8

Quand Damon descendit dans la grande salle, le lendemain matin, il trouva Eduin rôdant devant la porte, le visage défait et les traits tirés. Il secoua la tête en réponse à la question de Damon.

— Caradoc se sent assez bien, seigneur Damon. Mais le seigneur Istvan…

C’était tout ce que Damon voulait savoir. Esteban Lanart était réveillé – et ne pouvait toujours pas bouger. C’était donc vrai. Damon avait l’impression qu’il venait de poser le pied sur des sables mouvants. Que faire, maintenant ? Que faire ?

Cette responsabilité lui incombait donc. Il réalisa, les mâchoires serrées, qu’il le savait depuis le début. Depuis qu’il avait eu cette prémonition : Dom Esteban arrivera plus tôt que je ne pensais, et ce ne sera un bien pour aucun d’entre nous. Il savait déjà que, finalement, ce serait à lui que reviendrait la tâche de retrouver Callista. Il ne savait toujours pas comment, mais il savait en tout cas qu’il ne pouvait pas laisser ce fardeau peser sur les épaules de son parent.

— Est-ce qu’on l’a mis au courant, Eduin ?

Le visage de faucon d’Eduin se contracta en une grimace de compassion.

— Pensez-vous qu’il faille que quelqu’un le lui dise ? Ah ! il le sait bien.

Et s’il ne le savait pas, il l’apprendrait dès que je paraîtrais devant lui, se dit Damon en poussant la grande porte. Mais Eduin le retint par le bras.

— Ne pouvez-vous faire pour lui ce que vous avez fait pour Caradoc, seigneur Damon ?

Damon secoua la tête avec pitié.

— Je ne suis pas un faiseur de miracles. Arrêter le flot de sang n’était rien. Une fois que c’était fait, Caradoc allait guérir facilement. Moi, je n’ai rien guéri. J’ai seulement fait ce que la blessure de Caradoc aurait fait d’elle-même si elle en avait eu le temps. Mais pour Dom Esteban, le nerf de la colonne vertébrale est atteint. Personne au monde n’a le pouvoir de réparer cela.

Eduin cilla.

— C’est ce que je craignais, dit-il. Seigneur Damon ! Y a-t-il des nouvelles de dame Callista ?

— Nous savons qu’elle va bien, mais il faut se dépêcher de la retrouver. Il faut que j’aille voir Dom Esteban immédiatement pour que nous décidions des mesures à prendre.

Il ouvrit la porte. Ellemir était agenouillée à côté de son père. Les autres blessés avaient apparemment été installés dans la salle des gardes, sauf Caradoc qui était allongé sous des couvertures à l’autre bout de la pièce et dormait à poings fermés. Esteban Lanart était étendu sur le dos, son corps massif immobilisé par des sacs de sable, pour qu’il ne puisse se tourner sur le côté. Ellemir le faisait assez maladroitement manger à la petite cuiller. C’était un homme de grande taille, solidement bâti, au visage hâlé, aux traits fortement aquilins qui caractérisaient son clan, aux favoris et sourcils broussailleux et d’un roux éclatant. Il était visiblement en colère, et quelques grains de gruau dans sa barbe lui enlevaient de sa dignité. Il posa un regard furieux sur Damon.

— Bonjour, mon oncle, dit Damon.

— Bon, dis-tu ! riposta Dom Esteban. Alors que je suis couché comme un arbre frappé par la foudre, et que ma fille – ma fille…

Il brandit le poing avec rage, heurta la cuiller, renversant un peu plus de gruau.

— Enlève-moi cette saleté ! dit-il d’une voix hargneuse. Ce n’est pas mon estomac qui est malade, ma fille !

En voyant l’air blessé d’Ellemir, il se mit à lui tapoter gauchement le bras.

— Je suis désolé, chiya, dit-il d’une voix radoucie. J’ai assez de raison pour être en colère. Mais va me chercher quelque chose de plus appétissant à manger, pas de la nourriture de bébé !

