensorielles. On peut les utiliser pour modifier les formes d’énergie. Toute matière, toute force, toute énergie ne sont que vibrations. Si l’on change la fréquence d’un élément, on en change la composition.

Andrew acquiesça. Jusque-là, il suivait. Elle semblait vouloir expliquer, sans la formation scientifique de l’Empire terrien, la théorie du champ atomique de la matière et de l’énergie. Elle s’en tirait bien mieux que lui, malgré toutes ses connaissances en physique.

— Et vous savez vous servir de ces pierres ? de-manda-t-il.

— Oui. Je suis gardienne. J’ai été formée à la tour. Je suis dirigeante d’un cercle de télépathes qualifiés, et nous utilisons ces pierres pour la transmutation de l’énergie. Toutes les pierres dont nous nous servons sont monitorées d’une tour. Personne n’est autorisé à en avoir une, à moins qu’une gardienne ou qu’un technicien ne l’ait personnellement instruit. De la sorte, nous sommes sûrs qu’un néophyte ne peut faire aucun mal. Les pierres sont extrêmement puissantes, Andrew. Celles de niveau élevé, les plus grosses, pourraient aisément faire sauter cette planète. C’est pourquoi nous avons eu peur en découvrant que, dans la contrée des ténèbres, quelqu’un ou quelque chose se servait probablement d’une pierre ou de plusieurs pierres très puissantes, non monitorées.

Andrew essaya de se rappeler les paroles de Damon.

— Il a dit que des hommes l’ont fait auparavant, mais jamais des non-humains.

— Damon a oublié son histoire, dit Callista. Il est bien connu que nos ancêtres ont reçu les pierres-étoiles des chieri, qui s’en servaient quand nous n’étions encore que des sauvages, et qui sont arrivés à un tel degré de connaissance et d’intelligence qu’ils n’en ont même plus besoin. Mais les chieri se mêlent très peu aux hommes, de nos jours, et peu d’êtres vivants en ont jamais vu. J’aimerais pouvoir en dire autant des hommes-chats, que le diable les emporte !

Elle soupira avec découragement.

— Oh, je suis si lasse, Andrew ! Plût à Evanda que je puisse vous toucher. Je crois que je vais perdre la raison. Non, on ne me maltraite pas, mais j’en ai tellement assez de la pierre froide, de l’eau qui suinte. Et j’ai mal aux yeux d’être dans le noir. Et je n’arrive ni à manger ni à boire : la nourriture et l’eau sont imprégnées de leur puanteur…

Elle se remit à sangloter. Andrew était au désespoir de ne pas être capable de la toucher : il voulait la prendre dans ses bras, la tenir contre lui, sécher ses pleurs. Il voyait le mouvement de sa respiration, les larmes qui coulaient sur ses joues, et pourtant il ne lui était pas même possible d’effleurer seulement le bout de ses doigts.

— Ne pleurez pas, Callista. Nous vous trouverons, Damon et moi, et s’il n’y arrive pas, je le ferai tout seul !

Levant les yeux, subitement, il aperçut Damon sur le pas de la porte, qui le regardait, interdit.

— C’est Callista ?

— J’ai du mal à croire que vous ne la voyez pas, dit Andrew d’un ton incrédule.

Il perçut un contact timide dans son esprit. Cette fois-ci, cela ne le contrariait pas. Comme ça, Damon saurait qu’il disait la vérité.

— Je n’ai jamais vraiment douté de vous, dit Damon.

— Damon est là ? Damon ! s’écria Callista, un tremblement dans la voix. Vous dites qu’il est là, et je ne le vois pas.

Andrew voyait les efforts désespérés qu’elle faisait pour se ressaisir.

— Dites à Damon qu’il doit trouver ma pierre-étoile. Les hommes-chats ne l’ont pas trouvée. Elle n’était pas sur moi. Dites-lui que je ne la porte pas autour du cou comme lui.

Andrew avait le sentiment désagréable d’être un médium en train de transmettre les messages d’un esprit désincarné. Il frissonna.

Damon porta la main à la lanière qui pendait à son cou.

— J’avais oublié qu’elle le savait. Dites-lui que c’est Ellemir qui l’a, que nous l’avons trouvée sous son oreiller.

Andrew lui rapporta les mots de Damon.

— Cela explique pourquoi… je savais que quelqu’un l’avait touchée, mais si c’est Ellemir…

La silhouette devint indistincte, vacilla, comme si elle était épuisée d’être restée si longtemps avec eux, et qu’elle n’avait plus la force d’essayer.

Andrew poussa un cri d’inquiétude.

— Je me sens très faible, murmura-t-elle, comme si j’allais mourir… ou peut-être… surveillez la pierre.

Consterné, Andrew ne pouvait détacher les yeux de l’endroit où Callista se tenait un instant plus tôt. Il décrivit à Damon ce qui venait de se passer. Damon se précipita dans le couloir et appela Ellemir à grands cris.

