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La tempête faisait toujours rage sur les hauteurs, mais dans la vallée, la lumière du soleil couchant brillait. Seul l’épais nuage en forme d’enclume, à l’ouest, indiquait l’endroit où l’orage enveloppait les pics montagneux.

Damon Ridenow menait son cheval, la tête baissée, s’arc-boutant contre le vent qui faisait claquer sa cape : cela lui donnait l’impression de voler, comme pour fuir un orage menaçant. Il essaya de se dire : le temps glacial me transperce jusqu’aux os, mais il savait qu’il y avait autre chose. Il ressentait un malaise, quelque chose qui tourmentait et harcelait son esprit, comme un mauvais pressentiment.

Il s’aperçut qu’il avait constamment détourné les yeux des basses collines boisées qui s’étendaient à l’est. Volontairement, tâchant de rompre l’étrange malaise, il se retourna sur sa selle et se força à examiner les versants de bas en haut.

La contrée des ténèbres.

C’est absurde ! se dit-il avec colère. Il y avait eu la guerre, l’an dernier, avec les hommes-chats. Certains des siens avaient été tués, et d’autres avaient dû partir, obligés de se réinstaller sur les terres Alton, aux alentours des lacs. Les hommes-chats étaient féroces et cruels, c’est vrai, ils massacraient, brûlaient, torturaient et laissaient pour morts ceux qu’ils n’avaient pu tuer du premier coup. Peut-être Damon ressentait-il tout simplement le souvenir de la souffrance causée par la guerre à ce même endroit. Mon esprit est ouvert à ceux qui ont souffert…

Non, c’était pire que cela. Les choses qu’on lui avait racontées au sujet de ce que les hommes-chats avaient fait…

Il jeta un coup d’œil derrière lui. Son escorte – quatre fines lames de la garde – commençait à se grouper et à murmurer, et il se rendit compte qu’il devrait ordonner une halte pour permettre aux chevaux de souffler. L’un des gardes éperonna son cheval et vint se ranger à son côté. Damon serra la bride de sa monture pour regarder l’homme.

— Seigneur Damon, dit le garde avec toute la déférence due, mais d’un air fâché. Pourquoi menons-nous un tel train comme si des ennemis galopaient à nos trousses ? Je n’ai entendu aucune rumeur de guerre ou d’attaque.

Damon se contraignit à réduire le pas, au prix d’un grand effort. Il eût voulu éperonner sa monture, rejoindre à toute vitesse la sûreté d’Armida où ils se rendaient…

— Je crois que nous sommes suivis, Reidel, dit-il gravement.

Le garde parcourut l’horizon d’un œil méfiant – c’était son devoir d’être circonspect – mais franchement sceptique.

— Quel buisson, pensez-vous, cache un guet-apens, seigneur Damon ?

— Vous en savez autant que moi, soupira Damon. L’homme s’entêta.

— Eh bien, vous êtes un seigneur Comyn, et c’est votre affaire, et mon devoir est d’exécuter vos ordres. Mais il y a une limite à ce qu’un homme et un cheval peuvent faire, monseigneur, et si nous sommes attaqués, avec nos chevaux épuisés et nos courbatures, nous ne nous battrons que moins bien.

— Je pense que vous avez raison, soupira Damon. Ordonnez la halte, donc. Au moins, ici, il y a peu de danger d’attaque en pays découvert.

Il était courbatu et fatigué, et heureux de descendre de cheval, bien que l’idée d’une catastrophe imminente l’obsédât. Quand le garde Reidel lui apporta à manger, il prit sa part sans sourire et n’adressa à Reidel que des remerciements distraits. Le garde s’attarda auprès de lui, usant de son privilège de vieille connaissance.

— Sentez-vous encore du danger derrière chaque arbre, seigneur Damon ?

— Oui, mais je ne saurais dire pourquoi, répondit Damon avec un soupir.

C’était un homme de taille à peine au-dessus de la moyenne, un homme fin et pâle, aux cheveux couleur de feu, caractéristiques des seigneurs Comyn des Sept Domaines. Comme la plupart de ses cousins, il n’était armé que d’une dague, et sous son manteau, il portait la tunique légère d’un homme peu habitué à vivre dehors, d’un érudit. Le garde l’observait avec sollicitude.