Ellemir leva un regard impuissant vers la guérisseuse qui se tenait à quelques pas. Celle-ci haussa les épaules.

— Donne-lui ce qu’il veut, dit Damon, à moins qu’il n’ait de la fièvre.

La jeune fille sortit de la salle, et Damon vint s’asseoir au bord du lit. Il était impossible de croire que Dom Esteban ne pourrait jamais plus se lever. Ce visage rude n’était pas fait pour reposer sur un oreiller, ce corps puissant aurait dû être debout et se déplacer comme d’habitude, de sa démarche vive et martiale.

— Je ne vais pas vous demander comment vous vous sentez, mon oncle, dit Damon. Mais est-ce que vous éprouvez la moindre douleur, maintenant ?

— Presque pas, aussi curieux que cela paraisse. Une simple petite blessure qui me retient allongé ! À peine plus qu’une égratignure. Et pourtant…

Il se mordit les lèvres.

— On m’a dit que je ne pourrais plus marcher.

Ses yeux fouillèrent le regard de Damon, d’un air tellement suppliant que le jeune homme en fut gêné.

— Est-ce vrai ? Ou bien cette femme est-elle aussi stupide qu’elle en a l’air ?

Damon baissa la tête sans répondre. Au bout de quelques secondes, Dom Esteban hocha la tête avec lassitude et résignation.

— Le malheur s’acharne sur notre famille. Coryn, mort à la fleur de l’âge, et Callista, Callista… Je dois donc demander de l’aide, humblement, comme un infirme, à des étrangers. Je n’ai personne de mon sang pour m’aider.

Damon posa un genou à terre.

— Aux dieux ne plaise, dit-il délibérément, que vous ayez à vous adresser à des étrangers. Je revendique ce droit…, beau-père.

Les épais sourcils montèrent presque jusqu’à la ligne des cheveux.

— Ainsi, le vent souffle de ce côté ? dit enfin Dom Esteban. J’avais d’autres projets pour Ellemir, mais…

Il s’interrompit un court instant.

— Je suppose que rien ne va comme on le désire, dans ce monde imparfait. Qu’il en soit donc ainsi. Mais la route ne va pas être facile, même si tu arrives à trouver Callista. Ellemir m’a raconté quelque chose, une histoire confuse concernant Callista et un étranger, un Terrien, qui est parvenu, on ne sait comment, à se mettre en rapport avec elle et a offert son épée, ou ses services, ou je ne sais quoi. Il faut qu’il en parle avec toi, bien qu’il me semble bizarre que l’un de ces Terriens soit capable de faire preuve de révérence envers une gardienne.

La fureur l’envahit de nouveau.

— Que ces bêtes aillent au diable ! Damon, que se passe-t-il dans les collines ? Jusqu’à ces dernières saisons, les hommes-chats étaient des êtres timides qui vivaient sur les coteaux, et personne ne leur accordait plus d’esprit qu’au petit peuple des arbres ! Et puis, comme si un mauvais dieu était descendu parmi eux, ils se mettent à nous traiter en ennemis, soulèvent les Villes Sèches contre nous, et il y a même des régions habitées par les nôtres depuis des générations qui sont maintenant enveloppées d’une ombre maléfique. J’ai l’esprit pratique, Damon, et je ne crois pas à la sorcellerie ! Et voilà que les hommes-chats se rendent invisibles, comme des magiciens de contes de fées !

— Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit Damon. Je les ai rencontrés en traversant la contrée des ténèbres, et je n’ai réalisé que trop tard que j’aurais pu les rendre visibles avec ma pierre-étoile.

Il porta machinalement la main à sa matrice.

— Ils ont massacré mes hommes. Eduin m’a dit que vous les aviez sauvés, que vous seul aviez anéanti presque tous les assaillants. Comment ?…

Damon se sentait intimidé, soudain. Dom Esteban souleva sa longue main carrée, une main d’escrimeur, et la considéra d’un air perplexe.

— Je ne sais pas vraiment, dit-il lentement, en regardant sa main et en remuant les doigts.