— Où étais-tu ? demanda-t-il d’un ton impatient, quand elle arriva.

Ellemir le regarda, surprise et mécontente.

— Qu’est-ce qui te prend ? Je me suis occupée des blessés. Mes vêtements étaient trempés de sang. Est-ce que je n’ai pas droit à un bain et à des vêtements propres ? J’ai envoyé les serviteurs eux-mêmes en faire autant.

Comme elle ressemble à Callista, et comme elles sont différentes, pensa Andrew. Il avait beau se raisonner, il ne pouvait s’empêcher de trouver injuste qu’Ellemir soit libre et puisse s’offrir le luxe d’un bain et de nouveaux vêtements, alors que Callista était privée du confort le plus élémentaire.

— Vite, la pierre-étoile, ordonna Damon. Nous verrons si Callista se porte bien.

Il expliqua rapidement à Andrew que quand un télépathe mourait, sa matrice « mourait » aussi, perdait sa couleur et son brillant. Ellemir sortit le cristal et le dégagea délicatement de sa pochette de soie. La pierre vibrait avec autant d’éclat que jamais.

— Elle est épuisée et elle a peur, dit Damon. Mais elle est en bonne santé, sinon la pierre ne brillerait pas ainsi. Andrew ! La prochaine fois que vous la verrez, dites-lui qu’elle doit absolument se nourrir, de façon à reprendre des forces pour le moment où nous parviendrons à elle ! Je me demande pourquoi elle a tellement insisté pour que nous trouvions sa pierre-étoile ?

Andrew tendit la main vers le cristal.

— Vous permettez… ?

— Ce n’est pas très prudent, dit Damon avec hésitation. Personne ne doit toucher le cristal d’un autre.

Puis il se souvint que Callista était gardienne, et que les gardiennes avaient une force telle que, quelquefois, elles pouvaient ajuster leurs vibrations à celles du cristal d’une autre personne. Leonie avait tenu le sien dans ses mains, bien des fois, et ne lui avait pas fait plus de mal que si elle lui avait caressé la joue, alors que le plus léger attouchement d’Ellemir avait été atrocement douloureux. Pendant son initiation à la tour, avant qu’on ne lui ait appris à accorder son propre cristal au rythme de son cerveau, il s’était entraîné avec celui de sa gardienne. À cette époque, le contact entre Leonie et lui était si total qu’ils étaient tous deux grands ouverts l’un à l’autre.

Même maintenant, une simple pensée la ferait venir à moi, se dit-il.

Andrew avait suivi la pensée de Damon. C’est comme s’il parlait à voix haute. Je me demande s’il s’en rend compte ?

— Si Callista et moi n’étions pas extrêmement proches, je ne crois pas qu’elle viendrait à moi sans arrêt.

Il hésita, peu désireux d’en dire plus. Puis il se rendit compte que pour le bien de Callista, pour eux tous, il valait mieux ne rien cacher, même les sentiments les plus intimes. Il s’efforça de parler d’une voix égale.

— Je… je l’aime, vous savez. Je ferai tout ce que vous jugerez bon pour elle. Vous en savez plus que moi. Je suis entre vos mains.

Damon se sentit envahi de dégoût. Cet étranger, cet inconnu… ses pensées profanent une gardienne. Mais il se raisonna. Andrew n’était pas un étranger. Il ne comprenait pas comment cela s’était produit, mais cet inconnu, ce Terrien, avait le laran. Quant à aimer une gardienne, Damon lui-même avait aimé Leonie toute sa vie, et, bien qu’elle n’ait pas répondu à son amour, elle n’avait jamais manifesté le moindre mécontentement, n’avait jamais considéré son désir comme une intrusion. Callista saurait sans aucun doute se garder, si elle le voulait, des émotions de cet étranger.

Andrew était las de voir tout ce qui se passait dans les yeux de Damon.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit-il. Pourquoi faut-il qu’une gardienne soit vierge ? Est-ce la loi ? Une tradition religieuse ?

— Cela a toujours été ainsi, répondit Ellemir, depuis des temps immémoriaux.

De l’avis d’Andrew, ce n’était certainement pas une raison.

— Je ne sais pas si je peux l’expliquer correctement, dit Damon qui avait senti son insatisfaction. C’est une question d’énergie nerveuse. Les gens n’en ont pas une quantité inépuisable. On apprend à l’utiliser le plus efficacement possible, à se détendre, à sauvegarder sa force. Eh bien, qu’est-ce qui en dépense le plus, chez les humains ? Le sexe, évidemment. On peut se servir du sexe, quelquefois, pour canaliser de l’énergie, mais le corps a ses limites. Et quand on est accordé à une matrice – ma foi, il n’y a pas de limite à l’énergie que les matrices peuvent conduire, mais la chair et le sang humains n’en peuvent tolérer qu’une certaine quantité. Pour un homme, c’est assez simple : on ne peut pas abuser du sexe, parce que si on dépasse la mesure d’énergie, on ne peut tout simplement pas fonctionner sexuellement. Les télépathes qui travaillent avec des matrices découvrent très tôt cette règle du jeu : il faut rationner le sexe si on veut conserver suffisamment d’énergie pour travailler. Pour une femme, cependant, il est facile disons de se surcharger. C’est pourquoi la plupart des femmes doivent décider de rester chastes, ou alors, elles doivent être très, très prudentes et ne pas s’associer aux réseaux de matrices qui dépassent les premiers niveaux. Parce que ça peut les tuer, très rapidement, et que ce n’est pas une mort plaisante.