— Vous n’êtes pas habitué à passer tant de temps à cheval, monseigneur, et à une telle allure. Était-ce nécessaire de partir aussi rapidement ?

— Je ne sais pas, répondit le seigneur Comyn calmement. Mais ma cousine à Armida m’a envoyé un message – un message très prudent – me suppliant de me rendre chez elle le plus vite possible, et elle n’est pas de ces gens qui sursautent à la vue d’une ombre et passent des nuits blanches de crainte que les bandits n’attaquent la propriété quand les hommes de la maison sont absents. Une sommation urgente de la dame Ellemir n’est pas une chose à prendre à la légère, alors je me suis mis en route tout de suite, comme il se doit. Ce pourrait être un ennui de famille, quelque maladie dans sa maisonnée. Quoi que ce soit, l’affaire est grave, sinon elle serait capable de s’en occuper seule. Le garde approuva posément.

— J’ai entendu dire que la dame est courageuse et intelligente, dit-il. J’ai un frère qui fait partie de ses gens. Puis-je aller faire part de tout cela à mes camarades, monseigneur ? Ils grogneront sans doute moins s’ils savent qu’il s’agit d’un ennui grave et non d’un caprice de votre part.

— Je vous en prie, allez, ce n’est pas un secret, dit Damon. Je l’aurais fait de moi-même, si j’en avais eu l’idée.

Reidel sourit.

— Je sais que vous n’abusez pas de vos hommes, dit-il, mais aucun d’entre nous n’avait entendu de rumeur, et aucun homme sensé ne tient à traverser ce pays sans y être vraiment forcé.

Il allait s’éloigner, mais Damon le retint par la manche.

— Sans y être vraiment forcé – que voulez-vous dire, Reidel ?

Maintenant qu’on l’interrogeait directement, l’homme se montrait nerveux.

— Dangereux, dit-il enfin, et de mauvaise réputation. Une malédiction le couvre. On l’appelle maintenant la contrée des ténèbres. Aucun homme ne veut s’y rendre ou seulement la traverser, à moins qu’il ne puisse faire autrement, et encore, seulement s’il est entouré de protection considérable.

— C’est absurde.

— Vous pouvez vous moquer, monseigneur, vous autres Comyn êtes protégés des Grands Dieux.

Damon soupira.

— Je ne vous croyais pas si superstitieux, Reidel. Vous êtes dans la garde depuis vingt ans, et vous étiez écuyer de mon père. Pensez-vous toujours que nous, les Comyn, soyons différents des autres hommes ?

— Vous avez davantage de chance, dit Reidel, les dents serrées. Maintenant, quand les gens pénètrent dans la contrée des ténèbres, ils n’en sortent plus, ou en reviennent l’esprit égaré. Non, monseigneur, ne riez pas de ce que je vous dis, c’est arrivé au frère de ma mère, voilà deux lunes. Il s’est rendu dans cette contrée pour rendre visite à une pucelle qu’il comptait épouser en secondes noces, car il avait payé le droit d’alliance quand elle n’avait que neuf ans. Il n’est pas revenu quand il aurait dû, et quand ils m’ont dit qu’il avait disparu à jamais dans les ténèbres, moi aussi, j’ai ri et leur ai dit qu’il avait sans doute retardé son retour pour coucher avec la jeune fille et lui faire un enfant. Enfin, un soir, après avoir dépassé de dix jours sa permission, il est revenu à la salle des gardes à Serré, mais son visage – son visage…

Il cessa de chercher ses mots et acheva :

— Il avait l’air de quelqu’un qui a regardé dans le septième enfer de Zandru. Ce qu’il disait n’avait aucun sens, monseigneur. Il divaguait, parlait de grands feux, de mort dans le vent et de jardins abandonnés, et de nourriture ensorcelée qui rendait les gens fous, et de filles qui labouraient son âme comme des chattes-démones. On a envoyé chercher la sorcière pour soigner son esprit, mais avant qu’elle ait eu le temps d’arriver, il s’est affaissé et est mort en délirant.