Il tourna la main pour en examiner la paume.

— J’ai dû entendre l’autre épée dans l’air, reprit-il. Il hésita, et au son de sa voix, on sentait qu’il n’en revenait pas lui-même.

— Mais je ne l’ai pas entendue. Pas avant d’avoir sorti la mienne et de m’être mis en garde.

Il cligna des yeux, perplexe.

— C’est comme ça, quelquefois. Ça m’est déjà arrivé. On se retourne brusquement, on se met en garde, et subitement, il y a une attaque qu’on n’aurait jamais vue venir si on ne s’y était pas préparé.

Il se mit à rire d’une voix rauque.

— Miséricordieuse Avarra ! Écoutez donc ce vieil homme qui fanfaronne !

Il serra le poing. Son bras trembla de fureur.

— Me vanter ? Pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’un invalide peut faire d’autre ?

Que le meilleur escrimeur des Sept Domaines soit désormais infirme, c’était vraiment horrible ! Pourtant, pensa Damon à contrecœur, ce malheur comportait une certaine justice : Dom Esteban n’avait jamais toléré la moindre faiblesse physique chez les autres. C’était en voulant prouver son courage à son père que Coryn avait escaladé les hauteurs qu’il redoutait, et qu’il s’était tué en tombant…

— Par les enfers de Zandru ! dit le vieillard au bout d’un moment. Vu la façon dont mes articulations se sont raidies, ces trois derniers hivers, mes rhumatismes m’auraient cloué au lit dans un ou deux, de toute manière. Mieux vaut avoir terminé ma carrière sur une bataille sensationnelle.

— On ne l’oubliera pas de sitôt, dit Damon en se détournant, afin que son parent ne puisse voir la pitié dans ses yeux. Bon sang, comme nous aurions besoin de votre épée pour combattre ces damnés hommes-chats !

Dom Esteban rit sans conviction.

— Mon épée ? C’est facile – prends-la, et bonne chance, dit-il avec une grimace amère. J’ai peur que tu n’aies à t’en servir toi-même, cependant, puisque je ne peux pas t’accompagner.

Damon avait saisi le mépris derrière les paroles d’Esteban. Elle n’est pas forgée, l’épée qui fera de toi une fine lame. Mais il ne ressentit aucune colère. La seule arme qui restât à Dom Esteban était sa langue. Et de toute façon, Damon n’avait jamais prétendu avoir le moindre talent à l’épée.

Ellemir revint avec un plateau bien garni. Elle l’installa à côté du lit et se mit à couper la viande.

— Damon, quels sont tes projets, au juste ? Tu n’as pas l’intention, toi, d’aller combattre les hommes-chats ?

— Je ne vois pas d’alternative, beau-père, répondit Damon sans se vexer.

— Mais, Damon, il faudrait une armée pour les vaincre.

— On aura le temps d’y penser l’année prochaine. Pour le moment, il s’agit de leur reprendre Callista, et nous n’avons pas le temps de soulever une armée pour ça. Et puis, cela ne ferait que mettre sa vie en danger. Il faut se hâter. Maintenant que nous savons où elle se trouve…

Dom Esteban le regarda fixement, oubliant de mâcher. Il avala, s’étrangla, fit signe à Ellemir de lui servir à boire.

— Tu le sais. Et d’où le tiens-tu ?

— Le Terrien, expliqua Damon posément. Non, je ne sais pas comment c’est arrivé. Je ne savais pas que des étrangers avaient quelque chose comme notre laran. Mais il l’a, et il est en contact avec Callista.

— Je n’en doute pas, dit Esteban. J’en ai rencontré quelques-uns à Thendara lors des négociations pour la construction de la cité du commerce. Ils sont très semblables à nous. J’ai entendu dire que la Terre et Ténébreuse ont une souche commune, et que cela remonte très loin. Cependant, ils quittent rarement la cité. Comment celui-ci est-il arrivé ici ?

— Je vais l’envoyer chercher, dit Ellemir, et il vous racontera lui-même son histoire.