Il se rappela une histoire que Leonie lui avait racontée, au début de sa formation.

— Je vous ai dit plus tôt qu’il n’était pas facile de violer une gardienne, mais que cela pouvait se faire. Cela se fait. Il y avait une gardienne, autrefois – c’était une princesse Hastur – et cela se passait pendant l’une de ces guerres, du temps où l’on avait encore le droit de se servir de telles femmes comme de pions. La dame Mirella Hastur avait été enlevée, et ensuite, ses ravisseurs l’avaient jetée aux portes de la ville, croyant qu’une fois déflorée, elle ne pourrait plus les combattre. Les autres gardiennes de la tour ayant été carrément tuées, il ne restait plus personne pour résister aux envahisseurs qui dévastaient Arilinn. Alors, dame Mirella dissimula ce qui lui avait été fait, se rendit aux écrans et combattit durant des heures les forces rassemblées contre Arilinn. Mais à la fin de la bataille, quand les envahisseurs furent tous morts aux portes de la ville, elle revint des écrans et tomba morte aux pieds de son Cercle, consumée comme une torche. La grand-mère de Leonie était alors rikki et sous-gardienne. Elle a vu la dame Mirella mourir, et elle a dit que non seulement sa pierre-étoile avait été foudroyée et noircie, mais que ses mains étaient brûlées comme par du feu et que son corps était calciné par les forces qu’elle ne pouvait plus contrôler. Un monument a été érigé à sa mémoire. Nous lui rendons hommage chaque année, la nuit du Festival, mais je crois que c’est surtout un avertissement aux gardiennes qui traitent leurs facultés – ou leur chasteté – à la légère.

C’est peut-être aussi bien que je n’aie pas pu toucher Callista, même un instant, pensa Andrew en frémissant. Tout de même, je me demande si Damon m’a raconté cette histoire pour m’empêcher d’avoir des vues sur Callista ?

Damon fit signe à Ellemir.

— Donne-lui la pierre, mon petit. Touchez-la doucement, au début, Andrew. Très doucement. Votre première leçon, ajouta-t-il avec ironie ; ne saisissez jamais une pierre-étoile à pleines mains. Manipulez-la toujours comme si c’était une chose vivante.

Faut-il que je travaille, moi aussi, comme un gardien ? Que je l’instruise, comme Leonie m’a instruit ? Andrew prit le cristal. Il avait perçu l’irritation de Damon et se demandait pourquoi le svelte seigneur Comyn était en colère. Est-ce que tous les télépathes étaient des femmes, et est-ce que Damon pensait qu’être télépathe le diminuait en tant qu’homme ? Non, ce ne pouvait être cela, sinon il n’utiliserait pas l’un de ces cristaux. Mais Andrew sentait qu’il y avait quelque chose.

La pierre-étoile était tiède, même à travers la soie. Andrew s’était inconsciemment attendu qu’elle soit semblable à n’importe quel cristal, froide et dure. Il fut surpris de sentir sa chaleur, comme celle d’un être vivant, au creux de sa main.

— Maintenant, dit Damon, retirez la pochette de soie. Très doucement, très lentement. Ne regardez pas la pierre tout de suite. Andrew défit l’enveloppe, et Ellemir tressaillit.

— Je l’ai senti, dit-elle à voix basse.

— Couvrez la pierre, Andrew, ordonna Damon rapidement. Est-ce qu’il t’a fait mal quand il l’a touchée ?

Pouvons-nous utiliser Ellemir pour évaluer les réactions de Callista ? se demanda Andrew.

— Ce n’était pas douloureux, dit Ellemir en fronçant les sourcils. Seulement… je l’ai senti. Comme si une main m’avait touchée. Je ne saurais pas dire où. Ce n’était pas même désagréable. Seulement… disons, intime.

— Ton laran se développe, dit Damon d’un air songeur. C’est évident. Cela peut être utile.

Ellemir eut l’air effrayé.

— Damon ! Est-ce… dangereux, pour moi ? Je ne suis pas vierge !

Comment peut-elle être jumelle d’une gardienne et si ignorante ? pensa Damon avec exaspération. Mais il vit que la frayeur de la jeune fille était réelle.

