Il n’aurait jamais cru qu’il pût être aussi difficile de descendre la montagne. Toute la journée, Andrew Carr avait peiné au milieu de rochers pointus et coupants. Il avait essayé de retrouver l’avion pour y récupérer de la nourriture, des vêtements chauds et les insignes de ses camarades, mais en voyant les débris écrasés au fond d’un ravin, il avait abandonné tout espoir d’y parvenir. À présent, la nuit tombait et la neige recommençait à tourbillonner légèrement. Andrew se pelotonna dans son épais manteau de fourrure et suça ses derniers bonbons. Il scruta l’horizon, espérant apercevoir des lumières ou quelque autre signe de vie. Il devait y en avoir. Cette planète avait une population dense. Mais dans les montagnes, il devait y avoir des kilomètres ou même des centaines de kilomètres entre chaque région habitée. Il vit enfin quelques lueurs pâles à l’horizon, un groupe de lumières qui pouvait être une ville ou un village. Le seul problème était de l’atteindre. Cela allait être difficile. Il n’avait aucune connaissance des bois, encore moins des techniques de survie. Finalement, se rappelant quelque chose qu’il avait lu, il s’ensevelit à moitié sous un amas de feuilles mortes et se recouvrit la tête d’un pan du manteau. Il n’arrivait pas à lutter efficacement contre le froid et la faim, et bien que sa pensée s’attardât parfois douloureusement sur des visions de nourriture, il parvint à s’endormir. Il dormit difficilement, se réveillant presque toutes les heures à cause du froid, mais il dormit. Et pas une fois il n’aperçut, dans ses rêves confus, le visage de la jeune fille fantomatique.
Pendant les deux jours qui suivirent, Andrew dut se frayer un chemin au milieu de broussailles épineuses, et se perdit par deux fois dans un vallon boisé avant d’atteindre le versant opposé. Du fond de la vallée, il n’y avait aucun moyen de s’assurer de la direction à prendre, et Andrew ne vit aucun signe d’habitation humaine ou autre. Une fois, il trouva les restes extrêmement délabrés d’une clôture en bois et perdit deux heures à la longer – la présence d’une enceinte indiquant généralement l’existence de choses à maintenir à l’intérieur (ou à l’extérieur). Mais ses recherches ne le menèrent qu’à un enchevêtrement de plantes grimpantes desséchées, et Andrew en conclut que, quel que fût le bétail qui avait occupé les lieux autrefois, les animaux et leur gardien étaient partis depuis bien longtemps.
Près de l’endroit où il avait découvert la clôture, Andrew remarqua le lit d’un ruisseau à sec et il présuma qu’il pouvait le suivre. Les civilisations, en particulier sur les terres arables, s’installent toujours le long des cours d’eau, et Andrew voulut croire que cette planète-ci ne serait pas une exception. Ce ruisseau le mènerait hors des collines et probablement jusqu’à la demeure des créatures qui avaient construit l’enceinte. Mais après quelques kilomètres, le lit du ruisseau s’interrompait, bloqué par une chute de pierres. Andrew eut beau faire, il n’en put retrouver la trace de l’autre côté. C’était peut-être la raison pour laquelle les constructeurs de la clôture avaient emmené leur bétail ailleurs.
Vers la fin du second jour, il trouva un arbre noueux duquel pendaient quelques fruits desséchés. Ceux-ci ressemblaient à des pommes et en avaient le goût. Ils étaient durs et secs, mais mangeables. Andrew en mangea une grande partie et garda le reste pour plus tard. Il se sentait malheureux et frustré : il y avait probablement d’autres aliments comestibles autour de lui dans la forêt, comme l’écorce de certains arbres, ou les champignons qui poussaient sur des morceaux de bois mort. L’ennui était qu’il ne pouvait reconnaître les plantes comestibles des plantes vénéneuses, et y penser ne faisait que le tourmenter inutilement.
Tard dans la nuit, tandis qu’Andrew cherchait un endroit où dormir à l’abri du vent, la neige se remit à tomber avec une persistance qui le remplit d’appréhension. Il avait entendu parler des blizzards de ces collines, et l’idée de se retrouver dans la tourmente, sans nourriture, ni vêtement approprié, ni refuge, le rendait terriblement anxieux. La neige s’était épaissie à une telle rapidité qu’il pouvait difficilement voir à deux pieds devant lui et que ses souliers étaient devenus d’énormes paquets de boue raidis par le froid.