— Quelque maladie des montagnes et des contreforts, dit Damon.

Mais Reidel secoua la tête.

— Comme vous me l’avez rappelé vous-même, monseigneur, il y a vingt ans que je suis garde dans ces collines, et mon oncle quarante. Je connais les maladies qui frappent les hommes, et celle-là n’en était pas. Je ne connais pas non plus de maladie propre à une seule région. Moi-même, j’ai pénétré dans la contrée des ténèbres, monseigneur, et j’ai vu les jardins et les vergers abandonnés, et les gens qui y vivent actuellement. C’est vrai qu’ils vivent de nourriture ensorcelée, monseigneur. Damon l’interrompit une nouvelle fois.

— De la nourriture ensorcelée ? La sorcellerie n’existe pas, Reidel.

— Appelez ça comme vous voulez, mais cette nourriture n’est faite ni de graines, ni de racines, ni de fruits, ni d’arbres comestibles, monseigneur, ni de chair animale. Je n’ai pas voulu en toucher une miette, et je pense que c’est pour cela que j’en suis revenu indemne. Je l’ai vue venir dans l’air.

— Ceux qui connaissent leur métier, dit Damon, peuvent préparer de la nourriture à partir d’éléments qui paraissent immangeables, Reidel, et c’est sain. Un technicien en matrices – comment expliquer cela ? – décompose la matière chimique qui ne peut être mangée sans danger, et change sa structure de façon qu’elle devienne digeste et nutritive. Ce ne serait pas suffisant pour maintenir une personne en vie pendant des mois, mais cela peut servir pendant quelque temps en cas d’urgence. Je peux faire cela moi-même, et il n’y a pas de sorcellerie là-dedans.

Reidel fronça les sourcils.

— La sorcellerie de votre pierre-étoile…

— Au diable, la sorcellerie, dit Damon avec humeur. Une technique.

— Mais alors, comment se fait-il que personne d’autre que les Comyn ne puissent le faire ?

Damon soupira.

— Je ne sais pas jouer du luth. Mes oreilles et mes doigts n’ont ni le talent inné ni l’entraînement. Mais vous, Reidel, vous êtes né avec de l’oreille, et vos doigts ont été formés dès l’enfance, et c’est pourquoi vous pouvez jouer de la musique à votre gré. C’est la même chose pour nous. Les Comyn naissent avec le don. Comme ce pourrait être le don de la musique. Durant l’enfance, on nous apprend à changer la structure de la matière à l’aide de ces matrices. Je ne peux réaliser que de petites choses. Ceux qui reçoivent une formation plus approfondie peuvent faire beaucoup plus. Il se peut que quelqu’un ait essayé quelques expériences avec de telles imitations de nourriture dans cette contrée, et ne connaissant par la technique à fond, ait mis en œuvre un poison qui rend les gens fous. Mais c’est une affaire pour les gardiennes. Comment se fait-il que personne ne leur ait encore parlé afin qu’elles rétablissent la situation, Reidel ?

— Dites ce que vous voulez, dit le garde. Son visage fermé en disait long.

— La contrée des ténèbres est possédée d’un maléfice, et les honnêtes gens devraient l’éviter. Et maintenant, s’il vous plaît, monseigneur, nous devrions remonter à cheval, si nous voulons atteindre Armida avant la nuit.

— Vous avez raison, dit Damon.

Il se mit en selle et attendit que son escorte se soit rassemblée. Il y avait de quoi réfléchir. Il avait, en effet, entendu des rumeurs au sujet des terres en bordure du pays des hommes-chats, mais rien de tel jusqu’à présent. Était-ce de la superstition, quelque rumeur fondée sur le commérage de gens ignorants ? Non. Reidel, pas plus que son oncle, n’était homme à inventer de telles histoires. C’était un rude soldat depuis vingt ans, et non un homme à se laisser prendre à des chimères. Quelque chose de très tangible avait tué son oncle, et Damon aurait parié que le vieux bonhomme ne s’était pas laissé tuer sans en découdre.