— Non, non, breda. Seulement pour les femmes qui travaillent aux niveaux les plus élevés des écrans, ou avec les pierres les plus puissantes. Si tu travaillais trop, ou si tu avais trop fait l’amour, ou si tu étais enceinte, tu pourrais avoir mal à la tête, ou t’évanouir. Rien de plus. Il y a des femmes à la tour qui n’ont pas besoin de mener une existence de gardienne.

Un profond soulagement et un léger embarras apparurent sur le visage d’Ellemir. Ce n’était évidemment pas le genre de choses que les jeunes filles laissent échapper tous les jours en présence d’étrangers. Bien que les tabous sexuels de ce pays soient différents de ceux des Terriens, ils semblaient tout de même être nombreux.

— Ellemir, dit Damon, touche ma pierre-étoile, juste un moment. Doucement… attention.

Il dégagea le cristal en serrant les dents. Andrew, qui le regardait, trouva qu’il avait l’air de se préparer mentalement à un coup bas. Ellemir effleura la pierre du bout du doigt, et Damon poussa seulement un léger soupir.

Ainsi, Ellemir et moi sommes accordés l’un à l’autre, se dit-il. Ce n’est pas étonnant. Cela arrive toujours avec ce genre d’affinité. Si nous étions encore plus proches, si nous partagions le même lit, elle pourrait peut-être même apprendre à s’en servir. Ma foi, si j’avais besoin d’une bonne raison… Il se mit à rire, gêné, réalisant qu’une fois de plus, il diffusait ses pensées à la femme qui en était l’objet, et à un homme qui était encore un étranger. Eh bien, ils feraient mieux de s’y habituer tout de suite. Le début allait être difficile.

— Ma foi, dit-il à voix haute (Andrew sentit la tension et la peur dans sa voix), Ellemir peut apparemment toucher ma pierre-étoile sans me faire mal. C’est une bonne chose. Quant à vous, Andrew, je crois pouvoir vous harmoniser à la pierre de Callista, sans danger pour elle. C’est un risque à prendre. Vous êtes notre seul lien avec elle. Pour ce que nous allons devoir faire…

Andrew jeta un regard perplexe à Damon.

— Qu’est-ce que nous allons faire, précisément ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas vraiment. Je ne peux pas faire de projet défini tant que Dom Esteban n’est pas réveillé. En tant que père de Callista, il a le droit de savoir tout ce que nous préparons.

De plus, pensa Damon sombrement, à ce moment-là, nous saurons s’il est en état de prendre part à l’opération.

— Mais, reprit-il, quoi que nous entreprenions, Callista devra être mise au courant. Et, de toute façon, si elle était blessée, ou tuée…

Ellemir tressaillit, mais il continua.

— … nous devrions quand même chercher la créature qui agit dans la contrée des ténèbres.

Je ne fais cela que pour Callista, se dit Andrew. Je ne veux prendre aucune part au reste. Mais devant l’angoisse de Damon, il ne put répéter sa pensée à voix haute. Damon poussa un long soupir.

— Sortez la pierre. Touchez-la, doucement. Ellemir… ?

— Oui, je l’ai senti.

Andrew tenait le cristal précautionneusement au creux de la main. Il était assis sur une chaise basse près de la fenêtre, et Damon était debout devant lui.

— Je ferais mieux de me prémunir contre ce qui est arrivé la dernière fois, dit Damon.

Il s’assit sur l’épais tapis, les jambes croisées, et attira Ellemir auprès de lui.

Il a peur, se dit Andrew, examinant le visage de Damon. Est-ce donc dangereux ?

— Ne vous faites pas d’illusions, répondit Damon à voix haute. Oui, c’est dangereux. Les gens qui utilisent ces facultés sans formation peuvent faire énormément de mal. Je dois vous prévenir que c’est risqué pour vous aussi. Généralement, l’harmonisation d’une personne à une matrice est dirigée par une gardienne. Je ne suis pas gardien.

Leonie a dit que si j’étais né femme, je serais devenu gardienne. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la tour, Damon n’éprouvait plus de mépris, comme à l’habitude, ni de doute sur sa virilité. Cette fois-ci, il ressentait de la gratitude : cela allait peut-être leur sauver la vie.

Andrew se pencha vers lui.

— Damon. Vous savez ce que vous faites, n’est-ce pas ? Si je n’avais pas confiance en vous, je ne vous aurais jamais laissé commencer tout ça. Acceptons le risque et partons de là. Damon soupira.

— Vous avez raison. J’aimerais…

J’aimerais avoir le temps d’envoyer chercher Leonie. Mais est-ce qu’elle approuverait ce que je fais – mettre un étranger, un Terrien, en harmonie avec une gardienne ? Même pour sauver la vie de Callista ? Callista était au courant des risques que court une gardienne, même avant de se destiner à la tour. Mais Leonie ne connaît pas ce Terrien comme moi, comme Callista.

Je n’ai rien fait contre la volonté de Leonie. Cependant, elle m’a renvoyé pour que j’use de mon propre jugement, et c’est exactement ce que je vais faire.