C’est la fin, se dit-il. C’était déjà la fin quand l’avion s’est écrasé, seulement je n’ai pas eu le bon sens de l’admettre.
J’aurais pu m’en tirer s’il avait fait beau, mais maintenant c’est fichu !
À présent, la seule chose à faire était de trouver un endroit confortable, de préférence à l’abri du vent qui hurlait dans les rochers escarpés au-dessus de lui. Ensuite, il n’aurait plus qu’à s’allonger, se mettre à l’aise et s’endormir dans la neige. Et ce serait la fin. Ce coin du monde était tellement désert qu’il faudrait des années avant qu’on ne trouve son corps – par accident – et qu’il serait impossible de savoir s’il s’agissait d’un Terrien ou d’un autochtone.
Bon sang de vent ! Il rugissait comme trente-six tunnels aérodynamiques, comme le chœur des âmes damnées de L’Enfer de Dante. Il créait aussi une curieuse illusion : Andrew avait l’impression qu’une voix lointaine l’appelait.
Étranger ! Étranger !
C’était une hallucination, bien sûr. Personne, dans un rayon de cinq cents kilomètres, ne savait qu’il était là, sauf peut-être la fille fantôme qu’il avait vue lors de l’accident. Qu’elle aille au diable, de toute façon, si elle existait… ce dont il doutait.
Andrew trébucha et s’affala de tout son long dans la neige. Il allait se relever, mais il se dit : Oh, et puis, à quoi bon ? Et il se laissa retomber.
Mais oui, on l’appelait.
Étranger ! Par ici, vite ! Je peux vous montrer le chemin vers un refuge, mais c’est tout ce que je peux faire.
Il s’entendit répondre à la voix assourdie qui semblait être un écho dans son cerveau :
— Non, je suis trop fatigué. Je ne peux pas aller plus loin.
— Étranger ! Ouvrez les yeux et regardez-moi ! Avec ressentiment, se protégeant les yeux de la neige et du vent glacial, Andrew Carr se souleva sur les mains et regarda. Il savait ce qu’il allait voir.
La fille, bien sûr.
Elle n’était pas vraiment là. Comment aurait-elle pu l’être, pieds nus, vêtue seulement de sa robe bleue légère qui ressemblait à une chemise de nuit déchirée ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il à voix haute. Êtes-vous vraiment ici ? Où êtes-vous ?
Le vent arrachait les mots de ses lèvres et les emportait au loin, si bien que la fille n’aurait pu les entendre à trois mètres de lui.
Elle répondit clairement, de sa voix grave qui semblait porter jusqu’à ses oreilles mais pas un pouce plus loin :
— Je ne sais pas où je suis. Si je le savais, je n’y serais plus, car ce n’est pas un endroit où je veux être. Ce qui compte, c’est que je sache où vous êtes, et où vous serez en sûreté. Suivez-moi vite ! Levez-vous donc ! Levez-vous !
Andrew se releva maladroitement, serrant son manteau contre lui. La fille se tenait, semblait-il, à deux mètres de lui, dans la tempête. Elle portait toujours la petite chemise de nuit, mais bien qu’Andrew pût voir ses pieds nus et ses épaules à travers les déchirures, elle n’avait pas l’air de sentir le froid.
Elle lui fit signe de suivre – on aurait dit que maintenant qu’elle avait toute son attention, elle ne faisait plus d’efforts pour se faire entendre – et se mit en marche dans la neige d’un pas léger. Andrew remarqua, avec une étrange impression d’irréalité, que les pieds de la jeune fille ne touchaient pas tout à fait le sol. Ouais, ça s’explique, si c’est un fantôme.
Il marchait péniblement, tête baissée, suivant la silhouette de la jeune fille. Le vent s’engouffrait dans son manteau, le faisant voler et claquer derrière lui. Ses cheveux et sa barbe formaient de dures mèches glacées contre son visage. Maintenant que le sol était recouvert d’un tapis uniformément blanc, cachant creux et bosses, il trébuchait continuellement sur les racines et les trous invisibles. À deux ou trois reprises, il s’étala de tout son long, et chaque fois, il se remit sur ses pieds et reprit sa marche derrière l’ombre qui le guidait. Elle lui avait déjà sauvé la vie auparavant. Elle devait savoir ce qu’elle faisait.