Elle appela un serviteur et lui donna le message. Peu de temps après, Andrew entra dans la grande salle. Il s’inclina devant Dom Esteban, et Damon se dit avec plaisir qu’en tout cas, ces gens-là n’étaient pas des sauvages.

À la prière de Damon, Andrew conta brièvement comment il s’était trouvé en contact avec Callista. Esteban était grave et pensif.

— Je ne peux pas dire que j’approuve tout cela, dit-il. Qu’une gardienne établisse un contact aussi intime avec un étranger qui ne fait même pas partie de sa caste, c’est inouï et scandaleux. Au temps jadis, dans les Domaines, des guerres ont été déclenchées pour moins que cela. Mais les temps changent, qu’on le veuille ou non, et vu le cours des événements, il est peut-être plus important de la sauver des hommes-chats que du déshonneur d’un tel rapport.

— Déshonneur ? s’exclama Andrew, rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Je ne lui veux pas de mal, et je ne cherche pas à la déshonorer, monsieur. Je ne lui souhaite que du bien, et je suis prêt à risquer ma vie pour la libérer.

— Pourquoi donc ? demanda Esteban d’un ton cassant. Ne vous faites pas d’illusions, jeune homme. Une gardienne est vouée à la virginité.

Damon espérait qu’Andrew aurait le bon sens de ne pas parler de ses sentiments pour Callista. Mais comme il ne lui faisait pas confiance, il décida d’intervenir.

— Dom Esteban, il a déjà risqué sa vie pour se mettre en contact avec elle… Pour un homme de son âge, sans formation, travailler avec une pierre-étoile n’est pas une petite affaire.

Il adressa à Andrew un regard sévère pour le faire taire. Heureusement, trop tourmenté par l’inquiétude ou la douleur, Dom Esteban n’insista pas. Il se tourna vers Damon.

— Tu sais donc où est Callista ?

— Nous avons des raisons de croire qu’elle se trouve dans les grottes de Corresanti, expliqua Damon, et Andrew peut nous mener à elle. Dom Esteban renifla avec mépris.

— Il y a beaucoup de campagne entre Armida et Corresanti. La plupart des villages sont en ruine, et ça grouille d’hommes-chats. De plus, c’est à une demi-journée de cheval dans la contrée des ténèbres.

— Nous n’y pouvons rien, dit Damon. Vous êtes arrivé à passer malgré eux, ce qui prouve que cela est possible. En tout cas, tant que j’aurai ma pierre-étoile, ils n’arriveront pas à se rendre invisibles.

Esteban réfléchit, puis hocha la tête.

— J’avais oublié que tu as été formé à la tour. Et le Terrien ? Va-t-il t’accompagner ?

— J’y vais aussi, dit Andrew. Je suis apparemment le seul lien avec Callista. D’ailleurs, je lui ai juré que j’irais la sauver.

— Non, Andrew. Damon secoua la tête.

— Non, mon-ami. Précisément parce que vous êtes le seul lien avec Callista, nous ne pouvons pas vous exposer. Si vous étiez tué, nous perdrions sans doute toute trace d’elle, morte ou vivante. Vous resterez à Armida et vous garderez le contact avec moi, à l’aide de la pierre-étoile.

Andrew secoua la tête d’un air obstiné.

— Écoutez, j’y vais aussi. Je suis beaucoup plus fort que vous, et plus résistant que vous ne pensez. J’ai roulé ma bosse sur une demi-douzaine de mondes. Je suis capable de me défendre, Damon. Nom d’un chien, j’en vaux deux comme vous !

Damon soupira. Il a peut-être raison. Il a survécu au blizzard. Je n’aurais jamais pu en faire autant si je m’étais trouvé sur un monde inconnu.

— Vous avez peut-être raison, dit-il. Cornent vous débrouillez-vous à l’épée ?

Surpris, Andrew hésita avant de répondre.

— Je ne sais pas. L’escrime, chez nous, n’est plus qu’un sport. Mais je ne demande pas mieux que d’essayer. J’apprends vite.