— Qu’est-ce que je dois faire, exactement ? demanda Andrew à voix basse. N’oubliez pas que je ne sais rien de ces trucs physiques.

Il promena la main avec hésitation sur la pierre-étoile. Puis, se souvenant du conseil de Damon, il détendit doucement les doigts. C’est comme si… je dois être aussi prudent que si je tenais la vie de Callista entre mes mains. Cette pensée le remplit d’une tendresse indicible, et Ellemir leva vers lui ses yeux bleus avec bienveillance. Elle est plus semblable à Callista que je ne pensais.

— Je vais pénétrer dans votre esprit, dit Damon. Disons, je vais faire coïncider les ondes de mon cerveau, ou, si vous préférez, le champ de force de mon cerveau avec le vôtre. Et ensuite, je vais essayer d’ajuster les ondes de votre cerveau à celles de la pierre de Callista, afin que vous puissiez fonctionner à cette fréquence précise. Cela affermira le contact entre vous deux, et vous pourrez peut-être nous mener à elle.

— Vous ne savez pas où elle est ?

— Je sais dans quelle région elle est. Vous m’avez dit qu’elle a parlé d’obscurité et d’eau qui suinte. On dirait les grottes de Corresanti. Ce sont les seules grottes qui ne soient pas à plus d’une journée de cheval, et ils n’oseraient jamais la garder à la lumière du soleil. De plus, le village de Corresanti fait partie de la contrée des ténèbres. Mais si votre esprit est en harmonie avec sa pierre-étoile, vous pourrez utiliser celle-ci comme signal lumineux et trouver où, exactement, on l’a cachée. Ensuite, vous n’aurez qu’à nous décrire ce que vous aurez trouvé. Andrew suivait Damon avec quelque difficulté.

— Je vois que vous êtes expert avec ces cristaux. Comment se fait-il que vous ne puissiez la trouver avec le vôtre et le sien ?

— Il y a deux raisons, expliqua Damon. Premièrement, ses ravisseurs non seulement détiennent son corps, mais aussi ont isolé son esprit à un niveau du surmonde qu’aucun d’entre nous ne peut atteindre. Ne me demandez pas comment. La créature qui fait cela se sert évidemment d’une matrice très puissante.

Le grand chat que j’ai aperçu, se dit-il. Eh bien, nous lui roussirons les moustaches.

— Deuxièmement, vous êtes tous deux manifestement très proches, émotionnellement. Alors, votre travail est déjà à moitié fait. Si j’avais un cristal vierge à vous donner, je pourrais simplement y imprimer votre fréquence, et vous pourriez nous mener à Callista parce que vous êtes déjà lié à elle. Mais puisque nous devons utiliser la pierre de Callista, qui vibre en harmonie avec elle, corps et cerveau, nous devons tenir compte du fait que seulement quelqu’un qui est en profonde amitié avec elle peut l’utiliser sans danger. Si vous n’étiez pas là, j’aurais dû tenter l’expérience avec Ellemir. Mais le fait que Callista puisse arriver directement à vous signifie que vous êtes l’instrument logique.

Il s’arrêta brusquement.

— Je suis encore en train de nous retarder, dit-il. Regardez la pierre.

Andrew se mit à fixer la luminescence bleue du cristal. Au plus profond de la pierre, des volutes de feu s’enroulaient lentement, palpitant comme un cœur qui bat. Le cœur de Callista.

— Ellemir. Il faudra que tu nous monitores tous les deux.

Damon regrettait, d’une manière presque physique, les femmes compétentes de la tour, pour qui cette besogne était une routine, et qui pouvaient se maintenir en contact, presque automatiquement, avec chaque individu d’un cercle de sept ou huit télépathes au travail. Le laran d’Ellemir était tout neuf, et elle était très inexpérimentée.

— Si l’un de nous oublie de respirer, ou s’il te semble que nous éprouvons une douleur physique, il faut nous faire revenir.

— Je… j’essaierai. Elle avait peur.

— Il faut faire plus qu’essayer. Tu as le talent. Utilise-le, Ellemir, si tu tiens à la vie de ta sœur. Ou à la mienne. Si tu étais plus experte, tu pourrais intervenir et régler notre respiration et nos pulsations au cas où elles deviendraient irrégulières. Mais je me débrouillerai si tu me ramènes seulement à la surface en cas de problème.

— Ne lui faites pas peur, dit Andrew gentiment. Je suis sûr qu’elle fera de son mieux.

Damon respira profondément et se concentra intensément sur sa pierre. Une vague de peur surgit en lui. Allons, ce n’est pas la première fois que je le fais. Leonie a dit que j’en étais capable. Il respira plus calmement, et son cœur se remit à battre paisiblement au rythme de la pierre-étoile. Il commença alors à formuler des instructions à Andrew. Observez les lumières de la pierre. Essayez d’apaiser votre esprit, de sentir votre corps entier vibrer à ce rythme.