Quand ils parvinrent au sommet de la colline, Damon jeta un regard attentif dans la vallée, guettant la moindre trace de guet-apens. Son impression d’être surveillé, suivi, était à présent devenue une obsession. L’endroit était idéal pour une embuscade, alors qu’ils franchissaient la colline. Mais la route et la vallée s’étendaient devant eux, désertes, sous la lumière voilée du soleil. Damon fronça les sourcils, puis essaya de se décontracter par un effort de volonté. Tu en arrives au point où une ombre te fait sursauter. Ellemir sera bien avancée si tu ne retrouves pas ton calme et ton assurance.

Il porta sa main gantée à la chaîne qui pendait à son cou. Là, enveloppée de soie dans une petite poche de cuir, il sentit la forme solide, l’étrange chaleur de la matrice qu’il portait. La « pierre-étoile », comme l’appelait Reidel, et qui lui avait été donnée après qu’il eut appris à la maîtriser et à l’utiliser, vibrait en harmonie avec son esprit si bien que seul un Ténébrosien – et télépathe du Comyn – pouvait jamais comprendre. Une longue initiation lui avait appris à amplifier les forces magnétiques de son cerveau à l’aide de la curieuse structure cristalline de la pierre. À présent, son esprit se calmait au simple contact de la matrice : c’était le résultat de la longue discipline à laquelle on soumettait les télépathes supérieurement formés.

Raisonnons, se dit-elle. Chaque chose en son temps.

Comme son inquiétude diminuait, il sentit son pouls paisible et la lente euphorie indiquant que son cerveau venait de se mettre à fonctionner au rythme de base, ou rythme « de repos ». Flottant au-dessus de lui-même, il profita de ce moment de répit pour prendre en considération ses craintes et celles de Reidel avec objectivité. Il fallait y réfléchir, bien sûr, mais calmement, sans se baser sur des histoires confuses, et pas en chevauchant. C’était un problème à sonder systématiquement, à partir de faits plutôt que de frayeurs, d’événements plutôt que de commérages.

Un hurlement sauvage lui déchira l’âme, brisant son calme artificiel comme une pierre jetée à travers une vitre. Ce fut un choc pénible, bouleversant. L’impact de la peur et de la douleur dans son esprit lui fit pousser un cri. Au même moment, un hurlement se fit entendre, terrifiant, comme on n’entend que sur les lèvres d’un mourant. Son cheval se mit à ruer. Agrippant toujours le cristal à sa gorge, Damon tira désespérément sur les rênes pour contenir sa monture affolée. L’animal s’arrêta brusquement, tremblant, jarrets tendus, pendant que Damon regardait avec stupeur Reidel glisser lentement de sa selle, écroulé et manifestement mort, une longue entaille à la gorge, d’où le sang jaillissait en une fontaine écarlate.

Et il n’y avait personne à côté de lui ! Une épée venue de nulle part, une griffe d’acier invisible, tranchant la gorge d’un homme qui vivait, qui respirait.

— Aldones ! Maître de la Lumière, délivrez-nous ! murmura Damon en lui-même.

Il étreignit le manche de son couteau, tout en luttant contre la panique. Les quatre gardes se battaient, décrivant avec leurs épées de grands arcs étincelants.

Damon serra le cristal entre ses doigts, luttant silencieusement pour maîtriser l’illusion – car ce ne peut être qu’une illusion ! Lentement, à travers une sorte de voile, il vit des formes indistinctes et étranges, à peine humaines. La lumière semblait briller à travers elles, et ses yeux étaient incapables de fixer l’image, bien qu’il s’efforçât de la garder devant lui.

Et il n’était pas armé ! Et même s’il avait eu une épée, il était loin d’être une fine lame…

Il empoigna les rênes de son cheval, résistant à l’impulsion de se ruer sur les attaquants invisibles. Une fureur noire lui fouetta le sang, mais une vague de raison implacable lui dit froidement que, sans arme, il ne parviendrait qu’à se faire tuer avec ses hommes. Désormais, son devoir envers sa cousine primait. Est-ce que sa maison était assiégée par de telles terreurs invisibles ? Ces créatures étaient-elles, par hasard, embusquées là afin d’empêcher ses parents de venir à son aide ?