Damon haussa les sourcils.

— Ce n’est pas si facile.

Son peuple n’utilise l’épée que pour un sport ? Comment se défendent-ils donc ? Avec des couteaux, comme les habitants des Villes Sèches, ou avec le poing ? Dans ce cas, ils doivent être plus forts que nous. À moins que les Terriens ne soient allés plus loin que le pacte et n’aient interdit toute arme qui tue ?

— Eduin ! appela-t-il.

Le garde, qui attendait près de la porte, se mit au garde-à-vous.

Vai dom ?

— Allez chercher deux épées d’entraînement.

Eduin revint peu de temps après, portant deux épées de bois et de cuir qui servaient à l’initiation des débutants. Damon en saisit une et tendit l’autre au Terrien. Celui-ci examina curieusement le bâton de bois souple dont la pointe et les tranchants étaient recouverts de cuir tressé, et finalement la prit en main d’un geste maladroit. Damon fronça les sourcils.

— Avez-vous jamais touché une épée ?

— J’ai fait un peu d’escrime pour m’amuser. Je ne suis pas très bon.

Je le crois sans peine, se dit Damon en attachant son masque de cuir. Il jeta à Andrew un coup d’œil par-dessus son épaule droite, à travers la grille qui lui protégeait le visage. Les épées d’entraînement étaient assez flexibles pour être inoffensives. Andrew lui faisait carrément face. La poitrine découverte, nota-t-il, et il tient l’épée comme pour donner un coup de tisonnier au feu.

Andrew fit un pas en avant. Damon leva légèrement son épée pour parer l’attaque. Andrew en perdit l’équilibre et reçut la pointe de cuir dans la poitrine. Damon baissa son arme en hochant la tête.

— Vous voyez, mon ami ? Et je ne suis même pas un escrimeur. Je ne pourrais pas échanger une demi-douzaine de coups avec un adversaire médiocre. Dom Esteban ou Eduin me feraient sauter l’épée des mains avant que j’aie pu la lever.

— Je suis sûr que je pourrais apprendre, protesta Andrew, entêté.

— Pas assez vite. Croyez-moi, Andrew, j’ai commencé à m’entraîner à l’épée quand je n’avais pas encore huit ans. Vous êtes fort, je le vois bien. Vous êtes même assez rapide. Mais nous ne pourrions jamais vous apprendre comment vous défendre, en une semaine. Et nous n’avons pas une semaine. Ni même une journée. Je suis désolé, Andrew. Nous avons besoin de vous pour quelque chose de plus important.

— Et tu crois que toi, tu peux mener un groupe d’hommes contre les hommes-chats ? demanda Dom Esteban d’un air sarcastique. Eduin peut faire avec toi, en quelques secondes, ce que tu as fait au Terrien.

Damon se retourna vers le blessé. Esteban avait fait remporter le plateau, et il regardait les personnes présentes à tour de rôle, avec une lueur de colère dans les yeux.

— Sois raisonnable, Damon. Je t’ai laissé dans la garde parce que les hommes t’aimaient bien et que tu as le sens de l’organisation. Mais ceci est l’affaire d’un escrimeur de première classe. Es-tu aveugle au point de croire que tu es capable de vaincre ces êtres qui ont assailli la garde d’Armida et enlevé Callista ? Est-ce que je marie ma fille à un imbécile ?

— Père, comment osez-vous ! s’écria Ellemir, furieuse. Vous ne pouvez pas parler à Damon de la sorte !

Damon lui fit signe de se calmer. Il fit face au vieil homme.

— Je le sais bien, mon oncle. Je connais probablement mes propres faiblesses mieux que vous. Mais on ne peut pas demander l’impossible, et, de toute façon, c’est mon droit : je suis à présent le parent le plus proche de Callista, si l’on ne tient pas compte de Domenic qui n’a pas encore dix-sept ans.

Esteban fit une grimace.

— Très bien, mon fils. J’admire ton cran. Je voudrais que ton habileté soit à la mesure de ton caractère.