Il lui sembla qu’il y avait des heures qu’il pataugeait et trébuchait dans la neige – bien qu’il réalisât plus tard que cela n’avait probablement pas duré plus de trois quarts d’heure – quand il buta de tout son corps dans quelque chose qui ressemblait à un mur de brique. Il avança les mains devant lui, incrédule.
C’était un mur de brique. Du moins, cela en avait l’aspect. Andrew s’aperçut qu’il s’agissait d’une bâtisse, et en explorant le mur, il découvrit une porte de bois massif, polie par le temps. À travers un loquet grossièrement taillé dans le bois, on avait passé de solides courroies de cuir qui maintenaient la porte fermée. Le cuir était mouillé, et Andrew fut obligé de retirer ses gants pour le dénouer. Ses doigts étaient bleus de froid et tout écorchés quand le nœud céda.
La porte s’ouvrit avec un grincement, et Andrew pénétra dans la maison avec précaution. L’endroit était sombre, froid et désert, mais au moins, il était sec. Il y avait de la paille, et la faible lumière produite par le reflet de la neige à travers l’entrebâillement de la porte lui laissa entrevoir de vagues formes qui pouvaient être des jougs pour du bétail ou des meubles. Andrew n’avait aucun moyen de se faire de la lumière, mais le silence dans la pièce était tel, qu’il était sûr que ni les animaux qui avaient occupé l’étable ni leur gardien n’habitaient plus le refuge.
Une fois de plus, la fille l’avait sauvé. Il ferma la porte et se laissa tomber sur le sol, se creusa une niche confortable dans la paille, retira ses chaussures trempées, sécha ses mains engourdies par le froid sur la paille, et s’allongea pour dormir. Il regarda autour de lui pour essayer de trouver la silhouette fantomatique de la jeune fille qui l’avait guidé là, mais, comme il s’y attendait, elle avait disparu.
Il se réveilla, après plusieurs heures d’un profond sommeil, dans un monde déchaîné, au bruit des mugissements infernaux d’une tempête de neige et de glace qui battait la maison avec une violence effrayante. Cette fois, il se filtrait sous les volets suffisamment de lumière pour qu’il pût voir à l’intérieur de son refuge : il n’y avait rien, sauf l’épaisse couche de paille et les jougs. Il régnait une légère odeur de fumier, âcre, mais supportable.
Dans le coin le plus reculé se trouvait une masse sombre qui suscita sa curiosité. Il s’agissait d’un tas d’étoffes à la coupe étrange. Andrew s’appropria une espèce de couverture en tartan, effilochée et délavée, et s’en enveloppa. Sous le tas de vêtements, il découvrit un gros coffre muni d’un moraillon, qui n’était cependant pas fermé à clé. Le coffre s’avéra contenir de la nourriture – oubliée, peut-être, ou plus probablement emmagasinée par des bergers pour la saison suivante. Andrew y trouva une sorte de pain sec, en fait, plutôt des biscuits ou des galettes, enveloppé dans du papier huilé. Il en retira également quelque chose de coriace qu’il ne reconnut pas et prit pour de la viande séchée, dont ses dents et son palais ne purent venir à bout. Une espèce de pâte odorante qui lui rappelait le beurre de cacahuètes passa sans difficulté avec les biscuits qui consistaient en un mélange de fruits secs, de graines et de noix écrasés. Il apaisa sa faim, et après avoir fouillé la pièce, découvrit un robinet grossier au-dessus d’une bassine, apparemment à l’usage des bêtes. Il but et se passa de l’eau sur le visage. L’eau était beaucoup trop froide pour qu’il pût se laver méticuleusement, mais il se sentit déjà mieux. Ensuite, emmitouflé dans la couverture en tartan, il explora le refuge de fond en comble. À son soulagement, il fit la trouvaille de grossières latrines en terre à l’autre bout de la pièce. Il n’avait aucune envie de s’aventurer dans la tempête, même pour un instant, et l’idée de se soulager dans la pièce lui déplaisait, à cause du retour éventuel des propriétaires. Il lui vint à l’esprit que les commodités et les provisions avaient dû être prévues pour les cas où le blizzard empêcherait hommes et bêtes de sortir.
Ainsi, ce monde était non seulement habité, mais aussi civilisé, du moins d’une certaine façon. Tout le confort de la maison, pensa-t-il en retournant à son lit de paille. À présent, il ne lui restait plus qu’à attendre la fin de la tourmente.