Ses hommes se battaient sauvagement contre les assaillants. Damon, tenant toujours la matrice, fit faire volte-face à son cheval qui s’élança et s’éloigna de l’ennemi au grand galop, dévalant la colline. Il porta la main à sa gorge. Après tout, quelque lame invisible pouvait très bien faire irruption dans l’air et lui trancher la tête. Derrière lui, les cris rauques de ses gardes lui déchiraient le cœur et l’âme. Il chevauchait tête baissée, en serrant son manteau contre lui, comme si effectivement des démons le poursuivaient. Il ne ralentit pas l’allure jusqu’à ce qu’il fît halte, son cheval tremblant et ruisselant de sueur, sa propre respiration arrivant par halètements inégaux et pénibles, au pied de la colline suivante, une lieue en dessous de l’embuscade, et qu’il vît au-dessus de lui les hautes portes d’Armida.

Il descendit de cheval et sortit le cristal de son étui de cuir et de l’enveloppe de soie. Nue, elle aurait pu nous sauver la vie à tous, pensa-t-il, regardant avec désespoir la pierre bleue à l’intérieur de laquelle s’enroulaient des rayons de feu. Ses pouvoirs télépathiques, amplifiés énormément par les champs magnétiques de la matrice, auraient pu maîtriser l’illusion. Ses hommes auraient eu à se battre, mais contre des adversaires visibles, en combat égal. Il inclina la tête. On ne portait jamais une matrice nue. Les vibrations résonnantes devaient être isolées de ce qui l’environnait. De toute façon, ses hommes auraient été tués, et lui aussi, avant qu’il ait pu la dégager de sa protection.

Il remit en soupirant le cristal dans sa pochette, caressa le flanc de son cheval épuisé et, sans le remonter, pour éviter davantage d’efforts à l’animal tremblant et essoufflé, il le mena lentement vers la porte. Armida n’était pas assiégée, semblait-il. La cour était vide et paisible sous le soleil couchant, et les brumes nocturnes commençaient à descendre des collines d’alentour. Des serviteurs se précipitèrent pour s’occuper du cheval et poussèrent des cris alarmés à la vue de Damon.

— Avez-vous été poursuivi ? Seigneur Damon, où est votre escorte ?

Damon secoua la tête lentement, sans essayer de répondre.

— Plus tard, plus tard. Soignez mon cheval et ne le laissez boire que lorsqu’il aura moins chaud. Il a galopé trop longtemps. Envoyez chercher la dame Ellemir et dites-lui que je suis là.

Si cette mission n’est pas de la plus grande importance, se dit-il avec mécontentement, nous allons nous quereller. Quatre de mes fidèles gardes ont trouvé une mort atroce. Et pourtant, je ne vois ni siège ni émeute.

Puis il prit conscience du calme sinistre qui régnait dans la cour. Les taches qu’il voyait sur le pavé étaient sûrement des taches de sang… Une inquiétude sourde, un pénible malaise – qu’il savait être dans son esprit, qu’il sentait venir de quelque chose d’autre que le niveau physique où il se trouvait – s’insinuaient lentement en lui.

Il leva les yeux pour voir qu’Ellemir Lanart était devant lui.

— Cousin, dit-elle d’une voix à peine perceptible, j’ai entendu quelque chose, pas assez pour être certaine. Je pensais que c’était toi, aussi…

Sa voix se brisa, et elle se jeta dans ses bras.

— Damon ! Damon ! Je croyais que tu étais mort, toi aussi !

Damon tenait la jeune fille avec douceur, caressant les épaules tremblantes. Ellemir laissa tomber sa tête flamboyante contre lui. Puis elle soupira, luttant pour retrouver son calme, et releva la tête. Elle était grande et élancée, et ses cheveux couleur de feu la proclamaient membre de la caste de télépathes à laquelle appartenait Damon. Elle avait les traits fins, les yeux bleu vif.

— Ellemir, que s’est-il passé ici ? demanda-t-il, sentant son appréhension augmenter. Avez-vous été attaqués ?