Il leva les poings et les abattit sur les coussins avec rage.

— Par les enfers de Zandru ! Me voilà, diminué et inutile comme l’âne de Durraman, et toute mon adresse, toute ma connaissance…

Sa fureur tomba tout d’un coup.

— Si j’avais le temps de t’entraîner, reprit-il enfin, d’une voix plus faible, tu n’es pas un incapable… mais nous n’avons pas le temps, pas le temps. Tu dis qu’avec ta pierre-étoile, tu peux défaire leur damnée invisibilité ?

Damon acquiesça. Eduin avança alors jusqu’au lit et s’agenouilla.

— Seigneur Istvan, je dois une vie au seigneur Damon. Permettez-moi de l’accompagner à Corresanti.

— Vous êtes blessé, mon vieux, dit Damon, profondément touché. Et vous avez déjà eu à vous battre une fois.

— Quand même, protesta Eduin. Vous avez dit que j’étais meilleur bretteur que vous. Laissez-moi vous garder, seigneur Damon. Vous devez porter la pierre-étoile.

— Miséricordieuse Avarra ! souffla Dom Esteban. Voilà la solution !

— J’accepte volontiers votre compagnie et votre épée, si vous vous sentez assez fort, dit Damon en posant une main sur l’épaule d’Eduin.

Il était dans un état de sensibilité telle que le flot de dévouement et de gratitude qu’il percevait en l’homme le décontenançait.

— Mais vous devez vos services à Dom Esteban. C’est à lui de vous donner la permission de m’accompagner.

Ils se tournèrent vers Esteban. Il avait les yeux fermés, et Damon se demanda si cette conversation l’avait fatigué. Mais en voyant ses sourcils froncés, il comprit que le blessé était plongé dans une profonde réflexion. C’est alors qu’Esteban rouvrit les yeux.

— Dis-moi donc, Damon, demanda-t-il. Sais-tu bien te servir de ta pierre-étoile ? Je sais que tu as le laran et que tu as passé plusieurs années à la tour. Mais est-ce que Leonie ne t’a pas renvoyé ? Si c’était pour une raison d’incompétence, mon idée ne marchera pas, mais…

— Ce n’était pas pour incompétence, dit Damon paisiblement. Leonie ne s’est pas plainte de mon travail. Elle a dit que j’étais trop sensible, et qu’elle avait peur que ma santé n’en souffre.

— Regarde-moi dans les yeux, Damon. Est-ce la vérité ou de la vanité ?

Il y avait des moments où Damon détestait positivement cet homme dépourvu de délicatesse.

— Si je me souviens bien, dit-il en soutenant le regard d’Esteban sans fléchir, vous avez assez de laran pour le découvrir vous-même.

Dom Esteban eut à nouveau un sourire sans joie.

— Je ne sais comment, ni où tu as trouvé suffisamment de caractère pour me tenir tête, cousin, mais c’est bon signe. Quand tu étais adolescent, tu avais peur de moi. Est-ce seulement parce que je ne vais jamais plus me lever que tu as le courage de me faire face ?

Il fixa à son tour les yeux de Damon – un contact rude comme sa poigne solide.

— Je te demande pardon d’avoir douté de toi, cousin, mais ceci est trop important pour que j’épargne les sentiments de qui que ce soit, même les miens. Penses-tu que je me réjouisse à l’idée qu’un autre va devoir aller au secours de ma fille préférée ? Enfin. Je vois que tu es doué. Connais-tu l’histoire de Régis V ? Les Hastur régnaient en ce temps-là. C’était avant que la couronne ne passe dans la lignée des Elhalyn.

Damon fronça les sourcils, tâchant de se rappeler les vieilles légendes.

— Régis V… n’avait-il pas perdu une jambe à la bataille du col du Dammerung… ?