Il était si fatigué, après ces journées de marche et d’escalade, et il avait si chaud dans l’épaisse couverture qu’il se rendormit sans difficulté. Quand il se réveilla, le jour avait baissé, et le bruit de la tempête commençait à diminuer. Il comprit, comme l’obscurité se faisait, qu’il avait dormi presque toute la journée.
Et ce n’est que le début de l’automne. Qu’est-ce que ça doit être en hiver ? Cette planète est peut-être formidable pour les sports d’hiver, mais il n’y a rien d’autre à y faire. Je plains les gens qui vivent ici !
Il dîna frugalement de biscuits et de pâte de fruits – ce n’était pas mauvais, mais on s’en lassait vite – et comme il faisait trop froid et sombre pour faire autre chose, il se recoucha dans la paille et se blottit dans sa couverture.
Il avait dormi tout son soûl, et il n’avait plus froid, ni très faim. Il faisait trop sombre pour y voir, mais il n’y avait de toute façon pas grand-chose à voir. Son esprit se mit à vagabonder. Dommage que je ne sois pas spécialiste en xénologie. Aucun Terrien n’a jamais été lâché sur cette planète. Il savait qu’à l’aide des artefacts qu’il avait trouvés – et mangés – de compétents sociologues et anthropologues auraient pu analyser avec précision le niveau culturel de cette planète, ou du moins des gens qui habitaient cette région. Les solides murs de brique, les jougs de bois tenus par des chevilles, le robinet de bois dur au-dessus de la cuvette en pierre, les fenêtres sans vitres, couvertes seulement d’hermétiques volets de bois, tout cela en disait long sur la culture de la région : cela allait de pair avec la clôture qu’il avait longée dans la montagne et les latrines de terre, c’est-à-dire une société agricole de niveau assez bas. Et pourtant, il n’en était pas si sûr. Il se trouvait, après tout, dans une cabane de berger, un refuge pour les jours de mauvais temps, et aucune civilisation n’allait gaspiller de technologie sur de telles bâtisses. Et puis, il y avait cette espèce de prévoyance sophistiquée qui avait poussé ces gens à construire ce genre d’abri et à y entreposer des provisions de nourriture impérissable, et même à penser aux besoins de la nature, pour que l’on n’ait pas à sortir. La couverture avait été tissée avec art, ce qui était devenu bien rare à l’ère des tissus synthétiques ou à jeter après usage. Il réalisa alors que les habitants de cette planète étaient peut-être beaucoup plus civilisés qu’il n’avait pensé.
Il se retourna dans la paille et cligna des yeux… La fille était là de nouveau. Elle portait toujours la robe bleue déchirée, qui semblait luire d’un pâle éclat, comme de la glace, dans l’obscurité. Bien qu’il crût toujours qu’elle n’était qu’une illusion, il ne put s’empêcher de lui demander à voix haute :
— Vous n’avez pas froid ?
Il ne fait pas froid, là où je suis.
C’est complètement dingue, pensa Andrew.
— Alors, vous n’êtes pas ici ? demanda-t-il lentement.
Comment pourrais-je être là où vous êtes ? Si vous pensez que je suis là – non, ici –, essayez de me toucher.
Andrew tendit une main hésitante. Il aurait dû rencontrer son bras nu, mais il n’y avait rien de palpable.
— Je n’y comprends rien, dit-il obstinément. Vous êtes là, et vous n’êtes pas là. Je vous vois, et vous êtes un fantôme. Vous dites que vous vous appelez Callista, mais ça, c’est un nom de chez moi. Je crois toujours que je suis fou et que je me parle tout seul, mais j’aimerais bien savoir comment vous expliquez tout cela.
La fille fantôme eut un rire enfantin très doux.
— Je ne comprends pas non plus, dit-elle tranquillement. Comme je vous l’ai dit plus tôt, ce n’est pas vous que j’essayais d’atteindre mais ma parente et mes amis. Mais où que je cherche, je ne les trouve pas. C’est comme si leurs esprits avaient été effacés de ce monde. Pendant longtemps, j’ai erré dans des endroits sombres, jusqu’au moment où j’ai rencontré vos yeux. C’était comme si je vous connaissais, bien que je ne vous aie jamais vu auparavant. Et puis, quelque chose en vous me faisait revenir. Quelque part, ailleurs que dans ce monde, nous nous sommes touchés. Je ne suis rien pour vous, mais je vous avais mis en danger, alors j’ai essayé de vous sauver. Et je reviens parce que…
Il semblait qu’elle allait se mettre à pleurer.