Elle baissa la tête.

— Je ne sais pas, dit-elle. Tout ce que je sais, c’est que Callista a disparu.

— Disparu ? Au nom du ciel, que veux-tu dire ? Enlevée par des bandits ? Échappée ? Enfuie avec un homme ?

Au moment même où il prononçait ces paroles, il se rendit compte que c’était de la folie. La sœur jumelle d’Ellemir, Callista, était une gardienne, une de ces femmes entraînées à manier et à contrôler la puissance d’un cercle de télépathes spécialisés. Les gardiennes étaient vouées à la virginité, et entourées d’une crainte telle qu’aucun Ténébrosien sain d’esprit n’eût osé lever les yeux sur l’une d’elles.

— Ellemir, dis-moi ! Je la croyais en sûreté à la tour d’Arilinn. Où ? Comment ?

Ellemir tâchait à grand-peine de se contrôler.

— Ne restons pas ainsi à la porte pour parler, dit-elle en se dégageant.

Damon la laissa aller avec regret – il avait trouvé agréable qu’elle appuie la tête contre son épaule. Il ne pouvait croire qu’une telle pensée lui vînt en un tel moment et, résistant à l’envie de toucher légèrement la main d’Ellemir, il suivit la jeune femme d’un pas tranquille dans la grande salle. Mais à peine fut-elle à l’intérieur qu’elle se tourna vers lui.

— Elle était en visite ici, dit-elle d’une voix tremblante. La dame Leonie songe à se démettre de ses fonctions de gardienne, et Callista doit prendre sa place dans la tour. Mais Callista est d’abord venue me rendre visite, espérant me convaincre de venir à Arilinn et d’y rester avec elle pour qu’elle ne se sente pas si terriblement seule ; en tout cas, pour me voir avant d’être obligée de s’isoler pour organiser le Cercle de la tour. Tout allait bien, bien qu’elle m’ait paru mal à l’aise. Je ne suis pas une télépathe exercée, Damon, mais Callista et moi sommes jumelles, et nos esprits peuvent communiquer, un peu, que nous le voulions ou non. Alors, j’ai senti son inquiétude, mais elle m’a simplement dit qu’elle avait eu des cauchemars de chats-démons et de jardins abandonnés et de fleurs mourantes. Puis l’autre jour…

Le visage d’Ellemir pâlit et, sans qu’elle s’en rendît compte, elle prit la main de Damon, la serrant avec désespoir, comme pour s’appuyer de tout son poids sur lui.

— Je me suis réveillée en l’entendant crier. Mais personne d’autre n’avait entendu aucun son, pas même un murmure. Quatre de nos gens étaient étendus, morts, dans la cour, et parmi eux – parmi eux se trouvait notre vieille nourrice Bethiah. Elle avait nourri Callista de son lait et elle dormait toujours sur une couchette au pied de son lit, et elle gisait là, à peine encore en vie, les yeux – les yeux arrachés comme par des griffes.

Ellemir sanglotait à présent.

— Et Callista avait disparu ! disparu, et je ne pouvais pas l’atteindre, je ne pouvais même pas atteindre son esprit ! Ma jumelle, et elle était partie, comme si Avarra l’avait subitement envoyée vivante dans un autre monde. Damon raffermit sa voix avec peine.

— Penses-tu qu’elle soit morte, Ellemir ? Elle soutint son regard avec gravité.

— Je ne le pense pas. Je ne l’ai pas sentie mourir, et ma jumelle ne pourrait pas mourir sans que je partage un peu sa mort. Quand notre frère Coryn est mort en tombant d’une aire alors qu’il attrapait des faucons, Callista et moi l’avons senti passer de vie à trépas. Et Callista est ma sœur jumelle. Elle est en vie !

Finalement, la voix d’Ellemir se brisa, et elle se mit à sangloter incontrôlablement.

— Mais où ? Où ? Elle est partie, partie, partie comme si elle n’avait jamais existé ! Et il n’y a eu que de l’ombre depuis. Damon, Damon, que vais-je faire, que vais-je faire ?

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