— Non, dit Dom Esteban. Il avait perdu une jambe parce qu’on l’avait trahi et que des assassins l’avaient attaqué pendant son sommeil. Afin qu’il ne puisse plus se battre en duel et qu’il perde ainsi une bonne moitié des terres Hastur. Il envoya à sa place son frère Rafael, qui était une sorte de moine et n’avait aucune expérience en matière de duels, et qui pourtant se battit contre sept hommes et les tua tous. Depuis ce jour, le château Hastur est aux mains des Hastur en bordure des montagnes. Et cela, Rafael avait pu le faire, parce que Régis, encore immobilisé, avait pu guider ses gestes depuis son lit, grâce à la matrice qu’il avait encastrée dans l’épée et qui les maintenait en contact.

— Un conte de fées, dit Damon.

Malgré tout, il sentait un étrange picotement dans le dos. Dom Esteban secoua la tête, autant que les sacs de sable le lui permettaient.

— Sur l’honneur du domaine Alton, Damon, protesta-t-il avec véhémence, ce n’est pas un conte de fées. Ce talent était connu depuis longtemps, mais de nos jours, peu de Comyn ont la force ou le courage de le faire. À présent, ce sont les femmes qui manient les pierres-étoiles. Pourtant, si j’étais sûr que tu as le talent de nos ancêtres avec une matrice…

Damon comprit avec effarement où Dom Esteban voulait en venir.

— Mais…

— Tu as peur ? Crois-tu que tu pourrais supporter le contact du don Alton ? Si cela te rendait capable de te battre contre les hommes-chats, avec mon adresse ?

Damon ferma les yeux.

— J’ai besoin d’y réfléchir, dit-il honnêtement. Ce ne serait pas facile.

Pourtant… si c’était le seul moyen de sauver Callista ?

Dom Esteban était le seul homme au monde capable de passer à travers une embuscade d’hommes-chats. Damon s’était échappé comme un lapin en laissant mourir ses gardes. Il fallait qu’il prenne sa décision tout seul. Pendant un moment, personne n’exista plus dans la pièce, que Dom Esteban et lui.

Il s’approcha du lit et regarda l’homme prostré.

— Si je refuse, mon oncle, ce n’est pas que j’aie peur. Seulement, je ne suis pas sûr que vous ayez la force d’entreprendre une chose pareille dans votre état. Je ne savais pas que le don Alton s’était reproduit en vous dans toute son intégrité.

— Oh ! oui, je l’ai, dit Esteban, le fixant avec une intensité effrayante. Mais toute ma vie, je n’ai jamais cru avoir besoin d’autre don que ma force physique et mon adresse aux armes. Pourquoi crois-tu que Callista a été choisie parmi toutes les filles des Domaines pour devenir gardienne ? Le don Alton est la faculté d’établir un rapport de force, et j’ai reçu quelque entraînement dans ma jeunesse. Mets-moi à l’épreuve si tu veux.

Ellemir vint glisser sa main dans celle de Damon.

— Père, protesta-t-elle, vous ne pouvez pas faire une chose pareille, c’est épouvantable !

— Épouvantable ? Pourquoi donc, ma fille ?

— Cela va à l’encontre de la loi la plus sévère du Comyn : personne ne doit dominer l’esprit et l’âme d’un autre.

— Et qui parle de son esprit et de son âme ? demanda le vieil homme, ses sourcils broussailleux se soulevant comme deux grosses chenilles. C’est son bras et ses réflexes qui m’intéressent, et je peux les dominer. Et je ne le ferai que de son plein gré.

Il essaya de tendre la main vers Damon, grimaça de douleur et se renversa entre les sacs de sable.

— À toi de décider, Damon.

Andrew était pâle et inquiet. Damon ne se sentait guère plus rassuré, et la main d’Ellemir tremblait dans la sienne.

— Si c’est le meilleur moyen d’arriver à Callista, dit-il lentement, j’accepterai plus encore. Si vous vous sentez assez fort, seigneur Esteban.

— Si mes sacrées jambes pouvaient seulement bouger !… Je me suis battu avec de pires blessures. Prends une épée d’entraînement. Eduin, prends l’autre.