Andrew perçut le message. Suivre la mesure, se dit-il, en se demandant comment ça marchait. Pouvait-on ainsi changer la vitesse des battements de son cœur ? Après tout, au Médic et au centre Psycho, on lui avait enseigné, sur une machine à biofeedback, à établir des ondes alpha dans son cerveau, pour s’endormir ou se détendre. Ce n’était pas très différent de ce qu’il devait faire à présent. Il s’observa, pendant qu’il tâchait de relâcher ses muscles et de sentir le rythme exact du cristal. C’est comme si je sentais les battements du cœur de Callista. Il devint conscient de son propre pouls, du rythme de son sang dans ses tempes, de chaque petit bruit, de chaque petite sensation à l’intérieur de son corps.

Les pulsations de la pierre-étoile s’accélérèrent, et Andrew s’aperçut que ses mouvements internes étaient complètement déphasés. Si j’appariais les deux rythmes ? Il se mit à respirer profondément, lentement. Il pouvait au moins essayer de respirer en mesure avec la pierre. Le rythme de Callista ? Ne pense pas. Concentre-toi. Enfin, les mouvements de ses poumons et du cristal coïncidèrent… Subitement, pendant quelques secondes, sa respiration faiblit, devint inégale. Puis il sentit un sursaut d’adrénaline le traverser – Callista ? – et réalisa qu’Ellemir venait d’inspirer fortement. S’armant de courage, il rétablit progressivement sa respiration. À son grand émerveillement, il s’aperçut alors que les vibrations de la pierre-étoile se calmaient aussi.

À présent, il lui restait à ajuster la cadence de son cœur qui marquait un fort contretemps avec celle de la pierre et de ses poumons. Concentre-toi. Suis la mesure. Il avait mal aux yeux, et une vague de nausée le souleva. La pierre tournait… Il ferma les yeux pour combattre le malaise, mais la lumière et les rubans colorés persistaient à travers ses paupières.

Il poussa un gémissement. Le son rompit la concentration et brisa le rythme en mille morceaux. Damon et Ellemir levèrent rapidement la tête avec inquiétude.

— Que se passe-t-il ? demanda Damon doucement.

— … mal de mer, dit Andrew entre ses dents.

La pièce vacillait autour de lui, lentement, et il tendit la main pour trouver un support. Ellemir était pâle. Damon se passa la langue sur les lèvres.

— Ça arrive. Bon sang ! Tout cela est trop nouveau pour vous. Si seulement… Aldones ! Si seulement nous avions du kirian. Mais puisque nous n’en… Ellemir, tu es sûre qu’il n’y en a pas ?

— Je ne crois vraiment pas.

Je ne me sens pas très bien moi-même, pensa Damon. Ça ne va pas être facile.

— Pourquoi est-ce que ça produit un tel effet ? demanda Andrew.

Damon perdait patience. C’est bien le moment de poser des questions stupides ! Sa colère, se dit Andrew avec incrédulité, ressemblait à une lueur rouge pâle qui cernait son corps.

— La pièce… ça tourne, dit Andrew.

Il se renversa sur sa chaise et ferma les yeux.

Damon fit un effort pour conserver son sang-froid. Ça n’allait pas être facile, même s’ils étaient tous en harmonie totale. S’ils commençaient à se disputer, ce ne serait même pas possible. Andrew entreprenait une expérience inattendue et pénible avec des étrangers, et se trouvait en proie au malaise causé par le surmenage de ses centres extra-sensoriels jusqu’à présent inutilisés. Damon ne devait pas s’attendre qu’il demeure calme. Rester maître de soi était strictement sa responsabilité. C’était une fonction de gardienne : maintenir tout le monde en rapport. Un travail de femme. Enfin, homme ou femme, pour le moment, c’est mon travail.

Il ralentit sa respiration.

— Je suis désolé, Andrew. Tout le monde passe par là, tôt ou tard. Je suis désolé que ce soit si dur. Je voudrais pouvoir y faire quelque chose. Vous vous sentez mal parce que, premièrement, vous êtes en train d’utiliser une partie de votre cerveau dont vous ne vous servez pas habituellement. Deuxièmement, parce que vos yeux et vos centres d’équilibre réagissent aux efforts que vous faites pour amener certains, disons, certaines fonctions automatiques, sous contrôle volontaire. Je ne voulais pas me mettre en colère. Mais il y a un certain degré d’irritabilité physique que je n’arrive pas à bien contrôler, non plus. Essayez de ne rien fixer avec vos yeux, si vous le pouvez, et appuyez-vous à ces coussins. Le malaise va probablement disparaître dans quelques minutes. Faites de votre mieux.

Andrew resta allongé, les yeux fermés, jusqu’à ce que la nausée et le vertige soient partis. Il fait de son mieux. Ce qu’il ressentait était semblable aux sensations physiques qu’on éprouve quand on réagit mal à une drogue : une sorte de nausée qui n’était pas assez forte pour le faire vomir, des éclairs de lumière dans les yeux. Enfin, il n’en mourrait pas. Il avait eu des gueules de bois bien pires.