— Je me sens très seule, et même la compagnie d’un étranger vaut mieux que pas de compagnie du tout. Voulez-vous que je m’en aille ?
— Non, répondit Andrew très vite. Restez avec moi, Callista. Mais je n’y comprends rien.
Elle resta une minute sans rien dire, comme si elle réfléchissait. Mon Dieu, pensa Andrew, comme elle semble réelle. Il la voyait respirer, il voyait le mouvement de sa poitrine sous le léger vêtement. L’un de ses pieds était sale ; non, c’était un bleu.
— Êtes-vous blessée ? demanda-t-il.
— Pas vraiment. Vous m’avez demandé comment je pouvais être là avec vous. Je suppose que vous savez que nous vivons de plus d’une façon, et que le monde dans lequel vous vous trouvez maintenant est le monde solide, le monde des choses, des corps durs et des créations physiques. Mais dans le monde où je suis, nous laissons nos corps derrière nous, comme des vêtements trop petits ou la mue d’un serpent, et ce que nous appelons endroit n’a pas de réalité. Je suis habituée à ce monde, on m’a appris à m’y déplacer, mais à présent, on me garde dans une partie de ce monde qu’aucun des esprits de mon peuple ne peut toucher. Alors que j’errais dans cette plaine grise et vide, votre pensée a touché la mienne, et je vous ai vu nettement, comme des mains qui se serrent dans l’obscurité.
— Êtes-vous dans l’obscurité ?
— Là où se trouve mon corps, oui. Mais dans le monde gris, je vous vois, comme vous me voyez. C’est ainsi que j’ai vu votre machine volante s’écraser et que j’ai su qu’elle allait tomber dans le ravin. Et j’ai vu que vous étiez perdu dans le blizzard et je savais que vous étiez près de cette hutte de berger. Je suis venue vous montrer où la nourriture est rangée si vous ne l’avez pas trouvée.
— Je l’ai trouvée, dit Andrew. Je ne sais pas quoi dire. Je pensais que vous étiez un rêve, et vous agissez comme si vous étiez réelle.
Le léger rire fusa de nouveau.
— Oh ! je vous assure, je suis aussi réelle et solide que vous-même. Et je donnerais beaucoup pour être avec vous dans cette cabane glaciale, car ce n’est qu’à quelques lieues de chez moi, et aussitôt que la tempête serait finie, je serais libre et je me retrouverais auprès de ma cheminée. Mais je…
Elle disparut au milieu de sa phrase. Étrangement, cela convainquit Andrew de sa réalité, plus que tout ce qu’elle avait pu dire. S’il l’avait imaginée, si c’était une hallucination, comme en font les hommes seuls qui ont froid et sont en danger, il l’aurait gardée là. Il lui aurait au moins laissé finir ce qu’elle disait. Le fait qu’elle ait disparu au milieu d’une phrase tendait à indiquer non seulement qu’elle avait été là, d’une manière intangible, mais aussi qu’une tierce personne régissait ses allées et venues.
Elle avait peur, et elle était triste. Je me sens très seule, et la compagnie d’un étranger vaut mieux que pas de compagnie du tout.
Seul et transi sur une planète inconnue, Andrew comprenait cela sans difficulté. C’était à peu près ce qu’il ressentait lui-même.
On ne peut pas dire que je me plaindrais de sa compagnie, si elle était vraiment là…
Pas très satisfaisant, un compagnon qu’on ne peut pas toucher. Et pourtant… bien qu’il ne pût la toucher, il y avait quelque chose d’étonnamment attirant en elle.
Il avait connu beaucoup de femmes, du moins au sens biblique. Connu leurs corps et un peu de leurs personnalités, et ce qu’elles attendaient de la vie. Mais il n’avait jamais été proche d’elles au point d’être triste quand le temps était venu de se séparer.
Il faut se rendre à l’évidence. Dès le moment où je l’ai vue dans le cristal, elle m’a paru assez réelle pour que je bouleverse toute ma vie, seulement dans l’espoir qu’elle serait plus qu’un rêve. Et maintenant, je sais qu’elle est réelle. Elle m’a sauvé la vie une, non, deux fois. Je n’aurais jamais survécu dans cette tempête de neige. Et elle a des ennuis. Ils la gardent dans le noir, et elle ne sait même pas où elle est.