Damon enfila le masque, tourna son côté droit vers Eduin. Le garde salua. Il lui faisait face, les pieds écartés, la pointe de son épée au sol. Damon sentit la peur l’envahir.

Ce n’est pas qu’Eduin puisse me faire bien mal avec cette épée de bois, ni que je redoute quelques bleus et bosses. Mais cet odieux bonhomme m’a toujours harcelé sur mon manque d’adresse. Me ridiculiser devant Ellemir… lui permettre de m’humilier une fois de plus…

— Ta pierre-étoile est recouverte, Damon, dit Esteban d’une voix étrange et distante. Découvre-la.

Damon retira les étuis de cuir et de soie et laissa la gemme nue, tiède et pesante, reposer sur sa gorge. Il donna la pochette à Ellemir, et le frôlement des doigts de la jeune fille contre les siens le rassura.

— Recule-toi, Ellemir, dit Esteban. Vous aussi, Terrien. Tenez-vous près de la porte, et veillez à ce qu’aucun serviteur n’entre. Ils ne peuvent pas faire grand mal avec ces épées d’entraînement, mais quand même…

Ellemir et Andrew se retirèrent. Les deux hommes s’affrontèrent, épées en main, se contournant lentement. Damon était légèrement conscient du contact d’acier de Dom Esteban – qu’est-ce que j’ai dit à Andrew, qu’on apprend à reconnaître les gens à leur image, comme on reconnaît leur voix ? – et sentait un curieux bourdonnement dans ses oreilles, comme une forte pression. Il vit l’épée d’Eduin se diriger vers lui. Avant qu’il ait pu réaliser ce qu’il faisait, il fléchit les genoux, et son bras se détendit pour une riposte foudroyante. L’épée tournoya, Damon entendit le claquement rapide du bois contre le cuir, et il assista alors à une série d’images toutes plus inattendues les unes que les autres : le visage interdit d’Eduin, avec sa cicatrice encore fraîche ; l’air stupéfait d’Andrew ; son propre bras s’élevant, alors qu’il faisait un pas en arrière et feintait ; l’épée s’échappant de la main du garde, voltigeant à travers la pièce et atterrissant presque aux pieds du Terrien. Celui-ci se baissa pour la ramasser. Dans la tête de Damon, le bourdonnement cessa.

— Me crois-tu, à présent, cousin ? As-tu jamais été capable de toucher Eduin auparavant, seulement même de le désarmer ?

Damon réalisa qu’il était essoufflé et que son cœur battait la chamade. Je ne me suis jamais déplacé à une telle rapidité, pensa-t-il, et il ne put s’empêcher de ressentir un mélange de peur et de rancune. La main d’un autre, l’esprit d’un autre… qui contrôlent… qui contrôlent mon corps…

Pourtant, pour rendre à ces maudits félins la monnaie de leur pièce, Dom Esteban était le seul homme capable de mener l’attaque. Et il savait qu’Esteban l’aurait fait s’il l’avait pu.

Damon ne tenait pas particulièrement à être un homme d’épée. Ce n’était pas son fort. Pourtant, il avait un compte à régler avec les hommes-chats. Ses hommes comptaient sur lui, et il les avait laissés mourir. Et Reidel était son ami. S’il pouvait anéantir ses monstres avec l’aide de Dom Esteban, avait-il le droit de refuser ?

Esteban était calmement allongé, pliant et dépliant les doigts d’un air pensif. Il garda le silence, puis il lança à Damon un regard triomphant.

Il est ravi, que le diable l’emporte ! Mais après tout, pourquoi ne le serait-il pas ? Il vient de se prouver qu’il n’est pas complètement inutile.

Damon posa l’épée. À travers le cristal nu, il captait les bribes de sensations diverses : l’émerveillement, presque la terreur d’Eduin, la stupéfaction d’Andrew, le désarroi d’Ellemir. Il essaya de les repousser toutes, et se rapprocha du lit.

— J’accepte, cousin, dit-il d’une voix assurée. Quand commençons-nous ?

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