— Ça va mieux, dit-il.

Damon lui jeta un regard surpris et reconnaissant.

— En fait, c’est bon signe que vous soyez malade maintenant, dit-il. Cela signifie qu’il se passe quelque chose. Êtes-vous prêt à recommencer ?

Andrew fit signe que oui et, cette fois-ci sans instructions, recommença à se concentrer sur le rythme de la matrice. C’était plus facile, à présent. Il se rendit compte qu’il n’avait même plus besoin de fixer le cristal : il sentait les vibrations par le bout des doigts.

Non, ce n’était pas une sensation physique. Il essaya d’identifier exactement la nature de cette sensation quand elle se reproduisit, mais il la perdit immédiatement. Quelle importance cela avait-il ? L’essentiel était d’y rester ouvert. Il rétablit le contact – une partie de mon cerveau que je n’ai jamais utilisée auparavant ? – et sentit sa respiration se synchroniser avec la pulsation invisible. Peu de temps après, alors qu’il avait l’impression de tâtonner dans le noir, il sentit son cœur décélérer graduellement et finalement battre en mesure.

Il s’escrima dans le noir, pendant un long moment, contre les multiples rythmes transversaux qui semblaient être tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur de son corps. À peine avait-il dompté un élément de cet orchestre de percussion, à peine l’avait-il obligé à se soumettre à l’harmonie envahissante, qu’un autre s’échappait et déclenchait un rythme rebelle. Finalement, Andrew dut écouter et analyser soigneusement chaque son, puis, sans trop savoir comment, se concentrer délicatement sur la région où battait le rythme insoumis, le disperser, et l’accorder à la cadence désirée. Au bout d’un très long moment, il parvint à maîtriser chaque motif et fut enfin conscient d’une vibration uniforme, semblable au balancement perpétuel d’une mer sans marée. Son corps et son cerveau, les poussées de son sang, le mouvement incessant des cellules de ses muscles, les pulsations douces et lentes de ses organes génitaux, tout battait en mesure… Comme si j’étais à l’intérieur du joyau et que je flottais parmi toutes ces petites lumières…

Andrew… Un murmure des plus délicats, une partie du rythme pénétrant.

Callista ? Ce n’était pas une question. Pas besoin de réponse. Comme si nous nous tenions enlacés – cela arrivera un jour – dans une obscurité vaste et ondoyante, bercés ainsi que deux jumeaux dans un même sein. Il était à présent bien en deçà du niveau de la pensée et n’éprouvait qu’une sorte de conscience imprécise. Un fragment détaché de son esprit se demanda si c’était cela, être « accordé à l’esprit d’un autre ». Il comprit, sans saisir la réponse comme une quantité distincte, qu’il était en rapport intime avec l’esprit de Callista. Momentanément, il devina aussi la présence d’Ellemir. Sans qu’il l’ait vraiment désiré, il perçut un éclair d’intimité légèrement déroutante. Il se sentit dévoilé, comme nu, dans l’obscurité vibrante, dans un abandon qui ressemblait au rythme frénétique de l’acte sexuel. Il était conscient des deux femmes. Cela semblait complètement naturel, sans surprise ni embarras, comme faisant partie de la réalité. Puis il passa à un nouveau stade de conscience et se rendit compte que son corps était là de nouveau, froid, baigné de sueur. À ce moment-là, il découvrit aussi la présence de Damon : un contact gênant, importun, car il interrompait son intimité avec Callista. Il ne désirait pas être si proche de Damon : ce n’était pas la même chose, cela le troublait. Pendant un instant, il résista et en eut le souffle coupé. Il lui semblait que le cœur qu’il tenait entre ses mains luttait et battait plus fort… Brusquement, il y eut un éclair et une fusion. Il vit le visage de Damon, et il avait l’impression terrifiante de se regarder dans un miroir. Il sentit alors un contact fulgurant, une étreinte, encore un éclair… Puis, subitement, sans transition, il fut à nouveau conscient de son corps, et Callista disparut.

Andrew s’était effondré sur sa chaise, toujours conscient de son état. Mais le pire du malaise était passé. Damon était agenouillé à côté de lui et l’observait avec inquiétude.

— Andrew, ça va ?

— Ça… ça va, souffla Andrew qui éprouvait un embarras tardif. Nom de Dieu, qu’est-ce que…

Ellemir – il réalisa soudain qu’elle lui tenait une main, et que Damon tenait l’autre – lui donna une petite pression des doigts.

— Je n’ai pas pu voir Callista. Mais elle était là, un instant. Andrew, je vous demande pardon d’avoir douté de vous.

Andrew était affreusement embarrassé. Il savait parfaitement qu’il n’avait pas bougé de sa chaise, qu’il n’avait touché que le bout des doigts d’Ellemir, que Damon ne l’avait pas même effleuré. Mais il sentait de façon précise qu’il s’était produit quelque chose de très profond, de presque sexuel, entre eux quatre.