Si je sors d’ici vivant, je la retrouverai, même si ça doit prendre le reste de ma vie. Allongé dans son manteau de fourrure et sa couverture, sur un tas de paille qui sentait le renfermé, seul dans un monde inconnu, Andrew réalisa soudain que depuis qu’il avait vu Callista dans le cristal et qu’il avait laissé tomber son travail pour rester, le changement était complet. Il avait trouvé son but, et il menait à cette jeune fille. La sienne. Sa femme, maintenant et pour le restant de ses jours. Callista.
Il était suffisamment cynique pour se railler. Il ne savait où il était, qui elle était, ni ce qu’elle était. Peut-être était-elle mariée, mère de six enfants – enfin, pas vraiment, elle était trop jeune. C’était peut-être une horrible mégère. Tout ce qu’il savait d’elle, c’était…
Tout ce qu’il savait d’elle, c’était qu’elle avait touché son esprit, qu’elle était plus proche de lui que quiconque auparavant. Il savait qu’elle était seule et malheureuse, qu’elle avait peur, qu’elle n’arrivait pas à joindre sa famille et qu’elle avait besoin de lui. Cela lui suffisait : elle avait besoin de lui. Il était le seul à qui elle pouvait se raccrocher, et si elle voulait sa vie, il la lui donnerait. Il la chercherait – il ne savait comment –, l’enlèverait à ceux qui la maintenaient dans le noir et lui faisaient peur. (C’est ça, railla-t-il, tout à fait le héros, tuant des dragons pour sa dame, mais il cessa durement ses railleries). Et ensuite, quand elle serait libre et heureuse…
Ensuite, eh bien, on verra, se dit-il fermement. Chaque chose en son temps. Et il se rendormit.
La tempête dura cinq jours. Il avait du mal à évaluer le temps, car son chronomètre avait été détruit lors de l’accident. Vers le troisième jour, à son réveil, il aperçut la forme de la jeune fille, endormie à son côté. Désorienté, ému par sa présence, il voulut la prendre dans ses bras. Mais il ne saisit que le vide. À ce moment-là, comme si l’intensité de sa déception avait troublé le visage endormi, les grands yeux s’ouvrirent. Elle le regarda avec étonnement et un léger désarroi.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Vous – vous m’avez surprise.
Andrew secoua la tête, tâchant de s’orienter quelque peu.
— C’est moi qui dois m’excuser, dit-il. J’imagine que je me croyais en train de rêver et que ça n’avait pas d’importance. Je n’avais pas l’intention de vous offenser.
— Vous ne m’avez pas offensée, répondit-elle simplement, en le regardant droit dans les yeux. Si j’étais à côté de vous ainsi, vous seriez en droit d’espérer… je veux dire… je suis désolée d’avoir sans m’en rendre compte éveillé un désir auquel je ne peux répondre. Je ne l’ai pas fait exprès. J’ai dû penser à vous pendant que je dormais, étranger… je ne peux pas continuer à vous appeler étranger, ajouta-t-elle, une lueur d’amusement dans les yeux.
— Je m’appelle Andrew Carr, dit-il – et il l’entendit qui répétait doucement son nom.
— Andrew. Je suis désolée, Andrew. J’ai dû penser à vous en dormant et je suis arrivée à vous sans m’éveiller.
Posément, elle ramena son vêtement sur ses seins nus et arrangea les plis diaphanes sur ses jambes. Elle sourit. À présent, il y avait de la malice sur son visage.
— Ah, quelle tristesse ! La première fois, la toute première fois que je dors auprès d’un homme, et je ne peux même pas en profiter ! Mais je suis vilaine de vous taquiner. Surtout n’allez pas croire que je sois aussi mal éduquée que ça.
Profondément touché, autant par la courageuse plaisanterie que par le reste, Andrew répondit doucement :
— Je ne pourrais penser que du bien de vous, Callista. Je voudrais seulement…
À sa surprise, il sentit sa voix se briser.
— Je voudrais pouvoir vous aider vraiment.
Elle tendit la main – presque comme si elle aussi avait oublié qu’il n’était pas physiquement près d’elle – et la posa sur le poignet d’Andrew. Le poignet se voyait sous l’apparence délicate de ses doigts, mais l’illusion était néanmoins très douce.