— Tout ce que j’ai ressenti, c’était réel jusqu’à quel point ? demanda-t-il.

Damon haussa les épaules.

— Définissez vos termes. Qu’est-ce qui est réel ? Tout et rien. Oh, les images !…, dit-il, comprenant enfin l’embarras d’Andrew. C’est donc ça. Je vais essayer de vous l’expliquer. Quand le cerveau – ou l’esprit – éprouve une sensation telle qu’il n’en a jamais éprouvée auparavant, il se la représente sous forme d’expérience familière. J’ai perdu contact pendant quelques secondes… mais je suppose que vous avez éprouvé une émotion très forte.

— Oui, admit Andrew d’une voix presque inaudible.

— C’était une émotion inhabituelle, alors votre esprit l’a associée à une sensation familière, mais également forte, qui s’est trouvée être sexuelle. Moi, j’ai l’impression de marcher sur une corde raide sans tomber, puis je trouve un objet auquel m’accrocher, pour me donner confiance. Mais…

Il sourit alors.

— … beaucoup de gens l’associent au sexe, alors il n’y a pas lieu de s’inquiéter. J’en ai l’habitude, ainsi que toute personne ayant eu à se mettre en rapport direct avec d’autres. Chacun a ses images propres, que vous apprendrez vite à reconnaître, tout comme vous reconnaîtrez leurs voix.

— Moi, j’entendais des voix à des hauteurs différentes, murmura Ellemir. Puis elles se sont regroupées en harmonie et se sont mises à chanter comme un chœur immense.

Damon se pencha vers elle et effleura des lèvres la joue d’Ellemir.

— C’était donc ça, la musique que j’entendais ? dit-il avec tendresse.

Andrew réalisa que lui aussi, quelque part dans son esprit, avait entendu un concert de voix. Les images musicales, pensa-t-il ironiquement, étaient certainement moins dangereuses et révélatrices que les images sexuelles. Il jeta un coup d’œil timide à Ellemir tout en sondant ses propres sentiments, et s’aperçut qu’il pensait à deux niveaux à la fois. D’une part, il se sentait proche d’Ellemir, comme s’ils étaient amants depuis longtemps ; une bienveillance complète, un sentiment de sympathie et de protection. D’autre part, plus clairement encore, il se rendait parfaitement compte qu’elle lui était absolument étrangère, qu’il n’avait jamais touché que le bout de ses doigts, et qu’il n’avait aucune intention d’en faire plus. Et cela le remplissait de confusion.

Comment puis-je ressentir cette acceptation presque sexuelle, et en même temps n’éprouver aucun désir pour elle ? Damon a peut-être raison : je me représente des sensations étranges en termes familiers. Parce que j’éprouve la même intimité et la même acceptation envers Damon, et ça, c’est vraiment déroutant et gênant. Le désarroi d’Andrew lui donnait mal à la tête.

— Moi non plus, je n’ai pas vu Callista, dit Damon.

Et je ne me suis pas vraiment senti en contact avec elle, mais j’ai senti qu’Andrew l’était.

Il poussa un soupir d’épuisement, mais son visage était paisible. Il savait cependant que ce n’était qu’un court intermède. Pour le moment, Callista était saine et sauve. Si on lui faisait du mal, Andrew le saurait. Mais combien de temps cela durerait-il ? Si les ravisseurs avaient le moindre soupçon que Callista avait contacté quelqu’un qui pût lui amener de l’aide, eh bien, il y avait un moyen évident de l’arrêter. Andrew ne pourrait plus l’atteindre si elle était morte. Et c’était tellement simple, tellement flagrant, que la gorge de Damon se serra sous l’effet de la panique. Si les hommes-chats suspectaient qu’on vînt à l’aide de Callista, celle-ci pourrait ne pas vivre assez longtemps pour être sauvée.

Pourquoi l’avaient-ils gardée en vie si longtemps ? Encore une fois, Damon dut se rappeler qu’il ne devait pas juger les hommes-chats d’après les critères humains. Nous ne savons vraiment pas quelles sont leurs motivations.

Il se leva en vacillant. Il savait à quel point le travail télépathique était astreignant, et qu’ils avaient tous besoin de nourriture, de sommeil et de calme. La nuit était déjà très avancée. L’urgence de la situation le tourmentait. Il se retint de s’effondrer, regarda Ellemir et Andrew. Maintenant que les choses se sont remises à avancer, se dit-il, nous devons être prêts à avancer avec elles. Puisque je dois agir en tant que leur gardien, c’est ma responsabilité de les empêcher de paniquer. Je dois veiller sur eux.

— Nous avons tous besoin de manger, dit-il, et de dormir. Et nous ne pouvons rien faire jusqu’à ce que nous sachions la gravité de la blessure de Dom Esteban. À présent, tout dépend de lui.

Загрузка...