— Je suppose que c’est déjà quelque chose, de pouvoir offrir de l’amitié et…
Sa voix trembla. Elle pleurait.
— … et un sentiment de présence humaine à quelqu’un qui est seul dans le noir.
Il la regarda pleurer, bouleversé par ses larmes.
— Où êtes-vous ? demanda-t-il quand elle fut un peu apaisée. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ?
Elle secoua la tête.
— Comme je vous l’ai dit, ils me gardent dans le noir, puisque si je savais où je me trouve, je pourrais être ailleurs. Comme je ne le sais pas précisément, je ne peux quitter cet endroit qu’en esprit. Mon corps doit forcément rester là où ils l’ont mis, et je suis sûre qu’ils le savent. Qu’ils soient maudits !
— Qui cela, ils, Callista ?
— Je ne le sais pas vraiment non plus, dit-elle. Mais je ne pense pas que ce soient des hommes, car ils ne m’ont pas fait de mal, sauf quelques coups. C’est la seule chose pour laquelle une femme des Domaines puisse être reconnaissante quand elle est entre les mains des autres créatures – au moins, avec elles, elle n’a pas besoin de craindre d’être violée. Les premiers temps, j’ai passé nuit et jour dans la terreur du viol. Mais cela n’étant pas arrivé, j’ai compris que je n’étais pas prisonnière d’êtres humains. N’importe quel homme de ces montagnes saurait comment me rendre impuissante à lui résister… Tandis que les autres créatures n’ont d’autre ressource que de me prendre tous mes bijoux, au cas où l’un d’eux serait une pierre-étoile, et de me garder dans le noir pour que je ne puisse pas leur faire de mal avec la lumière du soleil ou des étoiles.
Andrew n’y comprenait rien. Elle n’était pas aux mains des humains ? Alors, qui étaient les ravisseurs ?
— Si vous êtes dans l’obscurité, comment pouvez-vous me voir ? interrogea-t-il.
— Je vous vois dans la lumière d’en haut, répondit-elle posément, sans réaliser qu’elle ne lui apprenait rien du tout. Comme vous me voyez. Ce n’est pas la lumière de ce monde – voyons… Vous savez, je suppose, que les choses que nous appelons solides ne le sont qu’en apparence, que ce sont de minuscules particules d’énergie qui se tiennent et tournent dans tous les sens, avec bien plus d’espaces vides que de matière solide.
— Oui, je le sais.
C’était une curieuse façon d’expliquer l’énergie moléculaire et atomique, mais cela avait du sens.
— Bien. Attachés à votre corps solide par ces réseaux d’énergie, se trouvent d’autres corps, à d’autres niveaux, et si on apprend, on peut se servir de chacun d’eux dans le niveau qui lui est propre. Comment dire ? Au niveau solide où vous êtes. Votre corps solide marche sur ce monde, sur cette planète solide de notre soleil. Tout ceci est actionné par votre esprit, qui agit sur votre cerveau solide, et le cerveau solide envoie des messages qui font bouger vos bras, vos jambes, et ainsi de suite. Votre esprit met aussi en action vos autres corps plus légers, chacun avec son propre réseau nerveux d’énergie. Dans le monde de la surlumière, où nous nous trouvons maintenant, l’obscurité n’existe pas, parce que la lumière ne vient pas d’un soleil solide. Elle vient du réseau d’énergie du soleil, qui peut briller – comment dire ? – à travers le réseau d’énergie de la planète. Le corps solide de la planète peut obstruer la lumière du soleil solide, mais pas celle du réseau d’énergie. Est-ce clair ?
— Je pense que oui, répondit Andrew lentement, essayant de s’y retrouver.
Cela ressemblait un peu à la vieille histoire des corps et des plans astraux, dans le langage de la jeune fille, qui atteignait sans doute directement son esprit.
— L’important, dit-il, c’est que vous puissiez venir ici. Il m’est arrivé parfois de vouloir sortir de mon corps et de m’en éloigner.
— Oh ! mais vous le faites. Absolument. Tout le monde le fait en dormant, quand les réseaux d’énergie se désagrègent. Mais on ne vous a pas appris à le faire à volonté. Un jour, peut-être, je vous montrerai comment vous y prendre.
Elle eut un petit rire sans joie.
— Si nous vivons tous deux, cela va sans dire. Si nous vivons.